Tertulien, Apologétique 34

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CHAPITRE XXXIV

1 Auguste, le fondateur de l'empire, ne voulait pas même qu'on l'appelât « seigneur ». Car c'est là encore un surnom de Dieu. A la vérité, je donnerai à l'empereur le nom de « seigneur », mais dans le sens reçu, et lorsque je ne suis pas forcé de le lui donner dans le même sens que je le donne à Dieu. Au reste, je suis libre vis-à-vis de lui; je n'ai qu'un « seigneur » ou « maître », le Dieu tout-puissant et éternel, qui est aussi le seigneur ou maître de l'empereur lui-même. 2 Celui qui est le « père de la patrie », comment en serait-il le seigneur ou maître? Aussi bien, un nom tiré de la piété filiale est bien plus doux que celui qui désigne le pouvoir; remarquez même que les chefs de famille sont appelés « pères » plutôt que « seigneurs » ou « maîtres ». 3 A plus forte raison ne doit-on pas donner aux empereurs le nom de « dieu » c'est une chose que ne peut croire la plus honteuse, je dirai plus, la plus funeste des flatteries. Si, ayant un empereur, vous donnez ce nom à un autre qu'à lui, ne vous attirez-vous pas la colère, terrible et impitoyable, de celui qui, eu réalité, est votre empereur? Cette colère, ne sera-t-elle pas redoutable pour celui-là même que vous avez qualifié du nom d'empereur? Soyez donc respectueux envers Dieu, si vous voulez qu'il soit propice à l'empereur. Cessez de reconnaître un autre dieu, cessez en même temps d'appeler « dieu » celui qui a besoin de Dieu. 4 Si une pareille adulation ne rougit pas de son imposture, quand elle donne le nom de dieu à un homme, qu'elle en redoute du moins les suites funestes. C'est un outrage que de donner le titre de dieu à César avant son apothéose.

