Catherine de Sienne, Dialogue 8

CHAPITRE VII

8 Comment les vertus s'éprouvent et se fortifient par leurs contraires.

Je t'ai montré comment l'homme se rend utile au prochain, et comment par ce service il manifeste l'amour qu'il a pour moi. Je vais te dire maintenant que c'est par le prochain que l'homme expérimente qu'il possède en soi-même la vertu de patience, à l'occasion de l'injure qu'il reçoit de lui. C'est l'orgueilleux qui lui fait prendre conscience de sa propre humilité, comme l'incroyant, de sa foi, le désespéré, de son espérance, l'injuste, de sa justice, le cruel, de sa miséricorde, l'irascible, de sa mansuétude et bénignité. Toutes les vertus s'éprouvent et s'exercent par le prochain comme aussi c'est par lui que les pervers font voir toute leur malice. L'humilité, note le bien, est éprouvée par l'orgueil, parce que l'humilité triomphe de l'orgueil. Il n'est pas au pouvoir du superbe de causer du dommage à celui qui est humble pas plus que l'infidélité du méchant qui ne m'aime pas, qui n'espère pas en moi, ne se communique à celui qui m'est fidèle: elle n'entame pas la foi, ni l'espérance de celui qui l'a conçue en soi, pour l'amour de moi; elle la fortifie même et l'éprouve par la dilection de l'amour qu'il témoigne au (30) prochain. Quand il voit l'infidèle, sans espérance en moi, - car celui qui ne m'aime pas ne peut avoir foi ni confiance en moi, il ne croit et n'espère qu'en sa propre sensualité qui lui prend tout son amour - mon serviteur fidèle ne laisse pas cependant de l'aimer fidèlement et avec l'espérance de chercher en moi son salut. Ainsi donc l'infidélité des uns et leur manque d'espérance servent à manifester la foi du croyant.
En ces occasions et d'autres encore où la vertu de foi a besoin de s'affirmer, le croyant en fournit la preuve pour lui-même et à l'égard du prochain. Non seulement la justice n'est pas amoindrie par les injustices d'autrui, mais aussi les injustices reçues démontrent que le juste se maintient dans la justice par la vertu de patience, de même que les emportements de la colère qui assaillent la bénignité et la mansuétude manifestent pareillement que ces vertus sont accompagnées de la douce patience; à leur tour l'envie, l'aversion, la haine mettent en évidence la dilection de la charité, le désir et la faim du salut des âmes.
Non seulement la vertu s'affermit en ceux qui rendent le bien pour le mal, mais, je te le dis, souventes fois l'épreuve fait d'eux des charbons ardents, tout brûlants du feu de la charité dont la flamme consume la haine et les ressentiments jusque dans le coeur et l'esprit du méchant irrité, transformant ainsi l'inimitié en bienveillance. Telle est l'efficacité de la charité et de la parfaite patience en celui qui est en butte à la colère du méchant et (31) subit sans se plaindre ses assauts. Si tu considères la vertu de force et de persévérance, elle se prouve par le long support des affronts et des médisances des hommes, qui souvent, tantôt par la violence, tantôt par la flatterie cherchent à détourner de la voie et de la doctrine de la Vérité.
Elle demeure inébranlable et résiste à toute adversité, si vraiment la vertu de force a été conçue intérieurement; c'est alors qu'elle se prouve dans ses rapports avec le prochain, comme il a été dit. Si, au moment où elle est aux prises avec les nombreuses contrariétés, elle ne faisait pas bonne contenance, ce ne serait pas une vertu fondée sur la Vérité (32).




CHAPITRE VIII

9 Comment l'on ne doit pas affectionner principalement les pénitences extérieures, mais la vertu, et comment la discrétion est vivifiée par l'humilité et rend à chacun ce qui lui est dû.

