1965 Gaudium et Spes 32

Le Verbe incarné et la solidarité humaine

32 De même que Dieu a créé les hommes non pour vivre en solitaires, mais pour qu'ils s'unissent en société, de même il lui a plu aussi "de sanctifier et de sauver les hommes non pas isolément, hors de tout lien mutuel; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté"(13). Aussi, dès le début de l'histoire du salut, a-t-il choisi des hommes non seulement à titre individuel, mais en tant que membres d'une communauté. Et ces élus, Dieu leur a manifesté son dessein et les a appelés "son peuple" (Ex 3,7-12). C'est avec ce peuple qu'il a, en outre, conclu l'Alliance du Sinaï (14).

Ce caractère communautaire se parfait et s'achève dans l'oeuvre de Jésus-Christ. Car le Verbe incarné en personne a voulu entrer dans le jeu de cette solidarité. Il a prit part aux noces de Cana, il s'est invité chez Zachée, il a mangé avec les publicains et les pécheurs. C'est en évoquant les réalités les plus ordinaires de la vie sociale, en se servant des mots et des images de l'existence la plus quotidienne, qu'il a révélé aux hommes l'amour du Père et la magnificence de leur vocation. Il a sanctifié les liens humains, notamment soumis aux lois de sa patrie. Il a voulu mener la vie même d'un artisan de son temps et de sa région.

Dans sa prédication, il a clairement affirmé que des fils de Dieu ont l'obligation de se comporter entre eux comme des frères. Dans sa prière, il a demandé que tous ses disciples soient "un". Bien plus, lui-même s'est offert pour tous jusqu'à la mort, lui, le rédempteur de tous. "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis"(Jn 15,13). Quant à ses apôtres, il leur a ordonné d'annoncer à toutes les nations le message évangélique, pour faire du genre humain la famille de Dieu, dans laquelle la plénitude de la loi serait l'amour.

Premier-né parmi beaucoup de frères, après sa mort et sa résurrection, par le don de son Esprit il a institué, entre tous ceux qui l'accueillent par la foi et la charité, une nouvelle communion fraternelle: elle se réalise en son propre Corps, qui est l'Eglise. En ce Corps, tous, membres les uns des autres, doivent s'entraider mutuellement, selon la diversité des dons reçus.

Cette solidarité devra sans cesse croître, jusqu'au jour où elle trouvera son couronnement: ce jour-là, les hommes, sauvés par la grâce, famille bien-aimée de Dieu et du Christ leur frère, rendront à Dieu une gloire parfaite.

Notes:
(13) Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, LG 9
(14) Cf. Ex 24,1-8




CHAPITRE III

L'ACTIVITE HUMAINE DANS L'UNIVERS



Position du problème

33 Par son travail et son génie, l'homme s'est toujours efforcé de donner un plus large développement à sa vie. Mais aujourd'hui, aidé par la science et la technique, il a étendu sa maîtrise sur presque toute la nature, et il ne cesse de l'étendre; et, grâce notamment à la multiplication des moyens d'échange de toutes sortes entre les nations, la famille humaine se reconnaît et se constitue peu à peu comme une communauté une au sein de l'univers. Il en résulte que l'homme se procure désormais par sa propre industrie de nombreux biens qu'il attendait autrefois avant tout de forces supérieures.

Devant cette immense entreprise, qui gagne déjà tout le genre humain, de nombreuses interrogations s'élèvent parmi les hommes: quels sont le sens et la valeur de cette laborieuse activité ? Quel usage faire de toutes ces richesses ? Quelle est la fin de ces efforts, individuels et collectifs ? L'Eglise, gardienne du dépôt de la parole divine, où elle puise les principes de l'ordre religieux et moral, n'a pas toujours, pour autant, une réponse immédiate à chacune de ces questions; elle désire toutefois joindre la lumière de la Révélation à l'expérience de tous, pour éclairer le chemin où l'humanité vient de s'engager.


Valeur de l'activité humaine

34 Pour les croyants, une chose est certaine: considérée en elle-même, l'activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s'acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L'homme, créé à l'image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu'elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice (1) et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l'univers: en sorte que, tout étant soumis à l'homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre (2).