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CHAPITRE XXXV

1 Les chrétiens sont donc les ennemis de l'État, parce qu'ils ne rendent pas aux empereurs des honneurs vains, mensongers et téméraires, parce que, adeptes de la vraie religion, ils célèbrent les fêtes des empereurs dans leur for intérieur et non par des orgies, 2 C'est un grandiose hommage, évidemment, que de dresser sur la place publique des fourneaux et des lits de table, de célébrer des festins dans tous les quartiers de la ville, de transformer la cité en taverne, de convertir en boue le vin et la poussière, de courir en bandes pour se livrer aux outrages, aux indécences et aux plaisirs de la débauche ! Est-ce que la joie publique se manifeste donc par la honte publique? Ce qui n'est pas décent aux autres jours de fête, est-il décent aux fêtes de l'empereur? 3 Ceux qui observent la discipline par respect pour César, la négligent-ils maintenant à cause de lui 7 Et le dévergondage sera-t-il de la piété, et une occasion de débauche passera-t-elle pour une fête religieuse ! 4 Oh! combien juste est notre condamnation ! Pourquoi, en effet, nous acquittons-nous des voeux pour les Césara et célébrons-nous leurs fêtes sans cesser d'être chastes, sobres et honnêtes? Pourquoi, en un jour de joie, n'ombrageons-nous pas nos portes de lauriers et ne laissons-nous pas pâlir le jour à la lumière des lampes? Rien de plus honnête, quand la solennité publique l'exige, que de donner à sa maison l'aspect de quelque nouveau lupanar!
5 Et pourtant, dans le culte que vous rendez à cette seconde majesté, qu'on nous accuse, nous autres chrétiens, d'offenser par un second sacrilège, en refusant de célébrer avec vous les fêtes des Césars d'une manière que ne permettent ni la modestie, ni la bienséance, ni la pudeur, mais que vous a conseillée la recherche du plaisir plutôt que la saine raison, dans ce culte, dis-je, je voudrais montrer jusqu'où vont votre bonne foi et votre sincérité, pour voir si, on ce point-ci encore, ceux qui nous dénient la qualité de Romains et nous traitent on ennemis des empereurs romains, ne seront pas trouvés pires que les chrétiens. 6 Je le demande aux Romains eux-mêmes, à la plèbe qui est née sur les sept collines est-il un César que la langue des Romains épargne? Témoin le Tibre et les écoles de bestiaires ! 7 Et si la nature avait mis devant les coeurs une sorte de matière diaphane, qui laissât transparaître les pensées, quel est le Romain dans le coeur duquel on ne verrait pas gravée la scène d'un César succédant sans cesse à un autre César et présidant à la distribution du congiaire, et cela à l'heure même où l'on crie « Que Jupiter prenne sur nos années pour ajouter aux tiennes ! » C'est un langage qu'un chrétien ne saurait tenir, de même qu'il ne sait pas souhaiter un nouvel empereur!
8 « C'est le peuple! » diras-tu. C'est le peuple, soit, mais cependant ce sont là des Romains, et il n'y a pas d'accusateurs plus acharnés des chrétiens que le peuple. - Apparemment, les autres ordres de l'Etat sont sincèrement attachés au culte impérial à proportion de leur élévation pas un souffle hostile ne vient du sénat lui-même, de l'ordre équestre, des camps, du palais même! 9 D'où sont donc sortis les Cassius, les Niger et les Albinus? Et ceux qui attaquent un César au lieu dit « entre les deux lauriers »? Et ceux qui, pour s'exercer à la palestre, lui serrent la gorge et l'étouffent? Et ceux qui font irruption dans le palais, les amies à la main, plus audacieux que tous les Sigérius et tous les Parthénius? Ils sont sortis des rangs des Romains, si je ne me trompe, c'est-à-dire des non chrétiens. 10 Et, ce qui est plus fort, jusqu'au moment même où éclata leur impiété, tous ces gens-là offraient des sacrifices pour le salut de l'empereur et juraient par son génie, autres on public et autres chez eux, et ne manquaient pas, j'en suis sûr, de donner le nom d'ennemis publics aux chrétiens.
11 Mais ceux-là mêmes qui aujourd'hui encore et chaque jour se révèlent comme les complices ou les appuis d'un parti criminel, grappes qui restent à glaner après cette sorte de vendange de parricides, ne chargeaient-ils pas leurs portes des lauriers les plus frais et les plus touffus? N'enfumaient-ils pas leurs vestibules des lampes les plus haut pendues et les plus brillantes? Ne se partageaient-ils pas le forum pour y placer les lits les plus élégants et les plus superbes, et cela, non pas pour célébrer les joies publiques, mais pour apprendre, dans une fête célébrée on l'honneur d'un autre, à faire des voeux pour eux-mêmes, pour ne voir dans l'inauguration du prince, dont ils remplaçaient on secret le nom par un autre nom, qu'un modèle et une image d'une autre inauguration, objet de leurs espérances? 12 Ils s'acquittent des mêmes devoirs envers l'empereur, ceux-là encore qui consultent les astrologues, les aruspices, les augures, les magiciens sur la vie des Césars! Ce sont là des sciences inventées par les anges rebelles et interdites par Dieu, auxquelles les chrétiens ne recourent même pas, quand il s'agit de leurs propres intérêts. 13 Qui donc a besoin de scruter la destinée de César, sinon celui qui médite ou souhaite quelque chose contre sa vie, qui espère ou attend quelque chose après sa mort? C'est avec des intentions différentes qu'on consulte 'avenir sur ses proches ou sur ses maîtres; autre est la curiosité d'un parent inquiet, autre celle de l'esclave qui craint.

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CHAPITRE XXXVI

1 S'il est donc bien vrai que ces hommes qu'on appelait Romains sont convaincus d'être des ennemis publics, pourquoi nous refuse-t-on le nom de Romains, à nous, qui passons pour des ennemis publics? Nous ne pouvons pas ne pas être Romains, si nous sommes des ennemis publics, puisqu'on découvre des ennemis publics dans ceux qui passaient pour Romains.
2 Tant il est vrai que la piété, la religion et la fidélité dues aux empereurs ne se manifestent pas par les hommages de ce genre, dont la haine elle-même peut s'acquitter pour voiler plutôt ses intentions, mais bien par la conduite que la divinité nous oblige de tenir envers l'empereur aussi sincèrement qu'envers tous les hommes. 3 Et on effet, ce n'est pas aux empereurs seuls que nous devons témoigner nos bons sentiments. Nous faisons le bien sans acception de personnes, parce que nous le faisons pour nous-mêmes, car ce n'est pas d'un homme que nous attendons d'être payés par des louanges ni par une récompense, mais de Dieu, juge et rémunérateur d'une bienveillance qui ne fait aucune distinction. 4 A cause de Dieu, nous sommes pour les empereurs ce que nous sommes pour nos voisins. Vouloir du mal, faire du mal à qui que ce soit, dire du mal, penser du mal de qui que ce soit nous est également défendu. Ce qui ne nous est pas permis envers l'empereur ne l'est pas non plus envers personne; et ce qui n'est permis envers personne, l'est sans doute moins encore envers celui qui est si grand grâce à Dieu.

