Ephrem, écrits - Discours sur l'enfantement de la Vierge


SIX HYMNES SUR LA VIRGINITÉ


I. Sur la mélodie: la fiancée du roi


1. O corps, dépouille le vieil homme, qui n'est que laideur
afin qu'il n'abîme pas encore cette nouveauté
dont tu t'es revêtu lors du baptême.
Car ce serait faire montre d'ingratitude,
car ce serait inverser le remboursement de la dette
si le vieil homme, même renouvelé, devait encore t'abîmer.
Corps, écoute mon conseil!
Dépouille-le par ta conduite (Ep 4,22)
afin que ce ne soit pas lui qui se revête de toi par ses habitudes!

Répons: Par tous les saints sur la terre comme au ciel -
louange soit rendue au Père, au Fils et au saint Esprit!

2. Voici que notre Seigneur a renouvelé ta vétusté par le baptême,
Lui, l'Artisan de la vie qui avec son Sang
S'est façonné et construit un temple pour y habiter;
il ne faut donc pas qu'à sa place
le vieil homme habite dans le nouveau temple.
Corps, si tu laisses Dieu habiter en ton temple,
tu deviendras toi-même son palais royal.

3. Voici l'homme mis en accusation
par ce que l'Écriture enseigne et la nature proclame;
son péché est placé entre les deux.
Car si (le péché) séduit quelqu'un qui ignore la Loi,
c'est la nature qui l'accusera (Rm 2,4)
et s'il séduit quelqu'un qui connaît la Loi,
c'est l'Écriture qui le réprimandera.
Satan nous cause des blessures,
et nature et Écriture nous guérissent;
faisant suite au péché, les remords se font jour.

4. (Nature et Loi) ont méprisé celui qui s'est rebellé,
et elles ont pansé celui qui a fait pénitence;
aujourd'hui encore elles accusent les révoltés
et guérissent le pénitent.
Car elles s'étendent aussi loin que ce malin unique
qui retrouve sa jeunesse à chaque génération,
qui s'attache à tout homme et à toute heure est nuisible.
Elles aussi s'attachent à tout homme,
restent jeunes à chaque génération
et à toute heure sont présentes.

5. Écoute la nature et la Loi parler de sa prostitution effrénée
car sous la Loi, ce peuple s'est débauché
contre la Loi; mais les peuples païens ont changé leur nature
et ils se sont rénovés contre la nature.
La nature et la Loi accusent (le peuple de la Loi)
d'être le perturbateur qui corrompt leur ordre.

6. Le malin a sournoisement détourné les paresseux du mariage
sous le couvert de la doctrine chrétienne.
Et quand ils étaient arrivés ensuite à mi-chemin,
il a placé derrière eux la honte de la chute
et devant eux il a placé la beauté sensuelle
qui est le filet (où se prend) le hideux désir.
Comme ils rougissent de revenir au stade du mariage
ils tombent alors dans les rets du péché.

7. O corps, ne chasse pas la virginité
qui est descendue dans notre pays
et qui s'est établie parmi nous comme une étrangère.
Si quelqu'un l'expulse et détruit son nid,
son aile aussitôt l'élèvera dans les hauteurs célestes
parce qu'elle ne peut reconstruire le nid détruit.
Elle est un oiseau des hauteurs célestes
qui ne peut vieillir que dans un seul nid.
Et s'il quitte brusquement le nid, c'est pour toujours.

8. Et quand l'amie des anges s'est envolée,
alors entre le compagnon des démons,
le désir, ennemi de la virginité,
que Joseph avait chassé (Gn 39,12) .
Car la virginité est l'amie des anges
elle s'élève à la hauteur des anges
et qui ne pleurerait pas en voyant entrer
et s'installer à la place de cette amie de la paix le fougueux désir ?

9. Si un brigand t'enlève et découvre ta pudeur dans le désert
(Dt 22,25)
la violence de l'impur prouve que tu demeures chaste,
comme Sara resta chaste dans les bras de Pharaon (Gn 12,15) .
Comme elle n'avait pas forniqué de sa propre volonté,
la volonté s'est faite prêtre qui purifie de son hysope
celles qui sont souillées par violence.

10. Crains le vin qui dévêtit le vénérable Noé (Gn 9,21) ,
vainqueur de sa génération.
Celui qui put vaincre l'inondation
fut vaincu par une gorgée de vin
et celui qu'au dehors le déluge ne put réduire,
le vin l'a réduit intérieurement.
Le vin qui dévêtit et jeta à terre Noé,
tête de toutes les générations,
comme il te vaincra facilement, toi qui es seule!

11. Que la jeunesse craigne le désir du vin
qui s'empara du vieux Lot!
Le vin produisit cette chose difficile,
que par son effet les femmes lui dérobèrent une descendance.
(Gn 19,32) .
Combien il pourra produire cette chose facile
que des hommes par lui dérobent le sceau de la virginité.
Des jeunes femmes dérobèrent ce trésor au vieillard,
protège des jeunes gens ton trésor, virginité !

12. Un homme ivre de vin est moins dangereux
que celui qu'enivre un détestable amour.
Les chaînes solides sont pour lui fragiles,
méprisable le bâton et faible le gourdin.
Reproche et réprimande traversent son oreille comme des fables.
Même l'humiliation est comme une joie pour lui,
et les crachats qu'on lui envoie au visage, une rosée.

13. Car ce n'est pas à son coeur que mène le chemin des voix
qui frappent son oreille.
Car les conduits de ses oreilles restent ouverts tous les deux;
la parole entrée par une oreille
sort de l'autre côté par l'autre oreille.
Et quand celui qui l'enseigne croit avoir été entendu,
il ne remarque pas que sa réprimande s'est répandue au-dehors,
car dans le coeur (du pécheur)
il n'y a plus de place pour l'accueillir.

14. Car le vaste sein de son esprit est plein à déborder
d'une unique goutte d'amour qui y est tombée
et y est devenue une vaste mer.
Et voici que ses pensées y montent et y descendent
comme un matelot dont le bateau s'est disjoint,
et ses pensées errent sur les vagues des désirs
comme un bateau abandonné par son timonier.


