Catherine de Sienne, Dialogue 37

CHAPITRE VII

37 De la seconde accusation, où l'homme est convaincu d'injustice et de faux jugement, en général et en particulier.

Cette seconde réprimande, ma très chère fille, se fait entendre au dernier moment, alors qu'il n'y a plus de remède. L'homme est au porte de la mort, et là il retrouve le ver de la conscience, qu'il ne sentait plus, aveuglé qu'il était par l'amour-propre; mais, à cet instant de la mort, quand l'homme s'aperçoit qu'il va tomber entre mes mains, ce ver commence à se réveiller et à ronger la conscience de ses reproches à la vue des grands maux où il a été conduit par sa faute. Si cette âme avait alors la lumière qu'il faut pour connaître son péché et en concevoir du repentir, non à cause de la peine de l'enfer qui en est la suite, mais pour moi qu'elle a offensé et qui suis la souveraine et éternelle Bonté, elle trouverait encore miséricorde. Mais elle franchit encore cet instant de la mort, sans une lumière, avec le seul remord dans sa conscience, sans l'espérance dans le Sang, tout entière à sa propre souffrance, se lamentant de sa perte, sans un regret de mon offense: elle tombe ainsi dans l'éternelle damnation. C'est alors que ma justice intervient (121) pour l'accuser, en toute rigueur, de son injustice et de son faux jugement, et non seulement en général, des injustices et des faux jugements dont elle a usé ordinairement dans toutes ses opérations, mais aussi et surtout de l'injustice particulière qu'elle a commise en ce dernier instant, et du faux jugement qu'elle a porté, en estimant que sa misère était plus grande que ma miséricorde. Voilà le péché irrémisible, qui n'est pardonné ni en ce monde ni dans l'autre. Elle a repoussé, elle a méprisé ma miséricorde, et ce péché est plus grave à mes yeux que tous les autres péchés dont elle s'est rendue coupable. Aussi le désespoir de Juda, fut-il plus offensant pour Moi, et plus douloureux pour mon Fils que sa trahison elle-même.
Ainsi l'âme pécheresse est accusée de ce faux jugement qui lui a fait estimer son péché plus grand que ma miséricorde et, pour cette raison, elle est punie avec les démons et tourmentée éternellement avec eux. Elle est accusée aussi de l'injustice qu'elle a commise en se montrant plus sensible à sa perte qu'à mon offense. Il y a là vraiment une injustice, car elle ne m'a pas accordé à Moi, ce à quoi j'avais droit, et à elle-même, ce qui lui était dû. Elle me devait à moi l'amour! Quant à elle, elle ne pouvait prétendre qu'à la douleur et au repentir du coeur, qu'elle devait offrir en ma présence, pour l'offense qu'elle m'avait faite. Bien au contraire, c'est à elle qu'elle donne tout son amour, elle n'a de compassion que pour elle-même, de douleur que de la peine que lui a attirée son péché. Tu vois (122) donc bien qu'elle double injustice elle commet. Voilà pourquoi elle est punie tout à la fois de l'une et de l'autre. Puisqu'elle a méprisé ma miséricorde. Moi, par ma justice, je la condamne, en même temps que sa servante cruelle et la sensualité, et avec le diable cet impitoyable tirant dont elle s'est fait l'esclave en consacrant à son service sa propre sensualité, et je les livre tous ensemble aux supplices et aux tourments, comme c'est ensemble aussi qu'ils m'ont offencé. Elle sera tourmentée par mes ministres, les démons, chargés par ma justice de châtier ceux qui ont fait le mal (123).