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CHAPITRE XXXVII

1 Si, comme je l'ai dit plus haut, il nous est prescrit d'aimer nos ennemis, qui pouvons-nous haïr? De même, s'il nous est défendu de rendre la pareille, quand nous sommes offensés, pour ne pas devenir, de fait, semblables à nos ennemis, qui pouvons-nous offenser? 2 En effet, jugez-en vous-mêmes. Combien de fois sévissez-vous contre les chrétiens, obéissant tantôt à vos haines personnelles, tantôt à vos lois? Combien de fois, sans votre permission, 'une populace hostile ne s'est-elle pas ruée sur nous, de son propre mouvement, avec des pierres et des torches enflammées? Avec une fureur pareille à celle des Bacchanales, on n'épargne pas même les chrétiens morts on arrache du repos de la sépulture, de cette sorte d'asile de la mort des cadavres déjà décomposés, déjà méconnaissables, on les déchire et on les met en pièces. 3 Et pourtant, quelles représailles pour de tels outrages avez-vous à reprocher à ces gens si unis, si pleins de courage jusqu'à la mort, alors qu'une seule nuit, avec quelques petites torches, suffirait pour assouvir largement notre vengeance, s'il était permis chez nous de rendre le mal pour le mal? Mais loin de nous la pensée qu'une religion divine se serve, pour se venger, d'un feu allumé par des hommes, ou qu'elle gémisse de souffrir des tourments qui démontrent sa divinité.
4 En effet, si nous voulions agir, je ne dis pas on vengeurs secrets, mais on ennemis déclarés, le nombre des bataillons et des troupes nous ferait-il défaut? Dira-t-on que les Maures, les Marcomans et les Parthes eux- mêmes, ou que n'importe quel peuple, si grand soit-il, qui après tout est renfermé dans un seul pays et dans ses frontières, sont plus nombreux qu'une nation à qui appartient la terre entière? Nous sommes d'hier, et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous les villes, les lies, le s postes fortifiés, les munieipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum; nous ne vous avons laissé que les temples ! 5 Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage, même si nous étions inférieurs on nombre, nous qui nous laissons égorger si volontiers, si notre loi ne nous défendait pas de tuer plutôt que d'être tué ?
6 Nous aurions pu, sans courir aux armes et sans nous révolter, on nous séparant simplement de vous, vous combattre par ce haineux divorce. Car si, formant une si grande multitude d'hommes, nous avions rompu avec vous pour aller nous établir dans quelque coin retiré de la terre, la. perte de tant de citoyens, quels qu'ils soient, eût assurément couvert de honte les dominateurs du monde, que dis-je? cet abandon eût suffi, à lui seul, pour les punir. 7 Sans aucun doute, vous eussiez été épouvantés devant votre solitude, devant le silence du monde et cette sorte d'engourdissement où la terre entière, comme morte, serait tombée. Vous eussiez pu chercher à qui commander; il vous serait resté plus d'ennemis que de citoyens. 8 Maintenant, en effet, vos ennemis sont moins nombreux que les citoyens, à cause de la multitude des chrétiens, qui sont presque tous citoyens. Et ces chrétiens, presque tous citoyens, vous avez préféré les considérer comme ennemis et leur donner le nom d'ennemis du genre humain plutôt que de l'erreur humaine !
9 Qui donc vous arracherait à ces ennemis cachés, qui, partout et toujours, ravagent vos esprits et vos santés, je veux dire aux démons, que nous chassons de vos corps sans demander ni récompense, ni salaire? Il aurait suffi pour notre vengeance de vous abandonner à ces esprits immondes comme un bien désormais sans maître. 10 Or, sans même songer à récompenser un secours si précieux, sans vous dire que, loin de vous être à charge, notre race vous est nécessaire, vous avez préféré nous traiter on ennemis. Ennemis, nous le sommes assurément, non pas du genre humain, mais plutôt de l'erreur humaine!

