1998 Fides et Ratio 99


CONCLUSION

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Plus de cent ans après la publication de l'encyclique Aeterni Patris de Léon XIII, à laquelle je me suis référé à plusieurs reprises dans ces pages, il m'a semblé qu'il convenait de reprendre à nouveau, et de manière plus systématique, l'exposé des rapports entre la foi et la philosophie. Il est évident que la pensée philosophique a une grande importance dans le développement des cultures et dans l'orientation des comportements personnels et sociaux. Elle exerce aussi une forte influence, que l'on ne reconnaît pas toujours explicitement, sur la théologie et ses différentes disciplines. Pour ces motifs, j'ai considéré qu'il était juste et nécessaire de souligner la valeur qu'a la philosophie pour l'intelligence de la foi et les limites qu'elle rencontre lorsqu'elle oublie ou rejette les vérités de la Révélation. L'Eglise demeure en effet profondément convaincue que la foi et la raison " s'aident mutuellement ", (122) exerçant l'une à l'égard de l'autre une fonction de crible purificateur ou bien de stimulant pour avancer dans la recherche et l'approfondissement.


(122) Conc. Oecum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV:
DS 3019.



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Si nous portons notre regard sur l'histoire de la pensée, surtout en Occident, il est facile de découvrir la richesse de ce qu'ont produit pour le progrès de l'humanité la rencontre entre la philosophie et la théologie et la communication de leurs conquêtes respectives. La théologie, qui a reçu en partage une ouverture et une spécificité qui lui permettent d'exister comme science de la foi, a certainement incité la raison à rester ouverte à la nouveauté radicale que porte en elle la révélation de Dieu. Et cela a indubitablement été à l'avantage de la philosophie, qui a vu se déployer ainsi de nouvelles perspectives de significations inédites que la raison est appelée à approfondir.

C'est précisément en fonction de cette constatation que, de même que j'ai redit le devoir pour la théologie de reprendre son rapport authentique avec la philosophie, je crois devoir insister sur la convenance pour la philosophie de retrouver sa relation avec la théologie, en vue du bien et du progrès de la pensée. La philosophie trouvera dans la théologie non pas une réflexion individuelle qui, même si elle est profonde et riche, comporte toujours les limites de perspectives caractéristiques de la pensée d'une seule personne, mais la richesse d'une réflexion commune. La théologie, dans sa recherche de la vérité, est en effet soutenue, de par sa nature même, par son caractère d'ecclésialité(123) et par la tradition du peuple de Dieu, grâce à son riche foisonnement de savoirs et de cultures dans l'unité de la foi.


(123) " Personne ne peut faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles; mais chacun doit être conscient de demeurer en union étroite avec la mission d'enseigner la vérité, dont l'Eglise est responsable ": Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 19: AAS 71 (1979), p. 308
RH 19.



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Par une telle insistance sur l'importance et sur les véritables dimensions de la pensée philosophique, l'Eglise promeut à la fois la défense de la dignité de l'homme et l'annonce du message évangélique. Pour accomplir ces tâches, il n'y a pas en effet de préparation plus urgente aujourd'hui que celle-ci: conduire les hommes à la découverte de leur capacité de connaître la vérité (124) et de leur désir d'aller vers le sens ultime et définitif de l'existence. Dans la perspective de ces profondes exigences, inscrites par Dieu dans la nature humaine, le sens humain et humanisant de la parole de Dieu paraît encore plus clair. Grâce à la médiation d'une philosophie devenue une vraie sagesse, l'homme contemporain parviendra ainsi à reconnaître qu'il sera d'autant plus homme qu'il s'ouvrira davantage au Christ, en mettant sa confiance dans l'Evangile.


(124) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanæ, nn. 1-3
DH 1-3.



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En outre, la philosophie est comme le miroir dans lequel se reflète la culture des peuples. Une philosophie qui, sous l'impulsion des exigences de la théologie, évolue en harmonie avec la foi fait partie de l'" évangélisation de la culture " que Paul VI a indiquée comme l'un des objectifs fondamentaux de l'évangélisation. (125) Tandis que je ne me lasse pas de proclamer l'urgence d'une nouvelle évangélisation, je fais appel aux philosophes pour qu'ils sachent approfondir les dimensions du vrai, du bon et du beau, auxquelles donne accès la parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l'on considère les défis que le nouveau millénaire semble lancer et qui touchent particulièrement les régions et les cultures d'ancienne tradition chrétienne. Cette préoccupation doit aussi être considérée comme un apport fondamental et original sur la route de la nouvelle évangélisation.


(125) Cf. Exhort. apost. Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), n. 20: AAS 68 (1976), pp. 18-19
EN 20.



