Catherine de Sienne, Dialogue 126

CHAPITRE XVII

126

Comment, dans les mauvais ministres, règne le péché de luxure.

Ma fille très chère, je t'ai donné un rapide aperçu de la vie de ceux qui appartiennent à la sainte Religion, et je t'ai dit comment, misérablement, ils demeurent dans l'Ordre, sous le vêtement des brebis, tout en n'étant que des loups ravisseurs. Je reviens maintenant aux clercs et aux ministres de la sainte Eglise, pour déplorer avec toi leurs péchés, qui découlent tous de ceux dont je t'ai déjà parlé à propos des trois colonnes du vice. Je te les montrai, une autre fois, en me plaignant à toi de leur impureté, de leur insatiable orgueil, et de leur cupidité qui leur fait vendre la grâce de l'Esprit-Saint.
Comme je te l'ai dit, ces trois vices sont étroitement unis, et leur fondement commun, c'est l'amour-propre. Tant que ces trois colonnes demeurent debout, tant qu'elles ne sont pas jetées à terre, par cette force, qui est l'amour de la vertu, elles suffisent à retenir l'âme immobile et obstinée dans tous les vices. Tous les vices, en effet, naissent de l'amour-propre, dont le premier-né est l'orgueil. (79) L'homme orgueilleux est privé de l'amour de la charité, et l'orgueil le conduit à l'impureté et à l'avarice. Ces vices se relient ainsi l'un à l'autre, par une chaîne diabolique.
Considère encore, ma très chère fille, par quel orgueil, par quelle impureté, ils souillent leur corps et leur âme I
Je t'en ai déjà dit quelque chose, mais je veux t'en parler à nouveau, pour te faire mieux connaître la source de ma miséricorde, et t'inspirer une compassion plus grande pour ces malheureux.
Quelques-uns d'entre eux, sont tellement devenus démons, tellement possédés par l'amour de certaines créatures, qu'ils en sont comme hors d'eux-mêmes. Ce n'est pas assez, pour eux, de n'avoir plus aucun respect pour mon Sacrement, et de n'attacher plus aucun prix à la dignité dont les a revêtus ma Bonté. Exaspérés de ne pouvoir posséder, par eux-mêmes, l'objet de leurs coupables convoitises, ils recourent aux incantations du démon. Pour satisfaire leurs pensées impures et misérables pour réaliser leurs désirs, ils emploient à la composition de maléfices, le Sacrement que je vous ai donné comme une nourriture de vie. Les pauvres brebis confiées à leurs soins, dont ils devraient nourrir les âmes et les corps, ils les tourmentent ainsi, par ces détestables moyens, et par d'autres encore, dont je t'épargnerai le récit, pour ne pas t'affliger davantage. Ta les as vues, ces pauvres brebis, affolées et comme hors d'elles-mêmes, sentir leur volonté fléchir sous les entreprises de ces démons incarnés (80), et en arriver à faire ce qu'elles ne voulaient pas; et la violence qu'elles se faisaient à elles-mêmes, causait à leurs corps de cruelles souffrances.
Ces malheurs, quel en est le principe? Leur vie impure et misérable. Il est bien d'autres maux encore que je pourrais dire; mais, pourquoi te les rappeler? Tu les connais.
O fille bien-aimée, la chair qui a été élevée au-dessus de tous les choeurs des anges par l'union devotre nature humaine à ma nature divine, voilà àquelles iniquités, ils la font servir! O homme abominable, ô homme misérablle, non pas homme, mais brute, cette chair que j'ai consacrée par mon onction sainte, tu la livres aux prostituées, et pis encore! Cette chair, qui est tienne, elle avait été guérie, comme celle de toute la race humaine, de la blessure que lui avait faite le péché d'Adam, par le corps de mon Fils unique, meurtri et percé sur l'arbre de la très sainte Croix! O malheureux! Il t'a rendu l'honneur, et ta lui apportes la honte! Il a guéri tes plaies par son sang, bien plus, il t'a fait ministre du Sang, et toi, tu le meurtris de tes péchés impurs et honteux! Le bon Pasteur avait lavé ses
brebis, dans son propre sang! Toi, tu souilles celles qui sont pures, tu fais tout ce qui est en ton pouvoir, pour les jeter dans l'ordure! Tu devrais être un miroir de pureté, tu es un modèle de débauche! Tous les membres de ton corps, tu les fais servir à commettre le mal, et, dans toutes tes actions, tu t'appliques à contredire à ce qu'a fait ma Vérité. J'ai souffert qu'on lui bandât les yeux, pour te donner la (81) lumière, et toi, tes yeux lascifs lancent des flèches empoisonnées, mortelles pour ton âme et pour le coeur de ceux qui sont l'objet de tes regards criminels!
J'ai enduré qu'il fût abreuvé de fiel et de vinaigre, et toi, comme un animal glouton, tu cherches tes délices en des mets délicats, tu te fais un dieu de ton ventre! Ta langue ne profère que des paroles déshonnêtes et vaines. Cette langue qui devrait être employée à redresser le prochain, à annoncer ma parole, à dire l'Office, en union avec le coeur, je n'en reçois que vilenies; ce ne sont que jurements, mensonges, parjures, quand encore tu ùe vas pas jusqu'à blasphémer mon nom!
J'ai supporté qu'on lui liât les mains pour te délivrer toi et toute la race humaine, des liens du péché. Tes mains, à toi, ont reçu l'onction, elles ont été consacrées pour administrer le très saint Sacrement, et toi, vilainement, tu les fais servir, ces mains, à des usages infâmes. Toutes les oeuvres de tes mains sont corrompues, toutes sont ordonnées au service du démon.
O malheureux I A quelle dignité pourtant ne t'avais-je pas élevé, en t'appelant, toi et toute créature raisonnable, à me servir, Moi seul!
J'ai voulu que les pieds de mon Fils unique fussent percés, pour te faire de son corps une échelle; et, que son côté fut ouvert, pour te faire voir le secret du coeur. Je l'ai disposé, comme un asile toujours ouvert, où vous pourrez connaître et goûter l'Amour ineffable que je vous ai, en trouvant (82) et en contemplant ma Nature divine unie à votre nature humaine.