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CHAPITRE XXXVIII

1 Par conséquent, il ne fallait pas non plus, en usant d'un peu plus de douceur, ranger parmi les factions illicites cette secte qui ne commet rien de ce qu'on redoute des factions illicites. 2 En effet, si je ne me trompe, le motif pour lequel on a défendu les factions réside dans le souci qu'on prend de maintenir l'ordre public; on a voulu empêcher que la cité ne fût divisée on partis, pour troubler facilement les comices, les assemblées populaires, les curies, les spectacles mêmes par le choc des passions rivales, à une époque où les citoyens avaient commencé à trafiquer du concours de leur violence vénale et mercenaire. 3 Mais pour nous, que la passion de la gloire et des honneurs laisse froids, nous n'avons nul besoin de coalitions, et nulle chose ne nous est plus étrangère que la chose publique. Nous ne connaissons qu'une seule république, commune à tous le monde.
4 De même, nous renonçons à vos spectacles, parce que nous renonçons aux superstitions d'où ils tirent, nous le savons, leur origine et que nous sommes étrangers aux choses elles-mêmes qui s'y passent. Notre langue, nos yeux n'ont rien de commun avec la folie du cirque, avec l'impudicité du théâtre, avec l'atrocité de l'arène, avec la frivolité du xyste. 5 En quoi vous offensons-nous, si nous préférons d'autres plaisirs? Enfin, si nous ne voulons pas nous divertir, le dommage est pour nous, si dommage il y a, et non pour vous. Mais, dites-vous, nous réprouvons ce qui vous plaît ! - Nos plaisirs ne vous plaisent pas non plus. On a pourtant permis aux Epicuriens de décréter une vérité nouvelle sur le plaisir, qui est pour eux l'égalité d'âme.

