1995 Evangelium Vitae 57

" J'étais encore inachevé, tes yeux me voyaient "

(Ps 139,16)

Le crime abominable de l'avortement

58
Parmi tous les crimes que l'homme peut accomplir contre la vie, l'avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme " un crime abominable " , en même temps que l'infanticide (54). Mais aujourd'hui, dans la conscience de nombreuses personnes, la perception de sa gravité s'est progressivement obscurcie. L'acceptation de l'avortement dans les mentalités, dans les moeurs et dans la loi elle-même est un signe éloquent d'une crise très dangereuse du sens moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer entre le bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie est en jeu. Devant une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité en face et d'appeler les choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans céder à des compromis par facilité ou à la tentation de s'abuser soi-même. À ce propos, le reproche du Prophète retentit de manière catégorique : " Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres "
Is 5,20. Précisément dans le cas de l'avortement, on observe le développement d'une terminologie ambiguë, comme celle d' " interruption de grossesse " , qui tend à en cacher la véritable nature et à en atténuer la gravité dans l'opinion publique. Ce phénomène linguistique est sans doute lui-même le symptôme d'un malaise éprouvé par les consciences. Mais aucune parole ne réussit à changer la réalité des choses : l'avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d'un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance. La gravité morale de l'avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l'on reconnaît qu'il s'agit d'un homicide et, en particulier, si l'on considère les circonstances spécifiques qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui commence à vivre, c'est-à-dire l'être qui est, dans l'absolu, le plus innocent qu'on puisse imaginer : jamais il ne pourrait être considéré comme un agresseur, encore moins un agresseur injuste ! Il est faible, sans défense, au point d'être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est entièrement confié à la protection et aux soins de celle qui le porte dans son sein. Et pourtant, parfois, c'est précisément elle, la mère, qui en décide et en demande la suppression et qui va jusqu'à la provoquer. Il est vrai que de nombreuses fois le choix de l'avortement revêt pour la mère un caractère dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la conception n'est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité, mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l'enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu'il serait mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables, pour graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la suppression délibérée d'un être humain innocent.

(54) GS 51 :"Abortus necnon infanticidium nefanda sunt crimina".


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Pour décider de la mort de l'enfant non encore né, aux côtés de la mère, se trouvent souvent d'autres personnes. Avant tout, le père de l'enfant peut être coupable, non seulement lorsqu'il pousse expressément la femme à l'avortement, mais aussi lorsqu'il favorise indirectement sa décision, parce qu'il la laisse seule face aux problèmes posés par la grossesse (55) : de cette manière, la famille est mortellement blessée et profanée dans sa nature de communauté d'amour et dans sa vocation à être " sanctuaire de la vie " . On ne peut pas non plus passer sous silence les sollicitations qui proviennent parfois du cercle familial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est soumise à des pressions tellement fortes qu'elle se sent psychologiquement contrainte à consentir à l'avortement : sans aucun doute, dans ce cas, la responsabilité morale pèse particulièrement sur ceux qui l'ont forcée à avorter, directement ou indirectement. De même les médecins et le personnel de santé sont responsables, quand ils mettent au service de la mort les compétences acquises pour promouvoir la vie. Mais la responsabilité incombe aussi aux législateurs, qui ont promu et approuvé des lois en faveur de l'avortement et, dans la mesure où cela dépend d'eux, aux administrateurs des structures de soins utilisées pour effectuer les avortements. Une responsabilité globale tout aussi grave pèse sur ceux qui ont favorisé la diffusion d'une mentalité de permissivité sexuelle et de mépris de la maternité, comme sur ceux qui auraient dû engager - et qui ne l'ont pas fait - des politiques familiales et sociales efficaces pour soutenir les familles, spécialement les familles nombreuses ou celles qui ont des difficultés économiques et éducatives particulières. On ne peut enfin sous-estimer le réseau de complicités qui se développe, jusqu'à associer des institutions internationales, des fondations et des associations qui luttent systématiquement pour la légalisation et pour la diffusion de l'avortement dans le monde. Dans ce sens, l'avortement dépasse la responsabilité des individus et le dommage qui leur est causé, et il prend une dimension fortement sociale : c'est une blessure très grave portée à la société et à sa culture de la part de ceux qui devraient en être les constructeurs et les défenseurs. Comme je l'ai écrit dans ma Lettre aux familles, " nous nous trouvons en face d'une énorme menace contre la vie, non seulement d'individus, mais de la civilisation tout entière " (56). Nous nous trouvons en face de ce qui peut être défini comme une " structure de péché " contre la vie humaine non encore née.