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l'oeuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l'histoire (3).

Loin d'opposer les conquêtes du génie et du courage de l'homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l'homme, plus s'élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables: il leur en fait au contraire un devoir plus pressant (4).

Notes:
(1) Cf.
Gn 1,26-27 Gn 9,2-3 Sg 9,2-3
(2) Cf. Ps 8,7 cf. Ps 8,10
(3) Cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963), p. 297.
(4) Cf. Nuntius ad universos homines a Patribus missus inezunte Concile Vatican II, Oct. 1962, AAS 54 (1962), p. 823.


Normes de l'activité humaine

35 De même qu'elle procède de l'homme, l'activité humaine lui est ordonnée. De fait, par son action, l'homme ne transforme pas seulement les choses et la société, il se parfait lui-même. Il apprend bien des choses, il développe ses facultés, il sort de lui-même et se dépasse. Cet essor, bien conduit, est d'un tout autre prix que l'accumulation possible de richesses extérieures. L'homme vaut plus par ce qu'il est que par ce qu'il a (5). De même, tout ce que font les hommes pour faire régner plus de justice, une fraternité plus étendue, un ordre plus humain dans les rapports sociaux, dépasse en valeur les progrès techniques. Car ceux-ci peuvent bien fournir la base matérielle de la promotion humaine, mais ils sont tout à fait impuissants, par eux seuls, à la réaliser.

Voici donc la règle de l'activité humaine: qu'elle soit conforme au bien authentique de l'humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu, et qu'elle permette à l'homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de s'épanouir selon la plénitude de sa vocation.

Notes:
(5) Cf. Paul VI, alloc. ad Corpus diplomaticum, 7.01.65 AAS 57 (1965) p. 232.


Juste autonomie des réalités terrestres

36 Pourtant, un grand nombre de nos contemporains semblent redouter un lien étroit entre l'activité concrète et la religion: ils y voient un danger pour l'autonomie des hommes, des sociétés et des sciences.

Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d'autonomie est pleinement légitime: non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C'est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur ordonnance et leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d'autonomie est pleinement légitime: non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C'est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L'homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C'est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d'une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi: les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (6). Bien plus, celui qui s'efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s'il n'en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu'ils sont. A ce propos, qu'on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d'esprits jusqu'à penser que science et foi s'opposaient (7).

Mais si, par "autonomie du temporel", on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s'évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu'ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même.

Notes:
(6) Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath. cap. III: Denz 1785-1786 (
DS 3004-3005).
(7) Cf. Pius Paschini, Vita e opere di Galileo Galilei, 2 vol. vol. Vatic. 1964.


L'activité humaine détériorée par le péché

37 En accord avec l'expérience des siècles, l'Ecriture enseigne à la famille humaine que le progrès, grand bien pour l'homme, entraîne aussi avec lui une sérieuse tentation. En effet, lorsque la hiérarchie des valeurs est troublée et que le mal et le bien s'entremêlent, les individus et groupes ne regardent plus que leurs intérêts propres et non ceux des autres. Aussi le monde ne se présente pas encore comme le lieu d'une réelle fraternité, tandis que le pouvoir accru de l'homme menace de détruire le genre humain lui-même.

Un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute l'histoire des hommes; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur nous l'a dit (8)jusqu'au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l'homme doit sans cesse combattre pour s'attacher au bien; et ce n'est qu'au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu'il parvient à réaliser son unité intérieure.

C'est pourquoi l'Eglise du Christ reconnaît, certes, que le progrès humain peut servir au bonheur véritable des hommes, et elle fait ainsi confiance au dessein du Créateur; mais elle ne peut pas cependant ne pas faire écho à la parole de l'Apôtre: "Ne vous modelez pas sur le monde présent" (
Rm 12,2), c'est-à-dire sur cet esprit de vanité et de malice qui change l'activité humaine, ordonnée au service de Dieu et de l'homme, en instrument de péché.