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La pensée philosophique est souvent l'unique terrain d'entente et de dialogue avec ceux qui ne partagent pas notre foi. Le mouvement philosophique contemporain requiert l'engagement résolu et compétent de philosophes croyants capables de reconnaître les aspirations, les ouvertures et les problématiques de ce moment de l'histoire. Par une argumentation fondée sur la raison et se conformant à ses règles, le philosophe chrétien, tout en étant toujours guidé par le supplément d'intelligence que lui donne la parole de Dieu, peut développer un raisonnement qui sera compréhensible et judicieux même pour ceux qui ne saisissent pas encore la pleine vérité que manifeste la Révélation divine. Ce terrain d'entente et de dialogue est aujourd'hui d'autant plus important que les problèmes qui se posent avec le plus d'urgence à l'humanité - que l'on pense aux problèmes de l'écologie, de la paix ou de la cohabitation des races et des cultures - peuvent être résolus grâce à une franche et honnête collaboration des chrétiens avec les fidèles d'autres religions et avec les personnes qui, tout en ne partageant pas une conviction religieuse, ont à coeur le renouveau de l'humanité. Le Concile Vatican II l'a affirmé: " Le désir d'un tel dialogue, qui soit conduit par le seul amour de la vérité, étant sauve de toute façon la prudence qui convient, n'exclut personne, pour ce qui est de nous, ni ceux qui tiennent en honneur les biens élevés de l'âme humaine, mais qui n'en reconnaissent pas encore l'auteur, ni ceux qui s'opposent à l'Eglise et la persécutent de diverses manières ".(126) Une philosophie dans laquelle se reflète quelque chose de la vérité du Christ, réponse unique et définitive aux problèmes de l'homme, (127) sera un appui efficace pour l'éthique véritable et en même temps planétaire dont a besoin l'humanité aujourd'hui.


(126) Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 92
GS 92.
(127) Cf. ibid., n. 10 GS 10.



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Je tiens à conclure cette Encyclique en m'adressant encore une fois surtout aux théologiens, afin qu'ils accordent une attention particulière aux implications philosophiques de la parole de Dieu et qu'ils mènent une réflexion qui fasse ressortir la densité spéculative et pratique de la science théologique. Je voudrais les remercier de leur service ecclésial. Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la vérité révélée. C'est pourquoi j'exhorte les théologiens à reprendre et à mettre en valeur le mieux possible la dimension métaphysique de la vérité afin d'entrer ainsi dans un dialogue critique et exigeant avec la pensée philosophique contemporaine comme avec toute la tradition philosophique, qu'elle soit en accord ou en opposition avec la parole de Dieu. Qu'ils aient toujours présente à l'esprit la consigne d'un grand maître de la pensée et de la spiritualité, saint Bonaventure, qui, en introduisant le lecteur à son Itinerarium mentis in Deum, l'invitait " à ne pas croire qu'on peut se satisfaire de la lecture sans componction, de la spéculation sans dévotion, de la recherche sans admiration, de la prudence sans exultation, de l'activité sans piété, de la science sans charité, de l'intelligence sans humilité, de l'étude séparée de la grâce divine, de la réflexion séparée de la sagesse inspirée par Dieu ". (128)


(128) Prologue, 4: Opera omnia, Florence (1891), t. V, p. 296.



Ma pensée se tourne aussi vers ceux qui portent la responsabilité de la formation sacerdotale, académique et pastorale, afin qu'ils assurent avec une particulière attention la formation philosophique de ceux qui auront à annoncer l'Evangile aux hommes d'aujourd'hui et, plus encore, de ceux qui devront se consacrer à l'enseignement de la théologie et à la recherche. Qu'ils s'efforcent de conduire leur travail à la lumière des prescriptions du Concile Vatican II (129) et des dispositions prises par la suite, qui mettent en relief le devoir urgent et nécessaire pour tous de contribuer à une communication authentique et profonde des vérités de la foi. Que l'on n'oublie pas que c'est une grave responsabilité d'assurer la formation préalable et adéquate du corps de professeurs destinés à l'enseignement de la philosophie dans les séminaires et dans les facultés ecclésiastiques. (130) Il est indispensable que cette formation comporte une préparation scientifique appropriée, qu'elle soit conçue de manière systématique en présentant le grand patrimoine de la tradition chrétienne, et qu'elle soit conduite avec le discernement qui convient devant les besoins actuels de l'Eglise et du monde.


(129) Cf. Décret sur la formation sacerdotale Optatam totius, n. 15
OT 15.
(130) Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Sapientia christiana (15 avril 1979), art. 67-68: AAS 71 (1979), pp. 491-492.



