Ephrem, Confessions Liv.1



SAINT EPHREM LE SYRIEN


CONFESSIONS


INTRODUCTION

Voici le deuxième fascicule des écrits de saint Ephrem, celui qu'on appelle "la harpe de l'Esprit saint" et "la fierté des moines".

Des siècles nous séparent de ce saint, de même que la mentalité et la culture. La langue dans laquelle il écrivait - le syriaque - diffère sensiblement de la nôtre. Tant d'autres divergences pourraient encore être énumérés. Mais que sont ces divergences en face de la foi commune qui nous unit avec notre saint? Il parlait finalement le même langage que nous, quoique dans une autre langue. Ses paroles contiennent la même vérité que le contenu de notre foi - vérité qui dépasse les époques, les pays, les cultures. Cette vérité orthodoxe, c'est-à-dire juste et irréprochable, de même que catholique, c'est-à-dire cru et vécu "par tous, toujours et partout" selon la formule célèbre de saint Vincent de Lérin.

Ce qui peut tout au plus faire obstacle à la compréhension de ces écrits, ce sont nos péchés qui nous plongent dans l'ignorance et l'indifférence et notre niveau spirituel lamentable. C'est à cela qu'il faut remédier. Alors nous saisirons le sens des ces paroles inspirées et nous goûterons leur suavité.




LIVRE PREMIER.

1. Mes frères, vous qui avez des entrailles de miséricorde, prenez compassion de moi; ce n'est pas sans raison que l'Écriture a dit: "Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte et élevée (Pr 18,19). On peut le comparer, pour la puissance, à un empire qui reposerait sur des fondements inébranlables. Et ailleurs: "Confessez-vous mutuellement de vos fautes et priez les uns pour les autres, afin de mériter le salut" (Jc 5,16). Vous, les élus de Dieu, souffrez que ces paroles vous soient rappelées par un homme qui avait résolu, qui avait promis de se rendre agréable à Dieu, mais qui a indignement trompé son Créateur; puissent vos prières me délivrer des liens du péché, liens qui m'enlacent et m'étreignent de toutes parts, qu'enfin rendu à la santé, je rompe tout commerce avec le mal, car il répand la corruption dans l'âme. Hélas! dès mes premières années, je suis devenu un vase inutile et abject; et maintenant que j'entends une voix qui m'annonce l'approche du juge, je n'en suis point ému, comme si je n'avais ni crime ni offense à me reprocher. Tandis que, par mes exhortations, j'éloigne les autres de toutes les choses inutiles, je m'y abandonne moi-même sans retenue. Malheur à moi, qui suis engagé dans une voie de condamnation! Malheur à moi, qui suis tombé dans un abîme de honte! Malheur à moi, dont l'âme répond si peu aux apparences extérieures! Ah! si le Seigneur ne se hâte de verser sur moi les torrents de sa Miséricorde, je ne vois dans mes oeuvres aucun sujet d'espérer le salut. A cette heure, je parle de pudeur et je suis obsédé par des pensées impures; et tandis que mes discours font l'éloge de la pureté, jour et nuit de honteuses affections remplissent mon coeur. Quelle excuse alléguerai-je? Malheur à moi pour ce jugement que je vais subir! De la piété je ne possède que les dehors, je n'en ai ni la solidité ni la vertu. De quel front oserai-je me présenter devant le Seigneur mon Dieu, qui pénètre les secrets les plus intimes? Ainsi couvert de péchés, je tremble qu'au milieu de mes prières le feu du ciel ne tombe sur moi et ne me dévore. Une flamme envoyée de Dieu mit en cendres ceux qui avaient osé offrir au Seigneur un feu étranger dans le désert (Lv 10,1-2); que dois-je attendre, moi, chargé du poids de tant de crimes qui m'entourent et m'enveloppent tout entier? Eh quoi! dois-je désespérer de mon salut? Eh bien! j'y renonce. Mais non, c'est l'artifice dont se sert souvent notre ennemi: il nous pousse au désespoir afin de nous abattre ensuite et de nous fouler aux pieds. Je ne désespère pas de moi-même, je mets ma confiance dans la Miséricorde de Dieu et dans l'efficacité de vos prières.