Il t'apprend ce coeur, que le Sang dont tu es le ministre, répandu comme un bain, doit purifier vos iniquités, et toi, tu as fait de ton coeur un temple du démon! Ton affection, qui est signifiée par les pieds, n'enferme et ne peut m'offrir rien d'autre, que honte et bassesse; elle ne conduit ton âme, que dans les repaires du démon.
Ainsi, tu emploies ton corps tout entier à meurtrir le corps de mon fils! Sans cesse, tes actes sont en opposition avec les siens; sans cesse, tu fais le contraire de ce que toi et toutes les créatures, êtes obligês de faire. Tous les organes de ton corps sont devenus des instruments de péché, parce que les trois puissances de ton âme ont été assemblées au nom du démon, alors que c'est en mon nom que tu les devais réunir.
Ta mémoire devait être remplie des bienfaits que tu as reçus de moi, et elle est toute pleine d'images impures et de mille autres indignités. L'oeil de ton intelligence, tu le devrais fixer dans la lumière de la Foi sur le Christ crucifié, mon Fils unique, dont tu es devenu le ministre; et, par une misérable vanité, il n'a d'attention que pour les plaisirs, les honneurs, les richesses du monde. Ta volonté devait s'attacher à Moi, uniquement, m'aimer pour moi-même; et, bassement, tu as placé ton amour dans les créatures, dans ton propre corps. Il n'est pas jusqu'à tes animaux, que tu n'aimes plus que moi! La preuve, c'est ta colère contre moi, quand je (83) t'enlève quelque cher objet de tes affections; c'est ton irritation contre le prochain, quand tu crois en avoir reçu quelque dommage matériel. Tu le hais, alors, tu l'outrages, et tu te sépares de ma charité et de la sienne. O infortuné! A toi a été confié le service de ce Feu sacré qu'est ma Charité divine, et tu l'éteins en toi, en lui préférant ton propre plaisir, tes affections déréglées! Tu ne peux supporter, pour elle, un léger préjudice que t'aura causé le prochain!
O ma fille très chère, voilà l'une de ces trois fatales colonnes du mal, dont je t'ai parlé (84).



CHAPITRE XVIII

127 Comment ces ministres sont dominés par l'avarice. Ils prêtent à usure, mais surtout ils vendent et achètent les bénéfices et les Prélatures. Des maux que cette cupidité a causés à la sainte Eglise.

Parlons maintenant de la seconde colonne du vice, qui est l'avarice.
Oui, ce que mon Fils a donné sur la croix, avec tant de générosité, n'est plus distribué, désormais, qu'avec la plus grande parcimonie. Regarde-le sur le bois de la Croix, son corps est tout percé, de chacun de ses membres son sang coule à flots. La rédemption, ce n'est pas à prix d'or ou d'argent qu'il l'opère, c'est avec son Sang et par largesse d'amour. Il n'a pas racheté seulement une moitié du monde, mais le genre humain tout entier, tous les hommes passés, présents et à venir. Ce Sang ne vous a pas été donné, sans, qu'en même temps, vous fût distribué le feu; car, c'est par le feu de l'amour, que le sang a été versé pour vous. Le feu et le sang ne vous ont pas été accordés, sans ma Nature divine, si étroitement unie à la nature humaine. Et c'est de ce Sang, uni à ma divinité, par la libéralité de mon amour, que toi, malheureux, je t'ai constitué le ministre! Et voilà (85) que ta cupidité te rend si avare, de ce que mon Fils a acquis sur la croix! Toi, ministre du Sang, par un don de lui, tu t'es si criminellement approprié ce trésor, que tu vends, maintenant, la grâce du Saint-Esprit, aux âmes que le Christ a rachetées lui-même, avec un si pur amour! Ce que tu as reçu gratuitement, tu veux qu'on te le paie, quand on te le demande. Ton avidité ne te porte point, à faire ta nourriture des âmes, pour l'honneur de Moi c'est l'argent qu'elle dévore! Ta charité est devenue si serrée, dans la dispensation de ce que tu as reçu avec tant de largesse, qu'évidemment, je ne suis pas en toi par la grâce, ni le prochain par l'amour. Les biens temporels que l'on te donne, à cause de ce Sang, c'est largement encore que tu les reçois, et d'eux encore, pauvre avare, tu ne sais pas être bon, pour d'autres que pour toi! Larron que tu es, voleur digne de la mort éternelle, tu dérobes encore le bien des pauvres et de la sainte Eglise; tu l'emploies a tes dépenses; tu le dissipes avec des femmes, avec des hommes sans moeurs; tu en enrichis ta parenté. Avec ce bien des pauvres et de l'Eglise, tu te procures toutes tes aises, et prépares un établissement à tes fils.
O malheureux! Où sont donc ces fils des vraies et douces vertus que tu devais avoir? Où donc, cette charité ardente que tu devais répandre? Où, ce zèle dévorant de mon honneur et du salut des âmes? Où, cette douleur crucifiante, que tu devais ressentir, à la vue du loup infernal qui te ravissait tes brebis? Plus rien! En ton coeur étroit, il n'y a plus de place (86), ni pour Moi, ni pour ton prochain. Tu n'aimes que toi! Tu n'as que cet amour égoïste et sensuel; et, cet amour est un poison, pour toi et pour les autres. Tu es, toi-même, le loup infernal! C'est ton amour déréglé qui les dévore tes brebis! Ton avidité ne convoite que cette proie! Que t'importe donc, que le démon invisible emporte les âmes, quand tu es, toi, le démon visible qui les livre à l'enfer! Les biens de l'Eglise ne servent qu'à te vêtir et à t'engraisser toi-même, avec les autres démons de ta compagnie, comme aussi à entretenir des animaux, ces beaux chevaux, que tu ne possèdes que pour ton plaisir déréglé, et sans aucune nécessité. C'est la nécessité seule, pourtant, et non ton propre plaisir, qui peut te permettre ce train de maison. Que les hommes du monde cherchent cette jouissance, soit; mais tes plaisirs, à toi1 devraient être d'assister les pauvres, de visiter les malades, de subvenir à leurs besoins spirituels et temporels. C'est pour cela, et pour cela seul, que je t'ai fait mon ministre, que je t'ai confié une si haute dignité. Mais, après que tu es devenu semblable aux bêtes, tu te complais au milieu des bêtes. Aveugle que tu es! Si tu pouvais voir les supplices qui t'attendent si tu ne changes pas de vie, tu n'agirais pas ainsi, tu n'aurais que douleur de ta conduite passée, et dès à présent tu commencerais à mieux vivre.