(55) Cf.
MD 14 (15 août 1988) : AAS 80 (1988), p. 1686.
(56) N. 21 : AAS 86 (1994), p. 920.


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Certains tentent de justifier l'avortement en soutenant que le fruit de la conception, au moins jusqu'à un certain nombre de jours, ne peut pas être encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, " dès que l'ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n'est celle ni du père ni de la mère, mais d'un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s'il ne l'est pas dès lors. À cette évidence de toujours, la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant : une personne, cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation, est commencée l'aventure d'une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir " (57). Même si la présence d'une âme spirituelle ne peut être constatée par aucun moyen expérimental, les conclusions de la science sur l'embryon humain fournissent " une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence personnelle dès cette première apparition d'une vie humaine : comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine ? " (58). D'ailleurs, l'enjeu est si important que, du point de vue de l'obligation morale, la seule probabilité de se trouver en face d'une personne suffirait à justifier la plus nette interdiction de toute intervention conduisant à supprimer l'embryon humain. Précisément pour ce motif, au-delà des débats scientifiques et même des affirmations philosophiques à propos desquelles le Magistère ne s'est pas expressément engagé, l'Eglise a toujours enseigné, et enseigne encore, qu'au fruit de la génération humaine, depuis le premier moment de son existence, doit être garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû à l'être humain dans sa totalité et dans son unité corporelle et spirituelle : " L'être humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie " (59).

(57) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclaration sur l'avortement provoqué (18 novembre 1974), nn. 12-13: AAS 66 (1974), p. 738. (58) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction Donum vitae (22 février 1987), I,
Dvitae n.1 : AAS 80 (1988), pp. 78-79.
(59) Ibid., l. c., p. 77.


61
Les textes de la Sainte Ecriture, qui ne parlent jamais d'avortement volontaire et donc ne comportent pas de condamnations directes et spécifiques à ce sujet, manifestent une telle considération pour l'être humain dans le sein maternel, que cela exige comme conséquence logique qu'à lui aussi s'étend le commandement de Dieu : " Tu ne tueras pas " . La vie humaine est sacrée et inviolable dans tous les moments de son existence, même dans le moment initial qui précède la naissance. Depuis le sein maternel, l'homme appartient à Dieu qui scrute et connaît tout, qui l'a formé et façonné de ses mains, qui le voit alors qu'il n'est encore que petit embryon informe et qui entrevoit en lui l'adulte qu'il sera demain, dont les jours sont comptés et dont la vocation est déjà consignée dans le " livre de vie "
Ps 139,1 Ps 139,13-16. Là aussi, lorsqu'il est encore dans le sein maternel - comme de nombreux textes bibliques (60) en témoignent-, l'homme est l'objet le plus personnel de la providence amoureuse et paternelle de Dieu. Des origines à nos jours - comme le montre bien la Déclaration publiée sur ce sujet par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (61) -, la Tradition chrétienne est claire et unanime pour qualifier l'avortement de désordre moral particulièrement grave. Depuis le moment où elle s'est affrontée au monde gréco-romain, dans lequel l'avortement et l'infanticide étaient des pratiques courantes, la première communauté chrétienne s'est opposée radicalement, par sa doctrine et dans sa conduite, aux moeurs répandues dans cette société, comme le montre bien la Didachè, déjà citée (62). Parmi les écrivains ecclésiastiques du monde grec, Athénagore rappelle que les chrétiens considèrent comme homicides les femmes qui ont recours à des moyens abortifs, car même si les enfants sont encore dans le sein de leur mère, " Dieu a soin d'eux " (63). Parmi les latins, Tertullien affirme : " C'est un homicide anticipé que d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache l'âme déjà née ou qu'on la détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un homme " (64). À travers son histoire déjà bimillénaire, cette même doctrine a été constamment enseignée par les Pères de l'Eglise, par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions de caractère scientifique et philosophique à propos du moment précis de l'infusion de l'âme spirituelle n'ont jamais comporté la moindre hésitation quant à la condamnation morale de l'avortement.

