Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 102, A DON CHRISTOPHE

Lettre n. 103, A DOM PIERRE DE MILAN

CIII (57). - A DOM PIERRE DE MILAN, de l'Ordre des Chartreux. - Il faut bénir Dieu dans les tentations, et déjouer les ruses du démon en détruisant on nous la volonté propre.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir louer et bénir Dieu on toute circonstance. Mais je ne sais comment nous pourrions rendre à Dieu cette action de grâce que nous lui devons, si nous n'avons pas la lumière qui fait discerner ce qui est digne de louange ou de blâme. Sans la lumière, l'homme est trompé par les ténèbres, et il prend le blanc pour le noir, et le noir pour le blanc. Cette lumière est donc bien nécessaire: elle nous fait asseoir sur le siège de notre conscience pour juger raisonnablement les choses et dissiper le nuage de l'amour-propre, de cet amour sensuel que l'homme a pour lui-même. Cet amour est un poison qui infecte l'âme et corrompt le goût du saint désir, tellement que les choses amères lui paraissent douces, et les douces amères; il aveugle l'âme, en ne lui laissant plus connaître et discerner la vérité. Ceux qui ne la connaissent pas ne l'aiment pas, et ne peuvent [675], par conséquent, rendre gloire à Dieu et bénir son nom. Ils tombent dans l'ennui, le dégoût, l'injustice à l'égard de Dieu et du prochain, en jugeant tout selon la faiblesse de leur esprit, et non selon la vérité. Le serviteur du monde juge que ses honneurs et ses plaisirs sont très désirables, tandis qu'au contraire, lorsque l'homme s'y attache avec un amour déréglé, ils deviennent les instruments de sa ruine, en le privant de Dieu par la grâce.

2. Les tribulations et les persécutions du monde paraissent amères, et elles sont d'une grande douceur; car, si on le veut, elles servent à mériter en nous ramenant à Dieu, en nous faisant connaître notre néant, la fragilité et la vanité du monde. Mais les hommes sont si aveugles, qu'ils fuient la vertu pour fuir la fatigue, et au lieu de trouver le bonheur, ils le perdent; ils éprouvent des peines de toute sorte; Ils deviennent insupportables a eux-mêmes et se rendent les martyrs du démon; ils n'atteignent pas ainsi leur but. Il en est de même des serviteurs de Dieu qui conservent encore les complaisances de l'amour-propre. C'est un nuage qui ne prive pas entièrement de la lumière; il laisse quelque clarté, mais il cache le disque du soleil. Il est pénible à ceux-là de se délivrer de leurs convoitises spirituelles ou temporelles, surtout quand la sensualité se cache sous le manteau de l'esprit.

3. Le démon nous trompe ainsi de trois manières. D'abord dans le temps de la tentation, lorsque l'âme est privée de toute consolation: l'ennemi se cache alors sous l'apparence de la tendresse pour nous-mêmes; il nous donne une crainte d'avoir péché dans [676] la tentation, par la crainte qu'on a du péché, et cela pour inspirer le dégoût des voies spirituelles. Il dit: Tu n'étais pas ainsi tourmenté avant d'embrasser la vie religieuse: tu as changé d'état pour devenir meilleur, et tu es devenu plus mauvais. Ces pieux exercices, que tu devais faire dans la paix et le calme d'un coeur libre de toute pensée étrangère, tu les fais dans le trouble et l'agitation; il vaudrait mieux les abandonner. Il agit ainsi pour éloigner de la prière, qui est la mère des vertus de l'âme éclairée. Cette tentation est précieuse pour celui qui, bien loin de négliger alors la gloire de Dieu, agit au contraire avec plus de courage; il se trouve indigné de la paix, du repos et des consolations que reçoivent les autres serviteurs de Dieu; il croit mériter de souffrir, et il se réjouit au milieu des peines; il bénit Dieu en toute circonstance. Mais pour celui qui s'aime, cette tentation, qui est bonne en elle-même, devient dangereuse par le défaut de lumière et de dispositions. Il tombe dans la tiédeur, et, parce qu'il est privé de la consolation qu'il désire, il lui semble qu'il est privé de Dieu. La tiédeur et la négligence entravent les pieds de son affection et les élans de sa prière. Quand vient l'ennemi, ses mains affaiblies ne s'élèvent pas avec humilité vers le ciel pour demander le secours de Dieu, qui ne refuse jamais celui qui l'invoque, et il cesse d'obéir à l'éternelle Volonté, qui donne et permet tout pour notre sanctification.