Voilà les oeuvres saintes et douces que je demande à mes serviteurs, à savoir les vertus intérieures de l'âme, éprouvées de la manière que je t'ai dite. Ce qu'il me faut, ce n'est pas seulement des oeuvres corporelles, des actes extérieurs, des pénitences multiples et variées, qui ne sont que l'instrument de la Vertu: car si ces actes extérieurs étaient séparés de la vertu, ils me seraient peu agréables. Si, par exemple, l'âme accomplissait ces pénitences sans discernement, en s'attachant principalement à la pénitence elle-même, il y aurait là un obstacle à sa perfection. C'est à l'amour qu'elle doit s'affectionner, avec une sainte haine d'elle-même, accompagnée d'humilité vraie et de parfaite patience, ainsi qu'aux autres vertus intérieures, avec faim et désir de mon honneur et du salut des âmes. Ces vertus-là démontrent que la volonté sensuelle est morte ou meurt continuellement sous les coups de l'amour vertueux. C'est avec cette discrétion qu'il faut pratiquer la pénitence (33), aimer la vertu plus que la pénitence, considérer celle-ci seulement comme un moyen d'augmenter la vertu, suivant qu'il en est besoin, et en tenant compte de ses forces. A faire fond sur la pénitence, l'âme entraverait elle-même sa perfection, parce qu'elle ne se comporterait pas avec le discernement que donne la connaissance de soi-même et de ma bonté; elle ne se conformerait pas à ma vérité, elle agirait indiscrètement, en n'aimant pas ce que j'aime par-dessus tout, en ne haïssant pas ce que j'ai le plus en aversion.
La discrétion n'est rien d'autre que la connaissance vraie que l'âme doit avoir de soi-même et de Moi. C'est dans cette connaissance qu'elle prend racine. Elle est un rejeton greffé sur la charité et uni à elle. Il est vrai que ce rejeton en produit plusieurs autres, comme un arbre qui a plusieurs rameaux. Mais ce qui donne vie à l'arbre et aux rameaux c'est la racine, et cette racine doit être plantée dans la terre de l'humilité, qui est la mère nourricière de la charité sur laquelle est greffé ce rejeton ou cette arbre de la discrétion. La discrétion ne serait pas une vertu et ne produirait pas des fruits de vie, si elle n'était plantée dans la vertu d'humilité, parce que l'humilité procède de la connaissance (34) que l'âme a de soi-même. Et je t'ai déjà dit que la racine de la discrétion était une connaissance vraie de soi et de ma bonté, qui porte l'âme naturellement à accorder à chacun ce qui lui est dû.
Et premièrement, elle m'attribue à moi ce qui m'est dû, en rendant honneur et gloire à mon nom, en rapportant à moi les grâces et les dons qu'elle sait avoir reçus de moi: elle rend à elle-même ce qu'elle a conscience d'avoir mérité, en reconnaissant qu'elle n'est pas par elle-même, et que son être elle ne le tient que d'une grâce de moi. Tous les dons qu'elle possède en plus de l'être, c'est à moi pareillement qu'elle les attribue et non à elle-même. Pour ce qui est d'elle, elle confesse s'être montrée ingrate pour tant de bienfaits et n'avoir pas profité du temps et des grâces reçues: aussi s'estime-t-elle digne des châtiments, et est-elle pour elle-même, à cause de ses fautes, un objet de haine et de dégoût.
Voilà les effets de la discrétion fondée sur la connaissance de soi qui est l'humilité vraie. Sans cette humilité, l'âme serait indiscrète. Et l'indiscrétion a sa source dans l'orgueil, comme la discrétion a la sienne dans l'humilité. Aussi, sans discernement me déroberait-elle comme un larron l'honneur qui m'appartient pour se l'attribuer à elle-même et s'en faire gloire; ce qui est bien à elle, elle me l'imputerait, se lamentant et murmurant contre les mystérieux desseins que j'ai accomplis en elle et dans mes autres créatures; elle se scandaliserait de tout, tant de moi que du prochain.
Bien différente est la conduite de ceux qui possèdent (35) la vertu de discrétion. Après avoir rendu ce qu'ils doivent à moi et à eux-mêmes, comme je l'ai déjà dit, ils rendent ensuite au prochain ce qu'ils lui doivent, principalement en lui donnant l'affection qui procède de la charité, et l'humble et continuelle prière à laquelle tous sont tenus les uns envers les autres. Puis ils s'acquittent de leur dette envers lui par leur doctrine, par l'exemple d'une vie honnête et sainte, par leurs conseils, par les secours dont il a besoin pour faire son salut, comme je t'ai dit plus haut. Dans quelque état que l'homme soit placé, qu'il soit prince, ou prélat, ou sujet, s'il possède cette vertu, tout ce qu'il fait à l'égard du prochain est fait avec discrétion et dans un sentiment de charité, car ces vertus sont liées et comme fondues ensemble et plantées dans la terre de l'humilité laquelle procède de la connaissance de soi-même (36).


CHAPITRE IX

10 Allégorie qui montre comment la charité, l'humilité et la discrétion sont unies ensemble, et comment l'âme doit se conformer à cette allégorie.

Sais-tu quel rapport ont entre elles ces trois vertus? Figure-toi un cercle placé sur la terre et au milieu du cercle un arbre portant un rejeton qui lui est uni. L'arbre tire sa nourriture de la terre enfermée dans la circonférence du cercle; car s'il était hors de terre, l'arbre périrait et ne donnerait aucun fruit jusqu'à ce qu'il fût mis en terre. Maintenant représente-toi que l'âme est un arbre fait pour aimer et qui ne peut vivre que d'amour. Si cette âme n'a pas l'amour divin de la parfaite charité, elle ne produit pas des fruits de vie, mais de mort. Il est donc nécessaire que la racine de cet arbre, c'est-à-dire l'affection de l'âme, se fixe et se nourrisse dans le cercle de la vraie connaissance de soi-même. La connaissance de soi-même est conjointe à moi, qui n'ai ni commencement ni fin, comme le cercle qui est rond et dans lequel tu as beau tourner et retourner, tu ne trouveras jamais où il commence et où il finit, et cependant tu n'en es pas moins en lui. Cette connaissance de toi-même et de Moi est et se trouve sur la terre de la véritable (37) humilité, laquelle est aussi grande que la largeur du cercle, c'est-à-dire que la connaissance de soi-même pour autant, je le répète, qu'elle s'achève en moi. Sans cela cette connaissance ne serait pas un cercle sans commencement ni fin: elle aurait un commencement, qui est la connaissance de soi, mais elle se perdrait dans le vide, si elle ne se terminait à moi. L'arbre de la Charité se nourrit donc dans l'humilité; cet arbre porte un rejeton latéral qui est la vraie discrétion. La moëlle de cet arbre de la charité c'est la patience qui est le signe certain de ma présence dans une âme et de l'union de cette âme avec moi.
Cet arbre, ainsi doucement planté, porte des fleurs embaumées de vertu, aux odeurs multiples et variées. Il produit un fruit d'utilité pour le prochain, suivant le zèle que met celui-ci à recevoir le fruits de mes serviteurs. Vers moi, il fait monter un parfum de gloire et de louange à mon nom; parce que c'est moi qui le créai. C'est ainsi qu'il a sa fin, c'est-à-dire en Moi son Dieu qui suis la vie durable et qui ne peut lui être enlevé, si ce n'est qu'elle le veuille. Tous les fruits quels qu'ils soient que produit cet arbre, sont donc assaisonnés de la discrétion, puisqu'ils sont tous unis ensemble comme il a été dit ci-dessus (38).



