Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 62, AUX MAGNIFIQUES SEIGNEURS

Lettre n. 63, À PIERRE

LXIII (207). - À PIERRE, marquis de Mont-Sainte-Marie, lorsqu'il était sénateur de Sienne. - Des deux commandements de la charité, envers Dieu et envers le prochain.

Pierre, marquis de Sainte Marie, fut sénateur de Sienne, depuis le mois de février 1375 jusqu'au 18 août 1376. Le titre de sénateur n'était pas très ancien dans la république de Sienne; il avait remplacé celui de capitaine de guerre et de conservateur, en 1368, lorsque le gouvernement tomba entre les mains des réformateurs.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très révérend et très cher Père dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris et vous salue avec le désir de vous voir toujours observer les saints commandements de Dieu, sans lesquels aucune créature ne peut avoir en soi la vie de la grâce. Et il n'y a pas de noblesse, de richesse, de puissance, de prospérité, de grandeur qui puissent empêcher et excuser quelqu'un de ne pas être le serviteur fidèle et l'observateur de ces doux et Saints commandements, qui nous ont été donnés par la Vérité suprême; c'est elle qui est notre règle et notre voie, car elle a dit: " Je suis la voie, la vérité, la vie. " O mon révérend Père, regardez notre doux Sauveur, qui nous a donné la loi et qui a voulu parfaitement l'observer lui-même. N'est-ce pas une grande honte, et l'homme ne devrait. il pas rougir de voir Dieu s'humilier jusqu'à lui? S'il [480] y réfléchissait, il ne s'élèverait pas contre Dieu avec orgueil, quel que soit le rang qu'il occupe. O douce et ineffable Charité, qui vous êtes faite esclave pour rendre l'homme libre! vous vous êtes livrée à la mort pour nous donner la vie, et vous vous êtes abaissée jusqu'à la mort honteuse de la Croix pour nous rendre l'honneur que nous avions perdu par le péché de désobéissance. Hélas! nous trouvons la mort par notre révolte contre les commandements de Dieu, et tous les jours nous tombons dans la mort éternelle en transgressant sa douce volonté. L'Agneau sans tache est venu s'immoler sur l'arbre de la très sainte Croix, il a été consumé par le feu de la divine charité, et il nous a rendu la grâce par sa sainte obéissance. Je vous en supplie au nom du Christ, le doux Jésus, suivons cette règle et cette voie des vrais et saints commandements; observons-les jusqu'a la mort, en nous rappelant le sang du Fils de Dieu, pour nous animer davantage à les observer. Oh! combien est douce cette servitude, qui rend l'homme libre de la servitude du péché!

2. Réduisons ces doux commandements à deux points, à l'amour de Dieu et à celui du prochain. Cet amour, nous le fonderons sur la crainte et le respect, et nous choisirons plutôt la mort que d'offenser ce que nous aimons, non par crainte du châtiment, mais parce qu'il est digne d'être aimé, parce qu'il est l'éternelle et souveraine Bonté. Plus vous aimerez Dieu, plus s'augmentera votre amour du prochain; vous l'assisterez spirituellement et temporellement, selon les occasions que vous aurez de lui être utile, et c'est ainsi que s'accomplira en nous la volonté de Dieu [481], qui ne veut autre chose que notre sanctification. Je ne vous en dis pas davantage.

3. Je vous recommande de toute mon âme deux affaires dont vous parlera sire François, porteur de cette lettre (François Landi, un des disciples de sainte Catherine.). La première est celle du monastère de Sainte-Marthe (Voir la lettre cxcv.), dont les religieuses servent parfaitement Dieu. La seconde est celle de madame Thomas, servante de Dieu et ma bien chère Mère. Je suis certaine qu'elles ne s'adresseront pas à vous sans motifs. Je vous conjure donc de les satisfaire le plus tôt que vous pourrez, afin qu'elles n'attendent pas. Je termine. Passionnez-vous, baignez-vous dans le Sang du Fils de Dieu. Bénissez pour moi mon cher fils (Le fils du marquis de SaInte-Marie ) et tous les autres. Doux Jésus, Jésus amour.








Lettre n. 64, À PIERRE

LXIV (208). - À PIERRE, marquis du Mont, seigneur de Sienne.- Il faut combattre généreusement le vice et rendre la justice, sans oublier la miséricorde.



AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE.