4. L'ennemi entre alors; il occupe les faubourgs de la cité de l'âme, et s'empare bientôt de toute la ville et du château fort de la volonté. Il arrive à l'âme comme au peuple de Dieu, qui triomphait quand [677] Moïse priait, et qui perdait la victoire quand ses mains suppliantes s'abaissaient. Quel est le peuple de Dieu qui occupe la cité de votre âme? ce sont les vraies et solides vertus. Ces vertus triomphent des vices lorsque la raison, qui est notre Moïse, se tient sur la montagne de la charité divine et de la connaissance de soi-même pour lever au ciel les bras de la prière. Que doit faire celui qu'affaiblit l'amour-propre pour remédier à sa faiblesse? il doit, comme Moïse, soutenir ses bras par deux soutiens, par la haine de soi-même et la sainte crainte de Dieu d'un côté, et de l'autre par l'amour et l'humilité, sa nourrice. Appuyée sur ces deux forces, l'âme lèvera les yeux au ciel à la lumière de la très sainte Foi; et alors le peuple de Dieu, le zèle de la vertu, terrassera l'amour-propre, l'ennemi principal, et tous les autres qui viennent à sa suite. Toute imperfection sera déracinée de l'âme, et le démon ne pourra atteindre le but qu'il s'était proposé par toutes ses insinuations perfides.

5. Un autre artifice s'attaque à la charité du prochain. Le démon veut ôter à l'âme l'amour du prochain pour l'empêcher de le servir et de l'assister comme toute créature raisonnable est obligée de le faire. Afin de lui inspirer du dégoût là où elle devrait se plaire, il cache la tentation sous l'apparence de la douceur; il offre au désir de l'âme la consolation, le repos spirituel et les devoirs de ses prières, et il lui fait entrevoir des jouissances qui font oublier le corps. Cette tentation est si bien déguisée, si séduisante, que les ignorants, qui ont peu de lumières, s'y laissent prendre; elle est encore bien plus dangereuse [678] lorsque, ne se connaissant point eux-mêmes, ils ne veulent pas croire ceux qui sont plus instruits, et rechercher leurs lumières. Quand ils voient la vérité avec évidence, ils ne s'appliquent pas à la suivre dans leur conduite; mais, aveuglés par l'amour d'eux-mêmes, ils s'endorment dans la tiédeur, parce qu'il leur parait impossible d'arriver jamais. Ceux-là ne bénissent pas Dieu parfaitement, mais imparfaitement; ils donnent peu, et ils reçoivent peu. Pourquoi en est-il ainsi? parce que leurs désirs ne sont pas encore bien purs, et qu'ils. regardent les rayons de la consolation, au lieu de contempler le disque du soleil, c'est-à-dire l'éternelle volonté de Dieu, son éternelle Vérité, son Verbe, son éternelle doctrine, ce Soleil de justice, qui éclaire toutes les âmes qui veulent être éclairées.

6. C'est ainsi que nous voyons la lumière dans la lumière; sa chaleur détruit toute négligence et toute tiédeur du coeur, qui, par le libre arbitre, ouvre la fenêtre de sa volonté, afin que le soleil puisse entrer avec la justice dans la maison de l'âme, qui rend gloire à Dieu, et louange au Verbe, la Parole du Père. L'âme lui rend gloire lorsqu'elle suit sa doctrine, lorsqu'elle se hait, se méprise, et qu'elle rougit de sa passion sensitive, spirituelle et temporelle; toutes les fois qu'elle recule devant ses devoirs à l'égard du prochain, auquel elle doit montrer son affection, sa bienveillance, en le secourant charitablement dans ses besoins, en supportant ses défauts non seulement en paroles, mais en actions, se renonçant elle-même, non pas dans ce qu'elle doit faire, mais dans ce qui lui plaît, et allant au-devant de la [679] peine pour honorer Dieu dans le salut du prochain. Ainsi fait celui qui a fixé l'oeil de son intelligence sur ce doux et glorieux Soleil, car il a vu à sa lumière qu'il n'y a pas d'autre moyen de montrer l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Il sait aussi que, quand on est privé de l'amour du prochain, on est privé de l'amour de Dieu.