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CHAPITRE XXXIX

1 Le moment est venu d'exposer moi-même les occupations de la « faction chrétienne » ainsi, après avoir réfuté le mal, je montrerai le bien. Nous formons une « corporation » par la communauté de la religion, par l'unité de la discipline, par le lien d'une même espérance. 2 Nous tenons des réunions et des assemblées pour assiéger Dieu par nos prières, en bataillon serré, si je puis ainsi dire. Cette violence plaît à Dieu. Nous prions aussi pour les empereurs, pour leurs ministreS et pour les autorités, pour l'état présent du siècle, pour la paix du monde, pour l'ajournement de la fin. 3 Nous nous réunissons pour la lecture des saintes Ecritures, silo cours du temps présent nous oblige à y chercher soit des avertissements pour l'avenir, soit des explications du passé. Au moins, par ces saintes paroles, nous nourrissons notre foi, nous redressons notre espérance, nous affermissons notre confiance et nous resserrons aussi notre discipline on inculquant les préceptes. C'est dans ces réunions encore que se font les exhortations, les corrections, les censures au nom de Dieu. 4 Et, en effet, nos jugements ont un grand poids, attendu que nous sommes certains d'être on présence de Dieu, et c'est un terrible préjugé pour le jugement futur, si quelqu'un d'entre nous a commis une faute telle qu'il est exclu de la communion des prières, des assemblées et de tout rapport avec les choses saintes. Ce sont les vieillards les plus vertueux qui président; ils obtiennent cet honneur non pas à prix d'argent, mais par le témoignage de leur vertu, car aucune chose de Dieu ne coûte de l'argent. 5 Et s'il existe chez nous une sorte de caisse commune, elle n'est pas formée par une « somme honoraire », versée par les élus, comme si la religion était mise aux enchères. Chacun paie une cotisation modique, à un jour fixé par mois, quand il veut bien, s'il le veut et s'il le peut. Car personne n'est forcé on verse librement sa contribution. C'est là comme un dépôt de la piété. 6 En effet, on n'y puise pas pour organiser des festins ni des beuveries, ni de stériles ripailles, mais pour nourrir et enterrer les pauvres, pour secourir les garçons et les filles qui ont perdu leurs parents, puis les serviteurs devenus vieux, comme aussi les naufragés; s'il y a des chrétiens dans les mines, dans les îles, dans les prisons, uniquement pour la cause de notre Dieu, ils deviennent les nourrissons de la religion qu'ils ont confessée. 7 Mais c'est surtout cette pratique de la charité qui, aux yeux de quelques-uns, nous imprime une marque spéciale. « Voyez, dit-on, comme ils s'aiment les uns les autres », car eux se détestent les uns les autres a voyez, dit-on, comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres », car eux sont plutôt prêts à se tuer les uns les autres. 8 Quant au nom de « frères a par lequel nous sommes désignés, il ne les fait déraisonner, je crois, que parce que, chez eux, tous les noms de parenté ne sont donnés que par une affection simulée. Or, nous sommes même vos frères, par le droit de la nature, notre mère commune; il est vrai que vous n'êtes guère des hommes, étant de mauvais frères. 9 Mais avec combien plus de raison appelle-t-on frères et considère-t-on comme frères ceux qui reconnaissent comme Père un même Dieu, qui se sont abreuvés au même esprit de sainteté, qui, sortis du même sein de l'ignorance, ont vu luire, émerveillés, la même lumière de la vérité! 10 Mais peut-être nous regarde-t-on comme frères moins légitimes, parce qu'aucune tragédie ne déclame au sujet de notre fraternité, ou encore parce que nous usons en frères de notre patrimoine, qui chez vous brise généralement la fraternité.
11 Ainsi donc, étroitement unis par l'esprit et par l'âme, nous n'hésitons pas à partager nos biens avec les autres. Tout sert à l'usage commun parmi nous, excepté nos épouses. 12 Nous rompons la communauté, là précisément où les autres hommes la pratiquent;car ils ne se contentent pas de prendre les femmes de leurs amis, mais prêtent très patiemment leurs propres femmes à leurs amis. Ils suivent on cela, je pense. l'enseignement de leurs ancêtres et des plus grands de leurs sages, du Grec Socrate, du Romain Caton, qui cédèrent à leurs amis des femmes qu'ils avaient épousées, sans doute, pour qu'elles leur donnassent des enfants ailleurs encore que chez eux 13 Et peut-être n'était-ce pas malgré elles; car quel souci pouvaient avoir de la chasteté des épouses que leurs maris avaient données si facilement? Quels modèles de la sagesse athénienne, de la gravité romaine? Un philosophe et un censeur qui se font entremetteurs!
14 Quoi donc d'étonnant qu'une si grande charité ait des repas communs? Car nos modestes repas, vous les accusez non seulement d'une criminelle infamie, mais encore de prodigalité! C'est à nous, sans doute, que s'applique le mot de Diogène « Les Mégariens mangent comme s'ils allaient mourir demain et ils bâtissent comme s'ils ne devaient jamais mourir.» Mais on voit plus facilement une paille dans l'oeil d'autrui qu'une poutre, dans le sien. 15 Pendant que tant de tribus, de curies et de décuries vomissent, l'air devient acide! Quand les Salions tiendront leur banquet, il leur faudra un crédit ouvert; pour supputer les dépenses qu'occasionnent les dîmes d'Hercule et les banquets sacrés, il faudra des teneurs de livres; aux Apaturies, aux Dionysies, aux mystères attiques, on fait me levée de cuisiniers; on voyant la fumée du banquet de Sérapis, on donnera l'alarme aux pompiers! Seul, le repas des chrétiens est un objet de commentaires.
16 Notre repas fait voir sa raison d'être par son nom on l'appelle d'un nom qui signifie « amour » chez les Grecs (agape). Quelles que soient les dépenses qu'il coûte, c'est profit que de faire des dépenses par une raison de piété on effet, c'est un rafraîchissement par lequel nous soulageons les pauvres, non que nous les traitions comme vos parasites, qui aspirent à la gloire d'asservir leur liberté, à condition qu'ils puissent se remplir le ventre au milieu des avanies, mais parce que, devant Dieu, les humbles jouissent d'une considération plus grande. 17 Si le motif de notre repas est honnête, jugez d'après ce motif la discipline qui le régit. Comme il a son origine dans un devoir religieux, il n'admet ni bassesse ni dérèglement. On ne se met à table qu'après avoir goûté de la prière à Dieu. On mange autant que la faim l'exige; on boit autant que la chasteté le permet. 18 On se rassasie comme des hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils doivent adorer Dieu; on converse on gens qui savent que le Seigneur les entend. Après qu'on s'est lavé les mains et qu'on a allumé les lumières, chacun est invité à se lever pour chanter, on l'honneur de Dieu, un cantique qu'on tire, suivant ses moyens, soit des saintes Ecritures, soit de son propre esprit. C'est une épreuve qui montre comment il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. 19 Puis chacun s'en va de son côté, non pas pour courir on bandes d'assassins, ni en troupes de flâneurs, ni pour donner libre carrière à la débauche, mais avec le même souci de modestie et de pudeur, on gens qui ont pris à table une leçon plutôt qu'un repas.
20 Oui, c'est à. juste titre que cette « coalition »des chrétiens est déclarée illicite, si elle est semblable aux réunions illicites; c'est à juste titre qu'on la condamne, si l'on peut s'en plaindre pour la raison qui. fait qu'on se plaint des « factions ». 21 Mais nous sommes-nous jamais réunis pour perdre quelqu'un Il Assemblés, nous sommes tels que séparés; tous ensemble ou seuls, nous sommes les mêmes, ne nuisant à personne, ne contristant personne. Quand des hommes probes, honnêtes, se réunissent, quand des hommes pieux et chastes s'assemblent, ce n'est point une « faction », c'est une « curie » ou sénat.