2. Sans cesse adressez donc vos supplications à ce Dieu qui porte aux hommes un si ardent amour, pour que mon coeur soit délivré du joug des passions criminelles. Ce coeur brûlait de feux impurs, mes pieuses résolutions se sont évanouies, et mon esprit est tombé dans les ténèbres; je ressemble à ce chien qui retourne vers ce qu'il a vomi (Pr 26,2-3 P 2,22); ma pénitence n'est pas sincère, et dans la prière mes yeux ne versent point de larmes. Tandis que je gémis, j'essuie mon front que la honte a fait rougir, je frappe ma poitrine où s'agitent tant de passions. Gloire à Toi, qui me soutiens dans le combat! Gloire à Toi, qui me supportes avec tant de patience ! Gloire à Toi, Dieu plein de bonté! Gloire à Toi, qui as une longanimité que rien n'égale! Gloire à Toi, le Bienfaiteur des âmes et des corps! Gloire à Toi, qui fais luire le soleil sur les bons et sur les méchants, qui fais pleuvoir en faveur des justes et des injustes (Mt 5,45) ! Gloire à Toi qui nourris toutes les nations et tout le genre humain comme un seul homme; les oiseaux du ciel, les bêtes sauvages, les reptiles et les poissons comme le plus petit passereau (Mt 10,29-31 Lc 12,6 Ps 103,25); tous les êtres animés attendent de Toi que Tu leur donnes la nourriture en temps propice (Ps 144,15). Ton pouvoir est grand, Seigneur, et tes Miséricordes l'emportent sur toutes tes oeuvres. Je T'en conjure, mon Dieu, ne me repousse pas avec ceux qui Te disent: "Seigneur, Seigneur!" (Mt 7,22) et qui ne font pas ta Volonté; je Te le demande par les prières de tous ceux qui se sont rendus agréables à tes Yeux. Tu connais les passions cachées au fond de mon âme; Tu vois les plaies secrètes de mon coeur: "Guéris-moi, Seigneur, et alors seulement je serai guéri" (Jr 17,14) .

3. Unissez vos prières aux miennes, mes frères; implorez la Miséricorde d'un Dieu plein de bonté; ramenez la douceur dans une âme que ses péchés ont remplie d'aigreur et d'amertume. Vous qui êtes les branches de la vraie vigne, donnez à boire de cette source de vie à celui qui meurt de soif; vous êtes ses dignes ministres. Éclairez mon âme, vous qui êtes les enfants de la lumière; vous qui marchez dans les sentiers de la vie, ramenez dans cette voie mes pas égarés. Vous, les héritiers du royaume céleste, introduisez-moi dans cette royale demeure, comme un maître fait entrer son esclave: mon coeur est dans l'oppression. Que vos prières attirent sur moi la divine Miséricorde avant que je sois entraîné dans l'abîme avec ceux qui commettent l'iniquité. Alors, alors ce que nous avons fait dans les ténèbres et ce que nous avons fait au grand jour sera exposé à tous les regards.

4. Quelle honte, quelle confusion pour moi, lorsque ceux qui me prônent comme irréprochable me verront condamné! Abandonnant les oeuvres spirituelles, je me suis placé sous le joug des passions. Je veux instruire les autres, et je ne veux pas qu'on m'instruise. J'aspire au commandement, et je refuse l'obéissance. Je repousse les fardeaux que l'on veut m'imposer, et je les fais peser sur autrui. Je me refuse au travail, et ce qui m'occupe le plus, c'est d'y exhorter les autres. Je me réjouis des honneurs que je reçois, et je ne veux point en rendre. Je ne puis supporter une injure, et je me livre volontiers aux invectives et aux récriminations. Une marque de dédain me révolte, et j'ai pour les autres un souverain mépris. L'orgueil des autres m'indigne, et je me plais à les traiter avec hauteur. Je fuis les remontrances et j'aime à les prodiguer. Je recherche pour moi dans les hommes une pitié que je ne sens pas pour eux. Je n'aime pas les reproches et je me plais à en adresser. Je ne veux pas que l'on me condamne, et je condamne volontiers les autres. Je ne veux supporter aucune injustice et il m'arrive d'être injuste. Ceux qui parlent mal de moi, je les hais et j'aime pourtant à médire. J'écoute les autres avec impatience, et je veux qu'ils prêtent l'oreille à mes discours. Je répugne à louer les autres, et j'aime qu'on me loue, qu'on m'exalte. Je n'aime pas à être surpassé, et je m'efforce de surpasser les autres. Sage dans mes discours, mais non dans mes actions, je dis ce qu'il faudrait faire et je fais ce qu'il n'est même pas permis de dire.