CHAPITRE X

11 Comment la pénitence, et les autres exercices corporels doivent servir de moyens pour parvenir à la vertu, mais ne doivent pas être aimés principalement.
De la lumière de la discrétion dans la pratique des diverses oeuvres extérieures.

Voilà quels sont les fruits et les oeuvres que je désire trouver dans l'âme, voilà qui prouve la vertu dans les occasions où il est nécessaire de la pratiquer.
Je te l'ai dit déjà, si tu t'en souviens bien, il y a quelque temps, quand tu souhaitais de faire grande pénitence pour moi. "Que pourrais-je faire, disais-tu, que pourrais-je endurer pour vous, ô Seigneur?" - Et je te répondis dans ton esprit par ces simples mots: "Je suis celui qui me complais à peu de paroles et à beaucoup d'oeuvres", pour bien faire entendre que celui qui se contente de crier vers moi à son de voix: "Seigneur, je voudrais faire quelque chose pour vous", comme celui qui pour moi veut bien mortifier son corps par de nombreuses pénitences mais sans renoncer à sa volonté propre, a tort de croire qu'il m'est très agréable. Ce que je veux, ce sont les oeuvres multiples d'une souffrance virile, effet de la patience et des autres vertus intérieures (39) à l'âme, qui toutes sont actives et opèrent de dignes fruits de grâce. Toute oeuvre découlant d'un autre principe que celui-là, je l'estime simple clameur verbale, parce qu'elle n'est rien qu'un chose finie. Et moi qui suis infini, je suis en quête d'oeuvres infinies, c'est-à-dire d'un sentiment infini d'amour. Je demande donc que les oeuvres de la pénitence et autres exercices corporels soient employés à titre de moyens, et qu'ils n'occupent pas dans l'affection la place principale. Si c'est là ce qu'on aime par-dessus tout, l'on ne m'offre plus que des oeuvres finies. Il en sera comme de la parole qui n'est plus rien dès qu'elle est sortie de la bouche, si elle ne procède pas de l'affection intérieure de l'âme. C'est l'âme qui conçoit et engendre la vertu dans la vérité, et c'est par cette vertu intérieure que l'oeuvre finie est unie au sentiment de la charité. Dès lors elle aura mon agrément et mes complaisances; car elle n'est plus isolée, elle est accompagnée de la discrétion qui fait que l'âme accomplit ces actes corporels comme moyens et non comme but principal.
On ne doit donc pas mettre sa fin dans la pénitence ou tout autre acte extérieur, qui, je te l'ai déjà dit, sont des oeuvres finies ,parce que réalisées dans un temps fini et parce que, parfois même, il est sage que la créature les délaisse et qu'on lui fasse un devoir de ne plus s'y adonner. Tantôt l'âme les abandonne à cause d'une nécessité qui survient et l'empêche d'achever l'acte commencé, tantôt elle y renonce par obéissance sur l'ordre de son supérieur, et, (40) dès lors, en continuant à s'y livrer, non seulement elle ne mériterait pas, mais elle pécherait: d'où il ressort que ce sont là des oeuvres finies. Elles sont donc un moyen, non le principe. En s'y attachant comme au principal, l'âme se trouverait vide, dès qu'elle serait dans la nécessité d'y renoncer pour quelque temps. C'est ce que démontre le glorieux Paul, mon héraut, quand il dit dans une épître (
Col 3,1-6 citation libre; Rm 6,9): Mortifiez le corps et tuez la volonté propre, c'est-à-dire tenez le corps en bride en macérant la chair, quand elle veut se révolter contre l'esprit; mais la volonté, il la faut faire mourir tout à fait, la renoncer et la soumettre à ma volonté. C'est la vertu de discrétion qui tue ainsi votre volonté, en rendant à l'âme ce qu'elle lui doit, ainsi que je l'ai dit, en lui inspirant cette haine et ce mépris du péché et de la sensualité, que l'on acquiert par la connaissance de soi-même.
Voilà le glaive qui tue et met en pièces l'amour-propre fondé sur la volonté personnelle. Ceux qui en agissent ainsi ne m'offrent pas seulement des paroles, mais beaucoup d'oeuvres dans lesquelles je trouve mes délices. Voilà pourquoi j'ai dit que je demandais peu de paroles et beaucoup d'actes. En te disant beaucoup, je n'en fixe pas le nombre, parce que le sentiment de l'âme fondé sur la charité qui donne vie à toutes les vertus et bonnes oeuvres doit multiplier à l'infini. Je n'ai pas pour autant (41) exclu les paroles, mais j'ai dit que je voulais peu de paroles, pour te faire comprendre que tout acte extérieur était fini; c'est pour cela que je les ai traitées de peu; mais elles ne laissent pas que de me plaire quand on y cherche un instrument, non le principe de la vertu.