Tu le vois, ma très chère fille, combien n'ai-je pas raison de me plaindre de ces malheureux! Quelle ne fut pas ma générosité envers eux, et quelle n'est pas leur ingratitude envers moi! (88)
Qu'ajouter de plus?
Comme je te l'ai dit, il en est qui prêtent à usure. Ils ne mettent pas d'enseignes, comme les usuriers publics, mais ils ne manquent pas de moyens subtils, pour vendre le temps a leur prochain, par pure avarice: car, rien au monde ne peut légitimer un semblable commerce. Si on leur fait un présent, si petit soit-il, et que dans leur pensée ils le reçoivent comme prix du service rendu, en excédent de la somme prêtée, c'est usuraire, comme usuraire aussi, tout ce qui serait perçu, en paiement du temps, pour la durée du prêt.
Je les ai établis, pour qu'ils défendent l'usure aux séculiers, et ils la pratiquent eux-mêmes. Ce n'est pas tout. Si quelqu'un vient les consulter sur cette matière, comme ils ont eux-mêmes ce vice, et qu'ils ont perdu sur ce point la lumière de la raison, le conseil qu'ils donnent est obscur et comme enveloppé de la passion qui est dans leur âme. De là, par conséquent, une infinité de méfaits qui découlent de leur coeur étroit, cupide et avare. A eux s'applique bien cette parole que prononça mon Verbe, lorsque, entrant dans le Temple, il y trouva vendeurs et acheteurs: "La maison de mon Père est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de voleurs (
Mt 21,13) ", cria-t-il; et, prenant des cordes, il s'en fit un fouet, pour les jeter dehors.
Il en est bien ainsi, aujourd'hui, tu le vois, ma très douce fille! De mon Eglise qui est un lieu de (88) prière, ils ont fait une caverne de voleurs! Ils vendent, ils achètent, ils trafiquent de la grâce de l'Esprit-Saint. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Veut-on obtenir des prélatures et des bénéfices de la sainte
Eglise, on les achète. On commence par circonvenir, par de nombreux présents, soit en argent, soit en nature, les officiers de la curie. Ceux-ci ne s'arrêtent plus, désormais, à considérer si le solliciteur est bon ou mauvais. Ils sont tout complaisance envers lui. Comme ils n'ont d'amour que pour les dons qu'ils en ont reçus, ces malheureux vont s'employer à introduire, dans le jardin de la sainte Eglise, cette plante vénéneuse. Ils feront de lui bon rapport au Christ en terre.
Ainsi, de part et d'autre, c'est un complot de mensonges pour tromper le Christ en terre, dont l'on ne devrait approcher, cependant, qu'en droiture et franchise. Si le vicaire de mon Fils s'aperçoit de la fraude, c'est son devoir de punir les coupables. Il doit priver son subordonné de son office, s'il ne se corrige et ne s'amende; et, au solliciteur si offrant, il fera bien de conférer la prison, en échange de son argent. Ce sera pour lui une correction alu taire, et, pour les autres, un exemple qui les détournera d'un semblable trafic. Si le Christ en terre en agit ainsi, il ne fera que son devoir; et, s'il ne le fait pas, son péché ne demeurera pas impuni, quand il viendra rendre compte, devant Moi, de ses brebis.
Crois-moi, ma fille, aujourd'hui, cette répression n'est plus connue. Voilà pourquoi l'Eglise, mon Eglise, en est arrivée à cet état de crimes et d'abominations (89). Pour élever aux prélatures, l'on ne s'enquiert plus de la vie de ceux qui sont promus; l'on ne s'informe plus, s'ils sont bons ou mauvais. Si l'on fait quelque enquête, c'est auprès de ceux qui sont les complices de leurs péchés, c'est ceux-là qu'on interroge, et qui sont tout disposés à leur rendre de bons témoignages, puisqu'ils sont semblables à eux. On n'a égard qu'à la grande situation du candidat, à sa naissance, à sa richesse, à la distinction de son langage. Ce qui est pire, c'est qu'on alléguera même, parfois, et en plein consistoire qu'il est beau de sa personne. Langage de démon, note bien! Là où l'on devrait rechercher l'ornement et la beauté de la vertu, l'on n'a d'yeux que pour la beauté du corps!
Ceux qu'on devrait préférer, ce sont les humbles qui s'effacent, ceux qui, par humilité, fuient les prélatures; et voilà qu'ils choisissent ceux qui, par vaine gloire, et tout enflés d'orgueil, briguent cette élévation!
On fait grand cas de la science. Certes, la science, en soi, est bonne. Elle est parfaite, quand celui qui la possède, y joint une vie honnête et sainte et une sincère humilité; mais, dans un orgueilleux, dépravé et libertin, la science est un poison. Ce savant n'a pas le sens de l'Ecriture, il n'en entend plus que la lettre. Son esprit est dans les ténèbres, parce qu'il a perdu la lumière de la raison, et qu'il a obscurci l'oeil de son intelligence. C'est dans cette lumière de la raison, accrue de clartés surnaturelles, que fut exposée et comprise la sainte Écriture, comme je te l'ai dit plus. explicitement, en un autre endroit. Tu le vois donc. la science est bonne en soi, mais elle peut être dépravée par le mauvais usage que le savant en peut faire. S'il ne met pas plus de droiture dans sa vie, elle deviendra même pour lui un feu vengeur.
Aussi, doit-on considérer davantage la bonne et sainte vie, et la préférer à la science d'un libertin. C'est le contraire, pourtant, que l'on fait. Les hommes de bien et de vertu, s'ils ne sont point de science raffinée, sont tenus pour sots; on les méprise. Quant à ceux qui sont pauvres, on les écarte, parce qu'ils n'ont rien à donner.
