Catherine de Sienne, Dialogue 97


APPENDICE


ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LE DON DE DISCERNEMENT


CHAPITRE I

98 Comment la lumière de la raison est nécessaire à toute âme qui veut servir Dieu en vérité: Et tout d'abord. de la lumière générale.

Alors le Dieu éternel, plein de complaisance pour la faim et la soif de cette âme, pour la pureté de son coeur, pour le désir avec lequel elle lui demandait les moyens de le servir, abaissa sur elle le regard de sa Bonté et de sa Miséricorde, pour lui dire: O ma bien-aimée, ô ma très chère et douce Fille, ô mon épouse, élève-toi au-dessus de toi-même et ouvre l'oeil de ton intelligence en même temps que l'oreille de ton désir, pour contempler ma Bonté infinie et l'Amour ineffable que j'ai pour toi et pour mes autres serviteurs; car si tu ne voyais pas, tu ne pourrais pas entendre. Oui, l'âme qui ne voit pas avec l'oeil de son intelligence l'objet de ma Vérité ne peut entendre ni connaître ma Vérité; (353) c'est pourquoi je t'invite, pour la mieux connaître, à t'élever au-dessus des impressions des sens. Et Moi, qui me réjouis de ta demande, je satisferai à ton désir. Non que rien puisse accroître ma joie, car Je suis Celui qui suis, Celui qui vous donne l'accroissement, mais que rien de vous ne peut grandir. Mais je me complais dans ma propre joie d'avoir accompli mon oeuvre.
Cette âme obéissant à cette invitation, s'éleva au-dessus d'elle-même, pour connaître la vérité sur ce qu'elle demandait. Et Dieu éternel lui dit: Pour te faire mieux comprendre ce que je vais t'expliquer, je commencerai par te parler des trois lumières qui rayonnent de Moi, la vraie Lumière.
La première est une lumière générale, qui éclaire tous ceux qui sont dans la charité commune. J'ai déjà eu occasion de t'en entretenir ici ou là, mais je répéterai ce que j'ai déjà dit pour que ton faible entendement saisisse mieux ce que tu veux savoir. Les deux autres lumières sont pour ceux qui ont quitté le monde pour tendre à la perfection. A ce sujet, je t'exposerai en détail ce que tu m'as demandé, et que je n'avais touché que d'une manière générale.
Tu sais pour l'avoir appris de Moi que, sans la lumière de la raison, nul ne peut trouver la voie de la Vérité, et que cette lumière de la raison, vous la tenez de moi, la vraie Lumière: Elle est en vous par l'intelligence et par la clarté de la foi que je vous ai communiquée dans le saint baptême, Si vous ne vous en êtes pas privés par vos fautes (355).
Dans le baptême, par la vertu du sang de mon Fils unique, vous recevez la forme de la Foi, et cette Foi s'exerce et produit des actes en union avec la lumière de la raison. La raison est éclairée par cette lumière de la foi, qui vous donne vie et vous fait marcher dans la voie de la Vérité. Avec cette lumière, vous parvenez à moi, la vraie Lumière; sans elle, vous iriez vous perdre dans les ténèbres.
Deux illuminations issues de cette lumière vous sont nécessaires; et même, à ces deux j'en ajouterai une troisième.
La première doit vous faire connaître la fragilité des choses du monde, qui passent comme le vent. Mais vous ne la pouvez bien comprendre, si vous ne prenez conscience tout d'abord de votre propre fragilité, et combien elle est inclinée, par une loi perverse, imprimée dans vos membres, à se révolter contre moi, votre Créateur. Cette loi, il est vrai, ne peut contraindre personne à commettre le moindre péché, si la volonté s'y refuse, mais elle n'en est pas moins en lutte contre l'esprit. Je ne vous l'ai pas donnée cette loi, pour que la créature raisonnable fût vaincue, mais pour grandir et éprouver la vertu de l'âme; car la vertu ne s'éprouve que par son contraire. La sensualité est en opposition avec l'esprit, et c'est par la sensualité, que l'âme éprouve l'amour qu'elle a pour moi son Créateur. Quand le prouve-t-elle? Lorsqu'elle s'élève contre elle avec haine et mépris.
Je vous l'ai donnée aussi, cette loi, pour conserver (355) l'âme dans la véritable humilité. En créant l'âme à mon image et ressemblance, en l'élevant à une si haute dignité, en l'ornant de tant de beauté, je l'ai associée en même temps à la chose la plus vile qui se puisse voir, en lui imposant cette loi perverse, en la liant à un corps formé de la fange de la terre, afin que la vue de sa beauté ne lui fit point dresser la tête, orgueilleusement, contre Moi. Pour qui possède cette lumière, la fragilité du corps inspire donc à l'âme l'humilité: elle n'a pas de motifs de s'enorgueillir, tu le vois, mais bien plutôt de concevoir une vraie et parfaite humilité.
Ainsi, cette loi, quel que soit sa violence, ne peut contraindre à aucune faute, mais elle est un moyen de vous connaître vous-mêmes, en même temps que l'instabilité du monde. C'est ce que doit voir l'oeil de l'intelligence, par la lumière de la très sainte foi, qui est, je te l'ai dit, la prunelle de l'oeil.
Cette lumière est nécessaire, universellement, à toute créature douée de raison, dans quelque état qu'elle se trouve placée, pour participer à la vie de la grâce et au fruit du sang de l'Agneau immaculé. C'est là la lumière commune, que tous, sans exception, doivent posséder. Qui ne l'aurait pas, serait en état de damnation.
Pourquoi ne peut-on posséder la grâce si l'on est privé de cette lumière? C'est que, celui qui n'a pas cette lumière ne connaît pas le mal qu'il y a dans la faute, ni ce qui en est la cause, et il ne peut par conséquent fuir et haïr cette cause. Il ne connaît pas davantage le bien et la cause du bien (356), c'est-à-dire la vertu, et dès lors, il ne peut m'aimer et me désirer, Moi qui suis le Bien, ni la vertu que je vous ai donnée, comme l'instrument et le moyen de posséder ma grâce et moi-même, le vrai Bien.
Vois quel besoin vous avez de cette lumière! Vos fautes consistent essentiellement à aimer ce que je hais et à haïr ce que j'aime. J'aime la vertu, et je hais le vice. Qui aime le vice et hait la vertu m'outrage, et est privé de ma grâce. Celui-là se conduit comme un aveugle. Ignorant la cause du vice, qui est l'amour-propre sensitif, il ne se hait pas lui-même; il ne sait pas non plus ce qu'est le vice, et le mal qui en est la conséquence. Il ne connaît pas davantage la vertu, ni Moi, qui puis lui donner la vertu, ni la vie qu'il trouve en elle, ni la dignité dans laquelle il se conserve, ni la grâce à laquelle il peut parvenir par le moyen de la vertu. C'est son aveuglement, tu le vois bien, qui est la cause de son mal. Il est donc bien nécessaire d'avoir cette lumière comme je t'ai dit (357).