(60) Ainsi parle le prophète Jérémie :"La parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : "Avant même de te former au ventre maternel, je t'ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t'ai consacré; comme prophète des nations, je t'ai établi"" Jr 1,4-5. De son côté, le Psalmiste s'adresse au Seigneur en ces termes :" Sur toi j'ai mon appui dès le sein, toi ma part dès les entrailles de ma mère" Ps 71,6 Is 46,3 Jb 10,8-12 Ps 22,10-11. Dans l'épisode merveilleux de la rencontre des deux mères, Elisabeth et Marie, et des deux fils, Jean-Baptiste et Jésus, encore cachés dans le sein maternel Lc 1,39-45, l'Evangéliste Luc souligne aussi que l'enfant perçoit l'arrivée de l'Enfant et exulte de joie.
(61) Cf. Déclaration sur l'avortement provoqué (18 novembre 1974): AAS 66 (1974), pp. 740-747.
(62)"Tu ne tueras pas l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après la naissance": V, 2, SC 248, p. 169.
(63) Supplique au sujet des Chrétiens, n. 35 : PG 6, 969; SC 379, p. 205.
(64) Apologie, IX, 8 : CSEL 69, 24.


62
Plus récemment, le Magistère pontifical a repris cette doctrine commune avec une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans l'encyclique Casti connubii, a repoussé les prétendues justifications de l'avortement (65) ; Pie XII a exclu tout avortement direct, c'est-à-dire tout acte qui tend directement à détruire la vie humaine non encore née, " que cette destruction soit entendue comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de la fin " (66) ; Jean XXIII a réaffirmé que la vie humaine est sacrée, puisque " dès son origine, elle requiert l'action créatrice de Dieu " (67). Comme cela a déjà été rappelé, le deuxième Concile du Vatican a condamné l'avortement avec une grande sévérité : " La vie doit donc être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception : l'avortement et l'infanticide sont des crimes abominables " (68). Depuis les premiers siècles, la discipline canonique de l'Eglise a frappé de sanctions pénales ceux qui se souillaient par la faute de l'avortement, et cette pratique, avec des peines plus ou moins graves, a été confirmée aux différentes époques de l'histoire. Le Code de Droit canonique de 1917 prescrivait pour l'avortement la peine de l'excommunication (69). La législation canonique rénovée se situe dans cette ligne quand elle déclare que celui " qui procure un avortement, si l'effet s'ensuit, encourt l'excommunication latae sententiae " (70), c'est-à-dire automatique. L'excommunication frappe tous ceux qui commettent ce crime en connaissant la peine encourue, y compris donc aussi les complices sans lesquels sa réalisation n'aurait pas été possible (71) : par la confirmation de cette sanction, l'Eglise désigne ce crime comme un des plus graves et des plus dangereux, poussant ainsi ceux qui le commettent à retrouver rapidement le chemin de la conversion. En effet, dans l'Eglise, la peine de l'excommunication a pour but de rendre pleinement conscient de la gravité d'un péché particulier et de favoriser donc une conversion et une pénitence adéquates. Devant une pareille unanimité de la tradition doctrinale et disciplinaire de l'Eglise, Paul VI a pu déclarer que cet enseignement n'a jamais changé et est immuable (72). C'est pourquoi, avec l'autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses successeurs, en communion avec les évêques - qui ont condamné l'avortement à différentes reprises et qui, en réponse à la consultation précédemment mentionnée, même dispersés dans le monde, ont exprimé unanimement leur accord avec cette doctrine -, je déclare que l'avortement direct, c'est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d'un être humain innocent. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est transmise par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et universel (73). Aucune circonstance, aucune finalité, aucune loi au monde ne pourra jamais rendre licite un acte qui est intrinsèquement illicite, parce que contraire à la Loi de Dieu, écrite dans le coeur de tout homme, discernable par la raison elle-même et proclamée par l'Eglise.