1. Mon très cher Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous salue dans le précieux sang du Fils de Dieu, avec le désir de vous voir un vrai serviteur et chevalier du Christ, combattant [482] toujours généreusement contre les vices et le péché, sans négligence, mais avec un vrai et saint zèle, afin qu'au moment de la mort nous entrions vainqueurs dans la vraie cité de Jérusalem, dans la vision de la paix, où nous ne trouverons pas la chair, qui se révolte toujours contre l'esprit. Mais remarquez, mon Père, que celui qui veut la vie éternelle doit quitter la chair avant de mourir et quitter la chair, c'est renoncer à ses appétits, à ses désirs, à ses jouissances. Hélas! ne vous faites pas prier pour les abandonner; car il n'y a rien que ne fasse l'homme grossier livré à ce vice coupable. C'est une grande folie pour la créature de perdre ainsi sa dignité, et de devenir semblable à la brute pour si peu de chose.

2. Arrachons donc et combattons ce vice et tous les autres par le parfum de la sainte continence et de l'honnêteté, et parons tous les coups avec le bouclier de la très sainte Foi. Soyez un bon juge et seigneur dans la position où Dieu vous a placé; et reconnaissez les droits du pauvre et du riche, comme le demande la sainte justice, qui doit être toujours accompagnée de la miséricorde. Je ne vous en dis pas davantage ici.

3. Je vous signale un fait grave, qui est arrivé au monastère de Saint-Michel-de-Vic (Le monastère de Saint-Michel-de-Vic était à un mille de Sienne; les religieuses bénédictines qui l'occupaient, étant toutes mortes en 1480, il fut supprimé par l'archevêque de Sienne, le cardinal François Piccolomini qui fut depuis Pie III.). Un jeune homme dont vous verrez le nom dans la lettre que l'abbesse du monastère vous envoie, après l'avoir tourmentée [483] longtemps, en est venu à entrer à toute heure et quand il lui plaît, par une fenêtre qu'il a défoncée; il menace les religieuses qui ne veulent pas faire le mal, de mettre le feu au monastère et de les brûler toutes, comme elles me l'ont assuré. Je vous prie et vous conjure de prendre les moyens que vous jugerez les plus convenables pour mettre fin à un tel scandale je ne voudrais pas cependant qu'il perdit la vie (En 1373, trois jeunes gens de Sienne qui avaient ainsi attenté à l'honneur des religieuses du monastère de Saint Emilien, avaient péri par la main du bourreau.), mais j'approuverais les autres châtiments qui seraient infligés. Je ne vous en dis pas davantage sur ce sujet. Que le Saint-Esprit vous éclaire pour cela et pour le reste. Loué Soit Jésus.







Lettre n. 65, A PIERRE

LXV (209). - A PIERRE, marquis du Mont. - De la justice que nous devons exercer contre nous-mêmes, pour pouvoir l'exercer contre les autres.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Messire Sénateur, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris et vous salue dans le précieux sang du Fils de Dieu, avec le désir de vous voir le vrai ministre de la justice, en vous d'abord, et puis dans les autres, afin que vous puissiez paraître devant le très juste Juge avec un visage tranquille. Celui qui n'est pas juste envers lui-même, ne peut sans rougir l'être envers les autres [484]; car toute oeuvre juste doit procéder de la justice et d'une volonté pure. O mon très doux Frère dans le Christ Jésus, suivez l'exemple du tendre Agneau, qui a fait justice des péchés des autres sur lui-même. Ne devons-nous pas, à plus forte raison, punir nos péchés sur nous? Montez donc sur le tribunal de la raison, et faites que la mémoire accuse toutes les actions toutes les paroles, toutes les pensées mauvaises dont vous êtes coupable, et que la volonté gémisse de l'injure faite à son Créateur, et en demande justice. L'intelligence décidera la peine que doivent supporter le coeur et le corps; elle l'appliquera avec zèle et ferveur, et alors s'apaisera le juste Juge: non seulement il pardonnera l'offense, mais il rendra celui qui s'est jugé avec justice le juge des autres; et nous deviendrons de bons administrateurs, en nous appliquant à nous-mêmes les lois de la justice.