CHAPITRE II

99
De ceux qui s'appliquent plus à mortifier le corps qu'à tuer la volonté propre. Qu'il y a une lumière plus parfaite que la lumière générale, et qui est la seconde lumière.


Lorsque l'âme est parvenue à posséder cette lumière générale, que je viens de dire, elle ne doit pas s'en contenter: car tant que vous êtes voyageurs en cette vie, c'est votre condition d'avancer. Qui n'avance pas recule. Ou bien l'on doit progresser dans la lumière commune que l'on tient de ma grâce, ou bien, l'on doit s'efforcer avec zèle d'atteindre à la seconde lumière en passant de l'imparfait au parfait, car la lumière est donnée pour conduire à la perfection.
Ceux qui suivent cette seconde lumière plus parfaite, sont ceux qui ont quitté la vie commune du monde. Ils forment deux catégories.
La première comprend ceux qui appliquent tout leur effort à châtier leur corps par de sévères et très rudes pénitences. Pour empêcher leur sensualité de se révolter contre la raison, ils se sont mis tout entiers et de tout leur désir à mortifier le corps, beaucoup plus qu'à tuer la volonté propre (358),comme je te l'ai dit en un autre endroit. Ceux-là se nourrissent à la table de la pénitence. Ils sont bons, ils sont parfaits, Si leur pénitence est fondée en moi avec le discernement qui convient, c'est-à-dire avec la connaissance d'eux-mêmes et de Moi, avec une grande humilité, avec une application constante à juger d'après mn volonté et non d'après celle des hommes. S'ils n'étaient pas ainsi tout revêtus de ma volonté par une véritable humilité, ils mettraient obstacle, bien souvent, à leur perfection, en se faisant juges de ceux qui ne suivent pas la voie dans laquelle ils marchent. Et sais-tu pourquoi ils en arriveraient là? Parce qu'ils auraient mis leur zèle et leur désir, beaucoup plus à mortifier leur corps qu'à tuer la volonté propre.
Ils veulent, ceux-là, choisir eux-mêmes le temps, ils veulent choisir le lieu, ils veulent choisir les consolations spirituelles, ils les veulent à leur goût; ils veulent à leur convenance les tribulations du monde et les attaques du démon, comme je te l'ai déjà dit à propos du second état. Ils s'abusent eux-mêmes, aveuglés qu'ils sont par cette volonté propre que j'ai appelée la volonté spirituelle. Ce que je souhaiterais, disent-ils, c'est cette consolation, dont je ferais tant de profit, au lieu de ces assauts et de ces tentations du démon. Ce n'est pas pour moi que je la désire, mais pour plaire à Dieu davantage et avoir une grâce plus abondante dans mon âme, car il me semble que c'est mieux d'avoir cette grâce, et de le servir de cette manière, plutôt que d'une autre(359).
Et voilà pourquoi, souvent, l'âme tombe dans la tristesse et dans l'ennui au point de devenir insupportable à elle-même. Elle nuit ainsi à sa perfection et elle ne s'en aperçoit pas; elle ne se rend pas compte qu'elle est tombée dans la corruption de l'orgueil, et qu'elle est là gisante. S'il en était autrement, si elle était vraiment humble, sans aucune présomption, elle verrait à cette lumière que c'est moi la douce et suprême Vérité, qui distribue à chacun l'état et le temps, et le lieu, et les consolations, et les tribulations, suivant qu'il est nécessaire à votre salut et à l'acquisition de la perfection, à laquelle moi-même j'appelle les âmes. Elle verrait aussi que tout ce qui vient de Moi, c'est par amour que je le donne, et que c'est avec amour par conséquent et avec respect, qu'elle doit recevoir tout ce que je lui envoie.
C'est ce que font ceux qui forment la seconde catégorie, c'est-à-dire ceux qui arrivent au troisième état. C'est de ceux-là que je parlerai, et qui sont dans les deux états de la très parfaite lumière (360).