(65) Cf. Encycl. Casti connubii (31 décembre 1930), II: AAS 22 (1930), pp. 562-592.
(66) Discours à l'Union médico-biologique"Saint-Luc"(12 novembre 1994) : Discorsi e Radiomessaggi, VI (1944-1945), p. 191; cf. Discours à l'Union catholique italienne des Sages-femmes (29 octobre 1951), II: AAS 43 (1951), p. 838.
(67)
MM 1 (15 mai 1961), III: AAS 53 (1961), p. 447.
(68) GS 51.
(69) Cf. CIC 2350, n1.
(70) Code de droit canonique, CIC 1398; cf. aussi Code des canons des Eglises orientales, CIO 1450, n2.
(71) Cf. CIC 1329; de même Code des canons des Eglises orientales, CIO 1417.
(72) Discours aux Juristes catholiques italiens (9 décembre 1972): AAS 64 (1972), p. 777; Encycl. HV 14 (25 juillet 1968): AAS 60 (1968), p. 490
(73) LG 25.


63
. L'évaluation morale de l'avortement est aussi à appliquer aux formes récentes d'intervention sur les embryons humains qui, bien que poursuivant des buts en soi légitimes, en comportent inévitablement le meurtre. C'est le cas de l'expérimentation sur les embryons, qui se répand de plus en plus dans le domaine de la recherche biomédicale, et qui est légalement admise dans certains Etats. Si " on doit considérer comme licites les interventions sur l'embryon humain, à condition qu'elles respectent la vie et l'intégrité de l'embryon et qu'elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais qu'elles visent à sa guérison, à l'amélioration des conditions de santé, ou à sa survie individuelle " (74), on doit au contraire affirmer que l'utilisation des embryons ou des foetus humains comme objets d'expérimentation constitue un crime contre leur dignité d'êtres humains, qui ont droit à un respect égal à celui dû à l'enfant déjà né et à toute personne (75). La même condamnation morale concerne aussi le procédé qui exploite les embryons et les foetus humains encore vivants - parfois " produits " précisément à cette fin par fécondation in vitro -, soit comme " matériel biologique " à utiliser, soit comme donneurs d'organes ou de tissus à transplanter pour le traitement de certaines maladies. En réalité, tuer des créatures humaines innocentes, même si c'est à l'avantage d'autres, constitue un acte absolument inacceptable. On doit accorder une attention particulière à l'évaluation morale des techniques de diagnostic prénatal, qui permettent de mettre en évidence de manière précoce d'éventuelles anomalies de l'enfant à naître. En effet, à cause de la complexité de ces techniques, cette évaluation doit être faite avec beaucoup de soin et une grande rigueur. Ces techniques sont moralement licites lorsqu'elles ne comportent pas de risques disproportionnés pour l'enfant et pour la mère, et qu'elles sont ordonnées à rendre possible une thérapie précoce ou encore à favoriser une acceptation sereine et consciente de l'enfant à naître. Cependant, du fait que les possibilités de soins avant la naissance sont aujourd'hui encore réduites, il arrive fréquemment que ces techniques soient mises au service d'une mentalité eugénique, qui accepte l'avortement sélectif pour empêcher la naissance d'enfants affectés de différents types d'anomalies. Une pareille mentalité est ignominieuse et toujours répréhensible, parce qu'elle prétend mesurer la valeur d'une vie humaine seulement selon des paramètres de " normalité " et de bien- être physique, ouvrant ainsi la voie à la légitimation de l'infanticide et de l'euthanasie. En réalité, cependant, le courage et la sérénité avec lesquels un grand nombre de nos frères, affectés de graves infirmités, mènent leur existence quand ils sont acceptés et aimés par nous, constituent un témoignage particulièrement puissant des valeurs authentiques qui caractérisent la vie et qui la rendent précieuse pour soi et pour les autres, même dans des conditions difficiles. L'Eglise est proche des époux qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance, acceptent d'accueillir les enfants gravement handicapés ; elle est aussi reconnaissante à toutes les familles qui, par l'adoption, accueillent les enfants qui ont été abandonnés par leurs parents, en raison d'infirmités ou de maladies.

(74) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction Donum vitae (22 février 1987), I,
Dvitae n.3: AAS 80 (1988), p. 80
(75) Cf. Charte des droits de la famille (22 octobre 1983), art. 4b : Typographie polyglotte vaticane, 1983 ; La Documentation catholique, 1983, p. 1155.