CHAPITRE VIII

38 Des quatre principaux tourments des damnés d'où viennent tous les autres, et en particulier de la laideur du démon.

Ma Fille, ta langue est impuissante à dire la peine qu'endurent ces âmes dégradées. Il y a, tu le sais, trois vices principaux; le premier est l'amour-propre, d'où procède le second, l'estime de soi-même, qui à son tour enfante le troisième qui est l'orgueil, avec l'injustice, la cruauté, et tous les autres péchés iniques et grossiers qui en dérivent.
Il y a aussi dans l'enfer quatre supplices principaux, d'où découlent tous les autres tourments. Le premier, c'est que les damnés sont privés de ma vision. Ce leur est une si grande peine que - s'il leur était possible - ils choisiraient d'endurer le feu, les tortures et les tourments en jouissance de ma vue, plutôt que d'être délivrés de leurs souffrances sans me voir.
Cette peine est encore aggravée par la seconde, celle du ver de la conscience qui les ronge sans cesse, et sans cesse leur fait entendre que c'est par leur faute, qu'ils sont privés de ma vue et de la société des anges et qu'ils ont mérité d'être placés (125) dans la compagnie des démons pour se repaître de leur vision.
Cette vue du démon, qui est la troisième peine, redouble toutes leurs souffrances. Dans la vision qu'ils ont de moi, les saints sont toujours en exultation et renouvellent incessamment, par leur allégresse, la récompense de leurs travaux, supportés pour moi avec une si grande abondance d'amour et un si grand mépris s'eux-mêmes. Tout au contraire, ces malheureux sentent leurs tourments toujours renouvelés par la vue du démon. Car en le voyant, ils se connaissent mieux eux-mêmes et comprennent mieux que c'est par leur faute qu'ils ont mérité ces châtiments. Alors, le ver de la conscience les ronge davantage et les brûle comme un feu qui ne s'éteint jamais. Ce qui fait encore leur peine plus grande, c'est qu'ils le voient dans sa propre figure, qui est si horrible qu'il n'est pas un coeur d'homme qui la puisse imaginer.
Tu dois te souvenir que je te l'ai fait voir un tout petit instant, tel qu'il est dans sa propre forme, et, une fois revenue à toi, tu aurais préféré marcher dans un chemin de feu jusqu'au dernier jour du jugement plutôt que de le revoir encore. Malgré tout ce que tu as pu en apercevoir, tu ne sais pas complètement à quel point il est affreux; car, par divine justice, il se découvre plus horrible encore à l'âme qui est séparée de moi, et plus ou moins suivant la gravité des fautes de chacun.
Le quatrième tourment qu'endurent les damnés est le feu. Ce feu brûle et ne consume pas. L'être (125) de l'âme ne se peut consumer, parce qu'elle n'est pas une chose matérielle qui puisse être détruite par le feu. Mais moi, par divine justice, je permets que ce feu les brûle douloureusement, qu'il les afflige sans les détruire, qu'il les châtie de peines très grandes, et de différentes manières, suivant la gravité de la faute.
A ces quatre supplices s'ajoutent tous les autres tourments, le froid, le chaud, le grincement de dents et d'autres encore. Ainsi sont punis misérablement tous ceux qui après avoir été repris une première fois au cours de leur vie, de leur injustice et de leur faux jugement, sans se corriger, ont entendu, à l'heure de la mort, la seconde réprimande, sans vouloir espérer en moi, sans vouloir se repentir de l'offense qu'ils m'ont faite, sans concevoir d'autre regret que celui de la peine qui les menace.
Ils ont reçu la mort éternelle (126).


CHAPITRE IX

39 De la troisième condamnation qui sera portée au jour du jugement.

Il reste maintenant à parler de la troisième accusation, au denier jour du jugement. Je t'ai déjà entretenue des deux premières: mais pour te faire bien voir à quel point l'homme se trompe, je t'exposerai désormais la troisième. C'est le jugement général où la pauvre âme voit sa peine se raviver et s'accroîtr encore, par la réunion à son corps, sous l'intolérable condamnation qui l'accable de confusion et de honte.
Sache donc qu'au dernier jour du jugement, lorsque le Verbe mon Fils, viendra dans la majesté divine, pour accuser le monde avec puissance divine, il n'apparaîtra pas en pauvre misérable, comme lorsqu'il naquit du sein de la Vierge dans l'étable, parmi les animaux, ou lorsqu'il mourut entre deux larrons. Alors je tins cachée ma puissance qui était en lui, et le laissai endurer comme homme, peines et tourments; non que ma nature divine fût séparée de la nature humaine, mais je le laissai souffrir en homme, pour satisfaire à vos fautes.
Ce n'est pas ainsi qu'on le verra à ce dernier instant. Il viendra pour faire le procès du monde, avec puissance, de sa propre persone. Il rendra à chacun ce qui lui est dû; et il n'y aura aucune créature qui ne soit remplie de crainte.
Aux misérables damnés, sa seule vue causera un tel tourment, une si grande épouvante que la langue ne la saurait exprimer. Aux justes il inspirera une crainte respectueuse mêlée de joie. Non qu'il ait à changer de visage puisqu'il est immuable: immuable, selon la nature divine par laquelle il est une même chose avec moi; et immuable encore selon la nature humaine, depuis qu'il a revêtu la gloire de la résurrection. Mais aux yeux du damné, il apparaîtra terrible, parce que celui-ci le verra avec ce regard d'épouvante et de trouble qu'il porte au-dedans de lui-même. L'oeil qui est malade ne voit que ténèbres dans le soleil pourtant si lumineux, pendant que l'oeil saint en perçoit la clarté. Ce n'est pas la lumière qui fait défaut, ce n'est pas le soleil qui change, qui est autre pour l'aveugle, autre pour le voyant. C'est l'oeil lui-même qui est infirme, et le défaut de lumière n'est imputable qu'à lui. Aussi les damnés verront-ils mon Fils dans les ténèbres, dans la confusion, dans la haine. Ce défaut de vision sera leur fait, non celui de ma divine Majesté, avec laquelle il apparaîtra pour juger le monde (128).