7. Celui qui s'aime, au contraire, et qui se laisse prendre à cette tentation, se dit à lui-même: Je ne veux pas être privé de la charité, et je ne veux pas m'en priver; j'aimerais mieux mourir, mais je ne retire aucun bien de cela: mon esprit est tout dissipé, et je ne rencontre que ténèbres, scandales et confusion; quand il faut exercer la charité, l'ennui et le dégoût m'accablent. Il me semble que, pour mon bien et pour celui du prochain, il vaudrait mieux rester dans ma paix. Celui-là montre bien qu'il est aveugle, et qu'il ne voit que le crépuscule. Comment puis-je dire que j'aime mon prochain, si, quand je le vois dans le besoin, je m'éloigne de lui; si, pour ma propre consolation, je fais semblant de ne pas le voir? Suis-je dans la vérité? Et n'est-ce pas un mensonge, si l'assistance du prochain, quels que soient le moyen, le lieu, la circonstance, m'est une chose pénible qui me trouble l'esprit? Il n'est pas vrai que la créature, le démon, un exercice, ou la privation de la consolation, quelle qu'en soit la cause, qu'elle vienne de l'assistance du prochain, ou que Dieu la retire pour entretenir dans l'humilité, puissent affliger l'âme et lui donner l'amertume du péché? Elle ne doit s'affliger que du péché, et si elle pèche, ce n'est pas la faute des autres, c'est la sienne.

8. Son mal est la volonté propre, qui commet l'offense. L'homme la porte toujours avec lui, s'il veut fuir les circonstances où les créatures qui le réclament Ce lui serait une chose utile et douce d'abandonner la volonté propre; mais en la fuyant elle le suit, il en est revêtu, il se retrouve toujours lui-même; et quand vient le moment de l'épreuve, c'est-à-dire quand il faut résister à sa volonté, il en sent tellement la morsure, qu'il ne peut éviter le venin de l'impatience. Il faut donc fuir son propre sens et sa volonté mauvaise. Mais que doit-il faire? Que fera-t-il? s'il veut voir la lumière, il montera sur le tribunal de sa conscience, et il jugera avec sa raison; il ne laissera point passer les sentiments qu'il éprouve sans les corriger, et il se condamnera lui-même. Et quelle sera la sentence? il condamnera non pas à l'amende, mais à la mort; et en faisant mourir sa volonté, il foulera aux pieds de l'affection cette illusion qui l'enveloppait, et il se revêtira des peines, des opprobres, des mépris et de la douce volonté de Dieu. En agissant ainsi, il honorera Dieu et bénira son nom.

9. Le troisième et dernier artifice du démon est dirigé contre l'obéissance. Le démon se sert de la passion de l'homme pour l'égarer par de vaines apparences, et surtout par de faux jugements. Il trouve qu'il est éclairé, et que son supérieur ne l'est pas; car, s'il ne se jugeait point ainsi, il ne nierait pas les Itimières de son supérieur. Celui qui s'aime voudra donc juger l'intention de son supérieur en dehors de la volonté de Dieu, et il aura toujours avec lui la soeur de l'amour-propre, qui est la désobéissance [681]. Il dira: Ces ordres ne sont pas justes, et je ne dois pas en souffrir. Lorsque je voulais rester dans ma cellule pour y méditer en paix, on m'en a fait sortir sans faire attention au moment et à la circonstance. Quel mal cause ce faux jugement! Je cite cet exempte; je pourrais en citer beaucoup d'autres, que je tais pour ne pas vous ennuyer. Ou il désobéit et ne fait pas ce qui lui est commandé, ou, s'il le fait, c'est avec impatience, murmure et trouble d'esprit; il perd la fidélité, le respect, la sainte crainte qu'il doit avoir pour Dieu, pour son supérieur, et, par l'agitation que lui cause sa volonté propre, il se prive de la paix et de la tranquillité d'esprit. Tout cela arrive parce qu'il s'aime lui-même; par amour-propre il s'est fait juge de la volonté de son supérieur en dehors de la douce volonté de Dieu. Mais s'il avait eu la lumière de la Foi, quand même celui qui!ul commande serait un démon incarné, il penserait que la bonté du Saint-Esprit le ferait agir à son égard de la manière la plus utile à son salut.