II. Sur la même mélodie


(Ephrem paraphrase d'abord les mésaventures de Thamar, fille de David, violée par son demi-frère Amnon (2S 13), de Dina, fille de Jacob, enlevée par Sichem (Gn 34) et de la fille de Jephté (Juges 11), puis fait allusion à la chaste Suzanne (Daniel 13). Il tire la leçon de ces faits :)

13. O toi qui es chaste,
ne finis pas ta course dans le désert des convoitises :
ton grand âge y trouverait la honte,
si tu l'avais gardé pour l'ignominie,
si ton adversaire a agi en toi, a dérobé ta force,
t'a abandonnée et t'a répudiée !
O toi qui es jeune, donne tes ailes à ta course dans la compétition,
afin que la couronne de victoire orne ton grand âge !

14. Car si quelqu'un est devenu vieux et laid,
on se souvient de sa conduite honorable dans sa jeunesse.
Son âge mûr a beau être repoussant à cause de ses défauts,
on l'aime cependant, et aussi ses défauts physiques,
car on voit quels ornements de l'Esprit sont cachés en son âme.
O virginité, inscris en tes sens tes actions victorieuses,
afin d'en retirer de l'honneur quand tu seras devenue vieille !

15. Que la chasteté soit inscrite en tes yeux
et en tes oreilles l'écoute de la vérité !
Scelle ta langue avec la parole de vie
et imprime toutes les aumônes sur tes mains !
Rends tes traces visibles en allant visiter les malades
et que l'image de ton Seigneur soit formée dans ton coeur !
Si l'on honore des peintures à cause de l'image des rois,
à quel point fera-t-on pour un homme
qui porte l'image de son Seigneur sur tous ses sens.


III. Sur la même mélodie


1. Un rameau garni de fruits, qui est beau en été :
telle est la jeunesse.
Mais si on lui dérobe ses fruits, il est (devenu) laid,
tous détournent de lui leurs regards;
celui qui était désiré par tous passe pour laid aux yeux de tous.
Jeune fille, ne montre pas ta beauté au dehors;
ainsi ceux qui la voient ne la mépriseront pas
quand elle sera devenue laide!

Répons: De tous ceux qui ont lutté et gardé leur virginité,
que monte la louange vers toi, mon Seigneur, et vers ton Christ!

2. O virginité, combien légères sont tes ailes,
qui sont parvenues jusqu'à ton Seigneur !
Enfuis-toi devant le conseil de ton ennemi,
dont le capital porte préjudice aux marchands!
Ce conseil a rendu pauvres les trésors du puissant Adam,
qui a ainsi acheté une cargaison de pertes.
N'emprunte pas à celui qui prête sans réclamer de restitution :
Quand tu lui rends son argent, tu le rends pauvre.

3. Ses convoitises ont pour conséquence
grande crainte et ignominie
et elles apportent peines et souffrances
à ceux qui les assouvissent, tout au long de leur vie.
Au contraire, libre et pur est le regard des chastes,
qui se sont débris de toutes les convoitises.
Ne te laisse pas enchaîner, ô corps, par un hideux amour,
car son acte a beau être mort, son souci reste vivant.

4. Dans son enseignement le malin est rusé,
pour être en tous comme tous;
son cadeau est répandu (sur les sens);
il séduit le ventre, et celui-ci se laisse séduire par lui;
(il séduit) l'oeil, pour qu'il regarde au loin,
la bouche pour qu'elle se taise,
l'oreille, pour qu'elle transmette ses hideuses nouvelles.
Son vin muet est bavard en ceux qui le boivent;
il chante dans les chansons (des buveurs),
au lieu de (chanter) son Seigneur.

5. Fourbe comme il est, il propose,
dans l'ouverture de son piège, un appât pour sa proie.
Car son amour précède sa haine,
comme Judas embrassa puis assassina.
le Pur aussi embrassa Judas, l'impur,
afin de dénoncer en Judas (le mode d'action) du malin :
ses attraits ont beau être doux comme le baiser de Judas,
la mort est pourtant formée en eux de façon invisible.

6. C'est le malin qui, s'il s'élève en toi, te le rend avec une chute.
Car s'il s'est élevé, il te renverse.
Sa convoitise est morte, mon ami,
mais ta propre chair peut lui rendre vie et la réveiller.
Et si par elle (sa convoitise) s'est mise à vivre,
en retour elle lui apporte la mort.
Ô corps, si tu donnes vie à sa mort,
elle sera aussi mort pour ta vie.

7. Que le feu te soit un exemple!
Il gît dans le bois, comme mort et enterré,
mais frotter un bois contre un autre lui donne vie,
pour la perte des deux.
Quand il prend vie, il se tourne pour consumer
l'objet qui, par son contact, l'a amené à la vie.
Ô quelle figure! Le bois était la tombe pour le feu;
mais dès qu'il a été réveillé par le bois,
le bois est réduit à néant par lui.

8. Or notre liberté est comme une âme pour les désirs,
et c'est par elle qu'ils vivent.
Mais si la liberté les rejette, ils sont comme morts.
Car elle est maîtresse d'elle-même;
c'est par sa volonté que s'élèvent les fautes
et par sa volonté que tombent les péchés.
Elle est l'image du Très-Haut, dont la puissance porte l'univers;
et s'Il la retire, l'univers s'effondre.

9. Notre juge est très juste.
Il ne punit pas aussitôt nos péchés.
C'est pourquoi viennent les remords de conscience
qui, si l'homme fait pénitence, efface ses péchés;
mais s'il se rebelle, ils lui ôtent toute excuse.
Voici pourquoi, dans toutes nos fautes, les remords se font jour :
pour qu'ils apportent leur témoignage au tribunal.

10. Procure-toi une pénitence qui dure,
et non des remords fugitifs, qui s'élèvent à tout instant!
Car c'est par sa durée que la pénitence guérit nos blessures.
Par contre, les remords ont cette propriété de créer
et d'annuler à tout instant des souffrances.
Ô corps, si tu t'habitues à cela :
faire pénitence et pécher à nouveau,
alors les remords sont la confirmation
de ta reconnaissance de dette.