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Mon appel s'adresse également aux philosophes et à ceux qui enseignent la philosophie, afin qu'ils aient le courage de retrouver, dans le sillage d'une tradition philosophique constante et valable, les qualités de sagesse authentique et de vérité, y compris métaphysique, de la pensée philosophique. Qu'ils se laissent interpeller par les exigences qui découlent de la parole de Dieu et qu'ils aient la force de conduire leur discours rationnel et leur argumentation en fonction de cette interpellation. Qu'ils soient toujours tendus vers la vérité et attentifs au bien que contient le vrai. Ils pourront ainsi formuler l'éthique authentique dont l'humanité a un urgent besoin, particulièrement en ces années. L'Eglise suit avec attention et avec sympathie leurs recherches; par conséquent, qu'ils soient assurés du respect qu'elle garde pour la légitime autonomie de leur science. Je voudrais encourager en particulier les croyants qui travaillent dans le domaine de la philosophie, afin qu'ils éclairent les divers champs de l'activité humaine par l'exercice d'une raison qui se fait d'autant plus sûre et perspicace qu'elle reçoit le soutien de la foi.

Je ne peux pas manquer non plus, enfin, de me tourner vers les scientifiques qui, par leurs recherches, nous apportent une connaissance croissante de l'univers dans son ensemble et de la diversité incroyablement riche de ses composantes animées et inanimées, avec leurs structures atomiques et moléculaires complexes. Sur le chemin parcouru, spécialement en ce siècle, ils ont franchi des étapes qui ne cessent de nous impressionner. En exprimant mon admiration et mes encouragements aux valeureux pionniers de la recherche scientifique, auxquels l'humanité doit une si grande part de son développement actuel, je ressens le devoir de les exhorter à poursuivre leurs efforts en demeurant toujours dans la perspective sapientielle, dans laquelle les acquis scientifiques et technologiques s'associent aux valeurs philosophiques et éthiques qui sont des manifestations spécifiques et essentielles de la personne humaine. Le scientifique a bien conscience que " la quête de la vérité, même si elle concerne la réalité finie du monde ou de l'homme, est sans fin, mais renvoie toujours à quelque chose de plus élevé que l'objet d'étude immédiat, vers des questions qui donnent accès au Mystère ". (131)


(131) Jean-Paul II, Discours pour le 600e anniversaire de l'Université jagellone de Cracovie (8 juin 1997), n. 4: La Documentation catholique, 94 (1997), p. 677.



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A tous, je demande de considérer dans toute sa profondeur l'homme, que le Christ a sauvé par le mystère de son amour, sa recherche constante de la vérité et du sens. Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l'ont convaincu qu'il est le maître absolu de lui-même, qu'il peut décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu'à lui-même et à ses propres forces. La grandeur de l'homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement personnel, seule sera déterminante la décision d'entrer dans la vérité, en construisant sa demeure à l'ombre de la Sagesse et en l'habitant. C'est seulement dans cette perspective de vérité qu'il parviendra au plein exercice de sa liberté et de sa vocation à l'amour et à la connaissance de Dieu, suprême accomplissement de lui-même.



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Ma dernière pensée va à Celle que la prière de l'Eglise invoque comme Trône de la Sagesse. Sa vie même est une véritable parabole qui peut rayonner sa lumière sur la réflexion que j'ai faite. On peut en effet entrevoir une harmonie profonde entre la vocation de la bienheureuse Vierge et celle de la philosophie authentique. De même que la Vierge fut appelée à offrir toute son humanité et toute sa féminité afin que le Verbe de Dieu puisse prendre chair et se faire l'un de nous, de même la philosophie est appelée à exercer son oeuvre rationnelle et critique afin que la théologie soit une intelligence féconde et efficace de la foi. Et comme Marie, dans l'assentiment donné à l'annonce de Gabriel, ne perdit rien de son humanité et de sa liberté authentiques, ainsi la pensée philosophique, en recevant l'appel qui lui vient de la vérité de l'Evangile, ne perd rien de son autonomie, mais se voit portée dans toute sa recherche à son plus haut accomplissement. Cette vérité, les saints moines de l'antiquité chrétienne l'avaient bien comprise, quand ils appelaient Marie " la table intellectuelle de la foi ".(132) Ils voyaient en elle l'image cohérente de la vraie philosophie et ils étaient convaincus qu'ils devaient philosophari in Maria.


(132) " E noerà tes pìsteos tràpeza ": pseudo Epiphane, Homélie en l'honneur de Sainte Marie Mère de Dieu: PG 43, 493.



Puisse le Trône de la Sagesse être le refuge sûr de ceux qui font de leur vie une recherche de la sagesse! Puisse la route de la sagesse, fin ultime et authentique de tout véritable savoir, être libre de tout obstacle, grâce à l'intercession de Celle qui, engendrant la Vérité et la conservant dans son coeur, l'a donnée en partage à toute l'humanité pour toujours!






Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 14 septembre 1998, fête de la Croix glorieuse, en la vingtième année de mon Pontificat.
1998 Fides et Ratio 99