CHAPITRE III

100


De la troisième et très parfaite lumière et des oeuvres accomplies par l'âme quand elle est parvenue à cette lumière. D'une vision que cette âme dévote eut une fois, et dans laquelle fut pleinement expliquée la manière d'atteindre à la parfaite pureté. Comment il ne faut pas juger.
La seconde catégorie des parfaits comprend ceux qui sont dans le troisième état. Une fois éclairés par cette glorieuse lumière, ils pratiquent la perfection, dans quelque condition qu'ils se trouvent. Tout ce qui leur arrive par ma permission, ils l'accueillent avec respect, comme je te l'ai déjà dit à propos du troisième état de l'âme ct de l'état d'union. Ils s'estiment dignes de toutes les afflictions et des scandales du monde, comme aussi d'être privées de toutes consolations personnelles et de tout bien quel qu'il soit. Et comme ils jugent qu'ils méritent toute peine, ils se regardent pareillement comme indignes de la récompense qui est réservée à leur peine.
Ils ont connu dans cette lumière et goûté ma volonté éternelle, qui ne veut rien d'autre que votre bien, et qui ne vous envoie et ne permet la souffrance qu'afin que vous soyez sanctifiés en Moi. Une fois que l'âme a connu ma volonté, elle s'en est revêtue, et elle n'a plus d'attention désormais (361) que pour découvrir les moyens de conserver et d'accroître l'état de perfection où elle est parvenue, pour la gloire et l'honneur de mon nom. Eclairé par la lumière de la foi, le regard de son intelligence demeure grand ou vert, absorbé par la contemplation du Christ crucifié, mon Fils unique; elle s'attache à l'aimer et à suivre sa doctrine qui est la règle, qui est la voie pour les parfaits aussi bien que pour les imparfaits. Elle voit que le tendre Agneau, ma Vérité, lui donne une doctrine de perfection, et cette vue la remplit d'amour pour cette doctrine.
Cette perfection, elle la contemple en ce doux Verbe d'amour mon Fils unique, qui s'est nourri à la table du saint désir, dans la recherche de mon honneur à moi, Père éternel, et de votre salut. C'est ce désir qui l'a fait courir avec ardeur à la mort ignominieuse de la croix, pour accomplir le commandement que je lui avais imposé, moi son Père. Il ne s'est dérobé à aucune fatigue, il ne s'est soustrait à aucun opprobre; il ne s'est laissé arrêter ni par votre ingratitude, ni par votre aveuglement qui refusait de reconnaître le grand bienfait qu'il vous apportait, ni par les persécutions des Juifs, ni par les railleries, ni par les affronts, ni par les murmures et les cris du peuple. Il a traversé tous ces obstacles, en vrai capitaine, en vrai chevalier, envoyé par moi sur le champ de bataille, pour vous arracher aux mains du démon et vous délivrer du plus triste esclavage que vous puissiez subir (362).
Après vous avoir enseigné la voie, la doctrine, la règle à suivre, pour pouvoir arriver à la porte de la vie éternelle qui est moi-même avec la clef de son précieux Sang, répandu avec un si ardent amour, et tant de haine et de douleur de vos fautes, ne vous semble-t-il pas l'entendre vous dire, ce doux Verbe d'amour qui est mon Fils " Voici que je vous ai tracé le chemin et que je vous ai ouvert la porte avec mon Sang. Ne soyez donc plus négligents àme suivre; ne vous attardez plus dans l'amour égoïste de vous-mêmes, dans votre ignorance de la voie, dans votre présomption à vouloir me Servir à votre convenance, à votre manière et non à la mienne."
C'est moi qui vous ai tracé cette voie toute droite, par ma Vérité le Verbe incarné et qui l'ai cimentée de son Sang! Debout donc, en avant, et suivez-le Nul ne peut venir à moi le Père, sinon par Lui. Il est la voie, il est la porte par laquelle il faut passer pour parvenir à moi, l'Océan de paix.