CHAPITRE X

40 Comment les damnés ne peuvent désirer aucun bien.

Si grande est la haine qui les possède, qu'ils ne peuvent vouloir ni désirer aucun bien. Sans cesse ils blasphèment contre moi. Et sais-tu pourquoi ils ne peuvent ainsi désirer le bien? Parce que, avec la vie, finit pour l'homme l'usage du libre arbitre. Le temps qui lui avait été donné pour acquérir des mérites, ils l'ont perdu: ils ne peuvent plus mériter désormais. Ceux qui sont morts dans la haine, coupables de péché mortel, c'est pour toujours. La divine justice tient l'âme enchaînée dans les liens de la haine, et toujours elle demeure obstinée dans le mal qu'elle porte en elle, en se rongeant elle-même. Aussi toujours s'accroissent ses peines, et spécialement celles qui viennent de ceux dont elle a causé la damnation.
Souvenez-vous de ce riche damné, qui demandait en grâce que Lazare allât trouver ses frères, qui étaient demeurés dans le monde, pour leur apprendre quelles étaient ses peines.
Ce n'était pas la charité qui le poussait à en agir ainsi ni la compassion pour ses frères, puisqu'il privé de la charité et ne pouvait désirer le bien, (129) ni mon honneur ni leur salut. Car, je te l'ai déjà dit, au prochain ils ne peuvent faire aucun bien, et moi ils me blasphèment; leur vie s'est achevée dans la haine de moi et de la vertu.
Pourquoi donc le faisait-il? Il le faisait, parce qu'il avait été le plus grand parmi ses frères et qu'il les avait élevés dans les iniquités dans lesquelles il avait vécu. Il était ainsi la cause de leur damnation, et il prévoyait que par là même son châtiment allait s'aggraver encore, quand ils viendraient partager ses tourments, là, où l'on se ronge dans la haine, éternellement, parce que dans la haine s'est terminée la vie (130).