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CHAPITRE XL

1 Mais ce nom de factieux, il faut l'appliquer, au contraire, à ceux qui conspirent pour exciter la haine contre les gens honnêtes et vertueux, et qui réclament à grands cris le sang des innocents. Sans doute, pour justifier leur haine, ils allèguent, entre autres mensonges, qu'ils regardent les chrétiens comme la cause de tous les désastres publics, de tous les malheurs nationaux. 2 Si le Tibre a débordé dans les murs, silo Nil n'a pas débordé dans les campagnes, silo ciel est resté immobile, si la terre a tremblé, si la famine ou la peste se sont déclarées, aussitôt on crie « Les Chrétiens au lion! » Eh quoi! tant d'hommes à un seul lion!
3 Je vous le demande avant Tibère, c'est-à-dire avant l'avènement du Christ, combien de calamités ne désolèrent pas la terre et les cités! Nous avons Lu que les fies d'Hidra, et d'Anaphé, et de Délos, et de Rhodes, et de Cos, s'abîmèrent dans les flots avec des milliers de personnes ! 4 Platon raconte aussi qu'une terre plus vaste que l'Asie ou que l'Afrique fut détachée du continent par l'Océan Atlantique. Un tremblement de terre mit aussi à sec le golfe de Corinthe et la violence des flots détacha la Lucanie de l'Italie et la mit à part sous le nom de Sicile. Assurément, tout cela n'a pu se produire sans dommage pour les habitants. 5 Où étaient, je ne dirai pas les chrétiens, ces contempteurs de vos dieux, mais vos dieux eux-mêmes, au temps où le déluge détruisit la terre entière, ou seulement, comme l'a cru Platon, les plaines? 6 Ils sont, en effet, postérieurs à ce déluge c'est ce qu'attestent les villes mêmes où ils sont nés et où ils sont morts, qu'ils ont fondées; car ces villes ne subsisteraient point aujourd'hui, si elles n'étaient pas, elles aussi, postérieures à cette catastrophe. 7 La Palestine n'avait pas encore reçu l'essaim des Juifs venant d'Égypte et le peuple d'où est sortie la secte chrétienne ne s'était pas encore établi dans ce pays, lorsqu'une pluie de feu consuma les contrées voisines, celle de Sodome et de Gomorrhe. Le sol y exhale encore une odeur de feu et les rares fruits qu'y portent les arbres n'existent que pour les yeux car, au moindre contact, ils tombent en cendres. 8 D'autre part, ni l'Etrurie ni la Carnpanie ne se plaignaient encore des chrétiens, lorsque la ville de Vulsinies fut détruite par le feu du ciel et Pompéi par celui de sa propre montagne. Personne n'adorait encore à Rome le vrai Dieu, lorsqu'Annibal, à la bataille de Cannes, mesurait au boisseau les anneaux romains et par là l'étendue de ses massacres. 9 Tous vos dieux étaient adorés par tous, lorsque le Capitole lui-même fut pris par les Sénonais. Et il est heureux que, chaque fuis que quelque malheur s'est abattu sur une ville, Les temples aient subi le même désastre que les remparts, car cela nie permettra de conclure que les malheurs ne viennent pas des dieux, puisque eux-mêmes en sont les victimes.
10 De tout temps, le genre humain a offensé Dieu, D'abord, il a été infidèle à ses devoirs envers lui; Car, alors qu'il le comprenait en partie, non seulement il ne l'a pas cherché, mais encore il a inventé d'autres dieux pour 1er adorer. Ensuite, en ne cherchant pas le maître de l'innocence, le juge et le vengeur du crime, il est tombé dans toutes sortes de vices et de forfaits. 11 Au contraire, s'il l'avait cherché, il l'aurait adoré, et s'il l'avait adoré, il aurait éprouvé les effets de sa clémence plutôt que de an colère. Donc ce Dieu, que nous voyons irrité aujourd'hui, il faut bien se dire que c'est le même qui fut irrité dans le passé, avant que le nom des chrétiens fût connu. 12 Le genre humain jouissait des bienfaits dont Dieu le comblait, avant qu'il eût inventé des dieux pourquoi donc ne comprend-il pas que les calamités proviennent aussi de celui dont il n'a pas compris que venaient les bienfaits? Celui qui lui demande compte est celui qu'il a payé d'ingratitude.
13 Cependant, si nous comparons les catastrophes d'autrefois à celles d'aujourd'hui, nous verrons qu'il arrive des malheurs moins grands depuis que Dieu a donné des chrétiens au monde. Depuis ce temps, en effet, la vertu a balancé les iniquités du siècle, et il y a eu des intercesseurs auprès de Dieu. 14 Enfin, quand une température estivale suspend les pluies de l'hiver et que la récolte de l'année est menacée, que faites-vous'? Sans cesser de bien manger tous les jours, et toujours prêts à manger, pendant que les bains, les cabarets, les lieux de débauche sont en activité, vous décrétez des sacrifices à Jupiter pour obtenir la pluie, vous prescrivez au peuple des « nudipédales »; vous cherchez le ciel au Capitole, vous attendez la pluie des plafonds de vos temples et vous détournez vos regards de Dieu lui-même et du ciel! 15 Nous, au contraire, exténués par les jeûnes, mortifiés par toute espèce de continence, sevrés de toutes les jouissances de la vie, nous roulant dans le cilice et sous la cendre, nous importunons le ciel par une ardente prière; nous désarmons Dieu et, lorsque nous avons arraché sa miséricorde, c'est Jupiter qu'on honore !