11. Ô oeil, sois dans la crainte,
ne dérobe pas à ton profit une beauté
dans laquelle les défauts de l'âge sont cachés.
Les membres des jeunes affichent un bel extérieur;
l'âge les convainc qu'une beauté empruntée a habité chez eux.
C'est une beauté qui, pendant qu'elle habite
et s'attarde encore sur le rivage de la jeunesse,
s'est déjà élevée et envolée au loin.


12. Ta perle va à sa perte chez deux voleurs.
En effet, elle n'appartient qu'à des marchands solitaires;
et si ceux-ci deviennent impurs,
l'un et l'autre perd le trésor qui surpasse tout,
et le fou la tend au voleur de sa propre main.
Ô perle qui est perdue pour son possesseur
et ne reste pas non plus dans le trésor du voleur. (...)

(13-14: exégèse de Dt 22,25 Dt 27,14)

15. Ne perds pas ton fiancé pour en gagner un faux !
Car si tu voulais te consoler avec ces mots :
"J'ai beau avoir perdu, j'ai (cependant) trouvé",
(le nouveau) ne peut s'attacher à toi,
parce que son amour est faux et menteur, et s'installe partout.
Et alors de violents remords se feront jour en toi
si tu es abandonnée des deux côtés.

16. Tu as été abandonnée par le vrai fiancé,
parce que tu l'as abandonné.
Et le séducteur t'a répudiée et égarée (à l'angle des) carrefours.
Et maintenant, où regarderas-tu encore ?
Ô colombe, qui as détruit ton nid
et par amour t'es enfuie vers le serpent,
puisses-tu ne pas trouver, toi aussi ce qu'Eve trouva,
pour ne pas y trouver de remords.
Fin des trois hymnes sur la virginité.


XXIV. Sur la virginité. Sur la même mélodie.


1. Bienheureuse, ô vierge!
Le beau nom
de la virginité te restera jusque dans ta vieillesse.
Dans tes branches la pureté a construit son nid.
Que ton sein soit le nid où elle habite!
Que la puissance du Miséricordieux protège ton temple,
que la voix du Puissant enchaîne ton ennemi,
(afin que tu sois la cause du bien
pour ceux qui te voient d'éternité en éternité) ...

3. Bienheureux, oiseau céleste !
Ton nid est sur la croix de lumière,
tu n'as pas voulu construire un nid sur la terre,
pour empêcher le serpent d'y pénétrer et de tuer ta couvée.
Bienheureuses tes ailes
auxquelles il fut accordé de s'élever dans les airs.
Tu parviendras au but avec les aigles saints
qui se sont élevés depuis cette basse terre
jusqu'à la chambre nuptiale des joies célestes.

4. Bienheureux rameau que la vérité a soigné :
elle t'a greffé sur l'arbre de vie.
Tes fruits abondent en toute saison,
car ils boivent la sève de l'Écriture de la vie.
Bienheureux, tes rameaux ...

5. Bienheureuse, fiancée, unie au Vivant !
car tu n'as pas désiré de mortel.
Insensée est la fiancée qui est fière de sa couronne d'un jour,
qui ne connaît point de lendemain.
Bienheureux est ton coeur
qui s'est laissé prendre par l'amour de cette beauté
dont tu portes l'image en ton esprit.
Tu as échangé la chambre nuptiale d'une heure
contre celle où les joies sont éternelles.

6. Bienheureux, agneau, qui t'es offert toi-même ! ...

7. Bienheureuse, si tu es une fille de cette Marie (Lc 10,39)
dont le regard a méprisé tout autre visage,
qui a détourné sa face de toute chose
et qui n'a contemplé que l'unique Beauté !
Bienheureux, son amour, qui était enivré,
privé de sa connaissance !
Elle était assise à ses Pieds, pour Le contempler.
Ainsi dois-tu, toi aussi, porter l'image du Christ en ton coeur,
et L'étreindre en ton esprit !

8. Bienheureuse, Apaisée, toi qui comme d'une haute montagne
abaissas tes regards sur les hommes !
Tu as vu le monde peiner et s'échiner,
enchaîné à un joug harassant.
Bienheureuse ta beauté, à laquelle furent épargnées les corvées
pour un fiancé éphémère!
Tu t'es choisi un fiancé dont la parure te pare
et dont la rosée te rajeunit.

9. Bienheureuse cette colombe qui a méprisé
les cèdres et les cyprès glorieux!
Elle a trouvé refuge dans l'amour de l'olivier béni
du Fils du Roi, ton promis ...

10. Bienheureuse aussi cette Anne (Lc 2,37)
qui a haï sa propre maison
par amour pour le temple de son Seigneur!
Son oeil contemplait la beauté cachée quatre-vingts ans durant, sans se rassasier.
Bienheureux le regard qu'elle a concentré sur l'Unique !
Par elle sont confondues les insensées qui vagabondèrent.
Toi, pure, pare et garde de tous
ta beauté pour le Seigneur de tous.

11. Bienheureuse es-tu, forteresse, forteresse royale,
car ta porte est trop haute pour les mortels.
Le Roi digne de louanges habite en toi :
Que son amour soit le mur pour ta beauté.
Ton sein a évité les douleurs de la malédiction.
Par le serpent les douleurs de la femme
sont venues dans le monde :
que l'impur soit confondu quand il voit que ton sein n'éprouve pas -
les douleurs dont il fut la cause.

12. Bienheureuse sois-tu parce que tu as renoncé !
Car cette vie
est joyeuse à son début et triste à son terme.
Elle commence en séduisant par le plaisir
et finit en trompant par le deuil.
Bienheureux est ton coeur qui a haï le monde
qui dès ses débuts se dérobe et n'est plus!
La beauté s'épanouit et rend fière l'insensée,
puis elle passe et lui laisse le regret.

13. Bienheureuse, toi qui, née libre,
t'es vendue toi-même au Seigneur qui s'est fait esclave pour toi !...


XXV. Sur le disciple, dont la béatitude fut grande.


Treizième hymne sur la même mélodie.