" C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre "

(Dt 32,39)

Le drame de l'euthanasie

64
Au terme de l'existence, l'homme se trouve placé en face du mystère de la mort. En raison des progrès de la médecine et dans un contexte culturel souvent fermé à la transcendance, l'expérience de la mort présente actuellement certains aspects nouveaux. En effet, lorsque prévaut la tendance à n'apprécier la vie que dans la mesure où elle apporte du plaisir et du bien-être, la souffrance apparaît comme un échec insupportable dont il faut se libérer à tout prix. La mort, tenue pour " absurde " si elle interrompt soudainement une vie encore ouverte à un avenir riche d'expériences intéressantes à faire, devient au contraire une " libération revendiquée " quand l'existence est considérée comme dépourvue de sens dès lors qu'elle est plongée dans la douleur et inexorablement vouée à des souffrances de plus en plus aiguës. En outre, en refusant ou en oubliant son rapport fondamental avec Dieu, l'homme pense être pour lui-même critère et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à la société de lui garantir la possibilité et les moyens de décider de sa vie dans une pleine et totale autonomie. C'est en particulier l'homme des pays développés qui se comporte ainsi ; il se sent porté à cette attitude par les progrès constants de la médecine et de ses techniques toujours plus avancées. Par des procédés et des machines extrêmement sophistiqués, la science et la pratique médicales sont maintenant en mesure non seulement de résoudre des cas auparavant insolubles et d'alléger ou d'éliminer la douleur, mais encore de maintenir et de prolonger la vie jusque dans des cas d'extrême faiblesse, de réanimer artificiellement des personnes dont les fonctions biologiques élémentaires ont été atteintes par suite de traumatismes soudains et d'intervenir pour rendre disponibles des organes en vue de leur transplantation. Dans ce contexte, la tentation de l'euthanasie se fait toujours plus forte, c'est-à-dire la tentation de se rendre maître de la mort en la provoquant par anticipation et en mettant fin ainsi " en douceur " à sa propre vie ou à la vie d'autrui. Cette attitude, qui pourrait paraître logique et humaine, se révèle en réalité absurde et inhumaine, si on la considère dans toute sa profondeur. Nous sommes là devant l'un des symptômes les plus alarmants de la " culture de mort " , laquelle progresse surtout dans les sociétés du bien-être, caractérisées par une mentalité utilitariste qui fait apparaître trop lourd et insupportable le nombre croissant des personnes âgées et diminuées. Celles-ci sont très souvent séparées de leur famille et de la société, qui s'organisent presque exclusivement en fonction de critères d'efficacité productive, selon lesquels une incapacité irréversible prive une vie de toute valeur.

65
Pour porter un jugement moral correct sur l'euthanasie, il faut avant tout la définir clairement. Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l'intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. " L'euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés " (76). Il faut distinguer de l'euthanasie la décision de renoncer à ce qu'on appelle l' " acharnement thérapeutique " , c'est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu'elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l'on pourrait espérer ou encore parce qu'elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s'annonce imminente et inévitable, on peut en conscience " renoncer à des traitements qui ne procureraient qu'un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas " (77). Il est certain que l'obligation morale de se soigner et de se faire soigner existe, mais cette obligation doit être confrontée aux situations concrètes ; c'est-à-dire qu'il faut déterminer si les moyens thérapeutiques dont on dispose sont objectivement en proportion avec les perspectives d'amélioration. Le renoncement à des moyens extraordinaires ou disproportionnés n'est pas équivalent au suicide ou à l'euthanasie ; il traduit plutôt l'acceptation de la condition humaine devant la mort (78). Dans la médecine moderne, ce qu'on appelle les " soins palliatifs " prend une particulière importance ; ces soins sont destinés à rendre la souffrance plus supportable dans la phase finale de la maladie et à rendre possible en même temps pour le patient un accompagnement humain approprié. Dans ce cadre se situe, entre autres, le problème de la licéité du recours aux divers types d'analgésiques et de sédatifs pour soulager la douleur du malade, lorsque leur usage comporte le risque d'abréger sa vie. De fait, si l'on peut juger digne d'éloge la personne qui accepte volontairement de souffrir en renonçant à des interventions anti-douleur pour garder toute sa lucidité et, si elle est croyante, pour participer de manière consciente à la Passion du Seigneur, un tel comportement " héroïque " ne peut être considéré comme un devoir pour tous. Pie XII avait déjà déclaré qu'il est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet d'amoindrir la conscience et d'abréger la vie, " s'il n'existe pas d'autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela n'empêche pas l'accomplissement d'autres devoirs religieux et moraux " (79). Dans ce cas, en effet, la mort n'est pas voulue ou recherchée, bien que pour des motifs raisonnables on en courre le risque : on veut simplement atténuer la douleur de manière efficace en recourant aux analgésiques dont la médecine permet de disposer. Toutefois, " il ne faut pas, sans raisons graves, priver le mourant de la conscience de soi " (80):
l'approche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pouvoir satisfaire à leurs obligations morales et familiales, et ils doivent surtout pouvoir se préparer en pleine conscience à leur rencontre définitive avec Dieu. Ces distinctions étant faites, en conformité avec le Magistère de mes Prédécesseurs (81) et en communion avec les évêques de l'Eglise catholique, je confirme que l'euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d'une personne humaine. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est transmise par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et universel (82). Une telle pratique comporte, suivant les circonstances, la malice propre au suicide ou à l'homicide.