Ainsi, ma propre maison, qui devrait être la maison de la prière, où brilleraient la perle de la justice, avec la lumière de la science unie à une bonne et sainte vie, où l'on respirerait le parfum de la vérité, ma maison est pleine de mensonge. Ceux qui l'habitent devraient posséder la pauvreté volontaire, un zèle sincère pour préserver les âmes, ou les arracher aux mains du démon, et ils n'ont de goût que pour les richesses; le soin des choses temporelles les absorbe tellement, qu'ils n'ont plus aucun souci des spirituelles. Jouer, rire, accroître et multiplier leur bien, voilà qui prend toute leur vie. Ils ne s'aperçoivent pas, les pauvres, que c'est le moyen le plus assuré de perdre leurs richesses! S'ils étaient riches en vertu, ils s'adonneraient à l'administration des choses spirituelles, comme ils le doivent, les biens temporels leur viendraient en (91) abondance, et mon Epouse n'aurait pas eu à subir, à ce sujet, tant de révoltes.
Qu'ils laissent donc les morts ensevelir les morts: leur devoir, à eux, est de suivre la doctrine de ma Vérité et d'accomplir, en eux-mêmes, ma volonté, en se consacrant au ministère que je leur ai confié. Tout au contraire, ils s'appliquent, avec un amour déréglé, à ensevelir les choses mortes, les choses qui passent, usurpant ainsi l'office des hommes du monde. C'est là, ce qui m'offense, et c'est là, ce qui perd la sainte Eglise. Qu'ils abandonnent aux séculiers ce qui appartient aux séculiers. C'est aux morts à ensevelir les morts; c'est à ceux qui sont préposés au gouvernement des choses temporelles, à s'occuper de cette administration.
Pourquoi t'ai-je dit que c'est aux morts à ensevelir les morts? - Ce mot est à double sens. Morts sont ceux qui s'occupent des choses temporelles, avec un amour désordonné, et une sollicitude exclusive, qui les font tomber en péché mortel. Mais morts, aussi, peuvent être dits, ceux qui s'y adonnent, simplement. Car ces biens sont des biens sensibles, des biens corporels, et cette administration est un office corporel. Or le corps, de soi, est chose morte, il n'a pas la vie en lui-même. La vie, il la tient de l'âme, il participe à la vie de l'âme, tant que l'âme habite en lui; il la perd, dès qu'il en est séparé.
Mes ministres consacrés, qui sont appelés à vivre comme des anges, doivent donc laisser les choses mortes aux morts, pour s'adonner à la conduite des (92) âmes, réalités vivantes qui ne meurent jamais. Qu'ils les gouvernent, qu'ils leur administrent les sacrements, qu'ils leur distribuent les dons et les grâces de l'Esprit-Saint, qu'ils les nourrissent du pain spirituel par une bonne et sainte vie. A ce prix, ma maison sera la maison de prière, abondante en grâces et riche de vertus. Mais ce n'est pas là, ce qu'ils font: leur conduite est tout autre. Aussi peut-on dire que ma maison est devenue une caverne de voleurs. Ils s'y sont établis marchands: ils vendent, ils achètent, et leur seule avarice est la loi de leurs contrats.
Ils ont fait de ma demeure un repaire de bêtes, puisqu'ils vivent, sans moralité, à la façon des bêtes. Oui, ils en ont fait une écurie, où ils se vautrent dans la fange du vice. Ils ont là, dans l'Eglise, leurs complices diaboliques, comme l'époux a son épouse dans sa maison. Tu vois, combien plus grands que tous les désordres dont je t'avais parlé, sont les maux qui reposent sur ces deux colonnes de pestilence et de corruption, qui sont l'impureté et l'avarice (93).




CHAPITRE XIX

128
Comment ces ministres sont dominés par l'orgueil qui leur tait perdre le sens de la vérité; et comment, dans cet aveuglement, ils en arrivent à simuler la consécration sans consacrer réellement.

Je veux, maintenant, te parler de la troisième colonne, qui est l'orgueil. Je l'ai placée la dernière, mais s'il est le dernier, l'orgueil est aussi le premier de tous les vices. Car tous les vices ont leur fondement dans l'orgueil, comme toutes les vertus sont établies sur la charité et n'ont vie que par elle. C'est l'amour-propre sensitif, qui engendre et nourrit l'orgueil, comme il est le fondement premier de ces trois colonnes, et de tous les péchés que commettent les créatures. Qui s'aime soi-même d'un amour désordonné, n'a pas en soi la charité, puisqu'il ne m'aime pas. En ne m'aimant pas, il m'offense, il n'observe pas le commandement de la loi qui lui fait un devoir de m'aimer, Moi, au-dessus de tout, et le prochain comme lui-même.
En s'aimant eux-mêmes d'un amour sensitif, ces malheureux ne peuvent donc m'aimer ni me servir; c'est le monde qu'ils servent et qu'ils aiment car l'amour sensitif et le monde sont en Opposition avec moi. A raison même de cette opposition, qui aime le monde d'un amour sensitif, qui sert le monde d'une manière sensuelle, celui-là me hait; (94) comme celui qui m'aime vraiment, hait le monde. C'est pourquoi ma Vérité a dit: Nul ne peut servir deux maîtres si opposés: en servant l'un il mécontente l'autre (
Mt 6,24) .
Tu vois donc que l'amour-propre dépouille l'âme de ma charité pour la revêtir du vice de l'orgueil; et, par là même, tout péché a sa source dans l'amour-propre.