Personne donc ne se doit laisser aller à juger que celui qui s'applique avec ardeur à mortifier son corps par de grandes pénitences, est plus parfait que celui qui en fait moins; car, comme je l'ai dit, ce n'est pas en cela que consiste la vertu ni le mérite. Bien mauvaise alors serait la condition de celui qui, pour une cause légitime, ne pourrait accomplir ces oeuvres et ces actes de pénitence! Mais la vertu est toute entière dans la charité, éclairée de la lumière de la vraie discrétion. Sans la charité, elle est sans valeur. Cet amour, la discrétion me le donne sans fin et sans mesure, parce que je suis la souveraine et éternelle Vérité. Elle n'impose donc ni loi ni bornes à l'amour dont elle m'aime, mais elle le mesure à bon droit, suivant l'ordre de la charité, à l'égard du prochain. C'est un amour ordonné que la lumière de la discrétion - laquelle, ai-je dit, procède de la charité - accorde au prochain. C'est dans l'ordre de la charité de ne pas se faire tort à soi-même par le péché, pour rendre service au prochain. Quand il suffirait d'un seul péché pour délivrer de l'enfer le monde entier, ou pour produire une action de grande importance, ce ne serait pas d'une charité ordonnée avec discrétion de le commettre; une semblable charité (42) serait même dépourvue de toute discrétion, car il n'est pas permis de se rendre coupable de péché, même pour accomplir un grand acte de vertu, ou pour servir le prochain.
Voici l'odre qu'impose la sainte discrétion. L'âme dispose toutes ses puissances à me servir virilement en toute générosité, et l'amour qu'elle a pour le prochain est tel qu'elle est prête à donner la vie du corps pour le salut des âmes, et mille fois, s'il était possible. Il n'est point de peines et de tourments qu'elle ne soit disposée à subir pour assurer à autrui la vie de la grâce; et tout aussi bien dépensera-t-elle ses richesses matérielles pour l'utilité et le soulagement corporel du prochain. Tel est le grand office de la discrétion qui procède de la charité.
Tu vois quelle règle elle trace et quel devoir elle impose, vis-à-vis de chacun, à l'âme qui veut posséder la grâce. Il faut qu'elle m'aime, Moi, d'un amour infini et sans mesure, et elle doit aimer le prochain avec mesure, avec une charité ordonnée, comme je t'ai dit, ne pas se faire mal à elle même en péchant, pour rendre service à autrui. C'est ce dont vous avertit saint Paul quand il dit que la charité doit se porter tout d'abord sur soi-même et commencer par soi. Agir autrement ne serait pas rendre à autrui un service parfait. Car lorsque la perfection n'est pas dans l'âme, tout ce qu'elle peut faire pour elle-même et pour autrui demeure imparfait. Et ne serait-ce point un désordre que, pour sauver les créatures qui sont finies et qui (43) sont mon oeuvre, l'on m'offensât, Moi, le Bien infini? Cette faute serait beaucoup plus grave et plus grande que l'effet qu'on attendrait d'elle. Donc jamais et pour aucune raison, tu ne dois commettre le péché.
Elle sait bien cela, la vraie charité, qui porte en elle-même la lumière de la sainte discrétion. Elle est cette lumière qui dissipe toutes les ténèbres, détruit l'ignorance, et pénètre toute vertu, tout instrument et tout acte de vertu; elle est une prudence qui ne peut être mise en défaut; elle est une force que rien ne peut vaincre; elle est une persévérance si grande, qu'elle dure jusqu'à la fin. Elle s'étend du ciel à la terre; elle va de la connaissance qu'elle a de moi à la connaissance de soi-même, de l'amour qu'elle a pour moi à l'amour du prochain. Par son humilité vraie, elle évite tous les pièges du monde, elle échappe par sa prudence à toutes les séductions des créatures. De ses mains désarmées, je veux dire par sa longue patience, elle met e fuite le démon, comme elle triomphe de la chair, par cette douce et glorieuse lumière qui, lui en découvrant la fragilité, lui apprend en même temps à lui porter toute la haine qu'elle lui doit, C'est ainsi qu'elle a terrassé le monde: elle l'a mis sous les pieds de son amour, en le méprisant, en le tenant pour vil, en se riant de lui; elle en est devenu le maître et le seigneur.
Aussi les hommes de ce monde ne peuvent-ils rien contre la vertu de l'âme. Toutes les persécutions ne font qu'accroître et affermir la vertu, qui est d'abord (44) conçue par sentiment d'amour, comme il a été dit, et puis se prouve par sa rencontre avec le prochain et devient féconde vis-à-vis de lui. Je t'ai montré que si elle ne se manifeste pas, que si elle n'éclate pas devant les hommes aux temps de l'épreuve, c'est qu'en vérité elle n'a pas été conçue au fond du coeur. Car il est impossible que la vertu existe, qu'elle soit parfaite et qu'elle donne des fruits sans l'intermédiaire du prochain.
L'âme est comme une femme qui a conçu un fils dans son sein; si elle ne le met au monde, s'il n'apparaît aux yeux, son époux ne peut dire qu'il a un fils. Et moi qui suis l'Époux de l'âme, si celle-ci n'enfante pas ce fils qui est la vertu, dans la charité pour le prochain, en la manifestant suivant qu'il est nécessaire, soit en général, soit en particulier, comme je t'ai dit, je te répète qu'en vérité elle n'a pas conçu en elle la vertu. Je dis la même chose des vices qui tous se font jour par leur rencontre avec le prochain (45).