1. Ô Très-Bon, Toi qui T'es abaissé et donné
même aux difformes pour qu'ils se parent de ta Personne,
regarde-moi également, pour que je puisse me parer
de la rayonnante beauté de ce disciple!
En celui que Tu as aimé je cherche refuge pour trouver grâce;
je veux louer celui que Tu as aimé pour devenir beau moi-même.
Je veux donc Te chanter son amour pour que Tu m'accordes
ta Miséricorde en récompense.

Répons: Loué soit Celui qui trouve tous les hommes !

2. Bienheureuse es-tu, femme !
Car ton Seigneur et Fils
t'a remise et confiée à celui qui est fait à ton image.
Le Christ n'a pas été ingrat envers ton amour;
Fils de tes entrailles,
Il t'a remise et confiée au fils de ses Entrailles.
Sur ton sein tu L'as caressé enfant;
sur son Sein il L'a caressé lui aussi.
Sur la croix, Il t'a rendu tout ce que tu lui avais donné,
tout ce qu'Il te devait pour L'avoir élevé.

3. Le Crucifié a en effet payé toutes ses dettes,
y compris celle qu'Il avait envers toi.
A ton sein Il avait bu le lait visible;
à son Sein le disciple but des mystères invisibles.
Confiant, le Christ enfant s'est approché de ton sein;
confiant, le disciple s'est approché de son Sein
et y a reposé (Jn 13,25 Jn 21,10) .
Comme sa Voix te manquait,
Il t'a donné sa harpe pour qu'elle te console.

4. Le disciple qui chérissait notre Seigneur,
qui Le représenta, se revêtit de Lui, se conforma à Lui,
a placé tout son zèle à Lui ressembler en toute chose,
dans ses paroles, dans ses regards, dans ses pas.
La créature s'est vêtue de Créateur
et bien qu'elle fût dissemblable, elle Lui ressemblait.
On ne pouvait que s'étonner de voir
combien l'argile était apte à prendre
l'empreinte de la beauté de son Créateur.

5. Il te quitta, (Marie), et ne te quitta point, car en ce disciple
Il revint pour être avec toi (Jn 19,26) .
Il est le Très-Bon qui entreprit de S'envoyer
Lui-même dans les régions lointaines où Il se trouvait déjà.
Sa Bonté Le fit S'abaisser vers chacun,
son Amour L'envoya dans toutes les directions
et bien que caché à tous, Il est cependant près
de tout homme qui Le cherche.

6. Comme Il vit que tu ne pourrais te déshabituer de ton amour,
de cet Enfant que tu as sevré,
le Très-Pur S'est imprimé et façonné dans le chaste
afin que tu voies en son disciple ...
L'éloquent a remplacé le Silencieux,
qui fut condamné sans dire un mot.

7. Le statues des rois sont toutes muettes,
tandis que leurs modèles sont très diserts;
les images de notre Sauveur sont merveilleuses,
car leur volonté, c'est leur harpe.
La parole de ce silence digne de louanges
dont le comment ne peut être énoncé, exprime la création,
à la place du Père et du Fils
qui silencieusement habitent l'un en l'autre.

8. Le jeune homme vit en la femme
combien le Très-Haut S'était abaissé
en pénétrant et en habitant dans ces faibles entrailles
pour en naître ensuite et boire son humble lait.
Et la femme s'étonna elle-même, à son propos,
de voir à quel point le disciple avait été honoré
en étant admis à reposer sur le sein de Dieu.
Tous deux s'étonnèrent l'un à propos de l'autre
d'avoir été tenus en telle estime
et du grand honneur que leur avait fait la divine Bonté.

9. C'est Toi qu'ils ont découvert en eux-mêmes (...)
et quand ils s'observaient réciproquement,
ta mère Te vit en ce disciple,
et celui-ci Te vit dans ta mère.
Ô voyants qui à tout moment, Seigneur,
Te découvrirent l'un dans l'autre comme dans un miroir.
Ils nous donnèrent l'exemple,
pour que nous aussi, l'un dans l'autre,
nous Te voyions, ô Sauveur!

10. Le jeune homme révérait le temple où Tu habitas
dans la crainte et dans l'amour, pour nous enseigner ceci :
aujourd'hui encore, ce Fils de roi habite dans les vierges pures.
Un homme intelligent qui sait qu'elle est ton temple
se refuse à déshonorer ta fiancée.
Malheur à celui qui aurait l'audace de déshonorer
le roi dans son sanctuaire!

11. Joseph ainsi que Jean révéraient le sein de ta mère,
comme en raison d'un symbole :
c'était le symbole (accompli) de la tente,
de la tente temporelle où Emmanuelle habitait.
Tous deux s'efforcent de nous réprimander :
nous ne devrions pas tenir Dieu pour petit dans ses temples;
une controverse, que c'est effrayant !
Cette hauteur incommensurable,
nous voudrions la mesurer par nos recherches !

12. Profondeur que les scrutateurs n'ont pu sonder,
hauteur trop haute pour les mortels,
longueur qui ne se mesure pas en aunes,
largeur qui ne se calcule pas en empans !
Quand bien même tu aurais les ailes des séraphins,
tu ne saurais en aucune façon mesurer l'enfant dans la crèche,
méprisable en sa Nature visible,
mais combien puissant en son (Être) invisible.

13. Bienheureuse, belle-mère de Simon,
toi qui étais malade (Mt 8,14 s.) !
Car le Médecin des cieux est descendu et t'a rendu visite;
quand Il toucha ta main, ce n'était pas pour t'examiner.
Car Il est Celui qui a étendu toutes les veines;
Il y a caché la fièvre, Il a associé à son feu la source de la sueur.
Sur un signe de leur Maître,
fièvre et sueur sont tour à tour victorieuses
et vaincues dans un seul et même corps.

14. Dans ton corps malade, la fièvre habitait,
ce feu caché que l'on ne voit pas.
Dans le corps qui t'a guérie se trouvait le feu du ciel,
que seuls voient les spirituels.
Miracle que ceci! et qui est capable de le dire :
l'ardeur de la miséricorde est entrée, elle t'a rafraîchie et guérie.
- Ceux qui écoutaient s'étonnèrent de ce charbon
qui apporta la fraîcheur à la fièvre brûlante.