CHAPITRE XI

41 De la gloire des bienheureux.

C'est ainsi la condition de l'âme juste qui achève sa vie dans la charité. Elle est enchaînée désormais dans l'amour, et ne peut plus croître en vertu: le temps est passé. Mais toujours elle peut aimer de la dilection qu'elle avait quand elle est venue à moi, et qui est la mesure de son amour. Toujours elle me désire, toujours elle m'aime, et son désir n'est jamais frustré; elle a faim et elle est rassasiée, et rassasiée, elle a encore faim, échappant ainsi au dégoût de la satiété comme à la souffrance de la faim.
C'est dans l'amour que mes élus jouissent de mon éternelle vision, et qu'ils participent à ce bien que j'ai en moi-même et que je communique à chacun selon sa mesure; cette mesure, c'est le degré d'amour qu'ils avaient en venant à moi.
Parce qu'ils sont demeurés dans ma charité et dans celle du prochain, et qu'ils sont unis ensemble par la charité soit générale, soit particulière, qui procèdent d'une seule et même charité, outre le Bien universel qu'ils possèdent tous ensemble, ils jouissent aussi et sont heureux du bonheur d'autrui (131); ils participent par la charité, au bien particulier de l'un et de l'autre.
Les saints partagent la joie et l'allégresse des anges, au milieu desquels ils sont pacés, selon le degré et la qualité des vertus qu'ils pratiquèrent spécialement dans le monde, unis qu'ils sont avec eux par les liens de la charité. Ils participent aussi tout particulièrement au bonheur de ceux qu'ils aimaient sur terre, plus étroitement, d'une affection à part. Par cet amour ils croissaient en grâce et en vertu, ils se provoquaient l'un l'autre à procurer ma gloire et à faire honorer mon nom, en eux et dans le prochain. Cet amour ils ne l'ont pas perdu dans l'éternelle vie, ils le gardent toujours. C'est lui qui fait plus abondante leur félicité, par la joie particulière que chacun ressent du bonheur de l'autre, et qui s'ajoute pour tous deux à leur commune béatitude. Je ne voudrais pas d'ailleurs te laisser croire que ce bonheur particulier, ils sont seuls à en jouir entre eux: non il est partagé par tous les heureux habitants du ciel, par tous mes fils bien-aimés, par toute la nature angélique.
Dès qu'une âme aborde à la vie éternelle, tous participent au bonheur de cette âme, comme cette âme participe au bonheur de tous. Non que la coupe de leur félicité puisse s'agrandir ou ait besoin d'être remplie: non, elle est pleine et plus grande ne peut être; mais ils éprouvent une ivresse, un contentement, une jubilation, une allégresse qui se renouvellent en eux par la vue de cette âme. Ils voient que, par miséricorde, elle a été enlevée (132) de la terre, dans la plénitude de la grâce, et ils se réjouissent en moi du bonheur de cette âme, qu'elle a reçu de ma bonté. Cette âme, à son tour, est heureuse en moi, et dans les âmes et dans les esprits bienheureux, en contemplant et en goûtant en eux la beauté et la douceur de ma charité. Et tous ensemble, leurs désirs montent vers moi, ils crient devant moi pour le salut du monde entier. Leur vie a fini dans la charité du prochain, et ils n'ont pas pedu cet amour. Avec lui ils ont passé par la porte qui est mo Fils unique, comme je te le conterai plus tard: ils sont enchaînés par ce lien d'amour avec ils ont quitté la vie, et ils y demeureront éternellement. Ils sont tellement conformés à ma volonté, qu'ils ne peuvent vouloir que ce que je veux: leur libre arbitre est enchaîné par le lien de la charité, de sorte que, au sortir du temps, la créature raisonnable qui meurt en état de grâce, ne peut plus pécher. Leur volonté est si unie à la mienne que si un père, une mère voit son fils en enfer, si un fils voit en enfer son père et sa mère, ils n'en éprouvent aucun souci, ils sont même contents de les voir punis, parce que ce sont mes ennemis. Rien ne les peut mettre désormais en désaccord avec moi, et tous leurs désirs sont satisfaits.