A qui demande comment une telle misère peut être surmontée, les chrétiens confessent que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l'orgueil de l'homme et l'amour désordonné de soi, ont besoin d'être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ. Racheté par le Christ et devenu une nouvelle créature dans l'Esprit-Saint, l'homme peut et doit, en effet, aimer ces choses que Dieu lui-même a créées. Car c'est de Dieu qu'il les reçoit: il les voit comme jaillissant de sa main et les respecte. Pour elles, il remercie son divin bienfaiteur, il en use et il en jouit dans un esprit de pauvreté et de liberté; il est alors introduit dans la possession véritable du monde, comme quelqu'un qui n'a rien et qui possède tout (9). "Car tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu" (1Co 3,22-23).

Notes:
(8) Cf. Mt 24,13 Mt 13,24-30 cf. Mt 13,36-43
(9) Cf. 2Co 6,10


L'activité humaine et son achèvement dans le mystère pascal

38 Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s'est lui-même fait chair et est venu habiter la terre des hommes (10). Homme parfait, il est entré dans l'histoire du monde, l'assumant et la récapitulant en lui (11). C'est lui qui nous révèle que "Dieu est charité" (1Jn 4,8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l'amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l'amour est ouverte à tous les hommes et que l'effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n'est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s'exercer dans des actions d'éclat, mais, et avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (12), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (13) agit désormais dans le coeur des hommes par la puissance de son Esprit; il anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. Assurément les dons de l'Esprit sont divers: tandis qu'il appelle certains à témoigner ouvertement du désir de la demeure céleste et à garder vivant ce témoignage dans la famille humaine, il appelle les autres à se vouer au service terrestre des hommes, préparant par ce ministère la matière du royaume des cieux. Mais de tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l'amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s'élancent vers l'avenir, vers ce temps où l'humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (14).

Le Seigneur a laissé aux siens les arrhes de cette espérance et un aliment pour la route: le sacrement de la foi, dans lequel des éléments de la nature, cultivés par l'homme, sont changés en son Corps et en son Sang glorieux. C'est le repas de la communion fraternelle, une anticipation du banquet céleste.

Notes:
(10) Cf. Jn 1,3 Jn 1,14
(11) Cf. Ep 1,10
(12) Cf. Jn 3,16 Rm 5,8-10
(13) Cf. Ac 2,36 Mt 28,18
(14) Cf. Rm 15,16


Terre nouvelle et cieux nouveaux

39 Nous ignorons le temps de l'achèvement de la terre et de l'humanité (15), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (16); mais, nous l'avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle terre où régnera la justice (17) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au coeur de l'homme (18). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l'incorruptibilité (19). La charité et ses oeuvres demeureront (20) et toute cette création que Dieu a faite pour l'homme sera délivrée de l'esclavage de la vanité (21).

Certes, nous savons bien qu'il ne sert à rien à l'homme de gagner l'univers s'il vient à se perdre lui-même (22), mais l'attente de la nouvelle terre, loin d'affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller: le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C'est pourquoi, s'il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d'importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (23).

Car ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père "un royaume éternel et universel: royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d'amour et de paix" (24). Mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.

Notes:
(15) Cf.
Ac 1,7
(16) Cf. 1Co 7,31 St Irénée, Adv. Haer. V, 36, 1 : PG 7, 1222.
(17) Cf. 2Co 5,2 2P 3,13
(18) Cf. 1Co 2,9 Ap 21,4-5
(19) Cf. 1Co 15,42 cf. 1Co 15,53
(20) Cf. 1Co 13,8 1Co 3,14
(21) Cf. Rm 8,19-21
(22) Cf. Lc 9,25
(23) Cf. Pie XI, encyc. Quadrg. anno: AAS 23 (1931) p. 207.
(24) Préface pour le Christ Roi.