2. Je vous prie de vouloir bien vite terminer avec messire Mathieu ce que vous avez à faire pour votre salut. Ne tardez pas; autrement il faudrait mettre la main à la barre, et payer avant de la retirer (Fair metterer la mano alla stanga, signifie être condamné à payer. Le débiteur était obligé de mettre la main sur une barre, ou pièce de bois, et ne pouvait la retirer qu'en payant. Dans les temps barbares quelques créanciers faisaient couper sur cette barre la main du débiteur insolvable.). Si vous n'avez pas d'autre moyen, confiez-lui la chose à lui-même ou à un banquier établi pour cela, et il fera ensuite le reste. Mes compagnes qui me servaient ordinairement de secrétaires, ne sont pas lèl; et il a fallu faire écrire par frère Raymond, qui [485] vous salue de tout son coeur dans le Christ Jésus, et vous presse au sujet de ce que vous avez à faire avec messire Mathieu. Si Neri veut venir ici, je vous prie de le laisser venir. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Fait à Pise, le 2 septembre (Sainte Catherine était à Pise en 1375). Après toutes ces choses, je vous recommande le porteur de cette lettre, qui est un homme bon et droit, vivant selon Dieu. C'est le frère de ma cousine selon la chair, mais de ma soeur selon le Christ. S'il a besoin de votre aide, donnez-le lui, pour l'amour de Jésus crucifié. Doux Jésus, Jésus amour.








Lettre n. 66, À PIERRE

LXVI (210). - À PIERRE, marquis du Mont. - Des armes puissantes que Dieu nous a données pour résister aux tentations de nos ennemis. - L'âme ne doit pas craindre après la victoire remportée par le Fils de Dieu.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très révérend et très cher Père et Fils dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris avec le désir de vous voir un chevalier courageux et sans crainte; car un homme ne doit pas craindre, lorsqu'il est bien armé. O mon très cher Fils, nous voyons que Dieu a armé l'homme d'une arme si solide, que ni le démon ni les créatures ne peuvent le blesser. C'est la volonté libre de l'homme, et c'est [486] à cause de cette liberté que Dieu a dit: " Je vous ai créé sans vous, mais je ne vous sauverai pas sans vous. ", Dieu veut donc que nous nous servions des armes qu'il a données, et que nous résistions aux coups que nous recevons de nos ennemis. Nous avons trois ennemis principaux: le monde, la chair, le démon. Mais ne craignons pas; la divine Providence nous a si bien armés, que nous ne devons rien craindre. L'armure est bonne, et Celui qui nous secourt, meilleur encore: c'est Dieu, à qui rien ne peut résister, et tant que l'âme regarde ce doux et puissant auxiliaire, elle ne peut tomber dans aucune faiblesse. Il semble que c'était la pensée de l'ardent saint Paul, lorsqu'il disait: " Je puis tout par Jésus crucifié, qui est en moi et qui me fortifie (Ph 4,13). Quand Paul ressentait les attaques et l'aiguillon de la chair, il se fortifiait non en lui qu'il voyait faible, mais dans le Christ Jésus et dans la bonne armure que Dieu lui avait donnée, en lui donnant la liberté. Il dit: Je puis tout, et ni le démon ni les créatures ne peuvent me forcer à un pêche mortel si je ne le veux pas. Tant que l'homme ne se dépouille pas de ces armes pour les remettre entre les mains du démon par le consentement de la volonté, il n'est jamais vaincu, quoique le démon, la chair et le monde viennent l'attaquer et lui jeter leurs flèches empoisonnées: la chair, par ses pensées et les mouvements honteux; le démon, par ses tentations, ses fraudes et ses erreurs; le monde, par ses pompes, ses vanités et son orgueil. La liberté reste maîtresse, si elle ne consent pas à ces [487] désirs déréglés; elle n'est jamais blessée, parce que le péché est seulement dans la volonté; et cette grâce, Dieu nous l'a donnée par bonté et non par obligation.