15. Bienheureuse, Anne, âgée et vénérable (Lc 2,36) ,
car l'Enfant muet a fait de toi une prophétesse.
En ton esprit a retenti son Silence
pour chanter ses Victoires par ta bouche.
Par toi Il interpréta, petit enfant, ses Actions
et devenu adulte Il les accomplit par Lui-même.
L'Enfant en son mutisme a chanté avec chaque langue,
car Il est le Seigneur de toute bouche.

16. Bienheureuse femme âgée, trésor de discernement !
Cet Enfant venu du fond des âges t'a rencontrée.
Il S'est d'abord fiancé à la vieille femme,
l'Enfant qui est venu pour Se fiancer aux âmes;
Il a fait de toi la première entre toutes.
Par toi, femme âgée, Il a appris l'ordre aux jeunes.
Il a purifié un miroir, Il l'a dressé pour elle
afin qu'elles apprennent la pudeur.

17. Salomon, le roi, s'est choisi un bon millier de femmes
(1R 11,1-5), c'est grande licence !
Notre Seigneur digne de louanges a fait de dix mille fois
dix-mille vierges ses disciples :
action puissante et magnifique!
En ce Fils de David s'est révélée une chose exceptionnelle;
en Toi, Fils de David, une merveille s'est accomplie.
Ô fils de Jessé, de ta descendance sont nés deux fils ...

18. Salomon était impur à l'image de sa volonté,
le fruit de la terre l'était à l'image de sa racine;
la volonté du Fils pur était limpide
et sa Nature était pure à l'image de son Père.
Le troupeau de l'Agneau pur est chaste lui aussi,
mais la horde de l'impudique était elle-même impure.
Les filles de Tyr l'avaient séduit;
mais Toi, mon Seigneur, ainsi qu'il est écrit,
la fille de Tyr T'a adoré (Ps 44,12-13) .

Fin de l'hymne sur le disciple dont la béatitude fut grande.


XXXI. Sur la naissance du Seigneur.


Sur la mélodie: Je crains de chanter les louanges.

1. Toi, Christ, Tu as donné la vie à la création par ta Naissance,
par cette naissance visible d'un sein charnel.
Toi, Christ, Tu as confondu le savoir humain par ta Naissance,
par cette naissance qui surgit
de l'éternité du sein invisible du Père.
A ton sujet, je m'étonnais de deux choses,
de ce que les égarés par Toi trouvent la vie,
et de ce que les scrutateurs par Toi s'égarent.

Répons: Louange à Toi, mon Seigneur, et à ton Père !

2. Tu es le bon trésorier de ton Père miséricordieux;
en ta Main est la clé du trésor de sa Miséricorde.
Tu ouvres et introduis les dons de tous les hommes;
Tu ouvres et fais sortir l'expiation pour tous les hommes;
Bienheureux celui qui a introduit son offrande
par Toi et obtenu miséricorde en échange !

3. En Toi l'on sert dans le saint des saints la divinité.
Tu fais monter les sacrifices et tu répands la libation.
Ne repousse pas notre sacrifice à cause des souillures
qui s'y attachent.
Notre prière est le sacrifice, nos pleurs sont la libation.
Bienheureux celui qui fit monter son offrande par Toi
et dont le parfum fut rendu agréable par Toi !

4. Aspersion purificatrice, hysope expiatoire
qui a expié tous les péchés dans le baptême avec l'eau !
Impuissantes les aspersions de tous les lévites
à racheter ne serait-ce qu'un seul peuple
avec leurs faibles touffes d'hysope.
Bienheureux les peuples, car la pitié de Dieu s'est faite hysope
et les a purifiés par miséricorde.

5. Offrande agréable qui pour nous fut présentée,
Victime sanctifiante qui S'est offerte Elle-même;
Libation qui fit disparaître le sang des veaux et des moutons;
Agneau qui Se fit Lui-même prêtre sacrificateur !
Bienheureux celui dont la prière s'est faite encensoir
et qui par Toi l'a présentée à ton Père !

6. La Loi du peuple réprouvait les souillures visibles;
la Miséricorde qui a élu les peuples supporte leurs souillures.
Ce ne sont pas les souillures
qu'elle a choisies mais les pénitents qu'elle accueille;
ta Beauté sans tache, mon Seigneur,
ne repousse pas nos souillures.
Bienheureux celui qui a effacé ses taches par Toi
et par Toi uniquement est devenu beau tout entier.

7. Trésor enrichissant venu chez les indigents,
Source désaltérante qui coula pour ceux qui avaient soif,
Doctrine habile venue chez les simples,
Souvenir qui a chassé l'oubli de la création !
Bienheureux celui qui a reconnu qui Tu es, Christ,
qui ainsi T'a acquis et est devenu ta propriété.

8. Tu es la confiance; car auprès de Toi le désespoir s'est tu.
Tu es le roc, car sur Toi fut construit l'édifice des peuples.
Tu es la présure par laquelle se rassemblent les sens dispersés.
Mur victorieux qui protège les faibles!
Bienheureux celui qui comprit comment et combien Tu l'as aimé
et qui pleura de honte de t'avoir payé d'ingratitude !

9. Porte qui égalise et en même temps différencie !
Car en ce monde chacun est entré par elle
dans (le royaume de) la vérité,
mais dans l'autre monde elle conduit différemment à la vie.
Ici sa Miséricorde a rendu tous les hommes égaux,
là-bas Il séparera par ton jugement.
Bienheureux celui qui s'est souvenu de sa mort à chaque instant
et a fait beaucoup de provision pour sa route !

10. Creuset accusateur qui ignore les considérations de personne,
entre le peuple et les peuples Il a trié et a vérifié.
Si le métal falsifié du peuple entrait, il était découvert et rejeté;
si le métal authentique des peuples entrait
il trouvait confiance et élection.
Bienheureux celui qui est devenu son propre juge
et qui s'est accusé lui-même en Toi !

11. O joug qui a libéré les hommes nés libres et devenus esclaves !
Ils s'accommodent de la corvée de leur servitude intérieure,
ils ne haïssent que le joug de la servitude extérieure.
Ils ont vendu leur liberté et acheté en échange leur servitude.
Bienheureux celui qui s'est délivré avec ton Aide de sa captivité
et qui par Toi a capturé son ravisseur.