CHAPITRE IV

LE ROLE DE L'EGLISE DANS LE MONDE DE CE TEMPS



Rapports mutuels de l'Eglise et du monde

40 Tout ce que nous avons dit sur la dignité de la personne humaine, sur la communauté des hommes, sur le sens profond de l'activité humaine, constitue le fondement du rapport qui existe entre l'Eglise et le monde, et la base de leur dialogue mutuel (1). C'est pourquoi, en supposant acquis tout l'enseignement déjà fixé par le Concile sur le mystère de l'Eglise, ce chapitre va maintenant traiter de cette même Eglise en tant qu'elle est dans ce monde et qu'elle vit et agit avec lui.

Née de l'amour du Père éternel (2), fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l'Esprit-Saint (3), l'Eglise poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d'hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont vocation de former, au sein même de l'histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu'à la venue du Seigneur. Unie en vue des biens célestes, riche de ces biens, cette famille "a été constituée et organisée en ce monde comme une société"(4) par le Christ, et elle a été dotée "de moyens capables d'assurer son union visible et sociale"(6). A la fois "assemblée visible et communauté spirituelle", l'Eglise fait ainsi route avec toute l'humanité et partage le sort terrestre du monde; elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l'âme de la société humaine (7) appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu.

A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi; bien plus, elle demeure le mystère de l'histoire humaine qui, jusqu'à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché. Mais l'Eglise, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l'homme la vie divine; elle répand aussi, et d'une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l'activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d'une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu'elle forme, l'Eglise croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire.

En outre, l'Eglise catholique fait grand cas de la contribution que les autres Eglises chrétiennes ou communautés ecclésiales ont apportée et continuent d'apporter à la réalisation de ce même but; et elle s'en réjouit. En même temps, elle est fermement convaincue que, pour préparer les voies à l'Evangile, le monde peut lui apporter une aide précieuse et diverse par les qualités et l'activité des individus ou des sociétés qui le composent. Voici quelques principes généraux concernant le bon développement des échanges entre l'Eglise et le monde et de leur aide mutuelle dans les domaines qui leur sont en quelque sorte communs.

Notes:
(1) Cf. Paul VI, encyc. Eccl. Suam, III: AAS 56 (1964), pp. 637-659.
(2) Cf.
Tt 3,4 "philanthropia"
(3) Cf. Ep 1,3 Ep 1,5-6 Ep 1,13-14 Ep 1,23
(4) Conc. Vatic. II Cont. dogm. de Ecclesia, LG 8.
(5) ibid. LG 9
(6) ibid.
(7) Cf. Ibid.


Aide que l'Eglise veut offrir à tout homme

41 L'homme moderne est en marche vers un développement plus complet de sa personnalité, vers une découverte et une affirmation toujours croissantes de ses droits. L'Eglise, pour sa part, qui a reçu la mission de manifester le mystère de Dieu, de ce Dieu qui a reçu la mission de manifester le mystère de Dieu, de ce Dieu qui est la fin ultime de l'homme, révèle en même temps à l'homme le sens de sa propre existence, c'est-à-dire sa vérité essentielle. L'Eglise sait parfaitement que Dieu seul, dont elle est la servante, répond aux plus profonds désirs du coeur humain que jamais ne rassasient pleinement les nourritures terrestres. Elle sait aussi que l'homme, sans cesse sollicité par l'Esprit de Dieu, ne sera jamais tout à fait indifférent au problème religieux, comme le prouvent non seulement l'expérience des siècles passés, mais de multiples témoignages de notre temps. L'homme voudra toujours connaître, ne serait-ce que confusément, la signification de sa vie, de ses activités et de sa mort. Ces problèmes, la présence même de l'Eglise les lui rappelle. Or Dieu seul, qui a créé l'homme à son image et l'a racheté du péché, peut répondre à ces questions en plénitude. Il le fait par la révélation dans son Fils, qui s'est fait homme. Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme.

Appuyée sur cette foi, l'Eglise peut soustraire la dignité de la nature humaine à toutes les fluctuations des opinions qui, par exemple, rabaissent exagérément le corps humain, ou au contraire l'exaltent sans mesure. Aucune loi humaine ne peut assurer la dignité personnelle et la liberté de l'homme comme le fait l'Evangile du Christ, confié à l'Eglise. Cet Evangile annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l'amour de tous (9). Tout cela correspond à la loi fondamentale de l'économie chrétienne. Car, si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur et de l'histoire humaine et de l'histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l'homme, la rétablit et la confirme au contraire dans sa dignité.