2. Je veux donc, mon très doux Fils dans le Christ Jésus, que vous ne craigniez rien de ce que vous éprouvez. Dieu est si bon, qu'il s'est fait notre auxiliaire, et il nous a donné de bonnes armes; puis il est resté mort et vainqueur sur le champ de bataille, en mourant sur le bois de la très sainte Croix. Il a vaincu, parce que sa mort nous a donné la vie; et il est retourné dans la cité céleste de son Père, après avoir délivré son épouse, c'est-à-dire notre âme, qu'il a épousée an prenant notre nature. L'homme, touché de ces bienfaits, ne doit-il pas ouvrir l'oeil de son intelligence pour contempler un si ardent amour? Nos ennemis sont vaincus, et nous sommes tirés des mains des démons qui possédaient notre âme comme leur bien. Le monde est vaincu; il a détruit l'orgueil en s'humiliant jusqu'à l'homme; la chair est vaincue, car il a souffert pour nous la mort, les peines, les outrages, les injures, les coups et tous les opprobres. Nous devons prendre courage, puisque nos ennemis sont défaits. Suivons donc ses traces an chassant le vice par la vertu, l'orgueil par l'humilité, l'impatience par la patience, l'injustice par la justice, la débauche par l'humilité parfaite et la continence, la vaine gloire par la gloire et l'honneur de Dieu, afin que tout ce que nous ferons soit pour la gloire, la louange et l'honneur du nom de notre Seigneur Jésus. Faisons donc une sainte guerre à ces vices; plus nous regarderons notre doux Seigneur, plus [488] notre âme s'animera à combattre vaillamment, en voyant que notre Père est mort à cause du péché; elle fera comme le fils qui, à la vue du sang de son père, ressent une plus grande haine contre l'ennemi qui l'a tué. L'âme fait ainsi, lorsqu'elle regarde le sang de son Créateur; elle excite en elle la haine et l'horreur que lui cause l'ennemi qui l'a tué. Si vous me dites: Qui l'a tué? Je vous répondrai que le péché seul est la cause de la mort du Christ, et c'est l'homme qui commet le péché.

3. On peut donc dire que c'est nous qui avons fait mourir le Fils de Dieu, et que nous y consentons encore toutes les fois que nous péchons mortellement. Nous devons donc nous venger de nous-mêmes, c'est-à-dire de nos pensées mauvaises, des vices et des péchés. Le plus grand ennemi de l'homme est lui-même. Quand l'âme regarde son Père et la sensualité qui l'a tué, elle ne peut assez se venger d'un tel crime; elle est contente de voir souffrir toute sorte de peines et de tourments à son mortel ennemi. Je veux que vous fassiez de même; et afin que vous puissiez le bien faire, je veux que vous ayez toujours devant vous le souvenir du sang du Fils de Dieu répandu avec tant d'amour: ce sera pour nous comme un baptême continuel de feu qui purifie et réchauffe sans cesse notre âme en détruisant le froid du péché. Regardez le Fils ce doux Agneau de la Croix, qui s'est fait la nourriture, la table et le serviteur. Notre ignorance serait trop grande, si nous négligions de nous nourrir de cette douce nourriture; si cela nous est arrivé jusqu'a présent, redoublons main tapant de zèle, car j'ai reçu de bonnes et douces nouvelles de notre cher projet [489]. J'ai appris que Je juge d'Arborea (Lettre CLXX ) est prêt à donner sa fortune et sa vie pour le Christ. Je me réjouis, et je suis dans l'allégresse en voyant cette sainte disposition et le temps diminuer. Je ne vous en dis pas davantage. Pardonnez à ma présomption.

4. Je vous remercie beaucoup de l'affection et des aumônes que vous donnez à frère Jacomo. Que Dieu vous en récompense! Bénissez et encouragez Neri et les autres, Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.








Lettre n. 67, À MESSIRE ANDRE CAVALCABO

LXVII (211). - À MESSIRE ANDRE CAVALCABO, sénateur de Sienne. - De la vertu de justice, et de la manière de l'acquérir. - Des obstacles qu'elle rencontre.

(André Cavalcabo fut élu sénateur de Sienne le 30 août 1378. Il avait encouru l'excommunication majeure, dont le Souverain Pontife seul peut absoudre, et le Pape Urbain VI voulait le faire venir a Rome pour se l'attacher.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très cher Frère dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir un seigneur juste dans l'exercice de la puissance qui vous est confiée. Soyez juste, et maintenez la sainte justice, la rendant toujours selon la raison. Ne soyez pas injuste en commettant l'injustice, et en cherchant à plaire plutôt [490]aux hommes qu'à Dieu. Mais je ne vois pas que l'homme puisse jamais posséder cette vertu de la sainte justice, s'il ne la pratique d'abord en se dépouillant de l'amour-propre et de toute complaisance intéressée; car c'est de là que viennent tous les vices qui offensent Dieu. Nous cherchons à satisfaire nos désirs déréglés en voulant les choses contraires à la volonté de Dieu, par une complaisance coupable que l'homme a pour lui-même, lorsqu'il s'efforce de plaire au monde et qu'il n'a pas soin de plaire à Dieu; celui-là ne peut avoir la justice, car il n'est pas juste; il est même cruel, puisque injustement, par avarice, par intérêt, et pour plaire à ceux qui le sollicitent, il dévore les chairs de son prochain.