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CHAPITRE XLI

1 C'est donc vous qui êtes à charge au monde, c'est vous qui toujours attirez les calamités publiques, parce que vous rejetez Dieu pour adorer des statues. Et en effet, on doit croire que celui-là s'irrite qui est délaissé, plutôt que ceux qu'on honore. Sinon, en vérité, vos dieux sont injustes au suprême degré, si, à cause des chrétiens, ils punissent même leurs adorateurs, qu'ils ne devraient pas confondre avec les chrétiens coupables.
2 Nous pouvons, dites-vous, rétorquer cet argument contre votre Dieu lui-même, puisqu'il permet, lui aussi, que ses adorateurs souffrent à cause des impies. Reconnaissez d'abord ses desseins, et vous ne rétorquerez plus. 3 Celui-là, en effet, qui fixa, une fois pour toutes, le jugement éternel après la fin du monde, ne précipite pas, avant la fin du monde, le triage qui est la condition du jugement. En attendant, il se montre égal pour tous les hommes, dans ses faveurs ou ses rigueurs. Il a voulu faire partager les biens par les impies, comme il a voulu faire partager les maux par ses serviteurs, afin de faire éprouver à tous, par une destinée semblable, et an douceur et sa sévérité. 4 Instruits de ces desseins par sa bouche, nous aimons an bonté, nous redoutons an rigueur. Vous, au contraire, vous méprisez l'une et l'autre. Il en résulte que pour nous les fléaux du siècle, s'ils nous frappent, sont des avertissements, tandis que, pour vous, ils sont des punitions venant de Dieu.
5 Au reste, nous ne souffrons en aucune manière, d'abord et. surtout parce que rien ne nous Importe en ce monde, si ce n'est d'en sortir au plus tôt; ensuite, parce que, Si quelque malheur nous frappe, c'est à vos crimes qu'il faut l'attribuer. Cependant, Si nous aussi, nous en ressentons parfois l'atteinte, par ce fait que nous formons une même société avec vous, nous nous réjouissons, reconnaissant l'accomplissement. des divines prophéties, qui affermissent notre confiance et la foi que nous avons dans notre espérance. 6 Si, au contraire, c'est de ceux que vous adorez que les maux vous arrivent à cause de nous, pourquoi continuez-vous à adorer des dieux si ingrats, si injustes, qui devraient vous aider et vous protéger au milieu de la douleur des chrétiens?