C'est pourquoi l'Eglise, en vertu de l'Evangile qui lui a été confiée, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits. Ce mouvement toutefois doit être imprégné de l'esprit de l'Evangile et garanti contre toute idée de fausse autonomie. Nous sommes, en effet, exposés à la tentation d'estimer que nos droits personnels ne sont pleinement maintenus que lorsque nous sommes dégagés de toute norme de la loi divine. Mais, en suivant cette voie, la dignité humaine, loin d'être sauvée, s'évanouit.

Notes:
(8) Cf.
Rm 8,14-17
(9) Cf. Mt 22,39


Aide que l'Eglise cherche à apporter à la société humaine

42 L'union de la famille humaine trouve une grande vigueur et son achèvement dans l'unité de la famille des fils de Dieu, fondée dans le Christ (10).

Certes, la mission propre que le Christ a confiée à son Eglise n'est ni d'ordre politique, ni d'ordre économique ou social: le but qu'il lui a assigné est d'ordre religieux (11). Mais, précisément, de cette mission religieuse découlent une fonction, des lumières et des forces qui peuvent servir à constituer et à affermir la communauté des hommes selon la loi divine. De même, lorsqu'il le faut et compte tenu des circonstances de temps et de lieu, l'Eglise peut elle-même, et elle le doit, susciter des oeuvres destinées au service de tous, notamment des indigents, comme les oeuvres charitables et autres du même genre.

L'Eglise reconnaît aussi tout ce qui est bon dans le dynamisme social d'aujourd'hui, en particulier le mouvement vers l'unité, les progrès d'une saine socialisation et de la solidarité au plan civique et économique. En effet, promouvoir l'unité s'harmonise avec la mission profonde de l'Eglise, puisqu'elle est "dans le Christ, comme le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen du l'union intime avec Dieu, et de l'unité de tout le genre humain"(12). Sa propre réalité manifeste ainsi au monde qu'une véritable union sociale visible découle de l'union des esprits et des coeurs, à savoir de cette foi et de cette charité, sur lesquelles, dans l'Esprit-Saint, son unité est indissolublement fondée. Car l'énergie que l'Eglise est capable d'insuffler à la société moderne se trouve dans cette foi et dans cette charité effectivement vécues et ne s'appuie pas sur une souveraineté extérieure qui s'exercerait par des moyens purement humains.

Comme de plus, de par sa mission et sa nature, l'Eglise n'est liée à aucune forme particulière de culture, ni à aucun système politique, économique ou social, par cette universalité même, l'Eglise peut être un lien très étroit entre les différentes communautés humaines et entre les différentes nations, pourvu qu'elles lui fassent confiance et lui reconnaissent en fait une authentique liberté pour l'accomplissement de sa mission. C'est pourquoi l'Eglise avertit ses fils, et même tous les hommes, qu'il leur faut dépasser, dans cet esprit de la famille des enfants de Dieu, toutes les dissensions entre nations et entre races et consolider de l'intérieur les légitimes associations humaines.

Tout ce qu'il y a de vrai, de bon, de juste, dans les institutions très variées que s'est données et que continue à se donner le genre humain, le Concile le considère donc avec un grand respect. Il déclare aussi que l'Eglise veut aider et promouvoir toutes ces institutions, pour autant qu'il dépend d'elle, et que cette tâche est compatible avec sa mission. Ce qu'elle désire par-dessus tout, c'est de pouvoir se développer librement, à l'avantage de tous, sous tout régime qui reconnaît les droits fondamentaux de la personne, de la famille, et les impératifs du bien commun.

Notes:
(10) Cf. Conc. Vatic. II, Const. dogm. de Ecclesia,
LG 9.
(11) Cf. Pie XII, alloc. ad cultores historiae et artis, 9.03.56: AAS 48 (1956) p. 212. son divin fondateur, Jésus-Christ, ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d'ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux (...). L'Eglise doit conduire les hommes à Dieu, afin qu'ils se livrent à lui sans réserve (...) L'Eglise ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu'au dernier canon de son Code, ne peut être que d'y concourir directement ou indirectement.
(12) Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, LG 8.