Toutes les créatures raisonnables m'affligent, de toutes je me plains, mais combien plus de ceux que j'ai consacrés mes ministres et qui ont pour devoir d'être humbles. Tous en vérité doivent posséder cette vertu d'humilité qui nourrit la charité, mais combien plus ceux qui sont attachés au service de l'humble Agneau sans tache, mon Fils unique. Ils n'ont pas honte cependant, et toute la race humaine avec ceux, de s'exalter eux-mêmes, alors qu'ils me voient, Moi, m'abaisser jusqu'à l'homme pour unir à votre chair le Verbe mon Fils unique, alors qu'ils voient ce Verbe s'empresser à l'obéissance que je lui ai imposée, et se soumettre à la mort ignominieuse de la croix! Il a la tête inclinée pour te saluer, le front couronné pour t'orner, les bras étendus pour t'embrasser, les pieds percés de clous pour demeurer avec toi! Et toi, homme misérable, qu'il a fait le ministre de tant de générosité et de tant d'abaissement, tu devrais embrasser la croix et tu la fuis, pour porter tes embrassements à de criminelles et immondes créatures (95). Tu devrais être ferme et inébranlable dans la doctrine de ma Vérité, fixer en elle ton coeur et ton esprit, et tu es roulé comme une feuille au vent, tu fais voile à tout souffle qui passe. Le souffle de la prospérité te gonfle d'allégresse et tu t'y livres sans mesure; le vent de l'adversité t'emporte hors de toi et te jette dans la colère, cette moelle de l'orgueil; - la colère est la moelle de l'orgueil, comme la patience est la moelle de la chanté. Ainsi à l'orgueilleux, prompt a la colère, tout est tourment, tout est scandale.
Je réprouve tant l'orgueil, que je l'ai précipité du ciel dès que l'ange voulut s'exalter lui-même. L'orgueil ne monte pas au ciel, il tombe au fond des enfers. Aussi ma Vérité a-t-elle dit: "Celui qui s'exaltera (c'est-à-dire l'orgueilleux), sera abaissé et celui qui s'abaisse sera exalté". Dans tous les hommes, quelle que soit leur condition, l'orgueil m'est odieux. mais surtout, comme je te l'ai dit, en ceux qui sont mes ministres: car, ceux-là, je les ai mis en un état d'humilité, pour servir l'humble Agneau. Chez eux, pourtant, quel orgueil! Comment ce malheureux prêtre ne rougit-il pas de s'enorgueillir ainsi, quand il me voit abaissé devant vous jusqu'à vous livrer le Verbe mon Fils unique, dont je l'ai fait le ministre, quand ce Verbe, pour obéir à ma volonté, s'est humilié jusqu'à la mort, jusqu'à l'opprobre de la croix? Il a la tête déchirée d'épines, et ce malheureux lève le front, contre moi et contre le (96) prochain. Au lieu de l'humble Agneau qu'il devrait être, c'est un bélier, portant cornes d'orgueil, et frappant quiconque l'approche.
O homme infortuné! tu ne penses donc pas que tu ne peux m'échapper? Est-ce là l'office que je t'ai confié, de me frapper, Moi, avec les cornes de l'orgueil, en m'outrageant ainsi que ton prochain, quand, sans droit et sans raison, tu te tournes contre lui? Est-ce donc là cette miséricorde, avec laquelle tu devrais célébrer le mystère du corps et du Sang du Christ mon Fils? Tu es devenu, comme une bête féroce, et tu n'as plus aucune crainte de Moi! Tu dévores ton prochain; tu fomentes la division autour de toi, par ta partialité; tu n'as d'égard que pour ceux qui te servent, qui te font des cadeaux, ou pour ceux qui te plaisent, parce que leur vie est semblable à la tienne. Tu les devrais corriger, et leur faire honte de leurs vices, tu leur en donnes l'exemple, au contraire; ils n'ont qu'à t'imiter, pour faire ce qu'ils font ou pis encore. Agirais-tu ainsi si tu étais bon? Mais comme tu es mauvais, tu ne sais pas corriger, tu es insensible aux fautes d'autrui. Tu méprises les humbles, et les pauvres vertueux tu les fuis: tu ne le devrais pas faire, mais tu as tes raisons pour cela. Tu les fuis, parce que la corruption de tes vices ne peut supporter l'odeur de la vertu. Il te répugne de voir mes pauvres à ta porte, et tu évites d'aller les visiter dans leurs besoins: tu les vois mourir de faim, sans venir à leur secours? Et pourquoi donc? sinon parce que ton front porte les cornes de l'orgueil, et que ces cornes (97) d'orgueil ne veulent pas s'abaisser à accomplir un petit acte d'humilité! Et pourquoi donc refuses-tu de t'abaisser? Parce que l'amour-propre, où se nourrit l'orgueil, est maître chez toi. Voilà pourquoi, tu ne veux pas condescendre aux malheureux, voilà pourquoi tu ne veux pas administrer aux pauvres, les secours temporels et spirituels, ce service ne devant te rapporter aucun profit.
O maudit orgueil fondé sur l'amour-propre! Comme tu as aveuglé leur intelligence! Ils croient s'aimer eux-mêmes et d'une tendresse sans égale, et ils ne voient pas à quel point ils sont cruels envers eux-mêmes, et qu'ils perdent quand ils peuvent gagner! Ils sont dans les délices, pensent-ils, ils possèdent richesses et dignités! Ils s'aveuglent sur leur pauvreté et leur bassesse. Ils ne voient pas qu'ils ont perdu cette richesse de la vertu et qu'ils sont tombés des hauteurs de la grâce à la honte du péché mortel. Ils croient voir; mais ils sont aveugles, parce qu ils ne se connaissent pas et ne me connaissent pas moi-même. Ils ne connaissent pas leur état, ni la dignité à laquelle je les avais élevés. ils ne connaissent pas la fragilité du monde et son peu de solidité s'ils la connaissaient, s'en feraient-ils un dieu?
Qui leur a fait perdre cette connaissance? L'orgueil! Et voilà ce qu'ils sont devenus, eux que j'avais élus pour mes anges, pour qu'ils fussent, en en cette vie, les anges de la terre. Des hauteurs du ciel ils sont tombés au fond des ténèbres; et, ces ténèbres se font si épaisses, leur iniquité si profonde (98), qu'ils en arrivent, parfois, au crime que je veux te dire.