CHAPITRE XI

12 Rappel de quelques choses déjà dites, et comment Dieu promet la consolation à ses serviteurs et la réforme de l'Église par le moyen de grandes souffrances.

Tu l'as donc vu, Moi, la Vérité, je t'ai exposé la vraie doctrine par laquelle tu peux acquérir et conserver la grande perfection. Je t'ai expliqué pareillement de quelle manière l'on satisfait à la faute et à la peine, pour soi et pour le prochain, en te disant que les souffrances endurées par les créatures pendant quelles sont dans le corps mortel, ne sont pas suffisantes à elles seules pour satisfaire à la faute et à la peine, si elles ne sont pas unies au sentiment de la charité et de la douleur de la faute commise. Cette charité est acquise par la lumière de l'intelligence, par un coeur pur et généreux, qui n'a d'autre objet que moi qui suis la Charité même. Je t'ai expliqué tout cela, quand tu me demandais à souffrir.
Je te l'ai exposé, pour que toi et mes autres serviteurs sachiez en quelle mesure et de quelle (46) manière vous me devez faire le sacrifice de vous-mêmes: sacrifice intérieur et extérieur tout à la fois, unis ensemble, comme la coupe et l'eau que l'on offre au maître. L'on ne pourrait présenter l'eau sans la coupe, et le maître ne saurait avoir pour agréable qu'on lui présentât la coupe sans l'eau. Ainsi, vous dis-je, devez-vous m'offrir la coupe de vos nombreuses peines extérieures, de quelque manière que je vous les envoie, sans choisir ni le temps, ni le lieu, ni la mesure qui vous conviennent, mais en les acceptant comme je vous les donne. Cette coupe doit être pleine, et elle sera remplie, si vous recevez toutes ces épreuves par sentiment d'amour, si vous supportez tous les défauts de votre prochain, avec une véritable patience, accompagnée de la haine et détestation du péché. Ces peines sont ainsi comme une coupe remplie de l'eau de ma grâce qui donne à l'âme la vie, et dès lors j'agrée ce présent de mes chères épouses, c'est-à-dire de toute âme qui me sert bien: j'accueille leurs angoisses, leurs désirs, leurs larmes, leurs humbles soupirs et leurs continuelles oraisons; toutes choses qui sont un moyen d'obtenir que, par amour, j'apaise ma colère contre mes ennemis, et contre les hommes d'iniquité, qui m'offensent si gravement.
Souffrez ainsi virilement, jusqu'à la mort: ce sera pour moi le signe que vous m'aimez. N'allez pas regarder en arrière en tournant le dos à la charrue, par crainte des créatures ou des tribulations: c'est dans les tribulations que vous devez vous réjouir. Le monde prend plaisir à vous faire (47) mille injustices; ne vous attristez des injustices du monde que parce qu'elles sont des offenses qu'elle me fait: car en m'offensant, elles vous offensent, et en vous offensant, elles m'offensent, Moi qui suis devenu une même chose avec vous.
Tu le sais bien, Je vous ai donné mon image et ressemblance, mais vous avez perdu la grâce par le péché. Pour vous rendre cette vie de la grâce, j'ai uni ma nature à vous, en la couvrant du voile de votre humanité. Ainsi, à vous, mon image, j'ai emprunté votre ressemblance en prenant la forme humaine. Je suis une seule chose avec vous, tant que l'âme ne se sépare pas de moi par le péché mortel; car celui qui m'aime demeure en moi et moi en lui. Mais celui-là sera persécuté par le monde, parce que le monde n'est pas en conformité avec moi. C'est pour cela qu'il a poursuivi mon Fils unique jusqu'à la mort ignominieuse de la croix. Ainsi fait-il à vous-même: il vous persécute, et il vous persécutera jusqu'à la mort, parce qu'il ne m'aime pas. Si le monde m'aimait, il vous aimerait aussi, mais réjouissez-vous, car votre joie sera grande dans le ciel.
En vérité je te le dis, plus abondera la tribulation dans le corps mystique de l'Église plus il abondera lui-même en douceur et en consolation. Elle sera, cette douceur, la réforme des saints et bons pasteurs, lesquels sont des fleurs de gloire. Ce sont eux qui rendent gloire et honneur à mon nom et font monter vers moi le parfum d'une vertu fondée dans la vérité. Ce sont mes ministres, ce sont (48) les Pasteurs qui seront réformés. Mais le fruit de l'Église mon épouse n'a pas besoin de réforme: il n'est ni corrompu, ni amoindri par les fautes des ministres. Réjouis-toi donc dans la douleur, avec le père de ton âme et mes autres serviteurs, puisque je vous ai promis, moi la Vérité éternelle, de vous donner la joie. Après que vous aurez souffert, je mêlerai la consolation à vos dures épreuves, par la réformation de la sainte Église (49).