Après que l'âme, pour l'avoir doucement contemplée et connue, est arrivée à goûter cette lumière, elle accourt comme embrasée et toute possédée d'amour à la table du saint désir. Elle n'a plus de pensée pour elle-même, elle ne cherche plus de consolation personnelle, soit spirituelle, soit temporelle; elle estime posséder tout dans cette lumière et dans la connaissance qu'elle lui procure, et sa propre volonté ne lui est plus rien. Dès lors elle ne refuse aucune affliction, de quelque côté qu'elle lui arrive. Environnée de souffrances (363) d'opprobres, des attaques du démon et des murmures des hommes, elle se tient à la table de la très sainte Croix, où elle se nourrit de mon honneur à moi, le Dieu éternel, et du salut des âmes. Elle ne recherche aucune récompense, soit de moi, soit des créatures. Elle s'est défait de l'amour mercenaire qui la faisait m'aimer pour son propre avantage, pour se revêtir de la parfaite lumière, et m'aimer purement et uniquement, sans autre pensée que la gloire et l'honneur de mon nom. Elle ne cherche plus dans mon service sa propre satisfaction, ou dans le service du prochain son propre intérêt: elle sert par pur amour.
Ceux qui en sont là se sont perdus eux-mêmes. Ils ont dépouillé le vieil homme, c'est-à-dire Ja sensualité propre, pour revêtir l'homme nouveau, le doux Christ Jésus, maVérité, et le suivre avec courage. Ceux-là s'assoient à la table du saint désir, qui ont déployé plus de zèle à faire mourir leur volonté propre, qu'à réduire et mortifier leur corps. Sans doute ils ont aussi mortifié le corps, mais ce n'était pas là leur principal souci: ils n'y voyaient qu'un moyen pour les aider à tuer leur propre volonté, comme je te l'ai déjà dit en t'expliquant cette maxime: " Peu de paroles et beaucoup d'actes. "
Ainsi devez-vous faire.
Vos efforts, en effet, doivent tendre principalement à tuer la volonté pour qu'elle ne cherche et ne veuille rien que suivre ma douce Vérité, le Christ crucifié, sans autre fin que l'honneur et la gloire (364) de mon nom, et le salut des âmes. C'est ce que font tous ceux qui sont éclairés de cette douce lumière. Aussi sont-ils toujours en paix, toujours en repos. Rien ne les scandalise, parce qu'ils ont écarté la seule chose qui donne prise au scandale, la volonté propre. Toutes les persécutions que le monde et le démon peuvent susciter contre eux passent désormais sous leurs pieds. Ils peuvent demeurer dans les grandes eaux de la tribulation et des tentations sans en éprouver aucun dommage, fermement attachés qu'ils sont à la branche de l'ardent désir. Tout est, à l'âme ainsi éclairée, sujet de joie! Elle ne se constitue pas juge de mes serviteurs ni d'aucune créature raisonnable; quel que soit l'état dans lequel elle les voie, ou la manière dont ils me servent, elle s'en réjouit: " Grâces vous soient rendues, dit-elle, à vous, Père éternel, de ce qu'il est plusieurs demeures en votre maison (
Jn 14,2) " Elle a plus de joie, de voir mes serviteurs suivre ainsi des chemins différents, que Si elle les voyait tous dans la même voie, parce que cette diversité manifeste davantage ma Bonté. Ainsi, de toute chose elle tire une joie; de chacune elle extrait comme un parfum de rose. Et quand je dis toute chose, je n'entends pas parler seulement de ce qui est bien, mais encore de ce qu'elle sait être évidemment un péché. Même alors, elle ne se fait pas juge: ce qu'elle retire du péché, c'est une vraie et sainte compassion qui la fait me prier pour le pêcheur, c'est une parfaite (365) humilité qui l'amène à dire: "Aujourd'hui c'est toi que le mal a touché! Demain ce sera moi, Si la grâce divine n'est pas là pour me préserver! "
O très chère fille, attache-toi avec amour à ce doux état de perfection! Regarde comme ils courent, ceux qui sont éclairés par cette glorieuse lumière En eux quelle excellence! comme leur âme est sainte! Comme ils mangent à la table du saint désir! Comme ils sont avides de cet aliment des âmes pour mon honneur à Moi, Père éternel! Comme, à ce banquet, ils sont revêtus de la robe du doux Agneau, mon Fils unique, tout illuminés qu'ils sont de sa doctrine et embrasés de sa charité!
Ceux-là ne perdent pas leur temps à porter de faux jugements sur mes serviteurs ou sur les serviteurs du monde! Ils ne se scandalisent d'aucun murmure contre eux-mêmes ou contre d'autres. Pour ce qui est d'eux, ils sont heureux de souffrir pour mon nom, et, pour ce qui est de l'injure faite à autrui, ils en prennent occasion de compassion pour le prochain, sans une plainte contre celui qui la fait ou contre celui qui la reçoit. C'est que leur amour est ordonné en Moi, le Dieu éternel, et ne s'en écarte jamais.