le désir des bienheureux c'est de voir mon honneur réalisé en vous, pèlerins voyageurs, qui toujours courez vers le terme de la mort. Par conséquent, en même temps que mon honneur, c'est votre salut qu'ils désirent: aussi sans cesse me prient-ils pour vous. Autant qu'il est en moi, (133) j'exauce leur désir: alors que, dans votre ignorance, vous résistez à ma miséricorde. Ils désirent aussi posséder à nouveau leur corps. Bien qu'ils ne le possèdent point actuellement, ils n'en éprouvent aucune affliction: ils en jouissent à l'avance, par la certitude qu'ils ont de l'obtenir un jour. Le fait de ne point l'avoir présentement, ne leur cause donc aucune tristesse, il ne diminue en rien leur béatitude, ils n'en ressentent aucune peine.
Ne crois pas que la glorification du corps après la résurrection, accroisse la béatitude de l'âme. Il s'en suivrait que tant qu'elle demeure séparée de son corps, l'âme ne jouit que d'un bonheur imparfait. Or cela ne peut être, car rien ne manque à sa perfection. Ce n'est pas le corps qui fait l'âme bienheureuse, c'est l'âme qui fait participer le corps à sa béatitude. C'est elle qui l'enrichira de sa propre abondance, lorsqu'au dernier jour, elle se revêtira de sa propre chair qu'elle avait laissée comme une dépouille.
Comme l'âme est immortelle, comme elle a été établie et fixée en moi, le corps, par cette union avec elle, devient immortel, il perd sa pesanteur, pour devenir subtil et léger. Le corps gorifié, sache-le bien, passerait à travers un mur: ni le feu ni l'eau ont sur lui de prise. Ce n'est pas là une vertu propre au corps, mais une vertu de l'âme, qui est un privilège de grâce, à elle accordé par l'amour ineffable qui me l'a fait créer à mon image et ressemblance. Le regard de ton intelligence, ne saurait contempler (134), ni ton oreille entendre, ni ta langue raconter le bonheur de mes élus.
Quelles délices pour eux, de me voir, Moi le Bien absolu! Quelle joie quand ils posséderont leur corps glorifié! Ce bonheur ils ne l'auront qu'au jugement général; mais d'ici là, ils n'en ressentent aucune peine. Rien ne manque à leur béatitude: car elle-même est comblée, et le corps ne fera que participer à cette plénitude, comme je t'ai dit.
Que te dire du bonheur que recevront les corps glorifiés, de l'humanité glorifiée de mon Fils unique, qui vous donne la certitude de votre résurrection? Ils tressailleront d'allégresse, à la vue de ses plaies toujours fraîches, de ses blessures toujours ouvertes dans sa chair, et qui sans cesse crient miséricorde pour vous, à Moi, Père éternel et souverain. Tous goûteront la joie d'être semblables à lui. Leurs yeux seront conformes à ses yeux, leurs mains à ses mains, tout leur corps pareil au corps du doux Verbe mon Fils. Etant en moi ils seront en lui, qui est une même chose avec Moi. L'oeil de leur corps se délectera dans l'humanité glorifiée du Verbe, mon fils unique. Pourquoi? Parce que leur vie s'est achevée dans la dilection de ma charité, et pour cela leur amour durera éternellement. Non qu'ils puissent encore accomplir aucun bien, mais ils trouvent leut joie en celui qu'ils ont fait. Je veux dire qu'ils ne peuvent plus faire aucun acte méritoire dont ils puissent attendre une récompense. Ce n'est qu'en cette vie que l'on mérite ou que l'on (135) pèche suivant l'usage qu'il plaît à la volonté de chacun de faire de son libre arbitre.
Ce n'est donc pas dans la crainte, mais dans l'allégresse que ceux-là attendent le jugement divin. A eux, le visage de mon Fils ne paraîtra pas terrible ni plein de haine, parce qu'ils ont fini dans la charité, plins d'amour pour moi, et de bienveillance pour le prochain. Tu vois donc bien que lorsqu'il viendra avec ma Majesté pour juger le monde, son visage ne subira aucun changement; ceux-là seuls qui seront jugés seront différents par rapport à lui. Aux damnés il pparaîtra plein de haine et de justice; les élus le verront tout rempli d'amour et de miséricorde (136).