CHAPITRE XII

13 Comment cette âme par la réponse divine sent, tout à la fois, croître et diminuer sa souffrance, et comment elle prie Dieu pour la sainte Eglise et pour son peuple.

Alors cette âme tourmentée et brûlée par l'immense désir qu'elle avait formé au-dedans d'elle-même, éprouvait un ineffable amour pour la grande bonté de Dieu; elle contemplait l'étendue de cette charité qui, avec tant de douceur, avait daigné lui répondre et satisfaire à sa demande. N'avait-elle pas ouvert une espérance à la douleur qu'elle avait conçue des offenses faites à Dieu, des maux de la sainte Eglise en même temps que de sa propre misère que lui révélait la connaissance d'elle-même? Cette espérance adoucissait une souffrance qui cependant ne faisait que s'accroître: car le Père éternel et souverain, après lui avoir montré la voie de la perfection, lui découvrait encore son offense et la perte des âmes, comme il sera expliqué plus au long.
Dans cette connaissance que l'âme prend d'elle-même, elle connaît mieux Dieu, par l'expérience de la bonté de Dieu en elle, et dans ce doux miroir de Dieu, elle contemple tout à la fois sa dignité et sa propre bassesse.
Sa dignité, elle la tient de la création. Elle se voit faite à l'image de Dieu, et recevant ce don (50) par pure grâce, sans aucun mérite de sa part. Dans ce miroir de la bonté de Dieu, l'âme connaît aussi son indignité à laquelle elle est arrivée par sa propre faute. De même qu'en se regardant dans un miroir l'homme voit mieux les taches de son visage, ainsi quand l'âme, en possession de la vraie connaissance d'elle-même, s'élève, par le désir, jusqu'à se regarder par l'oeil de l'intelligence dans le doux miroir de Dieu, elle prend mieux conscience, par la pureté qu'elle découvre en lui, de la souillure de sa propre face. Puis donc que la lumière et la connaissance s'étaient agrandies dans cette âme, de la manière qui a été dite, du même coup elle avait senti croître en elle une douce amertume, une amertume tempérée par l'espérance que lui avait donnée la Vérité première. Comme le feu augmente quand on y jette du bois, ainsi grandissait l'ardeur de cette âme qu point qu'il n'était plus possible au corps humain de la supporter sans que l'âme se détachât de lui. Si elle n'avait été encerclée de force, par Celui qui est la force souveraine, elle n'aurait pu éviter de mourir.
Ainsi purifiée par le feu de la divine charité qu'elle a trouvée dans la connaissance d'elle-même et de Dieu, son désir accru par l'espérance du salut du monde entier et de la réforme de la sainte Eglise, l'âme se leva avec assurance devant le Père très grand, et après lui avoir montré la lèpre de la sainte Eglise et la misère du monde, elle lui dit en se servant presque des mêmes paroles que Moïse:
"Mon Seigneur, abaissez les yeux de votre (51) miséricorde sur ce peuple qui est vôtre, et sur le corps mystique de la sainte Eglise. A pardonner et à communiquer la lumière de la connaissance à tant de créatures, qui ensuite chanteront vos louanges en voyant que c'est votre infinie bonté qui les aura retirées des ténèbres du péché mortel et de l'éternelle damnation, vous serez plus glorifié que vous ne pourriez l'être par moi, misérable qui vous ai tant offensé et qui suis l'occasion et l'instrument de tout mal. Aussi, vous prié-je, divine et éternelle Charité, d'exercer sur moi votre vengeance et de faire miséricorde à votre peuple. Je ne sortirai point de votre présence que je ne vous aie vu lui faire miséricorde. Et que me servirait de voir que j'ai la vie, si votre peuple est dans la mort, si les ténèbres enveloppent votre épouse, et cela principalement à cause de mes crimes, les miens et non ceux des autres créatures. Je veux donc et je vous demande en grâce, que vous ayez pitié de votre peuple! Faites-lui miséricorde, je vous en prie par cette charité incréée qui vous a porté vous-même à créer l'homme à votre image et ressemblance quand vous avez dit:
Faisons l'homme à notre image et ressemblance.
-Et vous avez fait cela, vous, Trinité éternelle, en voulant que l'homme vous participât tout entier Vous, haute et éternelle Trinité. Vous lui avez donné la mémoire pour qu'il reçût vos bienfaits et par elle il participe à la puissance du Père. Vous lui avez donné l'intelligence pour qu'en la voyant il connût votre bonté, et qu'il participât ainsi à la (52) sagesse de votre Fils unique. Enfin vous lui avez donné la volonté pour qu'il pût aimer ce que l'intelligence voit et connaît de votre Vérité, et participer par là même à l'amour de l'Esprit-Saint.
Quelle raison vous a fait constituer en si grande dignité? L'amour inestimable par lequel vous avez regardé en vous-même votre créature, et vous êtes épris d'elle; car c'est par amour que vous l'avez créée, c'est par amour que vous lui avez donné un être capable de goûter votre Bien éternel.
Je vois bien que le péché qu'il a commis a fait perdre à l'homme la dignité dans laquelle vous l'aviez établi. Par sa révolte, il s'est mis en guerre contre votre clémence, il s'est fait votre ennemi. Mais, par le même amour qui vous avait porté à le créer, vous avez voulu offrir un moyen de réconciliation à l'âme entraînée dans la grande guerre, afin qu'après la grande guerre, fût faite la grande paix. C'est alors que vous lui donnâtes le Verbe, votre Fils unique, qui fut le Médiateur entre vous et nous. Il fut notre justice, parce qu'il se chargea de nos offenses et de nos injustices, et accomplit, ô Père éternel, l'obéissance que vous lui aviez imposée, quand il revêtit notre humanité et prit ainsi notre image. O abîme de charité! Quel coeur n'éclaterait à contempler la grandeur descendue à tant de bassesse, jusqu'à notre humanité! Nous sommes votre image et vous êtes devenu notre image par l'union que vous avez contractée avec l'homme en voilant la Divinité éternelle sous la nuée misérable de la chair corrompue d'Adam. Quelle en fut la (53) raison? L'Amour. Ainsi Dieu s'est fait homme, l'homme est devenu Dieu. C'est par cet amour ineffable que je vous presse, que je vous supplie de faire miséricorde à vos créatures. (54)