2. Nous voyons que ceux qui rendent la justice le font souvent injustement à l'égard des pauvres, tandis qu'ils écoutent ceux qui possèdent quelque chose. Cela vient de l'amour-propre et de la complaisance pour soi-même; celui-là n'est pas juste, et ne possède pas par conséquent la sainte et vraie justice. Il ne fait pas attention à la cité de son âme, mais seulement à son misérable corps, cherchant tous les moyens de lui être agréable, dépensant tout son temps en plaisirs, en orgueil, en magnificences et en vanités qui lui donnent la mort. Mais sa pauvre âme, qui devrait être un temple où Dieu habiterait par la grâce, devient le temple du démon, qui en devient le possesseur et le tyran, pour la livrer au néant du péché. Comme un aveugle sans raison, il ne voit pas le mal qu'il se fait et la peine qui doit suivre la faute, car, s'il le voyait, il aimerait mieux mourir que d'offenser son Créateur en la moindre chose. Il [491] s'appliquerait à faire bonne garde, afin que l'âme, qui doit être maîtresse, ne soit point servante, et que la sensualité, qui doit être servante, ne soit point, maîtresse. Mais il fait le contraire, parce qu'il n'a pas soin de la cité de son âme; il ne veille pas sur lui-même, et il ne peut veiller sur la cité extérieure qui lui est confiée. Il ne recherche pas le bien général, mais le sien propre, ou le bien particulier qu'il aime ou qui peut lui être utile.

3. Il faut donc être juste, et garder avec justice la cité de notre âme, en vivant dans la vraie et sainte crainte de Dieu; il faut aimer la vertu, et détester le vice. De cette manière, nous goûterons le sang de Jésus crucifié; la vraie et sainte justice brillera en vous, vous serez un maître juste et bon pour votre âme et votre prochain, mais pas autrement. C'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir un maître juste, afin que vivant avec justice, vous mainteniez le droit et la justice dans la charge que vous avez. Mon très cher Frère, ne dormez plus; mais secouez avec zèle votre sommeil. Revenons à nous, et n'attendons pas le temps, car le temps n'attend pas; le temps est plus rapide que nous ne nous l'imaginons. Je voudrais que nous sortions de notre position, et que nous rompions les liens qui nous lient; car celui qui est lié ne peut avancer, et il faut que nous avancions dans la voie de la vertu en suivant la doctrine de Jésus crucifié, qui est la voie, la vérité, la vie; et celui qui le suit ne va pas dans les ténèbres, mais dans la lumière. Il faut donc marcher dans cette voie douce et droite. Comment couperons-nous les liens? Avec le glaive de la haine du vice, et l'amour [492] de la vertu, en nous débarrassant de nos entraves dans la sainte confession. Pour y parvenir, aucune fatigue ne doit nous paraître trop dure et trop pénible. N'est-il pas plus dur et plus pénible de voir notre âme captive? mieux valent toutes les souffrances du corps.

4. Aussi je vous prie, pour l'amour de Jésus crucifié, qu'aucune fatigue ne vous empêche de venir où vous pourrez être délié. J'ai bien cherché à vous épargner cette peine; mais notre Souverain Pontife, le Pape Urbain VI, m'a dit, lorsque je lui exposai votre affaire, qu'il croyait que vous deviez venir, et qu'il le voulait puisque vous le pouviez, et que la distance n'était pas très grande. Il le désirait, non pas tant pour vous que, pour les autres, qui, en voyant que vous ne vous en tiriez pas si facilement, éviteront de se mettre dans la même position. Mais qu'il vienne, a-t-il dit, et je lui accorderai toute sorte de grâces. Je vous dirai maintenant que la Bonté divine ne permet pas que Sa Sainteté soit plus indulgente, afin que vous veniez, et que vous en profitiez de plusieurs manières. En venant, votre âme sera délivrée; mais peut-être que votre corps sera lié au service de la sainte Église: et ce service est bien agréable à Dieu surtout aujourd'hui, où il est si nécessaire. Je vous prie de ne pas trouver la chose pénible, et de prendre votre parti le plus tôt possible. Pour moi, je ne cesserai pas de frapper à la porte de Sa Sainteté, et de solliciter vivement. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Souvenez-vous du sang répandu pour vous avec tant d'amour. Gardez-vous d'assister à l'office et à la messe, afin de [493] ne pas ajouter faute sur faute. Doux Jésus, Jésus amour.