CHAPITRE XII

42 Comment, après le jugement général, croîtra la peine des damnés.

Si je t'ai expliqué ici la béatitude des justes, c'est pour te faire mieux comprendre la misére des damnés. Car c'est là une autre peine, pour eux, que de voir le bonheur des élus. Cette vue augmente leur supplice, comme le châtiment des damnés accroît, dans les justes, la joie qu'ils ont de ma bonté.
La lumière fait mieux connaître les ténèbres et les ténèbres à leur tour font mieux ressortir la lumière. Ainsi le spectacle des bienheureux sera-t-il un supplice pour les damnés; c'est avec effroi qu'ils attendent ce dernie jour du jugement, car ils comprennent qu'il sera pour eux un nouveau tourment.
En effet, quand ils entendront cette voix terrible: "O morts,levez-vous, venez au jugement!" l'âme sera de nouveau unie au corps, pour le glorifie dans les justes, pour le supplicier éternellement dans les damnés, et ceux-ci seront couverts de honte et de confusion en présence de ma Vérité et de tous les bienheureux. Le ver de la conscience rongera alors la moelle de l'arbre, c'est-à-dire l'âme, et il (137) en dévorera encore l'écorce, c'est-à-dire le corps. Contre eux se lèveront, accusateurs, le Sang qui pour eux fut répandu, les oeuvres de ma miséricorde spirituelle et temporelle accomplies pour eux par mon Fils, leurs propres obligations envers leur prochain écrites dans le saint Evangile. Ils seront convaincus d'orgueil, de basse débauche, d'avarice; et toutes ces accusations renouvelleront et rendront plus cruelle leur réprobation. Au moment de la mort, l'âme était seule à entendre sa condamnation, mais, au jugement général, l'âme et le corps à la fois seront frappés, parce le corps fut le compagnon et l'instrument de l'âme, pour faire le mal comme pour accomplir le bien, suivant le bon plaisir de la volonté de chacun. Toute opération bonne ou mauvaise est produite par l'intermédiaire du corps.
Ainsi est-il juste, ma fille, que les âmes de mes élus reçoivent leur gloire et leur bonheur infini avec leur corps glorifié, pour les récompensr tous les deux des fatigues qu'ensemble ils endurèrent pour moi. Et pareillement les corps des méchants partageront leurs peines éternelles, parce qu'ils ont été un instrument de péché. Ce sera donc pour ceux-ci un renouvellement et un redoublement de peine, de se trouver avec leur corps en présence de mon Fils.
Quelle condamnation de leur sensualité misérable, et de leurs impuretés, de voir leur nature (138) humaine, dans l'humanité du Christ unie à la pureté de ma Divinité! Ils verront cette masse d'Adam, votre nature, élevée au-dessus de tous les choeurs des anges, tandis qu'eux ils seront précipité par leur faute au fond de l'enfer! Ils verront la libéralité et la miséricorde briller dans les bienheureux quand ceux-ci recevront le fruit du sang de l'Agneau; ils auront sous les yeux toutes les fatigues, qu'ils ont dû endurer, et qui seront visibles sur leur corps comme un ornement, ainsi qu'une broderie sur un manteau. Ce n'est pas là une vertu propre au corps, mais un effet de l'âme qui, en communiquant au corps sa plénitude, réfléchit en lui la récompense de ses labeurs, parce qu'il fut son compagnon dans la pratique de la vertu. Comme le visage de l'homme se reflète au dehors et se rend visible dan un miroir, ainsi traansparaît dans le corps le fruit des mérites passés, de la manière que j'ai dite.
En regard de tant de gloire, dont ils sont privés, ces êtres ténébreux sentiront leur peine s'accroître, en même temps que leur confusion, en voyant apparaître dans leurs corps torturés et tourmentés par le châtiment, le signe des iniquités qu'ils ont commises. Aussi, à cette parole qu'ils entendront dans l'épouvante: "Allez, maudits, au feu éternel..." l'âme s'en ira avac le corps vivre désormais avec les démons, sans la consolation d'aucune espérance. Ils seront enveloppés par toutes les infections de la terre, chacun à sa manière, suivant la mesure et la diversité des fautes qu'il aura commises(139).
L'avare, comme enseveli dans l'ignominie de son avarice, brûlera dans ce feu avec les biens de ce monde qu'il a aimés de façon désordonnée. Le cruel y brûlera avec sa cruauté; le licencieux avec sa brutale et honteuse concupiscence; l'injuste avec son injustice, l'envieux avec son envie; le haineux, avec la haine du prochain et sa rancoeur. Cet amour déréglé de soi-même, accompagné de l'orgueil d'où sont issus tous les maux, flambera alors, et leur causera un supplice intolérable; ainsi tous seront punis, chacun à sa manière, âme et corps à la fois.
Voilà la misérable fin de ceux qui vont par le chemin d'en dessous, en suivant le fleuve, sans vouloir retourner sur leurs pas, pour reconnaître leurs fautes et implorer ma miséricorde. Ils arrivent ainsi à la porte du mensonge, parce qu'ils suivent la doctrine du démon, qui est le Père du mensonge, et le démon lui-même est la porte par laquelle ils entrent dans l'éternelle damnation, comme je te l'ai déjà dit.
Ces élus, au contraire, mes fils, prennent la voie d'en haut, celle du pont; ils suivent le chemin de la Vérité, et cette Vérité est elle-même la Porte. Aussi ma Vérité a-t-elle dit: Nul ne peut aller à mon Père, sinon par moi. Il est la porte, il est la vie par laquelle il faut passer pour entrer en moi, l'océan de paix. Ceux, au contraire, qui ont suivi le mensonge, sont conduits aux eaux de mort. Aveugles et insensés! C'est là que le démon (140) les appelle; et ils ne s'en aperçoivent pas, parce qu'ils ont perdu la lumière de la foi. Venez, semble-t-il leur dire, venez à moi, vous tous qui avez soif d'eau de mort et je vous en donnerai à boire...(141)


CHAPITRE XIII

43 De l'utilité des tentations et comment toute âme, à ses derniers instants, voit la place de gloire ou de châtiment qui lui est destinée.