5. Eh! qui ne pleurerait sur moi? Plaignez-moi, saints et justes; car j'ai été conçu dans l'iniquité (Ps 1,7). Vous qui aimez la lumière, qui haïssez les ténèbres, versez des larmes sur moi, qui me complais dans les oeuvres des ténèbres et non point dans celles de la lumière.

Vous qui êtes attachés au bien, plaignez un homme adonné au mal; vous qui êtes indulgents et miséricordieux, plaignez celui qui, après avoir obtenu son pardon, ne craint pas d'irriter de nouveau son juge. Vous qui êtes exempts de tout reproche, plaignez un malheureux plongé dans tous les crimes. Vous qui chérissez le bien, qui détestez le mal, plaignez celui qui embrasse le mal et qui s'éloigne du bien. Vous qui marchez avec zèle dans la vie religieuse, plaignez celui qui ne diffère qu'extérieurement des enfants du siècle. Vous qui n'avez d'autre ambition que de plaire à Dieu, plaignez un malheureux qui n'a d'autre soin que de rechercher les louanges des hommes; vous qui possédez une charité parfaite, plaignez celui dont l'amour n'existe qu'en paroles et qui prouve par sa conduite qu'il n'a que de la haine pour son prochain. Vous qui ne vous occupez que de vos propres affaires, plaignez celui que la curiosité porte à s'immiscer sans cesse dans les affaires d'autrui. Vous en qui fleurit la patience, et qui portez des fruits agréables au Seigneur, plaignez celui à qui manque cette vertu, et qui n'est qu'un arbre stérile. Vous qui recherchez la science et la discipline, plaignez un homme ignorant et inutile en tout. Vous qui vous approchez de Dieu avec confiance, plaignez un malheureux indigne de lever ses regards au ciel. Vous qui avez la patience de Moïse, plaignez-moi, j'ai volontairement renoncé à toute patience. Vous qui possédez la pureté de Joseph, plaignez celui qui a indignement violé les saintes lois de la chasteté. Vous qui aimez la tempérance de Daniel, plaignez-moi qui m'en suis dépouillé de plein gré. Vous en qui brille la patience de Job, pleurez-moi qui m'en suis tant éloigné. Vous qui avez embrassé la pauvreté volontaire des apôtres, plaignez celui qui est devenu totalement étranger à ce désintéressement. Vous dont toutes les pensées sont constamment dirigées vers Dieu, pleurez sur celui dont le coeur est partagé, qui est lâche, timide et méchant. Vous qui aimez une sainte tristesse, qui vous éloignez de toute joie profane, pleurez sur celui qui ne recherche que les rires, qui a la gravité en horreur. Vous qui avez conservé le temple du Seigneur pur de toute souillure, plaignez celui qui l'a rempli de l'infection du péché. Vous qui avez sans cesse présent à l'esprit le souvenir de la séparation et du voyage inévitable, plaignez celui qui n'y pense point et qui n'a nul souci de s'y préparer. Vous qui ne perdez jamais de vue le jugement qui doit suivre la mort, plaignez-moi, plaignez-moi; j'avoue que je ne l'ai point oublié, mais que ma conduite dément ce souvenir. Vous les héritiers du royaume céleste, pleurez sur moi qui suis destiné au feu de l'enfer.

6. Malheur à moi, dont tous les membres, tous les sens ont été souillés et corrompus par le péché! Déjà la mort est à ma porte, et je n'y songe point. Mes frères, je vous ai fait connaître les plaies de mon âme; je suis réduit à un déplorable état, mais ne m'accablez pas de votre mépris; demandez plutôt un médecin pour ce malade, un pasteur pour cette brebis égarée, un libérateur pour cet esclave, la vie pour celui qui est mort à la grâce, afin que j'obtienne de notre Seigneur Jésus Christ la force de m'arracher aux liens de mes péchés; qu'Il répande sur moi ses divines Faveurs et qu'Il dissipe la faiblesse de mon âme. J'ai résolu de résister avec force aux mauvaises passions; mais tandis que je lutte contre elles, l'ennemi du salut a recours à ses artifices, il énerve mon âme par les charmes de la volupté et me réduit en esclavage. Alors je cherche à retirer des flammes celui qu'elles brûlent; mais je touche si près du feu, que ma jeunesse et mon inexpérience me précipitent encore au milieu des flammes. Je cherche à sauver celui qui se noie, et par mon imprudence je disparais avec lui sous les flots. Tandis que je m'attache à guérir les passions, je ressens de nouveau leurs atteintes. Au lieu d'appliquer au mal le remède qui lui convient, je perds le temps à réprimander le malade; aveugle moi-même, n'ai-je pas la témérité de vouloir conduire des aveugles?