Parce que leur amour est ainsi réglé, ma très chère fille, jamais ils ne se scandalisent de ceux qu'ils aiment, ni d'aucune autre créature douée de raison. Leur propre jugement ne vit plus, il est mort aussi ne s'arrêtent-ils point à juger la volonté des hommes, il leur suffit de voir partout la volonté de ma Clémence. Ils observent, ceux-là, la doctrine (366) que tu sais, celle qui te fut donnée, au commencement de ta vie, par ma Vérité, lorsque tu lui demandais, avec un grand désir, la pureté parfaite et les moyens d'y parvenir. Tu sais ce qu'il te fut alors répondu. Tu t'étais endormie sur ce saint désir, quand non seulement dans ton esprit, mais à ton oreille une voix retentit qui, s'il t'en souvient, te rappela au sentiment de ton corps.
"Veux-tu parvenir à la pureté parfaite, disait ma Vérité, être délivrée de tout scandale, et que rien ne soit plus pour ton esprit une occasion de faute? Sois-moi toujours unie par affection d'amour; car je suis la souveraine et éternelle Pureté, je suis le Feu, qui fait l'âme pure. Et donc, plus elle s'approche de Moi, plus elle devient pure; plus elle s'en éloigne, plus elle est souillée. C'est parce qu'ils sont séparés de moi, que les mondains tombent en tant de crimes. Mais l'âme qui, sans intermédiaire, s'unit à moi, participe à ma Pureté.
"Il est une chose qu'il faut faire, pour arriver à cette union, à cette pureté: c'est de t'abstenir de juger la volonté de l'homme en quoi que ce soit que tu voies faire ou dire, et par n'importe quelle créature, soit contre toi, soit contre autrui. C'est ma volonté, et uniquement ma volonté, qu'il faut voir, en eux et en toi. Si tu es en présence d'une faute ou d'un péché évident, sache extraire de l'épine la rose, en les offrant devant Moi, par une sainte compassion. Dans les injures qui te sont faites, juge que c'est ma volonté qui les permet pour éprouver la vertu en toi et dans mes autres (367) serviteurs. Estime que celui qui te les inflige n'est qu'un instrument de mon choix, et que souvent ses intentions seront bonnes car il n'est au pouvoir de personne de juger les secrets du coeur de l'homme.
Ce qui ne t'apparaît pas comme un péché mortel manifeste, tu ne dois pas le juger dans ton esprit. Là encore, tu ne dois considérer que ma volonté vis-à-vis de ceux qui agissent ainsi, et ne pas en prendre occasion de jugement, mais de sainte compassion, comme je t'ai dit. De cette manière tu arriveras à la pureté parfaite, parce que ton esprit ne sera jamais scandalisé, ni à mon sujet ni au sujet du prochain, comme lorsque vous tombez dans le mépris du prochain, quand vous jugez sa mauvaise volonté à votre égard, au lieu de considérer ma volonté en lui. Ce mépris, ce scandale, éloigne l'âme de moi et l'empêche d'atteindre à la perfection. A quelques-uns il fait perdre la grâce, plus ou moins, suivant la gravité de l'indignation et de la haine que leur propre jugement leur a fait concevoir contre leur prochain.
"Il en va tout autrement pour l'âme qui voit en toute chose ma volonté, cette volonté qui ne veut rien d'autre que votre bien, et qui dans tout ce qu'elle permet, dans tout ce qu'elle vous donne, n'a d'autre dessein que de vous conduire à la fin pour laquelle je vous ai créés. En se gardant ainsi sans cesse dans l'amour du prochain, l'âme demeure aussi toujours dans mon amour, et, demeurant (369) dans mon amour, elle conserve l'union qu'elle a avec moi.
"Voilà pourquoi, si tu veux parvenir à la pureté que tu me demandes, il est absolument nécessaire d'observer ces trois règles principales, à savoir
t'unir à Moi par affection d'amour, en ayant présents à ta mémoire les bienfaits que tu as reçus de Moi contempler par le regard de l'intelligence l'amour de ma Charité, qui vous aime ineffablement; enfin, dans la volonté de l'homme, considérer non pas sa malice, mais ma volonté à moi. Le juge, ici, ce n'est pas vous, c'est Moi!
"Par ce moyen, tu parviendras à la perfection. "Telle fut, s'il t'en souvient, la doctrine que t'enseigna ma Vérité.
Maintenant, ma très chère fille, je dis que ceux qui pratiquent cette doctrine ont, dès cette vie, un avant-goût de la vie éternelle. Si tu la conserves dans ton esprit, tu ne te laisseras pas prendre aux pièges du démon, car tu les sauras reconnaître aux signes que tu m'as demandés! Néanmoins, pour satisfaire à ton désir, je te dirai plus nettement que vous ne devez pas juger, par manière de sentence, mais sous forme de sainte compassion(369).