12. Miroir limpide placé devant les peuples !
Ils ont acquis un oeil invisible, s'approchèrent
et y plongèrent leurs regards.
Comme ils virent leurs laideurs, ils se blâmèrent eux-mêmes,
ils effacèrent en Lui leurs souillures, leur parure resplendit en Lui.
Bienheureux celui qui s'est fait l'accusateur
de sa laideur pour ta Beauté
et qui a imprimé sur lui ton Image.

13. Grappe de miséricorde: elle se trouvait dans la vigne
ingrate pour les soins reçus et qui refusait de produire !
La grappe à laquelle la vigne n'avait donné
qu'amertume répandit sa douceur;
pressée, elle donna aux peuples l'élixir de vie.
Bienheureux qui a bu de son vin suave
et ne s'est pas livré en secret au dérèglement.

14. Bel Épi qui a poussé parmi l'affreuse ivraie :
sans effort Il a fourni le pain de vie aux affamés;
Il a levé la malédiction qui pesait sur Adam
qui devait manger à force de sueur
le pain des souffrances et des épines.
Heureux celui qui a pu manger de son pain béni
et a ainsi éloigné de lui la malédiction!

15. Timonier expérimenté qui a vaincu la mer déchaînée,
ta Croix célébrée est apparue,
elle est devenue le gouvernail du salut.
Ton vent de miséricorde a soufflé
et les bateaux ont quitté en droite ligne
la mer déchaînée (pour entrer) dans le havre de paix.
Heureux celui qui s'est fait son propre timonier
et a ramené à terre sain et sauf son trésor !

16. Mais quittons toutes les grandes choses
que le Très-Bon a faites par amour;
regardons ce que chaque jour Il accomplit parmi nous !
Que de saveur pour la bouche, que de beautés pour l'oeil,
que de mélodies pour l'oreille, que de parfums pour l'odorat !
Qui serait capable de remercier assez
pour ces petites choses ?

17. Qui pourrait rendre la dette immense d'un seul jour ?
Quand bien même l'on trouverait en soi
une puissante source de mots,
on ne pourrait remercier par des paroles et des chants...
Ô Très-Bon auquel on refuse la gratitude!
Bien qu'Il soit payé chaque jour d'ingratitude,
Il ne cesse de faire du bien !

Fin de l'hymne sur la naissance de notre Seigneur.



LETTRE AU MOINE JEAN SUR LA PATIENCE

Au moine Jean: de la patience; soin qu'il faut avoir pour ne pas se laisser entraîner par les suggestions de la pensée, sous prétexte de justifications, ni dire: "Je m'en vais vivre en pasteur".


I. De la tempérance

Malgré les nombreuses exhortations que nous avons prodiguées au pieux Théodore, nous n'avons pu parvenir à le fixer où il était. Il nous a toujours répondu: "Si vous voulez m'aider, si vous tenez à sauver mon âme en Dieu, reléguez-moi dans votre monastère." "Mais, lui ai-je dit, la direction de cet asile, je l'ai confiée à notre cher frère Jean, et il m'est impossible, sans le consulter, d'y envoyer qui que ce soit." Je dois avouer cependant que j'ai été charmé que vous ayez reçu ce bon frère. Il m'a raconté à son retour l'intérêt que vous lui avez témoigné. Ils méritent bien, en effet, nos respects, les hommes qui, comme lui, mettent l'amour de Dieu au-dessus de celui d'un père ou d'une mère, des frères et des soeurs, d'une épouse et d'un fils, des parents et des amis. Vous avez fait, du reste, votre devoir, en donnant par vous-même l'exemple d'une bonne oeuvre, et surtout aux yeux des frères qui vous entourent; c'est dire: "Voyez mes actes et imitez-les". L'apôtre saint Paul ne prêche pas autrement:

"Suivez mon exemple, dit-il, comme je suis celui de Jésus-Christ" (1Co 4,16). De cette manière, ceux qui résistent aux paroles, se laissent quelquefois persuader par les actions. Vous ne négligerez pas pour cela votre ministère spirituel, et les besoins terrestres ne vous feront pas oublier votre sainte union en Dieu; car la parole du Seigneur sagement méditée, annoncée avec douceur, nourrit l'âme et la protège, conserve le corps et le fortifie, repousse les démons, et procure à l'esprit une parfaite et constante sérénité.

Quant à ces hommes qui veulent entreprendre des choses au-delà des règles et des ordres donnés, qui se jettent à travers des périls insurmontables, laissez-moi vous rappeler "qu'on ne doit être plus sage qu'il ne faut, que la sagesse a ses bornes"; et cet autre passage de l'écriture: "Ne cherchez pas à devenir trop justes, trop de science pourrait vous éblouir" (Rm 12,16). On a vu, en effet, dans ces derniers temps, quelques frères abandonner leur modeste demeure et se retirer dans un coin de terre bien désert, bien aride, bien stérile: les nombreux conseils de leurs saints pères, de leurs frères, ne les ont pas arrêtés, et ils n'y ont répondu que par ces mots: "Nous allons vivre en pasteurs". Mais, après s'être ainsi exilés au milieu des solitudes les plus sauvages, se voyant emprisonnés dans leur isolement, mille souffrances sont venues les assaillir; alors ils ont cherché à retourner aux lieux habités, et ils n'ont pu s'arracher à la prison qui les enveloppait de toute part, imprudents qu'ils avaient été de s'avancer au coeur des déserts; ils tombaient sur la terre nue et disputaient bientôt le reste de leur vie à la faim, à la soif et à la chaleur. Grâce aux soins de la Providence divine, quelques-uns d'entre eux, près de succomber au froid, ont été accueillis par des voyageurs qui les ont mis sur leurs propres montures et les ont ramenés parmi les habitations des hommes; plusieurs cependant avaient déjà rendu leur âme à Dieu et leur corps était devenu la proie des grands oiseaux et des bêtes fauves. Ceux même qu'on a eu le bonheur de sauver ont eu à souffrir de longues infirmités, et ont bien dû s'avouer qu'il ne faut jamais rien entreprendre sans de mûres réflexions; car tous ceux qui, cédant à la téméraire impulsion de leurs pensées, ont choisi pour retraite des contrées incultes et malsaines, se sont volontairement donné la mort; aussi bien que certains autres, voulant se soustraire au joug de l'obéissance et refusant leur concours au service général. Plusieurs encore, trompés par l'adulation de leur coeur et se fiant aux louanges de la crédulité, sont devenus, selon leur expression, simples pasteurs, et se sont exposés aux mêmes dangers faute d'avoir mesuré la tâche qu'ils s'imposaient. Il est donc bien important, mon très cher frère, de ne pas nous abandonner sans un mûr examen aux conseils de notre esprit; chacun doit, au contraire, consulter ses forces et se soumettre à son prochain par esprit de charité. Et quelqu'un de nous croirait-il avoir atteint la suprême puissance, croirait-il pouvoir commander à ses passions, dompter ses penchants; qu'il se méfie encore de lui-même, s'il ne veut pas qu'on lui applique ces paroles des écritures: "Le roi téméraire tombera et ne sera relevé que par l'ange de lumière" (Pr 13,17) .