CHAPITRE XIII

14 Comment Dieu se plaint du peuple chrétien et en particulier de ses ministres. Quelques réflexions sur le sacrement du Corps du Christ et sur le bienfait de l'Incarnation.

Alors Dieu tourna le regard de sa miséricorde vers cette âme. Se laissant vaincre par ses larmes et lier par la chaîne de son saint désir, il se plaignait ainsi:
"Ma fille très douce, tes pleurs m'ont vaincu, parce qu'ils sont unis à ma charité et qu'ils sont versés par l'amour que tu as pour moi; je suis enchaîné par les liens de vos désirs douloureux. Mais regarde et vois comme mon épouse s'est souillé le visage, comme l'impureté et l'amour-propre ont fait d'elle une lépreuse, comme elle est gonflée d'avarice et d'orgueil.
Le Corps universel, à savoir la Religion chrétienne, et même le corps mystique de la sainte Eglise, c'est-à-dire mes ministres, s'engraissent de son péché (55).
Ce sont ceux-ci, mes ministres, qui se paissent et qui se tiennent aux mamelles. Ils n'ont pourtant pas seulement à se paître eux-mêmes, mais à paître et à tenir aux mamelles le corps universel du peuple chrétien, et tous ceux qui voudront sortir des ténèbres de l'infidélité, pour se rattacher comme membres à mon Eglise.
Vois donc avec quelle ignorance, et quelles ténèbres, et quelle ingratitude, et par quelles mains souillées, sont dispensés le lait et le sang glorieux de mon Epouse! Avec quelle présomption et quelle irrévérence ils sont reçus! Ce qui donne la vie bien des fois, par leur faute, leur donne la mort; je veux parler du précieux sang de mon Fils unique, lequel a détruit la mort, dissipé les ténèbres, répandu la lumière de la vérité et confondu le mensonge. Ce sang généreux opère toujours pour le salut et la perfection de l'homme qui se dispose à le recevoir.
Mais comme il donne la vie à l'âme et l'orne de toute grâce, avec plus ou moins d'abondance, suivant les dispositions et les sentiments de celui qui le reçoit, aussi donne-t-il la mort à qui vit dans l'iniquité, par le fait de celui qui le boit indignement dans les ténèbres du péché mortel. A celui-là il donne la mort et non la vie, non par la faute du Sang, ni par la faute du ministre, alors qu'il serait lui-même en état de péché. Car le péché du ministre ne corrompt ni ne souille le Sang, il ne diminue ni pas sa grâce ni sa vertu, pas plus qu'il ne peut nuire à celui à qui le ministre donne le Sang (56); mais celui-ci se fait mal à soi-même en péchant à nouveau, et il encourt ainsi un châtiment, auquel il n'échappera que par une véritable contrition et un sincère repentir de sa faute. Je dis donc que ce Sang nuit à celui qui le reçoit indignement, non par la faute du Sang, ou par celle du ministre, comme il a été dit, mais à cause de sa mauvaise disposition, par sa propre faute, qui si malheureusement a souillé son esprit et son corps et a pour lui et pour le prochain des conséquences si cruelles.
Oui, le pécheur en a agi cruellement pour lui-même, en détruisant la grâce dans son âme, en foulant aux pieds dans son coeur le fruit du Sang qui lui avait été donné dans le saint baptême, où par la vertu de ce sang, il avait été purifié de la tache du péché originel qu'il avait contractée, quand il fut conçu de son père et de sa mère. Toute la race humaine dans sa masse était corrompue par le péché d'Adam, ce premier homme, et vous tous, vaisseaux tirés de cette masse, vous étiez corrompus et incapables de posséder la vie éternelle. Voilà pourquoi je vous fis don de mon Verbe, mon Fils unique. J'ai uni ma grandeur à la bassesse de vote humanité pour la rétablir dans la grâce qu'elle avait perdue par le péché. Impassible, je ne pouvais pas endurer la peine et cependant la divine Justice voulait que, pour la faute, il y eût un châtiment. D'autre part, l'homme ne pouvait suffire à cette satisfaction, et quoiqu'il eût satisfait en quelque chose, il n'eût satisfait que pour soi-même et non pour les autres créatures douées de raison. A