7. J'ai donc besoin du secours de toutes vos prières, afin que j'apprenne à connaître l'étendue de mes fautes, afin que la grâce de Dieu me protège, qu'elle dissipe les ténèbres de mon coeur, qu'elle y répande la lumière, et qu'elle remplace mon ignorance par la Science divine: "parce qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu" (Lc 1,37). C'est Lui qui a ouvert un chemin à son peuple à travers les flots de la mer (Ex 14,29, etc.). C'est Lui qui fit tomber la manne et une multitude d'oiseaux aussi nombreux que les grains de sable semés sur le rivage des mers (Ps 77,24 Ps 77,27 Nb 11,31). C'est Lui qui du sein d'un rocher fit jaillir une source abondante, pour étancher la soif de son peuple (Ex 17,6). C'est Lui qui par sa Bonté délivra le malheureux qui était tombé entre les mains des voleurs (Ps 7,10). Que sa Bonté se laisse également toucher de compassion pour moi, qui me suis plongé dans un abîme de péchés et qui suis lié par la perversité comme par une chaîne! Je tremble de paraître devant Celui qui sonde les coeurs et les reins. Nul ne peut calmer la douleur de mon âme, si ce n'est Celui qui connaît les secrets des coeurs (Ps 43,22) .

8. Combien de fois ne me suis-je pas tracé des limites que je ne devais jamais franchir? combien de fois n'ai-je pas élevé un mur entre moi et l'iniquité, entre moi et les ennemis qui ne me laissent pas un instant de repos? Mais mon esprit ne s'est pas contenu dans les bornes qu'il avait posées, il a renversé toutes les barrières, parce qu'elles n'étaient pas appuyées sur la crainte d'un Dieu fort et puissant, et qu'elles n'avaient pas pour base une vraie et sincère pénitence: voilà pourquoi je frappe à la porte, afin qu'elle me soit ouverte. Je persiste dans la prière afin d'obtenir l'effet de mes demandes, et je le réclame, Seigneur, avec instance de ta Miséricorde. Tu me combles de biens, divin Sauveur, et c'est par des outrages que je réponds à ta Bonté. Fais éclater toute ta Patience sur ce grand pécheur. Je ne réclame pas seulement ton Indulgence pour des paroles inutiles, mais je supplie ta Bonté de me pardonner toutes les actions impies dont je me suis rendu coupable.

9. Lave-moi, Seigneur, de toutes mes offenses avant que je sois arrivé au terme de ma carrière, afin qu'à l'heure de la mort je trouve grâce devant Toi. "Car qui Te confessera dans les enfers?" (Ps 6,6). Délivre mon âme, Seigneur, de la crainte de l'avenir, et par ta Bonté et par ta Miséricorde, blanchis ma robe, fais-en disparaître toutes les souillures, afin que, malgré mon indignité, j'obtienne d'être admis dans le royaume des cieux, et que là, brillant du plus vif éclat, plongé dans d'ineffables délices, je m'écrie dans un transport de reconnaissance: "Gloire à Celui qui a retiré mon âme affligée de la gueule du lion, et qui l'a placée dans le paradis des délices!" Car c'est à Toi, Dieu très Saint, qu'appartient la gloire dans toute la suite des siècles. Amen.