On va plus loin, et on dit: Pourquoi l'histoire parle-t-elle de plusieurs saints pères qui ont ainsi vécu? A cela nous répondrons par la vie elle-même des saints pères, afin qu'on soit forcé de convenir qu'ils n'ont jamais rien fait sans raison, sans motif, sans dessein. Voici ce qu'il est écrit au sujet du saint abbé Macaire; ce sont ses propres paroles: "Assis, dit-il, dans ma cellule, je travaillais à devenir religieux et j'avais à soutenir une lutte continuelle avec moi-même; une voix intérieure me disait: 'Pars, relègue-toi dans un ermitage solitaire, et fais attention à ce que tu y verras.' J'ai ainsi lutté avec ma passion pendant cinq ans entiers, faisant cette réflexion, peut-être n'est-ce là qu'une suggestion du démon." Comprenez-vous la prudence du saint personnage? S'est-il laissé persuader, est-il parti dès l'abord, a-t-il écouté son esprit? Non certes; il a persévéré, demandant à la réflexion, aux jeûnes, aux veilles et à Dieu si ce n'était pas une tentation de l'esprit du mal; et nous, insensés que nous sommes, à la moindre velléité, nous ne pouvons résister, nous nous laissons entraîner; et cela sans avoir recours à la prière pour nous éclairer, sans même daigner écouter les conseils de l'expérience; aussi sommes-nous bientôt la proie du démon. Le saint père dont nous parlons ajoute qu'obsédé sans cesse par la même pensée, il y céda enfin, se rendit dans le désert, y trouva un lac au milieu duquel s'élevait une île, et où venaient se désaltérer des troupeaux entiers. Là, il rencontra deux hommes n'ayant aucun vêtement, et, les ayant entendus parler entre eux, il leur demanda: "Comment pourrais-je devenir solitaire ?" Et ils lui répondirent: "Celui qui ne sait pas renoncer à tous les objets terrestres ne sera jamais bon solitaire." Et lui, dans son humilité: "Mais je suis faible, moi, je n'ai pas votre courage." - "Alors, retourne dans ta cellule et pleures-y tes péchés." Homme vraiment divin, comme tu te juges! Quelle prudence dans cette belle âme! Celui dont tous les actes étaient édifiants et méritoires ne se jugea pas assez fort pour accomplir un acte aussi simple, et répondit: "Je suis faible, moi, et je n'ai pas votre courage." Et nous, sans que la persécution nous y force, sans que rien nous y pousse, nous nous laissons entraîner par notre amour-propre, par je ne sais quelle condescendance envers nous-mêmes, et nous entreprenons des choses bien au-dessus de nos forces; on dirait que nous voulons tenter le Seigneur notre Dieu, et c'est là une chose bien affreuse! Malheur à celui qui s'appuie et se fie à ses seules forces, même dans ce qui ne demande que de l'inclination et de l'habitude. Malheur à lui si sa confiance n'est pas en Dieu seul, car de Dieu seul émanent toute force et toute puissance.

Jetons un coup d'oeil sur la vie du saint abbé Antoine, nous verrons qu'il a toujours agi d'après les inspirations de Dieu, et cependant n'a-t-il pas toujours vécu dans un monastère? N'a-t-il pas toujours couvert son corps de vêtements? Ne s'est-il pas toujours nourri comme nous? N'a-t-il pas travaillé comme nous? N'a-t-il pas eu aussi des disciples qui pleurèrent sa mort et l'ensevelirent? Et certes, le bienheureux personnage dont je viens de parler n'est pas le seul qui ait mené ce genre de vie; combien d'autres saints pères n'ont jamais quitté la vie religieuse, prodiguant sans cesse leurs conseils et leurs secours à tous ceux qui s'adressaient à eux, guérissant les malades, opérant des miracles au nom du Seigneur: flambeaux resplendissants par l'éclat de leurs vertus! Voilà les moeurs et les actes que nous devons imiter, nous tous qui voulons marcher dans la voie du salut, prenons garde toutefois de ne dévier ni à droite ni à gauche! La tranquillité, les veilles, le jeûne, la prière, les larmes, les cérémonies religieuses, la pratique de la vérité, l'étude des saintes Ecritures sont les seuls moyens à employer pour fortifier et rendre féconde notre âme. Rendons-nous dignes de la participation fréquente au saints et immaculés mystères, si nous voulons que notre âme, toujours lavée de ses moindres souillures, forte contre toute pensée mauvaise, soit à l'abri des pièges du démon et sous la protection immédiate du Seigneur. Professons en toute circonstance la charité vraie et bien entendue envers nos frères et envers tout le monde; car c'est de nous-mêmes que viennent les premiers titres à la miséricorde ou à la colère divine. En effet, elle ne connut jamais de mensonge, la bouche qui a dit: "Ce que vous ferez pour le moindre de mes frères, vous le ferez pour moi" (Mt 25,40); et qui ajoute, en parlant de ces coeurs endurcis et sourds à la voix de la pitié: "Puisque vous n'avez rien fait pour le moindre des miens, vous n'avez rien fait pour moi. Voilà ceux qu'attendent mes flammes vengeresses; les justes seuls vivront éternellement" (Mt 25,45-46). Les anciens offraient en sacrifice au Maître de la terre de jeunes taureaux, des agneaux et des béliers sans tache (Lv 1 Lv 3 cf.; ne devons-nous pas, par l'intermédiaire de l'Esprit saint, lui offrir notre corps? Donc il faut le conserver pur de toute mauvaise action, de tout mauvais penchant, si nous voulons faire agréer notre sacrifice.