Lettre n. 68, À MAITRE ANDRE VANNI

LXVIII (212). - À MAITRE ANDRE VANNI, peintre, lorsqu'il était capitaine du peuple de Sienne. Nous ne pouvons conduire les autres, si nous ne savons pas nous nous conduire nous-mêmes avec justice.

(André Vanni était peintre et disciple de sainte Catherine. On lui attribue le portrait de notre sainte qui se voit dans la chapelle de l'église Saint-Dominique à Sienne. Il fut nommé capitaine du peuple pour les mois de septembre et d'octobre 1379. La lettre de sainte Catherine est donc écrite de Rome, à cette époque.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang avec le désir de vous voir un juste et bon gouverneur, afin que s'accomplissent en vous l'honneur de Dieu et votre désir, car je sais que Dieu vous a donné un bon désir par sa miséricorde. Mais je ne vois pas que nous puissions conduire les autres, si d'abord nous ne nous conduisons pas bien nous-mêmes. Car on aime le prochain comme on s'aime soi-même; et de même que la charité parfaite de Dieu engendre la charité parfaite du prochain, la perfection que l'homme met à se conduire, il la met aussi à conduire les autres [494]. Mais comment se conduit celui qui craint Dieu? comment est-il juste? Le voici.

2. Il règle avec la lumière de la raison les trois puissances de l'âme, et cette règle est celle de toute ta vie spirituelle et corporelle, en tout lieu, en toute position, en toute circonstance qu'il se trouve. Il veut que sa mémoire retienne les bienfaits de Dieu et les offenses qu'il a faites au souverain Bien; il veut que l'intelligence voie l'amour avec lequel Dieu lui donne la grâce, et qu'elle connaisse la doctrine de la vérité. Il veut que la volonté aime la bonté infinie de Dieu, qu'il a vue et connue à la lumière de l'intelligence. Et parce qu'il a connu que Dieu doit être aimé de ses créatures, de tout notre coeur, de toute notre âme, de toutes nos forces, il s'assoit sur le tribunal de sa conscience pour rendre la justice, lorsqu'il voit que la sensualité veut troubler cet ordre doux et glorieux qu'il a établi. Si, par les illusions du démon, ou par sa propre faiblesse, la perfection de cet ordre est altérée, il exerce la justice et sait rendre à chacun ce qui lui est dû. Si la sensualité veut lui donner un coup mortel, il la tue elle-même, en tranchant la tête à la volonté coupable avec le glaive de la haine et avec l'amour de la vertu. Puis, selon la gravité de la faute, il discipline l'affection déréglée de son âme, et lui fait payer l'amende que lui a imposée la justice divine.

3. Quelle est cette amende, et comment est-elle payée? Le voici. Lorsque l'appétit sensitif recherche le bien-être, les honneurs, les richesses du monde, la raison juste veut qu'on désire et qu'on embrasse la honte, qu'on méprise les honneurs et qu'on recherche [495] l'abaissement. Elle veut qu'on abandonne les richesses par la volonté et qu'on épouse la pauvreté; qu'on espère en Dieu, et non pas en soi-même et dans les grandeurs du monde, qui n'ont aucune durée ni aucune fermeté. Et si cet appétit pervers cherche la fange de l'impureté, la justice l'oblige et le force à chercher et à aimer la pureté. Elle punit l'orgueil par l'humilité, l'infidélité par la foi, l'avarice par les largesses de la charité, la haine et le mépris du prochain par la bienveillance, l'imprudence par la prudence; et ainsi toutes les vertus sont les condamnations et les amendes que le juge, assis sur le tribunal de la conscience, inflige à l'âme pour la punir de l'appétit sensitif et pour détruire l'attachement au mal, en retranchant la volonté propre, comme nous l'avons dit. C'est ainsi qu'il rend justice à l'âme, en lui rendant la vertu et la puissance qui lui sont dues, tandis que la sensualité reste esclave. De cette manière, il s'acquitte de l'honneur qu'il doit à Dieu et de la charité qu'il doit au prochain.