(76) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclaration sur l'euthanasie Iura et bona (5 mai 1980), II : AAS 72 (1980), p. 546.
(77) Ibid., IV, l. c., p. 551.
(78) Cf. ibid.
(79) Discours à un groupe international de médecins (24 février 1957), III: AAS 49 (1957), p. 147; cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclar. sur l'euthanasie Iura et bona (5 mai 1980), III : AAS 72 (1980), pp. 547-548.
(80) Pie XII, Discours à un groupe international de médecins (24 février 1957), III : AAS 49 (1957), p. 145.
(81) Cf. Pie XII, Discours à un groupe international de médecins (24 février 1957): AAS 49 (1957), pp. 129-147 ; Congrégation du Saint-Office, Decretum de directa insontium occisione (2 décembre 1940) : AAS 32 (1940), pp. 553-554 ; Paul VI, Message à la télévision française:"Toute vie est sacrée"(27 janvier 1971): Insegnamenti IX (1971), pp. 57-58 (La Documentation catholique, 1971, p. 156) ; Discours à l'International College of Surgeons (1 er juin 1972): AAS 64 (1972), pp. 432-436;
GS 27.
(82) LG 25.


66
Or, le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que l'homicide. La tradition de l'Eglise l'a toujours refusé, le considérant comme un choix gravement mauvais (83). Bien que certains conditionnements psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l'inclination innée de chacun à la vie, atténuant ou supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue objectif, est un acte gravement immoral, parce qu'il comporte le refus de l'amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité envers le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et envers la société dans son ensemble (84). En son principe le plus profond, il constitue un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort, telle que la proclamait la prière de l'antique sage d'Israël : " C'est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux portes de l'Hadès et en fais remonter "
Sg 16,13 Tb 13,2. Partager l'intention suicidaire d'une autre personne et l'aider à la réaliser, par ce qu'on appelle le " suicide assisté " , signifie que l'on se fait collaborateur, et parfois soi-même acteur, d'une injustice qui ne peut jamais être justifiée, même si cela répond à une demande. " Il n'est jamais licite - écrit saint Augustin avec une surprenante actualité - de tuer un autre, même s'il le voulait, et plus encore s'il le demandait parce que, suspendu entre la vie et la mort, il supplie d'être aidé à libérer son âme qui lutte contre les liens du corps et désire s'en détacher ; même si le malade n'était plus en état de vivre cela n'est pas licite " (85). Alors même que le motif n'est pas le refus égoïste de porter la charge de l'existence de celui qui souffre, on doit dire de l'euthanasie qu'elle est une fausse pitié, et plus encore une inquiétante " perversion " de la pitié : en effet, la vraie " compassion " rend solidaire de la souffrance d'autrui, mais elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance. Le geste de l'euthanasie paraît d'autant plus une perversion qu'il est accompli par ceux qui - comme la famille - devraient assister leur proche avec patience et avec amour, ou par ceux qui, en raison de leur profession, comme les médecins, devraient précisément soigner le malade même dans les conditions de fin de vie les plus pénibles. Le choix de l'euthanasie devient plus grave lorsqu'il se définit comme un homicide que des tiers pratiquent sur une personne qui ne l'a aucunement demandé et qui n'y a jamais donné aucun consentement. On atteint ensuite le sommet de l'arbitraire et de l'injustice lorsque certaines personnes, médecins ou législateurs, s'arrogent le pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Cela reproduit la tentation de l'Eden : devenir comme Dieu, " connaître le bien et le mal " Gn 3,5. Mais Dieu seul a le pouvoir de faire mourir et de faire vivre : " C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre " Dt 32,39 2R 5,7 1S 2,6. Il fait toujours usage de ce pouvoir selon un dessein de sagesse et d'amour, et seulement ainsi. Quand l'homme usurpe ce pouvoir, dominé par une logique insensée et égoïste, l'usage qu'il en fait le conduit inévitablement à l'injustice et à la mort. La vie du plus faible est alors mise entre les mains du plus fort ; dans la société, on perd le sens de la justice et l'on mine à sa racine la confiance mutuelle, fondement de tout rapport vrai entre les personnes.