La seule pensée de Dieu donnera aux âmes chastes les moyens de se sanctifier, car seule elle éclaire de ses rayons tout coeur mortel. Quant à ceux dont la volonté est encore chancelante, ils n'ont besoin que de quelques bons exemples pour suivre et pratiquer la vertu. La pureté est sous nos yeux. Si les hommes qui, au dire du monde, sont vaillants dans les combats, se nourrissent d'exemples et s'entourent en tous lieux de tableaux militaires, pour y apprendre à lancer une flèche, à pousser un dard, à attaquer, à battre en retraite, à moissonner les ennemis l'épée à la main, ces peintures ont pour but de stimuler les générations suivantes et de célébrer la gloire de ceux qui ont fait preuve de courage en repoussant l'ennemi. Le pinceau a aussi représenté les combats livrés par les saints dans le silence de l'oratoire pour encourager les uns, pour édifier les autres. Concluons de là qu'il nous faut régler notre vie et la suspendre, pour ainsi dire, en public, afin que tout le monde puisse la voir; ne cessons donc pas un instant de pratiquer la vertu, de peur que le pinceau ne rappelle de nous quelque particularité blâmable ou futile. N'est-il pas honteux, par exemple, de voir dans un tableau les familiarités secrètes d'une femme et d'un homme, surtout s'il est revêtu d'un caractère particulier de piété? Je ne parle pas de celles d'homme à homme et cependant la sainte écriture a dit: "Ils se prostituaient honteusement entre eux" (Rm 1,27). De pareilles scènes doivent faire baisser les yeux du plus impudent, et il faut s'en interdire même la vue. Or, si la pudeur nous dit que nous rougirions d'être le sujet de pareils tableaux, redoublons d'efforts pour fuir les passions honteuses et nous attacher de plus en plus à la vertu, afin que l'ensemble et les détails de notre vie, si jamais la peinture s'en empare, soient beaux et honnêtes, afin que tous ceux sous les yeux desquels ils paraîtront ne puissent y trouver que des enseignements de sagesse sans la moindre souillure, sans le moindre oubli de la vertu.

Il est ineffaçable, le souvenir historique de Sodome, qui nous retrace la maison du juste entourée d'homme corrompus et abrutis poursuivant leurs coupables habitudes jusqu'au jour où, privés de la lumière du soleil, étouffés sous des torrents de flamme, ils sont allés mêler leurs cendres aux cendres brûlantes du sol qu'ils avaient souillé de leur hideuse dépravation. Cette page historique est, pour ainsi dire, un tableau effrayant, que notre souverain Créateur a placé devant nos yeux à tous, pour solliciter nos réflexions à ce sujet et nous faire reculer devant le contact des méchants. Quant aux hommes qui ferment les yeux et qui ne veulent pas voir le tableau que nous leur présentons, ils ne tarderont pas à rouler dans le gouffre des passions désordonnées. Pour vous, mon frère, vous aurez sans cesse ces faits présents à l'esprit, et ne fût-ce que par la crainte de Dieu et de sa colère, vous étoufferez tous les vices, vous éteindrez le feu de toutes les passions. Quel homme, en effet, à moins qu'il ne soit frappé d'imbécillité, et qu'il regarde pour ne pas voir, pourrait écouter sans frémir et sans être saisi d'épouvante, le récit des vengeances célestes? Oui, j'avoue ma faiblesse, chaque fois que j'examine les détails de cette épouvantable histoire, je gémis, et laissant tomber mon front sur mes genoux, je verse des larmes. Comment, je le répète, ne pas trembler jusqu'au fond de l'âme en considérant avec l'oeil pur de l'esprit ces torrents de flamme embrasant la terre, dont les pâles habitants se fondent comme de la cire, disparaissent comme de la fumée? N'y a-t-il pas dans ces exemples passés de quoi émouvoir l'âme la plus impassible? Ayons donc souvent, ayons sans cesse les yeux tournés vers ces exemples, afin que, marchant dans la bonne voie, nous échappions à de tels supplices; car la négligence dans le mal double l'audace, et toutes deux font naître l'habitude. Or, ceux qui contractent l'habitude du mal arrivent souvent à de tristes conséquences, parce que c'est un ver qui ronge intérieurement les fruits du saint Esprit; mais, par compensation, arrêtons nos regards sur ce pieux Joseph, qui laisse son manteau entre les mains de l'égyptienne, plutôt que de céder à ses désirs criminels (Gn 39); ou bien sur la bienheureuse Suzanne, qui, grâce à une résolution pieuse et ferme, repousse les vieillards de Babylone, dont les efforts voulaient l'entraîner au péché (Da 13). A leur exemple, mon frère, luttons avec constance, et soyons bien convaincus que "tout ce qui est maintenant caché sera mis au jour" (Lc 12,2); il faut que nous méritions notre part des éloges de la postérité, si elle en donne à la vertu. Il faut nous faire placer parmi ceux qu'on loue et non parmi ceux qu'on blâme.

Voilà sur l'objet de vos recherches et sur la manière de se conduire avec des frères, afin d'être agréable au seul Dieu vivant, ce que l'Esprit de la grâce m'a inspiré pour répondre à ce que vous exigez de moi. Que le Seigneur soit toujours entre nous, car c'est la source de vie qui répand à grands flots la paix, la satisfaction et l'espérance, sur tous ceux qui Le cherchent avec sincérité. Saluez pour moi vos frères qui vous entourent, mes frères ici vous saluent.



Ephrem, écrits - Discours sur l'enfantement de la Vierge