LIVRE SECOND

1. Mes frères, puisque je vous ai été utile en bien des choses, il faut aussi que je songe aux intérêts de mon âme. Quelle folie que celui qui fournit des aliments aux autres se laissât mourir d'inanition! Chargé de donner la boisson aux autres, périrai-je de soif, sans me couvrir d'ignominie? ce malheur m'arriverait sans doute si je ne mettais ma conscience à un vigoureux examen. Je sens combien au jour du jugement il me sera utile de n'avoir pas négligé cette voie. Tant que je me suis trouvé mêlé aux hommes du siècle, l'ennemi, abusant de ma jeunesse, était presque parvenu à me persuader que tout dans la vie était livré aux caprices du hasard; je me trouvai alors à peu près semblable au navire privé de son gouvernail, de son pilote, et qui, dans cet état d'abandon, recule, n'avance pas, est sur le point de s'engloutir, à moins qu'un ange ou un homme ne l'arrache à ce péril. Ce bonheur a été le mien, lorsque, ballotté au milieu d'un monde orageux, je ne soupçonnais même pas les nombreux écueils dont j'étais environné. Voici ce qu'opéra en ma faveur la divine Bonté.

2. Tandis que je parcourais les régions centrales de la Mésopotamie, elle me fit rencontrer un berger qui me demanda de quel côté je me dirigeais; lorsque j'eus satisfait à sa question, il repartit: "Si vous voulez me croire, jeune homme, demeurez ici avec nous; voyez, le jour touche déjà à son déclin." Je me rendis à une invitation si bienveillante. Au milieu de la nuit, des loups attaquent le troupeau et dispersent les brebis, tandis que le berger était enseveli dans le sommeil où l'ivresse l'avait plongé. Les maîtres surviennent, me saisissent comme si j'étais aussi coupable et me traînent avec eux pour me faire condamner. Arrivé devant le juge, je présente ma justification, et je raconte exactement comment les faits s'étaient passés. En même temps on amène un homme qu'on disait avoir été surpris en adultère; la femme était parvenue à s'évader. Le juge différa la décision et ordonna que cet homme fût conduit dans la même prison que moi; là, nous trouvâmes un paysan qui avait été incarcéré sous la prévention d'homicide. Cependant mon compagnon n'était pas un adultère, le paysan n'était pas un meurtrier, ni moi un voleur de troupeaux. A côté, dans une prison voisine, étaient gardés le cadavre de l'homme que le paysan était accusé d'avoir frappé de mort, le berger qui s'était porté mon accusateur, et l'époux qui se prétendait outragé.

3. Je passai sept jours dans ces lieux; et le huitième, j'aperçus pendant mon sommeil une ombre qui m'adressa ces paroles: "Donne-toi à la piété, et tu reconnaîtras qu'il existe une Providence. Repasse en ton esprit ce que tu as pensé et ce que tu as fait, et tu comprendras par toi-même que ceux qui agissent comme toi ne souffrent rien d'injuste; et que les auteurs des crimes dont ils sont accusés ne sauraient se dérober aux châtiments. Je me réveillai alors, et je tâchai de me rappeler ce que je venais de voir et d'entendre dans cette vision. Après un long examen de mes fautes et de mes erreurs passées, je me souvins parfaitement que dans ces mêmes parages où j'avais été arrêté, il m'était arrivé, je ne sais dans quelle intention perverse, de faire sortir au milieu de la nuit, de l'endroit où elle était enfermée, une vache appartenant à un pauvre étranger. Et que cette bête, pleine de son fruit et saisie de froid, avait été dévorée par quelque loup survenu à cette heure.

4. Je fis part de mon songe et de la cause qui l'avait fait naître à mes malheureux compagnons; touchés à la fois et avertis par mon exemple, ils se mirent à raconter à leur tour ce qui leur était arrivé. Le paysan fut le premier à prendre la parole: "Quant à moi, dit-il, j'aperçus un jour un homme qui se noyait, il ne dépendait que de moi de le sauver, je ne voulus point aller à son secours. Le second avoua qu'il avait rendu un faux témoignage contre une femme qui était poursuivie par la calomnie: "Elle était veuve, ajouta-t-il, et ses frères, en la faisant condamner, ont réussi à la dépouiller de la part qui lui revenait de la succession de son père, et j'ai reçu la somme dont nous étions convenus pour prix de mon imposture. En entendant ces aveux, je me sentis touché de componction et de repentir; je compris que nous ne souffrions, les uns et les autres, que ce que nous avions mérité. Si j'avais été seul, j'aurais pu croire que l'accident qui m'était arrivé était l'effet d'un malheureux hasard. Mais nous étions trois détenus placés dans les mêmes circonstances. Avec nous s'en trouvait un quatrième qui se présentait comme vengeur de ceux qu'on accusait à tort; il n'en était ni le parent, ni l'ami, ni le complice; aucun de nous ne se rappelait l'avoir jamais vu; et cependant, il reproduisait à nos yeux la tournure et les traits de celui qui m'était apparu.