10. La tendresse qu'il a pour lui-même l'empêche de voir ainsi, parce que son regard ne s'est pas fixé sur l'obéissance du Verbe, qui fut obéissant jusqu'à la mort ignominieuse de la Croix: O désobéissant, qui juge les autres dans la tiédeur et l'amour de toi-même? Pourquoi ne pas considérer le sang répandu avec tant d'ardeur et d'amour pour accomplir les ordres que le Père a donnés à son Fils unique? Ce doux Jésus n'a pas discuté la volonté du Père et ses conséquences; il n'a pas refusé la peine par tendresse pour lui-même, et il n'a pas dit: Mon Père, trouvez un moyen qui m'épargne les souffrances, et [682] je vous obéirai. Non seulement il ne l'a pas dit, mais, enivré d'amour pour l'honneur de son Père et pour notre salut, il a pris le joug de l'obéissance, et pour y satisfaire il s'est rassasié d'opprobres, de mépris et d'outrages. Celui qui désaltère toutes les âmes a souffert de la soif. Pour nous revêtir de la vie de la grâce, il s'est dépouillé de la vie de son corps, et il s'est fait élever comme un étendard sur le bois de la très sainte Croix; il s'est offert comme un Agneau immolé dont le sang coule de toute part. Ce sang manifeste sa prompte obéissance, ce sang manifeste cette vérité ancienne et toujours nouvelle pour nous ancienne, puisque nous avons été de toute éternité dans la sainte pensée de Dieu; nouvelle, puisqu'il nous a créés à son image et ressemblance ,en nous donnant l'être pour que nous jouissions de la félicité parfaite qu'il a en lui-même.

11. Nous ne la comprenions pas, cette vérité nouvelle, nous paraissions ne pas croire qu'elle nous avait créés pour nous donner la vie éternelle; et Dieu, afin d'accomplir cette vérité dans l'homme et la lui faire comprendre, nous a envoyé son doux et tendre Verbe, revêtu de notre humanité; il a frappé nos iniquités sur l'enclume de son corps, et il nous a fait renaître à la grâce dans le Sang. Et ainsi, ce sang nous a manifesté de nouveau la vérité. Dans le sang nous trouvons la source de la miséricorde; dans le sang la clémence, dans le sang le feu, dans le sang la compassion; c'est le sang qui expie nos fautes, le sang qui rassasie la miséricorde, le sang qui détruit notre dureté, le sang qui rend douces les choses amères, et légers les pesants fardeaux. Aussi, ceux [683] qui considèrent ce sang à la lumière de la Foi, portent le poids de l'obéissance avec joie et douceur; et comme ce sang fait mûrir les vertus, l'âme qui s enivre et se noie dans ce sang se revêt de vraies et solides vertus, pour honorer Dieu et accomplir en elle la vérité qui lui a été montrée de nouveau par le moyen du Sang.

12. Le désobéissant, qui juge la volonté de son supérieur, ne considère pas ces choses; s'il les considérait, il renoncerait en tout et pour tout à sa volonté, et il ferait tous ses efforts pour connaître la volonté de Dieu et de son supérieur. Mais, parce qu'il ne le fait pas, il est dans une peine continuelle, et reste toujours dans sa tiédeur et son imperfection. Il est toujours couvert du vêtement de l'amour-propre, parce qu'il ne l'a pas détruit dans le sang, dans le feu et dans l'obéissance du Verbe. C'est pourquoi il ne bénit pas Dieu par l'obéissance que Dieu demande aux séculiers, aux religieux, aux supérieurs, aux inférieurs, aux jeunes, aux vieux, en tout état, en toute circonstance, en tout lieu, dans la consolation et la désolation, dans la paix de l'esprit et dans ses agitations et ses tempêtes. Enfin, nous devons bénir Dieu de toute manière, par l'amour de la vertu et par la parole même, quand il le faut. O mon cher Fils! c'est à cela que je vous invite, car c'est la voie, c'est le moyen de rendre gloire à Dieu et de le bénir en tout temps, non seulement par la parole, mais par les oeuvres. C'est ce que j'ai désiré voir en vous, ce que je veux voir toujours dans votre coeur, dans votre esprit, dans votre âme.