4. Le lieu où il doit se tenir est la connaissance de lui-même et de la bonté de Dieu à son égard, traitant les autres comme il voudrait être traité, purifiant souvent la face de son âme de toutes les souillures du péché, dans le sang du Christ, par le moyen d'une sincère et parfaite confession, la nourrissant de la nourriture des anges, c'est-à-dire du doux sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, que tout fidèle chrétien est obligé de recevoir une fois tous les ans. Celui qui veut le recevoir plus souvent le reçoit plus souvent, mais jamais personne ne doit le recevoir moins, qu'il soit [496] juste ou pécheur. S'il est pécheur, il doit s'y préparer et se purifier; s'il est juste, il ne doit pas y renoncer par humilité, en disant: Je ne suis pas digne d'un si grand mystère; quand je m'en sentirai plus digne, je communierai. Il ne doit pas agir ainsi; il ne doit pas croire que ses mérites puissent jamais l'en rendre digne; s'il le croyait, c'est alors qu'il en serait indigne: l'orgueil se cacherait sous le manteau de l'humilité. Dieu seul est capable de nous rendre dignes, et c'est à cause de sa dignité que nous devons le recevoir.

5. Il faut le recevoir de deux manières, réellement et mentalement, c'est-à-dire avec un véritable et ardent désir; et ce désir ne doit pas seulement exister au moment de la Communion, mais toujours et en tout lieu, car il s'agit de prendre la nourriture qui donne à l'âme la vie de la grâce. Voilà ce que dit la sainte justice; elle règle tout avec droiture et raison dans les trois puissances de l'âme. Celui qui la possède l'exerce à l'égard du prochain par la prière, la parole, et par sa bonne et sainte vie. S'il est revêtu de quelque autorité, comme il observe la loi, il veut qu'elle soit observée par les autres; et parce qu'il l'observe avec un saint zèle, il punit ceux qui la transgressent. De même qu'il a puni en lui la sensualité qui se révoltait contre la justice divine, il veut, lorsqu'il gouverne ceux qui lui sont soumis, punir ceux qui se révoltent contre les lois civiles, les décrets et les bons règlements établis par ceux qui gouvernaient autrefois; et selon que le veut la justice, il donne peu ou beaucoup, comme le demande la raison [497].

6. Cette justice ne veut pas être souillée et diminués par la crainte de la peine et de la mort corporelle, ni par les menaces, les flatteries, les complaisances pour les créatures, ni par l'intérêt temporel, qui vend l'honneur et la vie des hommes pour de l'argent, comme le font ceux qui vivent sans aucune règle et sans la lumière de la raison. Celui qui est juste n'abandonne la justice pour aucune cause, mais il l'observe autant qu'il peut, cherchant dans toutes ses actions l'honneur de Dieu, le salut de son âme, le bien général, donnant a tous de bons conseils, en montrant la vérité autant qu'il est possible. Il doit ainsi faire s'il veut maintenir son âme et la cité dans la paix et la sainte justice. N'est-ce pas parce que la justice a été violée, que sont arrivés et qu'arrivent tant de maux? Aussi, c'est parce que je veux la voir en vous et dans notre ville, régler et gouverner toutes choses, que j'ai dit que je désirais vous voir un juste et bon gouverneur. Si cette justice ne commence pas par vous-même, vous ne pourrez jamais l'observer à l'égard du prochain, dans quelque position que vous vous trouviez. Je vous y invite donc, et je veux que vous vous régliez vous-même, afin d'accomplir parfaitement ce que la Bonté divine vous a confié. Ayez toujours Dieu en vue dans toutes les choses que vous aurez à faire, et faites-les avec une véritable humilité, afin que Dieu soit glorifié en vous. Demeurez dans la douce et sainte dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [498].










Lettre n. 69, A MAITRE ANDRE VANNI

LXIX (213). - A MAITRE ANDRE VANNI, peintre.- De la persévérance. - La force et la patience nous empêchent d'être renversés par le vent de l'orgueil.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE.