5. Je m'endormis de nouveau; le même personnage se présente à mes regards et me dit: Vous verrez demain ceux dont vous avez fait le malheur et vous recevrez le prix du mensonge et de la calomnie. "Je fus réveillé en sursaut et je demeurai tout pensif. Mes compagnons s'adressant à moi: "Pourquoi, me dirent-ils, êtes-vous si triste?" je leur en fis connaître le sujet, et je commençai à redouter sérieusement l'issue de cette affaire; toutes mes idées sur le hasard et son empire avaient déjà disparu. Mes compagnons partageaient ma vive anxiété. Le lendemain nous étions à peine en présence du juge, que nous voyons arriver cinq nouveaux prisonniers que l'on amène chargés de fers. Mes compagnons furent cruellement battus de verges, et puis reconduits en prison; quant à moi, je restai attendant ma sentence. Je vis comparaître deux hommes; c'étaient les frères de cette veuve qui, victime d'infâmes calomnies, avait été frustrée de l'héritage paternel; ils avaient été saisis en flagrant délit, tandis que l'un commettait un meurtre et l'autre un adultère. Ils avouèrent les crimes dont ils étaient accusés. Mais la force des tortures les contraignit bientôt à découvrir ceux-là même qui les avaient aidés à les commettre. Le meurtrier déclara qu'à une certaine époque où il s'occupait de commerce dans la ville, il avait entretenu des relations criminelles avec une femme. Et cette femme était celle pour qui était détenu un de mes compagnons de misère. On lui demanda comment il avait pu se sauver: "Tandis que nous étions gardés dans la maison, dit-il, un voisin arriva jusqu'à nous par une porte secrète, il venait pour emprunter je ne sais quel objet; lorsqu'il l'eut reçu, la femme, qui m'avait déjà fait descendre par une croisée, le pria de la faire sortir de la même manière, parce que, disait-elle, elle craignait l'arrivée de créanciers qui devaient venir la prendre. Pendant qu'il se prêtait à cet office, le mari survint en ce moment et le saisit; la femme et moi, nous prîmes la fuite." "Où est maintenant cette femme?" demanda le juge. Le prisonnier ayant désigné le lieu de sa retraite, le juge ordonna qu'il fût gardé jusqu'à ce qu'on eût amené la femme devant lui.

6. L'autre frère, qui avait été condamné comme coupable d'un commerce illégitime, avoua qu'il avait aussi commis un meurtre; il était l'assassin de l'infortuné que le paysan détenu avec moi était accusé d'avoir mis à mort. Il déclara donc que l'époux de la femme qui lui avait inspiré une passion violente n'existait plus. "Un jour qu'il se promenait dans son jardin vers le soir, je m'approchai de lui comme pour le saluer; aussitôt je lui portai un coup mortel, et je pris la fuite. Les voisins accourus à ses cris ne virent qu'un pauvre laboureur que l'excès de la fatigue avait profondément endormi, et qui ne savait rien de ce qui s'était passé; ils se saisirent néanmoins de lui comme s'il avait été coupable, et le firent mettre dans les fers. "Qui vous a donné ces détails?" - demanda le juge. "La femme elle-même," répondit l'accusé. "Où est-elle maintenant?" Le prisonnier fit connaître son nom et sa demeure, située dans les alentours d'une contrée voisine. Il fut sur-le-champ ramené en prison.

7. Les trois autres prisonniers comparurent à leur tour; l'un était accusé d'avoir mis le feu à des moissons; les deux autres d'avoir commis de complicité un assassinat. Mais comme ils niaient tout, ils furent reconduits en prison, après avoir reçu quelques coups de verges. Le juge venait de recevoir la nouvelle de la prochaine arrivée de son successeur; il ne fut pas question de mon affaire dans cette audience, et on me donna l'ordre de me retirer avec les autres. Nous étions tous renfermés dans le même cachot. Le nouveau juge qui venait de s'installer, était mon compatriote; mais longtemps j'ignorai et son nom et son pays. Dans l'intervalle comme on nous laissa en repos, nous liâmes amitié entre nous, par l'habitude de vivre ensemble. Les premiers, un peu remis de leurs souffrances, racontèrent aux autres ce qu'ils avaient enduré; tous avaient les yeux fixés sur moi, me considérant comme un homme livré à la piété et à la religion. Les frères de la veuve furent fort étonnés en reconnaissant l'homme qui avait porté un faux témoignage contre elle. Tous me conjuraient de leur annoncer, si je pouvais, quelques nouvelles d'un heureux augure.