Il en est d'aveuglés à ce point par le démon, que souvent ils font semblant de consacrer et ne consacrent pas, par crainte de mon jugement, et pour s'enlever tout frein qui pourrait encore les retenir dans leurs mauvaises actions. Le soir, ils ont mangé et bu plus que de raison, puis le matin, ils s'arracheront à leurs impuretés, il leur faudra satisfaire au service du peuple. Le souvenir de leurs fautes les arrête, ils voient qu'en bonne conscience ils ne doivent ni ne peuvent célébrer en cet état. Ils éprouvent quelque crainte de mon jugement, non par haine du vice, mais par l'amour-propre qu'ils ont pour eux-mêmes. O ma très chère fille, vois quel est l'aveuglement de ce prêtre! Au lieu de recourir à la contrition du coeur et de regretter sa faute, avec le ferme propos de s'en corriger, il s'arrête à un autre moyen, il ne consacrera pas! Aveugle qu'il est, il ne voit pas, que le mal qu'il se dispose à accomplir est plus grave encore que celui qu'il a déjà commis! Il va rendre le peuple idolâtre, en proposant à ses adorations une hostie non consacrée, comme si elle était le corps et le sang du Christ mon Fils unique, vrai Dieu et vrai homme! C'est ce qu'elle est, une fois consacrée, mais en cette circonstance elle n'est vraiment que du pain.
Quelles abominations, tu le vois, et quelle patience ne me faut-il pas pour les supporter! S'ils ne se corrigent pas, toutes mes grâces tourneront à leur condamnation (99).
Mais que doit faire le peuple pour éviter ce péril? Il doit prier sous condition en formulant ainsi sa prière: " si ce ministre a dit ce qu'il devait dire, je crois vraiment que vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant qui m'est donné en nourriture par l'ardeur de votre incompréhensible charité, en mémoire de votre très douce passion et du grand bienfait du Sang répandu avec un si ardent amour pour laver nos iniquités." De cette façon, le peuple ne sera pas trompé par l'aveuglement du ministre, en adorant une chose pour une autre. La faute, en vérité, en est au seul ministre, mais les fidèles n'en seraient pas moins induits à faire un acte défendu .
O très douce fille, qui donc empêche la terre de les engloutir? Qui retient ma puissance de les arrêter et de les immobiliser, comme des statues, en présence de tout le peuple, pour les couvrir de confusion? Ma miséricorde. Je me contiens moi-même, ma miséricorde arrête ma justice divine. Je ne veux les vaincre qu'à force de miséricorde. Mais eux, ils sont obstinés comme des démons, ils ne connaissent pas, ils ne voient pas ma miséricorde. Ils semblent que tout ce que je leur donne n'est qu'un dû que je leur paie. Oui, l'orgueil les aveugle à ce point: ils ne voient plus qu'ils n'ont aucun droit, et que c'est pure grâce que je leur accorde (100).




CHAPITRE XX

129
De beaucoup d'autres péchés qui se commettent par orgueil et par amour-propre.

Tout ce que je t'ai dit, est pour te donner plus de sujet de pleurer amèrement sur l'aveuglement de ces prêtres, en te découvrant l'état de damnation dans lequel ils se trouvent. C'est aussi, pour te faire mieux connaître ma miséricorde, pour accroître encore ta confiance en cette miséricorde, pour t'amener i'i l'invoquer avec pleine assurance et à présenter devant moi, ces malheureux ministres de la sainte Eglise et l'univers entier, en me priant de leur faire miséricorde. Plus tu feras monter vers moi de voeux attristés et d'ardentes prières, plus tu me témoigneras l'amour que tu as pour moi.
Pour moi, personnellement tu ne peux rien, non plus que mes autres serviteurs: vous ne pouvez me servir que dans la personne de ces malheureux, et c'est à eux par conséquent que vous devez faire du bien. Je me laisserai vaincre alors par les désirs, par les larmes, par les prières de mes serviteurs, et je ferai miséricorde à mon Epouse, en la réformant par de bons et saints pasteurs. La présence de bons pasteurs amènera naturellement la conversion des (101) sujets, car ce sont les mauvais pasteurs, qui sont cause de presque tous les péchés que commettent les inférieurs. S'ils se corrigeaient en effet, si l'on voyait briller en eux la perle de la justice, avec une bonne et sainte vie, le peuple ne serait pas ce qu'il est. Sais-tu quelle est la conséquence de tous ces désordres? C'est que l'un suit les traces de l'autre. Pourquoi les sujets n'obéissent-ils pas? Parce que le prélat, quand il était sujet, n'obéissait pas lui-même à son prélat. Il reçoit à son tour ce qu'il a donné. Il fut un mauvais inférieur, il fait un mauvais pasteur.
La cause de tous ces péchés et de beaucoup d'autres, c'est l'orgueil, qui vient de l'amour-propre. Ignorant et superbe il était, quand il était dans le rang; beaucoup plus ignorant et superbe il est, maintenant qu'il est prélat. Si grande est son ignorance, si profond son aveuglement, qu'il conférera le sacerdoce à un homme sans culture, sachant à peine lire, ignorant tout des fonctions sacerdotales, d'une telle incapacité que souvent il ne pourra même pas consacrer parce qu'il ne connaît pas bien les paroles sacramentelles. Ce prêtre, ordonné dans ces conditions, sera donc exposé à tomber par ignorance en ce péché que d'autres commettent par malice, en faisant semblant de consacrer tout en ne consacrant pas.
Les pasteurs sont tenus, pourtant, de ne choisir que des hommes expérimentés, d'une vertu éprouvée, possédant la science, et l'intelligence des paroles et des rites du saint ministère. Et voilà que par un renversement des choses, ceux-ci ne regardent ni à la (102) science, ni à l'âge: ils ne tiennent compte que de leur propre affection: aujourd'hui, paraît-il, ce ne sont pas des hommes mûrs qu'ils consacrent, ce sont des enfants qu'ils choisissent. Qu'importe qu'ils soient de bonne et sainte vie, qu'ils soient instruits de la nature de cette dignité qui leur sera conférée, et du grand mystère qu'ils auront à accomplir? On ne pense qu'à multiplier la famille sacerdotale, non à multiplier la vertu. Aveugles, rassembleurs d'aveugles, ils ne voient pas que moi je leur demanderai compte de ces actes et de beaucoup d'autres, à leur dernier jour. Après avoir fait des prêtres si ignorants de tout, ils ne leur en confient pas moins le soin de conduire les âmes, alors qu'ils voient bien pourtant qu'ils ne sont même pas capables de se conduire eux-mêmes. Comment donc ceux qui ne peuvent discerner dans leur propre vie ce qui est mal, pourront-ils le découvrir dans les autres pour le corriger. Ils ne le peuvent pas et ils ne le voudraient pas faire, pour ne point se condamner eux-mêmes. Et les brebis, qui n'ont pas de pasteur, qui veille sur elles et les sache conduire, s'égareront facilement; et, souvent, elles seront dévorées et déchirées par les loups.