CHAPITRE IV

101 Comment ceux qui sont éclairés par cette troisième lumière très, parfaite, reçoivent, en cette vie, un gage de vie éternelle.

Pourquoi t'ai-je dit qu'ils recevaient les arrhes de la vie éternelle? Je dis les arrhes, non le prix.
Le prix, ils attendent de le recevoir en Moi qui suis la Vie durable, où l'on trouve la vie sans mort, le rassasiement sans dégoût, la faim sans tourment. La faim sera exempte de toute souffrance, puisqu'ils posséderont ce qu'ils désirent le rassasiement sera exempt d'ennui, parce que je suis l'aliment de vie, sans défaut aucun.
Mais il est vrai que, dès ici-bas, ils reçoivent les arrhes de cette vie éternelle et commencent à la goûter, parce que l'âme est affamée de mon honneur à moi le Dieu, éternel, et de cette nourriture qui est le salut des âmes; et comme elle en a faim, elle s'en nourrit. Oui, l'âme se nourrit de la charité du prochain, dont elle a faim par le désir. C'est là sa nourriture, et de cette nourriture elle n'est jamais rassasiée, parce qu'elle est insatiable, aussi en a-t-elle toujours faim. Les arrhes sont un commencement de sécurité, que l'on accorde à (370) l'homme pour lui faire attendre le prix complet: non que les arrhes soient par elles-mêmes une garantie parfaite, mais, par la foi qu'elles engagent, elles donnent la certitude d'obtenir le surplus et de recevoir le paiement intégral.
De même cette âme, éprise et revêtue de ma Vérité, a déjà reçu en elle-même, dès cette vie, les arrhes de ma charité et de celle du prochain; elle n'est pas encore parfaite, elle attend encore la perfection de la vie immortelle.
Ces arrhes, ai-je dit, ne sont pas parfaites car l'âme qui goûte la charité ne possède pas encore la perfection, au point de ne plus sentir aucune peine, soit en elle-même, soit dans autrui. Elle souffre en elle-même à cause de l'offense commise contre moi, par la loi de perversité qui est dans ses membres, quand il lui prend fantaisie de se révolter contre l'Esprit. Elle souffre en autrui, par les offenses du prochain. Elle est bien parfaite dans la grâce: mais non de cette perfection, que possèdent mes saints, qui sont unis à moi-même la Vie durable, et dont les désirs sont exempts de peine, alors que les vôtres sont mêlés de souffrance. Comme je t'ai dit en un autre endroit, mes serviteurs, qui prennent leur nourriture à la table de ce saint désir, sont tout à la fois heureux et affligés, à l'exemple de mon Fils unique, sur le bois de la très sainte Croix, dont la chair était toute Ca douleur et tourment, tandis que son âme était béatifiée par l'union de la nature divine. De même, mes serviteurs sont heureux, par l'union de (371) leur saint désir avec Moi, revêtus qu'ils sont de ma douce volonté. Et souffrants ils sont aussi, par leur compassion à l'égard du prochain, et par les mortifications qu'ils infligent à leur propre sensualité, pour la sevrer des plaisirs et des joies sensibles (372).