13. Mon Fils, le temps nous presse; il ne faut pas [684] attendre pour nous perdre nous-mêmes. Je vous prie de ne jamais laisser affaiblir dans votre âme le désir que Dieu vous a donné de prendre part à la croisade, et de donner votre vie pour lui. Que ce désir s'augmente, et commencez dès maintenant, au milieu des chrétiens, à combattre pour la sainte Eglise et pour le Pape Urbain VI, le vrai Souverain Pontife. C'est pour cette vérité qu'il faut nous disposer à souffrir, et dans nos souffrances nous bénirons Dieu dans la sainte Église; et Dieu, par sa miséricorde, après ces ténèbres, nous donnera la lumière, et avec la lumière s'accompliront les desseins de Dieu et. nos désirs. Courage donc, et soyez un généreux chevalier. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [685].








Lettre n. 104, A DOM PIERRE DE MILAN

CIV (58). - A DOM PIERRE DE MILAN, de l'Ordre des Chartreux. - Du sang de Jésus-Christ et de ses effets. - Il éteint le vice dans l'âme et donne la vraie charité, la patience et la gloire da paradis.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir avide et altéré du sang de Jésus crucifié, dans lequel, en le voyant répandu avec un si ardent amour, vous recevrez la vie de la grâce, et vous laverez la face de votre âme [685]; car il nous est donné pour laver les taches de nos défauts. Mais ce sang ne nous donnerait pas la vie, et ne laverait pas la face de l'âme, si l'âme, avec le souvenir de ce sang et la pensée du feu de la divine charité, ne s'exerçait pas a la vertu. Ce n'est pas la faute du sang, mais la nôtre, si nous ne recevons pas le fruit du sang; c'est que nous n'excitons pas en nous les mouvements de la charité, qui se trouve dans ce sang, et qui nous donne, quand nous le recevons, le fruit de la grâce.

2. Il ne faut donc pas dormir, quand il est temps encore, dans le lit de la négligence; mais il faut remplir avec zèle le vase de la mémoire, du souvenir de ce sang, et ouvrir l'oeil de l'intelligence sur la sagesse et la doctrine du Verbe et sur le feu d'amour avec lequel ce sang nous est donné. Dans ce feu, notre volonté s'empressera d'aimer ce que l'intelligence voit et connaît. Nous nous enivrerons de ce précieux sang, et nous désirerons donner, en nous attachant a la vertu, notre sang et notre vie par amour pour ce sang et cette vie. Nous penserons que nous sommes indignes de parvenir a un si grand honneur, que celui de recevoir la rose vermeille du martyre. Ce désir effacera et détruira en nous toutes nos iniquités par la vertu du sang; nous serons inscrits dans le livre de vie, et pour toujours séparés de la compagnie des démons. Aucune angoisse, aucune attaque du démon ou des hommes ne pourront nous nuire et nous ravir notre joie. Ce sang nous fera porter toutes les peines et les fatigues avec une vraie et sainte patience, et nous nous glorifierons, comme le doux saint Paul, dans la [686] tribulation. Nous voudrons nous unir aux souffrances et aux opprobres de Jésus crucifié, et nous prendrons sur nous les mépris, les outrages et les affronts pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes.