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CHAPITRE XLII

1 Mais nous sommes accusés d'une autre injustice encore: on dit que nous sommes aussi des gens inutiles aux affaires. Comment pourrions-nous l'être, nous qui vivons avec vous, qui avons la même nourriture, le même vêtement, le même genre de vie que vous, qui sommes Soumis aux mêmes nécessités de l'existence? Car nous ne sommes ni des brahmanes, ni des gymnosophistes de l'inde, habitants des forêts et exilés de la société. 2 Nous nous souvenons que nous devons de la reconnaissance à Dieu, notre Seigneur et notre Créateur nous ne repoussons aucun fruit de ses oeuvres. Seulement noué nous gardons d'en user avec excès ou de travers. C'est pourquoi, nous habitons avec vous en ce monde, sans laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires et les autres lieux où se traitent les affaires. 3 Avec vous encore, nous naviguons, nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, enfin nous faisons le commerce; nous échangeons avec vous le produit de nos arts et de notre travail. Comment pouvons-nous paraître inutiles à vos affaires, puisque nous vivons avec vous et de vous? Vraiment, je ne le comprends pas.
4 Et si je ne fréquente pas tes cérémonies, je n'en suis pas moins homme ce jour-là. Je ne vais pas au bain dés l'aube, aux Saturnales, pour ne pas perdre et la nuit et le jour; je prends un bain pourtant, à une heure convenable et salubre, telle qu'elle me conserve la chaleur du sang; après la mort, j'aurai bien le temps d'être raide et pâle au sortir du bain. 5 Je ne me mets pas à table dans la rue aux fêtes de Liber, comme ont coutume de le faire les bestiaires prenant leur repas suprême; cependant, quelque part que je dîne, on me sert les mêmes mets qu'à toi. 6 Je n'achète pas de couronnes de fleurs, pour orner ma tête, et si j'achète néanmoins des fleurs, que t'importe l'usage que j'en fais? Je suis d'avis qu'il est plus agréable de les laisser libres, non liées, flottant de tous côtés. Et quand nous nous servons de fleurs tressées en couronne, c'est avec le nez que nous respirons le parfum de la couronne; quant à ceux qui sentent par les cheveux, c'est leur affaire ! 7 Nous n'allons pas aux spectacles, mais si j'ai envie de ce qu'on vend à ces réunions, je me le procure de préférence dans les boutiques où on le vend. Nous n'achetons pas d'encens, il est vrai; si les Arabes s'en plaignent, que les Sabéens sachent qu'on achète leurs marchandises en plus grande quantité et plus cher pour ensevelir les chrétiens que pour enfumer les dieux.
8 Il est sûr, dites-vous, que les revenus des temples baissent chaque jour. Combien peu de gens jettent encore des pièces dans les temples! - C'est que nous ne pouvons suffire à aider à la fois les hommes et vos dieux qui mendient, et nous croyons d'autre part ne devoir donner qu'à ceux qui demandent. Eh bien ! que Jupiter tende donc la main et il recevra, puisque notre miséricorde dépense plus dans les rues que votre piété dans les temples. 9 Quant aux autres impôts, ils n'ont qu'à se louer de nous autres chrétiens, qui payons ce que nous devons aussi scrupuleusement que nous nous abstenons de prendre le bien d'autrui; si bien que si l'on faisait le compte de tout ce qui est perdu pour le trésor public par le fait de vos fraudes et de la fausseté de vos déclarations fiscales, le compte serait bientôt équilibré, parce que la seule perte dont vous ayez sujet de vous plaindre est bien compensée par le gain fait sur les autres postes.


Tertulien, Apologétique 34