CHAPITRE V

102
Comment l'on doit reprendre le prochain, sans tomber en de faux jugements.

Ecoute maintenant, très chère fille. Pour mieux t'expliquer ce que tu me demandais, je t'ai parlé de la lumière générale, que tous vous devez avoir, en quelque condition que vous soyez. Cette lumière éclaire tous ceux qui sont dans la charité commune.
Je t'ai parlé ensuite de ceux qui sont dans la lumière parfaite. A propos de cette lumière, j'ai distingué deux catégories de parfaits: les uns qui se séparent du monde et s'appliquent à mortifier leur corps; les autres, qui travaillent à faire mourir entièrement leur volonté propre. Ceux-ci sont les vrais parfaits, qui se nourrissent à la table du saint désir.
Maintenant, c'est à toi que je parlerai, en particulier, et, en te parlant, je parlerai aussi aux autres, pour satisfaire à ton désir. Pour que l'ignorance ne mette pas obstacle à la perfection à laquelle je t'appelle, je veux que tu observes, principalement, ces trois points.
Le démon pourrait, sous le manteau de l'amour (373) du prochain, nourrir en ton âme la racine de la présomption, pour te faire tomber dans les faux jugements que je t'ai défendus. Tu croirais juger vrai et tu jugerais de travers, en suivant ton propre avis, et souvent le démon te ferait voir beaucoup de vérités, pour t'induire dans le mensonge. C'est là que tu en viendrais, Si tu te faisais juge des pensées et des intentions des créatures raisonnables. De cela, je te l'ai dit, Moi seul, je suis juge.
C'est là une des trois règles que je veux que tu retiennes et que tu observes: Ne porte jamais un jugement, sans garder une mesure, et la mesure que je t'impose est celle-ci. A moins que je ne t'aie manifesté expressément, et non pas seulement une fois ou deux, mais plusieurs fois, le défaut du prochain, tu ne dois jamais en reprendre particulièrement celui en qui il te semble voir ce défaut. Tu dois te contenter de corriger en général les vices de celui qui vient te visiter, et de l'exhorter à la vertu, avec charité et douceur, en joignant à la douceur, la sévérité, quand tu vois que c'est nécessaire.
Te semble-t-il que je t'aie manifesté souvent les défauts d'autrui? Alors, si tu ne vois pas que ce soit une révélation expresse, comme je te l'ai dit, ne parle pas spécialement d'un défaut particulier. Tiens-toi au parti le plus sûr, pour éviter la tromperie et la malice du démon. Il te pourrait prendre à cet hameçon du désir, et t'amener souvent à juger le prochain, contrairement à ce qui serait la vérité, et à être ainsi pour lui une occasion de scandale (374).
Donc, que ta bouche garde le silence, ou se contente de parler saintement de la vertu et de flétrir le vice. S'il est un vice que tu crois connaître dans le prochain, attribue-le à toi-même en même temps qu'à lui, par une constante et véritable humilité. Et si réellement il se trouve en cette personne, elle s'en corrigera mieux, en se voyant comprise si doucement. Cette aimable réprimande l'amènera à s'en repentir et à te faire l'aveu de ce que tu voulais lui dire. Tu te trouveras ainsi en parfaite sécurité, et lu auras coupé la route au démon, qui ne pourra plus t'induire en erreur ni entraîner la défection de ton âme.
Sache bien, je le veux, que tu ne dois pas te fier à tout ce que tu vois; tu dois le rejeter par-dessus tes épaules pour ne le point voir. Ce qu'il te faut regarder avec persévérance, c'est toi-même pour te bien connaître, et connaître en toi ma Générosité et ma Bonté.
C'est ce que font ceux qui sont parvenus au dernier état. Ceux-là, t'ai-je dit, retournent toujours dans la vallée de la connaissance d'eux-mêmes, sans préjudice de leur élévation et de leur union avec Moi.
Voilà donc la première des trois règles que je veux que tu observes, pour me servir en vérité (375).