Fille très chère, le démon est devenu l'exécuteur de ma justice, pour tourmenter les âmes qui m'ont misérablement offensé. En cette vie, je l'ai placé pour tenter, pour provoquer mes créatures, non pour que mes créatures soient vaincues, mais pour qu'elles triomphent de lui et reçoivent de moi la gloire de la victoire après avoir fourni la preuve de leur vertu. Personne ne doit avoir peur d'aucune bataille, d'aucun assaut du démon, parce que j'ai fait de tous des forts. Je leur ai donné une volonté intrépide, en la trempant dans le sang de mon Fils. Cette volonté, ni démon, ni aucune puissance créée ne la peut ébranler. Elle est à vous, uniquement à vous: c'est Moi qui vous l'ai donnée avec le libre arbitre. C'est donc à vous qu'il appartient d'en disposer, par votre libre arbitre, et de la retenir ou de lui lâcher la bride suivant qu'il vous plaît. La volonté, voilà l'arme que vous livrez vous-même aux mains du démon: elle est vraiment le couteau avec lequel il vous frappe, avec lequel il (142) vous tue. Mais si l'homme ne livre pas au démon ce glaive de la volonté, je veux dire, s'il ne consent pas aux tentations, à ses provocations, jamais aucune tentation ne pourra le blesser et le rendre coupable de péché: elle le fortifiera au contraire, en éclairant son intelligence sur ma charité et en lui faisant comprendre que c'est par amour que je vous laisse tenter, pour vous faire aimer et pratiquer la vertu. Car l'on en vient à aimer la vertu que par la connaissance que l'on prend de soi-même et de moi. Et cette connaissance, c'est surtout dans le temps de la connaissance qu'elle s'acquiert. C'est alos que l'homme apprend bien qu'il n'est pas l'être même, puisqu'il ne peut faire disparaître des ennuis et des embarras qu'il souhaiterait pourtant d'éviter; et il me connaît aussi Moi dans sa volonté, que ma Bonté rend assez forte pour ne pas consentir à ces pensées. Il voit bien que c'est ma charité qui en dispose ainsi: car le démon est faible; il ne peut rien par lui-même, sinon qu'autant que je le lui permets. Et moi, c'est par amour que je vous laisse tenter et non par haine, pour votre triomphe, non pour votre défaite; c'est pour que vous parveniez à la parfaite connaissance de vous-même et de moi; c'est pour que votre vertu fasse ses preuves, et elle ne peut être éprouvée que par son contraire.
Tu vois donc bien que les démons sont à mon service pour tourmenter les damnés de l'enfer, et en cette vie pour exercer et procurer la vertu dans les âmes. Non que l'intention du démon soit de promouvoir votre vertu, car il n'a pas la charité et (143) il ne veut que vous la faire perdre; mais cela il ne le peut, si vous ne le voulez pas. Quelle étrange nature que l'homme, qui se fait lui-même débile, quand moi-même je l'avais fait si fort, et qui se livre ainsi aux mains des démons!
Aussi, je veux que tu saches ce qui arrive, au moment de la mort, à ceux qui se sont mis pendant leur vie sous la domination du démon. Ce n'est pas par contrainte, car nul ne les y peut forcer, comme je te l'ai dit, c'est volontairement qu'ils se sont livrés entre ses mains et qu'ils ont porté jusqu'aux approches de la mort, le joug honteux de cet esclavage. A ces derniers instants ils n'ont pas besoin d'un jugement étranger, leur conscience est à eux-mêmes leur propre juge, et c'est en désespérés qu'ils se jettent dans l'éternelle damnation. Aux portes de la mort, ils se cramponnent à l'enfer par la haine, avant même d'y pénétrer.
Il en va de même pour les justes qui ont vécu dans la charité et meurent dans l'amour. Quand ils arrivent au terme de la vie, s'ils ont bien vécu dans la vertu, éclairés par les lumières de la foi, et soutenus par l'espérance absolue dans le sang de l'Agneau, ils voient le bonheur que je leur ai préparé; ils l'étreignent avec les bras de leur amour, m'embrassant étroitement et amoureusement, Moi le Bien souverain et éternel, en cette extrémité de la mort. Ils goûtent ainsi à la vie éternelle, avant qu'ils aient abandonné leur dépouille mortelle, avant que l'âme soit séparée du corps.
Pour d'autres qui ont passé leur vie et arrivent à (144) leur dernier instant, avec une charité commune mêlée de beaucoup d'imperfections, ils se jettent dans les bras de ma miséricorde, avec cette même lumière de foi et d'espérance, quoiqu'à un degré moindre, que nous avons rencontrée dans les parfaits. A cause de leur imperfection, ils s'attachent à ma miséricorde, qu'ils estiment bien plus grande que leurs fautes.
C'est tout le contraire que font les pécheurs d'iniquité. La vue de la place qui leur est destinée les remplit de désespoir et ils s'y attachent de toute leur haine, comme je t'ai dit.
Ainsi ni les uns ni les autres n'attendent leur jugement; chacun, au sortir de cette vie, reçoit sa place comme je viens de t'expliquer. Ils goûtent à leur destinée, ils en prennent possession possession avant même de quitter le corps, à 'instant de la mort: les damnés par la haine et le désespoir, les parfaits par l'amour, par la lumière de la foi, par l'espérance du Sang; les imparfaits, par la miséricorde et la même foi, entrent dans le séjour du purgatoire (145).



CHAPITRE XIV

44 Comment le démon attire les âmes par l'apparence du bien. - Comment celles qui passent par le fleuve, et non par le pont, snt trompées, et en voulant fuir les peines, y tombent. Vision d'un arbre qu'eut une fois cette âme.