Aide que l'Eglise, par les chrétiens, cherche à

apporter à l'activité humaine

43 Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l'une et de l'autre cité, à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l'esprit de l'Evangile. Ils s'éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n'avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (13) croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s'apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (14). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l'inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l'exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d'un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l'Ancien Testament les prophètes le dénonçaient avec véhémence (15) et, dans le Nouveau Testament avec plus de force, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (16). Que l'on ne crée donc pas d'opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d'une part, la vie religieuse d'autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien lus, envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l'exemple du Christ qui mena la vie d'un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu.

Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu'ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d'y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu'eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu'ils n'hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C'est à leur conscience, préalablement formée, qu'il revient d'inscrire la loi divine dans la cité terrestre. Qu'ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. Qu'ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu'ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, en prêtant fidèlement attention à l'enseignement du magistère (17), qu'ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités.

Fréquemment, c'est leur vision chrétienne des choses qui les inclinera à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d'autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S'il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n'a le droit de revendiquer d'une manière exclusive pour son opinion l'autorité de l'Eglise. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s'éclairer mutuellement, qu'ils gardent entre eux la charité et qu'ils aient avant tout le souci du bien commun.

Les laïcs, qui doivent activement participer à la vie totale de l'Eglise, ne doivent pas seulement s'en tenir à l'animation chrétienne du monde, mais ils sont aussi appelés à être, en toute circonstances et au coeur même de la communauté humaine, les témoins du Christ.

Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l'Eglise de Dieu, qu'ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l'Evangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude (18), ils manifestent au monde un visage de l'Eglise d'après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu'ils fassent ainsi la preuve que l'Eglise, par sa seule présence, avec tous les dons qu'elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d'aujourd'hui a le plus grand besoin. Qu'ils se mettent assidûment à l'étude, pour être capables d'assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec des hommes de toute opinion. Mais surtout, qu'ils gardent dans leur coeur ces paroles du Concile: "Parce que le genre humain, aujourd'hui de plus en plus, tend à l'unité civile, économique et sociale, il est d'autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l'humanité entière à l'unité de la famille de Dieu (19).

Bien que l'Eglise, par la vertu de l'Esprit-Saint, soit restée l'épouse fidèle de son Seigneur et n'ait jamais cessé d'être dans le monde le signe du salut, elle sait fort bien toutefois que, au cours de sa longue histoire, parmi ses membres (20), clercs et laïcs, il n'en manque pas qui se sont montrés infidèles à l'Esprit de Dieu. De nos jours aussi, l'Eglise n'ignore pas quelle distance sépare le message qu'elle révèle et la faiblesse humaine de ceux auxquels cet Evangile est confié. Quel que soit le jugement de l'histoire sur ces défaillances, nous devons en être conscients et les combattre avec vigueur afin qu'elles ne nuisent pas à la diffusion de l'Evangile. Pour développer ses rapports avec le monde, l'Eglise sait également combien elle doit continuellement apprendre de l'expérience des siècles. Guidée par l'Esprit-Saint, l'Eglise, notre Mère, ne cesse d'exhorter ses fils à se purifier et à se renouveler, pour que le signe du Christ brille avec plus d'éclat sur le visage de l'Eglise" (21).

Notes:
(13) Cf.
He 13,14
(14) Cf. 2Th 3,6-13 Ep 4,28
(15) Cf. Is 58,1-12
(16) Cf. Mt 23,3-33 Mc 7,10-13
(17) Cf. XXIII, encyc. Mater et Magistra, IV, AAS 53 (1961),pp.456-457; cf. I: AAS, l.c. pp. 407, 410-411.
(18) Cf. Conc. Vat. II, Cons. dogm. de Ecclesia, LG 28.
(19) Ibid.
(20) Cf. St Ambroise, De virginitate, VIII 48: PL 16,278.
(21) Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, LG 15.



1965 Gaudium et Spes 32