8. Je passai plusieurs jours enfermé dans cette prison; mais je ne revis plus le fantôme qui m'était apparu en songe. Vers les derniers temps, je l'aperçus de nouveau, et il me dit: "Ces trois hommes, qui se sont rendus coupables de bien d'autres crimes, vont subir le châtiment qu'ils ont mérité." Je leur rapportai ces paroles; deux d'entre eux convinrent qu'effectivement ils avaient trempé dans le crime d'un voleur, qui avait tué un homme pour s'emparer d'une vigne qui touchait à ses terres: "Nous avons déposé, ajoutèrent-ils, que cette vigne n'avait jamais appartenu au mort, et que ce dernier, loin d'avoir été victime d'un assassinat, s'était précipité du haut d'un rocher. "Le troisième déclara que, dans un mouvement de colère, il avait involontairement fait tomber un homme du toit de sa maison, et que la violence de la chute avait immédiatement déterminé la mort.

9. Je vis encore une fois le même visage pendant mon sommeil; il me dit: "Demain tu seras rendu à la liberté; mais les autres subiront la condamnation qu'ils ont méritée. Sois donc fidèle et proclame en tous lieux la Providence divine." Le lendemain le juge, assis sur son tribunal, examina les affaires de nous tous, il prit connaissance de tout ce qui s'était fait jusque là; il interrogea les femmes qui avaient été arrêtées, et, après avoir entendu des témoins digne de foi, il acquitta les innocents, je veux dire, le paysan et celui qui avait été faussement accusé d'adultère. Il fit subir la question aux femmes, afin de s'assurer si elles ne s'étaient pas rendues coupables de quelque autre crime. Il apprit ainsi que l'une d'elles, poussée par la vengeance, avait incendié le bien de l'homme qui avait fait connaître son adultère à la justice, et qu'un homme qui avait pris la fuite à l'approche des flammes, et qui s'éloignait précipitamment du théâtre de l'incendie, avait été arrêté comme l'auteur du crime. Cet homme se trouvait parmi nous; le juge, l'ayant interrogé, reconnut son innocence et le renvoya absous. La seconde femme, accusée d'adultère, et qui habitait le même village que les deux hommes arrêtés sous la prévention de meurtre commis de complicité, raconta sans détour comment le forfait s'était consommé. "Celui qui a été tué, dit-elle, fut surpris dans ma couche par l'un des frères de cette veuve, qui le frappa mortellement, et jeta son cadavre dans un endroit où deux chemins viennent se croiser. Là se forma bientôt un grand attroupement; à cette heure même, deux hommes poursuivaient un voleur qui leur avait enlevé un bouc, ils furent soupçonnés d'être les auteurs du crime; on crut qu'ils fuyaient parce qu'ils avaient commis l'assassinat, on se saisit de leurs personnes, et on les traîna en prison "Le juge s'étant promptement enquis de leur nom, de leur famille, de leur profession, de leurs antécédents, regarda l'affaire comme suffisamment éclaircie et remit les deux hommes en liberté. Telle fut l'issue du jugement pour les cinq accusés, c'est-à-dire pour le paysan, l'homme faussement inculpé d'adultère, et pour les trois dont je viens de faire l'acquittement. Quant aux deux frères et à ces deux femmes criminelles, le juge les condamna à être déchirés par les bêtes.

10. Par son ordre j'avançai au milieu de la salle, et quoiqu'il fût prévenu en ma faveur, il voulut savoir de ma bouche comment s'était passé le fait relatif au troupeau de brebis. Je lui en donnai tous les détails avec la plus grande exactitude; il me reconnut à ma voix et à mon nom. Il avait existé des liaisons entre mes parents et les gens qui avaient été chargés de l'élever à la campagne, nous avions même pendant quelque temps habité sous le même toit; il interrogea le pasteur à son tour et le fit battre de verges; la vérité ayant enfin été reconnue, après soixante-dix jours de détention, je fus déclaré innocent du crime qui m'avait été imputé, et je recouvrai la liberté. La nuit suivante un homme m'apparut en songe et me dit: "Retourne à ton pays, fais pénitence de ton péché, et n'oublie jamais qu'il y a un oeil toujours ouvert sur les plus petits événements qui arrivent sur la face de la terre." Après m'avoir fait de terribles menaces, la vision disparut et depuis cette époque elle ne s'est pas de nouveau présentée à mes yeux.