3. Oh! combien est heureuse cette âme, qui traverse si doucement la mer orageuse et les angoisses du monde, sans cesse appliquée aux veilles et a une humble prière, tout enflammée de saints désirs, et tout enivrée du précieux sang! C'est par ce sang qu'à la fin de notre vie, nous recevrons le fruit de toutes nos fatigues. Ce sang ôte la peine, et donne la joie; il enlève l'homme à lui-même, pour qu'il se retrouve en Dieu. Il lui fait abandonner sa sensualité, parce qu'avec l'amour qu'il trouve dans ce sang, il chasse l'amour-propre; il s'assied sur le tribunal de sa conscience, et y juge avec justice. Il arrête dans son coeur tous les mouvements d'impatience et les murmures que peuvent faire naître les scandales et les défauts du prochain, et il les supporte avec patience sans mépriser et juger personne. Il voit en toute chose la douce volonté de Dieu, et il s'y soumet toujours avec empressement en obéissant à sa règle et à son supérieur, parce qu'il goûte dans le Sang l'obéissance du Verbe. Il ne souffre pas, parce qu'il a renoncé a sa volonté pour la remettre entre les mains. de son supérieur, dans la volonté duquel il voit la volonté de Dieu même. Il ne sent plus la fatigue, parce qu'il a détruit en lui la volonté mauvaise, qui fatigue toujours; il l'a tuée dans le Sang, et il jouit d'un avant-goût de la vie éternelle. Toujours la paix, le calme habitent son âme, parce qu'il en a banni tout ce qui pouvait la troubler. Puisqu'il en résulte [687] tant de biens, il faut sans cesse emplir notre mémoire du pieux souvenir de ce sang répandu avec un si ardent amour. Nous ne devons jamais passer un seul instant sans fixer l'oeil de notre intelligence sur le sang de Jésus crucifié, où se trouve la vérité du Père éternel et souverain, qui s'est manifestée à nous par le moyen du Sang.

4. Hâtons-nous donc, et consacrons tous nos jours à faire briller en nous les pierres précieuses de la vertu. Ce sont les trésors pour lesquels les vrais serviteurs de Dieu vendent tout ce qu'ils ont, c'est-à-dire leur volonté qui est libre, afin de les acheter. Je vous invite et je vous conjure de tout mon coeur de le faire. Oh! combien sera heureuse l'âme qui, pendant toute sa vie, ne perdra pas son temps, mais qui achètera ce trésor avec empressement, et cultivera la vigne de son âme en arrachant les épines de l'amour-propre et des autres défauts, et en y plantant les vertus, qui sont des pierres enchâssées dans le sang du Christ. Elle goûtera le bonheur du ciel en voyant que la vie du Sang lui a été donnée par grâce et non par obligation, et en conformant toujours sa volonté a la douce volonté de Dieu. Si notre volonté meurt en nous et vit en lui, nous recevrons à la fin de notre vie l'éternelle vision de Dieu. Par quelle vertu? Ce ne sera pas par la nôtre, mais seulement par la vertu du sang, et non par aucun autre moyen. Aussi, comme je ne vois pas d'autre route, je vous ai dit que je désirais vous voir avide et amoureux de ce sang. Oui, je veux que nous le soyons. Je m'arrête. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu.

5. J'ai reçu votre lettre, et je vois avec joie que la [688] bonté de Dieu vous fait éprouver le saint désir de donner votre vie pour la gloire et l'honneur de son nom. Je vous répondrai d'abord, au sujet de vos péchés, que je promets volontiers, dans cette douce charité de Dieu, qui nous a donné le sang de son Fils, de les prendre sur moi en priant la divine bonté de punir vos fautes sur mon corps. Mes péchés et les vôtres seront ainsi consumés dans la fournaise de la divine charité. Je prierai aussi que son infinie bonté et sa miséricorde nous fassent la grâce de donner notre vie pour lui. Vous vous nourrirez ainsi du précieux Sang, et la barque de votre âme sera fournie des véritables vertus. Je vous réponds aussi que je vous promets, si le moment désiré par vous et par tous les serviteurs de Dieu arrive, et s'il m'est possible d'en obtenir la permission du Vicaire de Jésus-Christ, que je ferai tous mes efforts pour réaliser le saint désir qui est en vous. Priez-le donc pour qu'il ne diffère plus. Pour moi, je meurs, et je ne puis mourir en voyant tant offenser notre Créateur dans le corps mystique de la sainte Eglise, et en voyant profaner notre Foi par ceux-là mêmes qui devraient en être les flambeaux. Ce sont mes fautes qui causent tout ce mal. Cachons-nous dans le côté de Jésus crucifié, et frappons à la porte de sa miséricorde. Doux Jésus, Jésus amour [689].