vrai (57) dire, il ne pouvait satisfaire ni pour lui ni pour autrui, parce que la faute avait été commise contre Moi qui suis la Bonté infinie. Voulant donc restaurer l'homme qui était déchu et qui ne pouvait satisfaire lui-même pour les raisons que j'ai dites, et aussi à cause de son infirmité, j'envoyai le Verbe, mon Fils, revêtu de cette même nature qui est la vôtre et tirée de la masse corrompue d'Adam, afin qu'il subit la peine dans la nature même par laquelle l'homme avait péché, en endurant le châtiment dans son corps jusqu'à la mort honteuse de la croix. De la sorte, en même temps qu'à ma miséricorde divine, il donnait satisfaction à ma justice qui voulait que fût expiée la faute de l'homme, pour le disposer à ce bien, pour lequel il avait été créé.
Ainsi la nature humaine unie à la nature divine fut capable de satisfaire pour toute la race humaine, non pas, il est vrai, seulement par la peine qu'elle endura dans la nature finie, issue de la masse d'Adam, mais par la vertu de la Divinité éternelle, nature divine infinie. A cause de l'union de ces deux natures, je reçus et j'agréai le sacrifice du sang de mon Fils unique, pétri et comme mêlé avec la nature divine par le feu de la divine charité qui fut le lien qui le tînt attaché et cloué à la croix. Voilà comment la nature humaine fut capable de satisfaire à la faute, par la seule vertu de la nature divine. C'est ainsi que fut effacée la souillure du péché d'Adam; mais une trace en demeura qui est l'inclination au péché et la disposition à toutes les (58) infirmités corporelles, comme il reste une cicatrice après que la plaie est guérie.
La faute d'Adam vous avait donc causé une blessure mortelle, mais le grand Mèdecin, mon Fils unique est venu, et il a guéri le malade en buvant la blessure amère que l'homme ne pouvait boire, parce qu'il était trop affaibli. Il a fait comme la nourrice qui prend la médecine à l'intention de l'enfant, parce qu'elle est grande et forte, et que l'enfant n'en pourrait pas supporter l'amertume. Lui aussi fut nourrice, en buvant avec la grandeur et la force de la Divinité unie à votre nature, l'amère médecine de la mort cruelle de la croix, pour vous guérir et vous rendre la vie ,à vous, petits enfants tout débilités par la faute.
Il ne demeure, ai-je dit, que la trace du péché originel que vous contractez du père et de la mère lors de votre conception. Cette trace même est effacée, bine qu'incomplètement, par le saint baptême qui est efficace pour donner la vie de la grâce, par le vertu de ce glorieux et précieux sang. Aussitôt donc que l'âme a reçu le saint baptême, le péché originel est enlevé et la grâce lui est communiquée. Quant à cette inclination au mal, qui est la cicatrice qui reste du péché originel, comme il a été dit, elle est bien amoindrie, et il est au pouvoir de l'âme de la réfréner si elle le veut. L'âme est ainsi disposée à recevoir et à accroître en soi la grâce, peu ou beaucoup, selon qu'il lui plaira de vouloir s'y préparer elle-même, par le sentiment et le désir de m'aimer et de me servir (59).
Mais elle peut pareillement se disposer au mal comme au bien, nonobstant la grâce qu'elle a reçue dans le saint baptême. Arrivée à l'âge de discrétion, elle peut par le libre arbitre se décider pour le bien ou pour le mal, suivant qu'il plaît à sa volonté. Et si grande est la liberté de l'homme, si grande la force qu'il a reçue par la vertu de ce glorieux sang, que ni démon ni créature ne le peuvent contraindre au plus petit péché, à moins qu'il ne le veuille. Il a été arraché à la servitude, et la liberté lui a été rendue, pour gouverner sa sensualité propre et obtenir la fin pour laquelle il a été créé.
O homme misérable, qui, comme l'animal, fais tes délices de la fange, sans reconnaître l'immense bienfait que tu as reçu de moi! Pouvait-il en être accordé un plus grand à la malheureuse créature pleine de tant d'ignorance (60)!



Catherine de Sienne, Dialogue 8