11. Je me retirai plein de trouble, tout baigné de mes larmes, ne sachant comment j'apaiserai la Colère de Dieu. C'est pour cela que je supplie tous les chrétiens de m'aider de leurs prières; mon âme a reçu une blessure profonde. Je ne m'effraie point des visions, mais le souvenir des pensées impies auxquelles je me suis livré me tourmente et me jette dans l'angoisse. Un ange apparut autrefois à Pharaon et lui dévoila l'avenir; mais, en dépit de toutes les prédictions, ce prince ne changea ni de sentiment ni de conduite (Ex 8,9). Jésus Christ dit à ceux qui avaient prophétisé en son Nom: "Je ne vous connais point, vous qui faites des oeuvres d'iniquité" (Lc 13,27). Je sais que je n'ai pas été le jouet d'une illusion; ce que j'ai vu et entendu était bien réel; mais un supplice atroce pour moi, c'est de songer au blasphème horrible dont je me suis rendu coupable envers Dieu. Prétendre que tout dans ce monde est l'oeuvre du hasard et de la fatalité, c'est vouloir détruire la Divinité. Cette opinion, j'ai osé la produire, je ne m'en défends point; je l'ai depuis fortement repoussée; mais je ne puis être certain que Dieu se soit laissé toucher par mon repentir. J'ai prêché le Seigneur; mais j'ignore si mes paroles ont reçu un favorable accueil. J'ai écrit sur la Providence; mais je ne puis savoir si mes efforts ont été agréés. Mes yeux se sont arrêtés sur des maisons, et j'ai vu qu'elles ne se gouvernaient pas sans malice. J'ai considéré le monde avec attention, et j'ai compris qu'il y avait une Providence. Un navire sans pilote est bientôt englouti sous les eaux; rien, je le vois, rien n'est plus vain que les efforts des hommes, si Dieu ne leur vient en aide. J'ai vu des villes et des nations nombreuses, établies sur des fondements admirables, et j'ai pensé que l'ordre merveilleux qui éclate dans l'univers avait été fondé par la souveraine Sagesse de Dieu. C'est le pasteur qui fait la sûreté et la force du troupeau; et c'est par la Bonté divine que tout dans la nature croît et se développe. L'agriculteur entre les ronces distingue le pur froment; et c'est de Dieu que viennent toute la sagesse et toute l'intelligence qu'on remarque sur la terre. Le bon ordre dans une armée dépend de celui qui la commande, et l'harmonie qui règne dans toutes les parties de l'univers est l'oeuvre du Tout-Puissant. Il n'est rien sur la terre qui n'ait son origine ou sa cause; Dieu est le Principe de tout. Les fleuves découlent des sources, et les lois émanent de la divine Sagesse. La terre donne des fruits, mais à la condition d'être arrosée par le ciel; tant il est vrai que rien ne se produit de soi-même. Le jour répand des flots de lumière; mais la splendeur des cieux disparaît quand le soleil se voile. De même l'homme fait le bien, mais Dieu seul donne la perfection à ses oeuvres. Le soleil est le père de la lumière, mais il a besoin du firmament qui lui sert de point d'appui; c'est ainsi que les hommes les plus avancés dans les voies de la piété ont besoin du Secours de Dieu, qui les guide et les fortifie. Il n'y a pas de lumière sans feu, ni de ténèbres sans obscurité. Rien dans la nature ne peut se suffire; tout réclame un appui étranger, Dieu seul trouve en Lui-même des forces suffisantes. Rien dans l'univers ne tire de soi son existence, parce que rien ne peut se la donner. Il faudrait, pour jouir de cette faculté, exister même avant sa propre création. Dès lors, quelle nécessité de se donner l'existence? L'homme qui existe avant de se produire à la vie n'a pas besoin de se communiquer ce qu'il possède. Et comment peut-il avoir besoin d'un secours étranger pour concourir à une formation déjà opérée?


Ephrem, Confessions Liv.1