Le mauvais pasteur ne se soucie guère d'avoir un bon chien qui aboie au loup: ils en ont un qui leur ressemble. Ces ministres et ces pasteurs, sans zèle aucun pour leurs âmes, n'ont point à leur service le chien de la conscience; ils n'ont pas à la main le bâton de la justice. Aussi ne corrigent-ils point avec la verge; le chien de la conscience reste (103) muet! Il n'aboie plus, pour les reprendre eux-mêmes dans le secret de leur âme, ou rappeler les brebis égarées hors du sentier de la vérité, dés qu'elles n'observent plus mes commandements. Ils ne s'emploient plus à les ramener dans le chemin de la vérité et de la justice, hors des atteintes du loup infernal. Si ce chien faisait entendre son aboiement, si la verge de la sainte justice s'abattait sur leurs égarements, les brebis rebrousseraient chemin pour revenir au bercail. Mais le berger est sans bâton et sans chien; et ses brebis périssent, sans qu'il en ait cure. Le chien de la conscience ne peut plus donner de la voix, tant il est débile, parce qu'il a été privé de sa nourriture.
Car il faut le nourrir le chien; et l'aliment qu'il lui faut, c'est la chair de l'Agneau mon Fils. Quand la mémoire, qui est comme le réservoir de l'âme, est pleine de ce sang, la conscience s'en nourrit. Le souvenir de ce sang enflamme l'âme, de la haine du vice et de l'amour de la vertu. Cette haine et cet amour purifient l'âme de la souillure du péché mortel et donnent vigueur à la conscience préposée a sa garde. Dès que quelque ennemi de l'âme, quelque péché mortel menace d'en franchir le seuil, avant même d'avoir subi son attrait, à la première pensée du mal, aussitôt la conscience est en éveil, son avertissement est comme l'aboiement du chien de garde, qui empêche de commettre l'injustice. Car celui qui a la conscience, possède la justice.
C'est pourquoi ces êtres d'iniquité, indignes d'être appelés mes ministres, et même des créatures (104) raisonnables, puisque leurs vices ont fait d'eux de simples animaux, n'ont plus à leur service ce chien, peut-on dire: car il est tellement débile qu'il n'est plus d'aucun secours, et ils ne possèdent pas, non plus, le bâton de la sainte justice. Leurs vices les ont rendus tellement craintifs que leur ombre même leur fait peur; crainte, qui n'est pas sainte, en vérité, mais toute servile. Ils devraient être prêts à supporter la mort pour arracher les âmes des mains du démon, et c'est eux qui les lui livrent, en ne leur procurant pas l'enseignement d'une bonne et sainte vie et en ne voulant pas même s'exposer pour leur salut à la moindre parole injurieuse.
Maintes fois, ce ministre se trouvera en présence d'une âme à lui confiée, et qui traîne la chaîne de lourdes fautes. Cette âme a de graves obligations de justice vis-à-vis d'autrui, et cependant, par un amour désordonné pour les siens, pour ne pas dépouiller sa famille, elle n'est pas disposée à s'acquitter de cette dette. Le fait est connu de beaucoup de gens; ce malheureux prêtre ne peut pas l'ignorer; on est même venu lui exposer cette situation, afin que, en sa qualité de médecin - ce qu'il doit être,- il puisse donner à cette âme, les soins que réclame son état. Ce pauvre ministre se rendra auprès d'elle, avec l'intention de faire ce qui doit être fait, mais le premier mot malsonnant, le moindre regard menaçant suffisent a lui ôter tout son courage il n'insistera plus. Parfois, on lui fera un cadeau. Bien pris désormais entre le présent accepté et la (105) crainte servile, il laissera cette âme comme il l'avait trouvée, aux mains du démon, et il lui donnera le Sacrement, le corps du Christ mon Fils unique. Il voit pourtant, il sait que cette âme est plongée dans les ténèbres du péché mortel; mais il ne veut pas déplaire aux gens du monde, il est dominé par une crainte désordonnée, il est séduit par le présent qu'on lui a fait; il administre les sacrements à ce pécheur public qui va mourir, et il l'ensevelit en grande pompe avec tous tes honneurs ecclésiastiques, alors qu'il aurait dû le jeter hors de l'Eglise comme un animal, comme un membre retranché du corps.
Quel est donc le principe d'une semblable conduite? L'amour-propre et l'exaltation de l'orgueil S'il m'avait aimé, Moi, par-dessus toute chose s'il avait aimé l'âme de ce pauvre malheureux il fût demeuré humble et n'eût plus eu peur, il aurait cherché à sauver cette âme.
Tu vois combien de maux ont leur fondement, dans ces trois vices, que je t'ai donnés comme les trois colonnes où s'appuient tous les autres péchés:
l'orgueil, l'avarice, l'impureté de l'esprit et du corps. Tes oreilles ne pourraient entendre toutes les iniquités que commettent ces membres du démon.
N'as-tu pas vu toi-même, où les entraînent parfois leur orgueil, leur luxure et leur avarice? Il se rencontre quelques âmes trop simples, mais de bonne foi, dont l'esprit est troublé par la crainte d'être possédées du démon. Elles vont trouver ce malheureux (106) prêtre, dans l'espoir qu'il les pourra délivrer et qu'un démon chassera l'autre. Son avidité commencera par recevoir un présent, et ensuite, donnant libre cours à sa lascivité brutale, il dira à cette pauvre âme: " Le tourment dont vous souffrez ne peut être apaisé qu'à une condition". - Et il l'amènera ainsi à pécher avec lui.