Lettre n. 105, A DON JEAN DE SABBATINI

CV (59). - A DON JEAN DE SABBATINI, de Bologne, religieux de l'Ordre des chartreux, au couvent de Beauregard, près de Sienne, lorsqu'elle était à Pise. - Notre vie et notre sang appartiennent à Jésus-Christ, qui est mort pour nous.

(Les Sabbatini étaient une des plus anciennes familles de Bologne. La chartreuse de Beauregard, à trois milles de Sienne, fut fondée en 1345, et supprimée en 1635 par Urbain VIII comme insalubre. Ses biens furent donnés à la chartreuse de Pontignano. Sainte Catherine passa une partie de l'année de 1375 à Pise.)



AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




Mon très cher et bien-aimé Père, par respect pour le sacrement du corps adorable du Fils de Dieu; je vous dirai et je vous appellerai aussi mon Fils, puisque je vous enfante par de continuelles prières et par mes désirs en la présence de Dieu, comme une mère enfante un fils. Oui, c'est à ce titre de mère que je vous encourage dans le précieux sang du Fils de Dieu, et que je désire vous voir anéanti et consumé dans la fournaise de son ardente charité. C'est à cause de cet amour, que l'Agneau sans tache s'est immolé et a fait un bain de son sang pour le genre humain. Il faut donc exciter dans notre âme le brûlant désir de donner sang pour sang; car voici le temps où se reconnaîtront les généreux chevaliers. Oh! combien sera heureuse mon âme, quand je vous verrai, vous et les autres, tout transportés d'amour [690], courir pour donner votre vie, sans tourner la tête en arrière! Je vous prie donc par l'amour de Jésus crucifié d'être forts dans l'occasion, et d'ouvrir alors l'oeil de votre entendement; car je ne crois pas que l'âme puisse avoir cette force, qui vient de sa douce mère, la charité si elle ne tient pas continuellement ses regards sur la connaissance d'elle-même, qui la rendra humble, et lui donnera la connaissance de la Bonté divine. De cette lumière et de cette connaissance naît un amour si ardent et si plein de douceur, que tout ce qui est amer devient doux, que tout ce qui est faible se fortifie, et que toute la glace de l'amour se fond et disparaît. Alors l'âme ne s'aime plus pour elle, mais pour Dieu. Elle verse des larmes abondantes, et répand ses tendres désirs sur ses frères; elle les aime d'un amour pur, et non pas mercenaire; elle aime Dieu pour Dieu, parce qu'il est la souveraine, l'éternelle bonté, et qu'il est digne d'être aimé. Oui, ne tardons plus, mon Fils et mon très cher Père dans le Christ Jésus; hâtons-nous de nous réfugier saintement dans la connaissance de nous-mêmes, qui est si nécessaire et si douce; car, comme je l'ai dit, nous y trouverons l'infinie bonté de Dieu. Ce sont les armes que je veux que nous prenions, afin de n'être pas trouvés désarmés quand viendra le moment du combat, le moment de donner vie pour vie, sang pour sang. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour. Le pauvre Gérard (Gérard Buonconti était disciple de sainte Catherine, qui logeait chez lui, sur la rive droite de l'Arno, près de la petite église de Sainte-Christine elle reçut les stigmates. L'épithète de misero indique que Gérard servit de secrétaire pour cette lettre.) et frère Raymond, son père, se recommandent à vous [691].








Lettre n. 106, A DOM JEAN SABBATINI, DE BOLOGNE, ET A DOM THADEE DE MALAVOLTI, D

CVI (60). - A DOM JEAN SABBATINI, DE BOLOGNE, ET A DOM THADEE DE MALAVOLTI, DE SIENNE, religieux de la chartreuse de Beauregard.- Il faut craindre Dieu seul; la crainte servile des hommes se perd dans le sang de Jésus-Christ et dans la charité.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mes très chers Fils dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir de vaillants chevaliers, libres de toute crainte servile. Ainsi le veut notre doux Sauveur, qui nous recommande de le craindre, et de ne pas craindre les hommes du monde, lorsqu'il dit: " Ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps, mais Celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans l'enfer (Mt 10,28). " Je veux donc que vous soyez anéantis dans le sang du Fils de Dieu, et consumés dans le feu de la divine charité; car c'est là que se perd toute crainte servile, et que reste seulement la crainte du respect. Que peuvent faire le monde, le démon et ses serviteurs contre celui qui ressent cet amour sans borne, et qui s'attache au précieux Sang? ils ne peuvent rien; il sont au contraire des instruments qui nous donnent et fortifient en nous la [692] vertu, car la vertu s'éprouve par son contraire. L'âme doit donc se réjouir, et chercher toujours dans la peine Jésus crucifié; elle doit s'anéantir pour lui, se mépriser et n'aimer que la douleur et la Croix. En voulant la peine, vous aurez la douceur; et voulant la douceur, vous aurez la peine.