(83) Cf. S. Augustin, La Cité de Dieu I, 20: CCL 47, 22 ; S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II 6,5.
(84) Cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclar. sur l'euthanasie Iura et bona (5 mai 1980), Tanatos I : AAS 72 (1980), p. 545; CEC 2281-2283.
(85) Lettre 204, 5 : CSEL 57, 320.


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Tout autre est au contraire la voie de l'amour et de la vraie pitié, que notre commune humanité requiert et que la foi au Christ Rédempteur, mort et ressuscité, éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte du coeur de l'homme dans sa suprême confrontation avec la souffrance et la mort, spécialement quand il est tenté de se renfermer dans le désespoir et presque de s'y anéantir, est surtout une demande d'accompagnement, de solidarité et de soutien dans l'épreuve. C'est un appel à l'aide pour continuer d'espérer, lorsque tous les espoirs humains disparaissent. Ainsi que nous l'a rappelé le Concile Vatican II, " c'est en face de la mort que l'énigme de la condition humaine atteint son sommet " pour l'homme ; et pourtant " c'est par une inspiration juste de son coeur qu'il rejette et refuse cette ruine totale et ce définitif échec de sa personne. Le germe d'éternité qu'il porte en lui, irréductible à la seule matière, s'insurge contre la mort " (86). Cette répulsion naturelle devant la mort est éclairée et ce germe d'espérance en l'immortalité est accompli par la foi chrétienne, qui promet et permet de participer à la victoire du Christ ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort rédemptrice, a libéré l'homme de la mort, rétribution du péché
Rm 6,23, et lui a donné l'Esprit, gage de résurrection et de vie Rm 8,11. La certitude de l'immortalité future et l'espérance de la résurrection promise projettent une lumière nouvelle sur le mystère de la souffrance et de la mort ; elles mettent au coeur du croyant une force extraordinaire pour s'en remettre au dessein de Dieu. L'apôtre Paul a traduit cette conception nouvelle sous la forme de l'appartenance radicale au Seigneur, qui concerne l'homme dans toutes les situations : " Nul d'entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc, dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur " Rm 14,7-8. Mourir pour le Seigneur signifie vivre sa mort comme un acte suprême d'obéissance au Père Ph 2,8, en acceptant de l'accueillir à l' " heure " voulue et choisie par lui Jn 13,1, qui seul peut dire quand est achevé notre chemin terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie aussi reconnaître que la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une épreuve, peut toujours devenir une source de bien. Elle le devient si elle est vécue par amour et avec amour, comme participation à la souffrance même du Christ crucifié, par don gratuit de Dieu et par choix personnel libre. Ainsi, celui qui vit sa souffrance dans le Seigneur lui est plus pleinement conformé Ph 3,10 1P 2,21 et est intimement associé à son oeuvre rédemptrice pour l'Eglise et pour l'humanité (87). C'est là l'expérience de l'Apôtre que toute personne qui souffre est appelée à revivre : " Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise " Col 1,24.

(86) GS 18.
(87) Cf. Jean-Paul II, Lettre apost. Salvifici doloris (11 février 1984), SD 14-24: AAS 76 (1984), pp. 214-234.



1995 Evangelium Vitae 57