O démon, plus que démon! car tues devenu pire que démon! Beaucoup de démons, en effet, n'ont que dégoût pour ce péché, tandis que toi tu t'y vautres, comme le pourceau dans la boue. O animal immonde, est-ce donc là ce que je suis en droit d'attendre de toi! C'est pour chasser des âmes le démon, par la vertu du Sang, que je t'ai fait le ministre du Sang, et toi tu introduis le démon dans les âmes! Ne vois-tu pas que déjà la hache de la divine Justice est à la racine de ton arbre? Et tes iniquités, je t'en préviens, seront punies avec usure, en temps et lieu, si tu ne les châties toi-même, par la pénitence et par la contrition du coeur. Je n'aurai pas d'égard pour toi, parce que tu es prêtre! Tu seras punis sévèrement, pour tes crimes, et pour ceux que tu auras fait commettre. Tu seras châtié, plus cruellement que les autres. Tu essayeras alors de chasser le démon, par le démon de la concupiscence!
Et celui-là, non moins misérable, qui se rend auprès d'une pauvre âme pour l'absoudre et la délivrer des liens du péché mortel, et qui par ses suggestions l'amène à commettre le mal avec lui! Il la laisse chargée de plus lourdes chaînes et plus (107) honteuses que celles dont il devait la libérer. Si tu t'en souviens bien, tu as vu de tes propres yeux, la pauvre créature ainsi trompée. N'est-ce pas là un pasteur qui n'a plus avec lui le chien de la conscience? Et non seulement il a étouffé la sienne, il tente encore de faire taire celle des autres.
Je leur ai confié la charge de chanter et de psalmodier, la nuit, l'office divin. Eux, au contraire, recourent aux maléfices et aux incantations démoniaques pour que le démon leur procure, la nuit, la visite de ces créatures qu'ils aiment si bassement. Et ils croiront qu'elles sont venues; mais ils sont le jouet d'une illusion.
O malheureux, je t'avais choisi pourtant pour passer dans la prière les veilles de la nuit, et te disposer ainsi, le matin venu, à célébrer le sacrifice! Tu devais répandre sur le peuple l'odeur de la vertu et non l'infection du vice! Je t'ai élevé à l'état des anges, pour te permettre, dès cette vie, de converser avec les anges, par la sainte méditation, afin qu'au dernier jour tu puisses jouir de moimême dans leur compagnie; et toi, tu mets tes délices à être un démon, à converser avec les démons, et c'est ainsi que tu te prépares à l'instant de la mort! La corne de ton orgueil a crevé, dans l'oeil de ton intelligence, la pupille de la très sainte foi tu as perdu la lumière, et tu ne vois plus en quelle misère tu es tombé! Tu ne crois donc pas que toute faute est punie, et toute bonne action récompensée. Si tii le croyais vraiment, tu agirais autrement; tu ne rechercherais pas, tu ne voudrais pas un pareil (108) commerce; son nom même te serait odieux, et tu ne pourrais l'entendre prononcer sans épouvante. Mais puisque c'est sa volonté que tu suis, puisque c'est dans son oeuvre que tu mets ton bonheur, ô deux fois aveugle que tu es, demande donc au démon, je t'en prie, quelle récompense il te réserve pour le service que tu lui rends. Il te répondra qu'il donnera ce qu'il possède lui-même. Il ne peut rien t'offrir que les cruels tourments, que le feu dans lequel il brûle éternellement et où, des hauteurs des cieux, l'a précipité son orgueil.
Toi, ange de la terre, ta superbe t'a fait choir aussi de la sublimité du sacerdoce et des sommets de la vertu, dans un abîme de misères, et si tu ne renonces pas à tes crimes, tu rouleras jusqu'aux profondeurs de l'enfer. Tu as fait de toi-même et du monde ton seigneur et ton dieu. Tu as joui du monde, en cette vie:
ta propre sensualité s'est gorgée de ses plaisirs, ô prêtre, que j'avais revêtu du sacerdoce, pour mépriser le monde et ta propre sensualité! Eh bien! maintenant, dis donc au monde, dis donc à ta sensualité, de plaider pour toi devant moi, le Juge souverain! Ils te répondront qu'ils ne peuvent t'être d'aucun secours; ils se riront de toi; ils diront que tu as bien mérité ton sort, qu'il est juste que tu demeures confondu et réprouvé, devant Moi et devant le monde. Tu ne vois pas ton malheur, parce que, je te l'ai dit, la corne de ton orgueil t'a aveuglé. Mais tu leverras, au moment de la mort, alors que tu ne trouveras en toi-même aucune vertu pour éviter la damnation (109); il n'en est point d'autre, en effet, que dans ma miséricorde, et dans l'espérance de ce sang précieux, dont je t'ai fait le ministre. Tune seras pas privé de cette assistance, pas plus que les autres, pourvu que tu veuilles espérer dans le Sang et dans ma Miséricorde. Mais nul ne doit être assez fou ni assez aveugle, pour attendre ce dernier moment.
Songe, qu'à cette heure dernière, le démon, le monde, la sensualité propre, accusent l'homme qui a vécu dans l'iniquité. Ils ne le trompent plus ils n'essayent plus de lui faire trouver la douceur là où il n'y a que de l'amertume, le bien où il n'y a que mal, la lumière où il n'y a que ténèbres, comme ils avaient accoutumé de faire pendant sa vie; ils lui découvrent la vérité telle qu'elle est. Le chien de la conscience, jusque-là muet, commence à aboyer avec tant de violence, qu'il réduit l'âme presque au désespoir. C'est là l'extrême péril qu'il lui faut éviter, en recevant avec confiance le Sang, malgré tous les crimes qu'elle a commis; car ma Miséncorde, qu'il reçoit par le Sang, est incomparablement plus grande que tous les péchés qui se commettent dans le monde.
Mais, je le répète, que personne ne diffère jusqu'à ce dernier instant; car c'est une chose terrible pour l'homme, que de se trouver désarmé sur le champ de bataille, au milieu de tant d'ennemis (110).





Catherine de Sienne, Dialogue 126