-Fille très chère, je t'ai dit que les démons invitent les hommes à venir boire l'eau de la mort, la seule qu'ils possèdent: ils les aveuglent avec les délices et les honneurs du monde, ils les prennent à l'hameçon du plaisir par une apparence de bien. - Ils n'y pourraient réussir autrement: les hommes ne se laisseraient pas prendre, s'ils n'y trouvaient quelque plaisir ou quelque avantage personnel.
Il est vrai que l'homme, aveuglé par l'amour-propre, ne connaît pas, ne discerne pas quel est le vrai bien, celui qui est profitable tout à la fois à l'âme et au corps. Aussi le démon, dans sa malice, voyant cet homme aveuglé par l'amour égoïste et sensuel, lui met devant les yeux les maints péchés à commettre aussi nombreux que variés, tous colorés de quelque avantage ou de quelque bien. A chacun il les propose, suivant son état, selon les vices principaux auxquels il le voit le plus enclin. Autre est le péché qu'il offre au séculier, autre celui qu'il présente (146) au religieux. Il tente autrement les prélats, autrement les seigneurs laïcs, se conformant ainsi à l'état de chacun.
Je t'ai déjà parlé de ceux qui se noient, en passant par le fleuve, qui n'ont de pensée que pour eux, qui n'aiment qu'eux, en m'offensant ainsi moi-même. Ceux-là, je te conterai quelle fin est la leur. Je veux, pour le moment, te montrer comment, en voulant fuir les peines, ils tombent en de plus grandes. Il leur semblait qu'il est bien dur de me suivre, c'est-à-dire de passer par le chemin du pont, par la voie du Verbe mon Fils, et ils se rejettent en arrière, effrayés de quelques épines. Là est leur aveuglement. Ils ne voient pas, ils ne connaissent pas la vérité que je t'ai révélée au commencement de ta vie, quand tu me priais de faire miséricorde au monde, en le retirant des ténèbres du péché mortel.
Tu sais qu'alors je me montrai à toi sous la figure d'un arbre, dont tu ne voyais ni la racine ni la cime. De lui tu apercevais seulement que sa racine était unie à la terre: c'était la nature divine unie à la terre de votre humanité (147).
Le pied de l'arbre, s'il t'en souvient, était entouré d'une haie d'épines, dont ils s'écartaient tous ceux qui aiment leur propre sensualité, pour courir à un monceau de balle, qui représentait tous les plasirs du monde. Cette balle avait les apparences d'un grain, mais elle était vide, et pour cela, comme tu l'as vu, beaucoup d'âmes y mouraient de faim. Plusieurs, averties par là même des tromperies du (147) retournaient à l'arbre, et traversaient la haie d'épines, c'est-à-dire la délibération de la volonté. Cette délibération, avant qu'elle ne soit achevée, apparaît comme un buisson d'épines sur le chemin de la vérité: c'est une lutte continuelle entre la conscience d'un côté, la sensualité de l'autre. Mais dès que, par haine et mépris de soi-même, l'on prend humblement sa résolution, et que l'on se dit: je veux suivre le Christ crucifié, on traverse d'un élan cette haie, et l'on éprouve une doceur inestimable, plus ou moins grande, en vérité, selon les dispositions et la générosité d'un chacun, comme je te l'expliquai.
Je te disais alors, tu le sais bien: Je suis l'Immuable, votre Dieu qui ne change pas. Jamais je ne me retire d'aucune créature qui veut venir à moi. Je leur ai manifesté la vérité, en me faisant visible, Moi l'Ivisible, je leur ai fait voir ce que c'est que d'aimer en dehors de moi. Mais eux, aveuglés qu'ils sont par les ténèbres d'un amour désordonné, ne me connaissent pas plus qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Vois donc quelle erreur est la leur! Ils aiment mieux mourir de faim que de passer par quelques épines. Ils ne peuvent cependant éviter toute peine: en cette vie nul n'est sans croix, sinon ceux qui passent par le chemin du haut, non qu'ils n'y rencontrent des peines, mais pour eux les peines sont des consolations.
C'est à cause du péché, je te l'ai dit précédemment, que le monde produit des épines et des tribulations; c'est lui, la source de ce torrent (148) impétueux qui menace de tout emporter. C'est pour que vous ne soyez pas noyés dans les eaux du fleuve que je vous ai donné le Pont. Je t'ai montré combien se trompent ceux qui se laissent envahir par une crainte désordonnée; je t'ai fait voir comme je suis votre Dieu qui ne change pas, qui ne regarde pas aux personnes, mais aux saints désirs. C'est ce que j'ai fait comprendre, par la figure de cet arbre (149).





Catherine de Sienne, Dialogue 37