CHAPITRE VI

103
Comment si, en priant pour une personne, Dieu fait voir à l'âme qui prie que cette personne est dans les ténèbres, l'on n'en doit pas juger qu'elle est en péché mortel.

Venons maintenant au cas dont tu m'as demandé la solution.
En priant spécialement pour certaines personnes voilà qu'en ton oraison, tu vois en l'une une lumière de grâces, tandis que l'esprit de l'autre t'apparaît enveloppé de ténèbres, bien que toutes deux comptent parmi nies serviteurs. Tu n'en dois ni n'en peux conclure que cette dernière est en état de péché grave, parce que souvent. ce jugement serait faux.
Sache-le bien, il arrivera parfois qu'en priant pour une même personne tu trouveras en elle une telle lumière, un désir Si saint devant moi, que ton âme paraîtra s'engraisser de sa propre vertu, comme le veut l'affection de la charité, qui vous fait participer au bien, les uns des autres. Une autre fois, il te semblera que son esprit est si loin de moi, Si rempli de ténèbres et de tentations, que ce sera pour toi une fatigue de prier pour elle, de porter son souvenir devant moi. Il se peut que ce soit là la conséquence d'une faute en celui pour qui tu pries; mais, le plus souvent, il n'y aura (376) là aucun péché; ce sera simplement moi, le Dieu éternel, qui me serai retiré de cette âme, comme je le fais souvent pour provoquer à la perfection, ainsi que je te l'ai expliqué, à propos des états intérieurs. J'aurai retiré le sentiment de nia présence, non nia grâce. Cette âme n'éprouvera plus de douceur, plus de consolation, elle demeurera dans la sécheresse, dans l'aridité, dans la souffrance. Sa souffrance, je la fais sentir à l'âme qui prie pour elle et cela par grâce et par amour pour l'âme en peine, afin que l'âme qui prie s'unisse à elle, pour l'aider à dissiper les ténèbres qui enveloppent son esprit. Tu vois donc, nia très douce et très chère Fille, combien tu serais aveugle et digne de blâme, si tu jugeais - toi ou quelque autre - sur cette simple apparence, que c'est le péché qui est la cause des ténèbres que je t'aurais montrées dans cette âme car tu as vu qu'elle n'était pas privée de ma grâce, mais seulement de la douceur que je lui faisais goûter, dans le sentiment de ma présence.
Ce que je veux et ce que vous devez vouloir, toi et mes autres serviteurs, c'est que vous vous connaissiez parfaitement vous-mêmes, afin de mieux connaître ma Bonté en vous. Laissez-moi juger les autres c'est mon affaire, et non la vôtre. Remettez-vous-en à moi du jugement qui m'appartient et ne retirez du péché d'autrui que la compassion pour le prochain, avec la faim de mon honneur et du salut des âmes. Avec un ardent désir, prêchez la vertu, et reprenez le vice on vous, et aussi dans (377) les autres, mais selon la mesure que j'ai déterminée plus haut.
Ainsi vraiment tu viendras à moi, ainsi tu feras voir que tu as bien compris et que tu observes la doctrine qui te fut donnée par ma Vérité, qui est de voir ma volonté en tout, sans t'occuper de celle des hommes. C'est le seul moyen de parvenir à la pure vertu, et de te maintenir dans cette très parfaite et glorieuse lumière qui est, ici bas, le couronnement de la perfection, en te nourrissant, à la table du saint désir, de cet aliment que sont les âmes, pour la gloire et l'honneur de mon nom.




Catherine de Sienne, Dialogue 97