2. Il vaut donc mieux nous noyer dans le Sang, et tuer notre volonté mauvaise en la sacrifiant librement au Créateur, sans aucune faiblesse pour nous-mêmes. Alors la vie sera parfaite en vous, et vous attendrez sans vous affliger de vos peines. Nous ne devons souffrir d'aucun ordre que nous recevons, mais plutôt nous en réjouir; car aucun commandement venu des hommes ne peut nous séparer de Dieu. Ils sont au contraire des moyens d'acquérir la patience, et de nous faire réfugier avec plus de zèle dans notre cellule pour nous attacher à l'arbre de la Croix, pour chercher la vue de l'invisible, qui ne peut nous être enlevée; car les désirs de la charité, si nous n'y consentons pas, ne se perdent jamais. Ne serait-ce pas un grand bonheur d'être persécuté pour Jésus crucifié? Oui, je veux que vous vous en réjouissiez de toute manière. Si Dieu vous envoie une croix, ne la choisissez pas selon votre volonté, mais selon la volonté de Celui qui vous la donne, et regardez-vous indignes de la grâce si grande d'être persécutés pour Jésus crucifié. Sachez, mes doux Fils en Jésus, que c'est la voie des saints qui ont suivi les traces du Christ. Il n'y a pas d'autre voie pour conduire à la vie.

3. Je veux qu'avec tout le zèle possible, et avec une sainte haine de vous-mêmes, vous vous appliquiez à [693] suivre cette voie douce et droite, dans ce saint lieu de la prière; suivez-la avec ardeur et persévérance, l'Esprit-Saint vous la montrera. Ne la méprisez, ne la fuyez pas, quand même vous devriez perdre la vie. Ne l'abandonnez jamais par faiblesse et par compassion pour votre corps, car le démon ne veut que nous priver de la prière, ou par compassion de notre corps, ou par lassitude de notre esprit et nous ne devons pour aucune de ces causes laisser l'exercice de l'oraison; nous devons, par la pensée de la bonté de Dieu et par la connaissance de nous-mêmes, chasser les tentations du démon et les faiblesses que nous avons pour nous-mêmes. Cachez-vous dans les plaies de Jésus crucifié. Aimez-vous les uns les autres pour Jésus crucifié; ne craignez rien de ce qui vous arrive. Vous pourrez tout par Jésus crucifié, qui sera en vous et vous fortifiera. Soyez obéissants jusqu'à la mort, dans les choses mêmes qui vous seront les plus pénibles. Ne méprisez pas la récompense pour éviter la fatigue. si dans quelque circonstance le démon vous y porte sous des apparences de vertu, en vous disant Cela était la consolation de mon âme, un moyen de perfection pour moi; ne le croyez pas, mais soyez certains que ce que Dieu vous donnait par le moyen de cette consolation, il vous le donnera directement par un effet de sa bonté. Vous savez bien qu'une feuille d'arbre ne tombe pas sans un ordre de sa Providence. Ainsi tout ce qu'il permet au démon et aux créatures de nous faire, nous arrive par sa Providence, pour le besoin de notre salut et pour le progrès de notre perfection. Recevez-le donc avec respect; dépouillez votre coeur et votre affection [694] même des choses temporelles, lorsqu'elles ne vous sont pas nécessaires. Revêtez-vous de Jésus crucifié, enivrez-vous de son sang; vous trouverez là la joie et la paix parfaite. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte dilection de Dieu. Aimez-vous, aimez-vous mutuellement. Doux Jésus, Jésus amour.









Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 102, A DON CHRISTOPHE