1. Très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir constant et persévérant dans la vertu, et non pas comme la feuille qui cède au vent. Vous devez être comme un arbre profondément enraciné dans la vallée de l'humilité véritable, afin que le vent de l'orgueil ne puisse pas renverser votre âme, qui est un arbre d'amour; car Dieu l'a créée par amour; elle vient de l'amour et ne peut vivre que d'amour, du saint amour de Dieu, et non de l'amour-propre et sensuel, qui lui donne la mort et leur ôte la vie de la grâce, en la plaçant sur la montagne de l'orgueil, où elle est exposée a tous les vents contraires qui l'agitent, qui font tomber ses fruits et brisent ses rameaux. Et si elle ne se fortifie en prenant les moyens nécessaires, l'arbre sera renversé. Quelquefois souffle tout a coup le vent des tentations honteuses et des mouvements du coeur, qui agite continuellement l'arbre et le dépouille de ses feuilles, c'est-à-dire de ses saintes pensées et de ses paroles charitables pour le prochain; ce sont ces feuilles qui protègent les fruits. Il y a aussi un autre vent qui entre dans le coeur des hommes et qui sort [499] par la bouche c'est celui des persécuteurs du monde qui, lorsque les coeurs sont corrompus, souffle les murmures, les injures, les mépris et les outrages de parole et d'action. Ce vent fait tomber l'arbre de la patience et brise les branches des autres vertus. L'arbre est renversé, si on ne le soutient pas par l'amour de Dieu et du prochain: il souffre de la violence du vent, parce qu'il est placé sur la hauteur; s'il était placé dans la vallée entre deux montagnes, cela ne lui arriverait pas; les vents frapperaient les hautes montagnes sans l'atteindre, il n'en entendrait que le bruit.

2. Comment donc transplanter cet arbre dans la vallée et la terre de l'humilité? Le voici. C'est par une vraie connaissance de nous-mêmes, par la haine et le mépris de la sensualité; nous ne pourrons pas être humbles autrement. Mais alors nous serons entre deux grandes montagnes, entre la vertu de force et la vertu de patience, qui reçoivent les assauts de tous les vents contraires; et même, plus les vents sont contraires, plus l'âme se fortifie et montre sa force par l'épreuve de sa patience. Alors les vertus se conservent et se nourrissent par la doctrine et l'édification qu'on donne au prochain. L'âme porte les fleurs odoriférantes de ses saintes pensées en jugeant sainement les choses, en voyant en elle et dans le prochain la volonté de Dieu, qui ne veut que notre bien, et non celle des hommes; en mortifiant son jugement, en tuant sa volonté, en maintenant et en nourrissant l'arbre de la charité du prochain avec un ardent désir du salut des hommes, et en jouissant de. cette nourriture pour l'honneur de Dieu. Oh! qu'il [500] est beau, l'arbre de notre âme! Lorsqu'il est bien planté, il se pare de l'humilité de l'Agneau sans tache qui nous a donné la vie, et il s'éclaire d'un soleil de grâce et de miséricorde; et cette miséricorde, tous nos mérites n'auraient pu l'obtenir. Mais, parce que Dieu s'est humilié jusqu'à l'homme en nous donnant le doux et tendre Verbe, parce que le Verbe, le Fils de Dieu, s'est abaissé dans sa patience jusqu'à la mort honteuse de la Croix, nos actions et nos vertus acquièrent des mérites par son humilité et par la vertu de son précieux sang répandu avec tant d'amour.

3. Vous voyez donc qu'il n'y a pas d'autres moyens de persévérer et de croître dans la vertu. Aussi je vous prie, mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, d'apprendre de ce doux Agneau sans tache à vous abaisser toujours par une humilité sincère, afin que vous conserviez et que vous augmentiez votre vertu, dans quelque état que vous vous trouviez. Car pour celui qui est humble, toutes ses oeuvres spirituelles et temporelles lui profitent pour le ciel, parce qu'il les fait avec la grâce. Ses oeuvres temporelles lui donnent la vie, parce qu'il les fait, le regard fixé sur Dieu; ses oeuvres spirituelles répandent le parfum de la vertu devant Dieu et devant les hommes du monde: et s'il est appelé à commander, il répand la bonne odeur de la sainte justice; car celui qui est humble n'est pas injuste envers son prochain; il ne le méprise pas, mais il l'aime comme lui-même. Je vous prie donc, mon très cher Fils, dans votre position présente, de rendre toujours la justice au petit comme au grand, au pauvre comme au riche; rendez [501] également à chacun ce qui lui est dû, ainsi que le veut la justice accompagnée de la miséricorde. Je suis certaine que la bonté de Dieu vous le fera faire; et je vous y invite autant que je le sais et que je le puis. Soyez dans ce doux Avent et dans cette sainte fête prés de la crèche de l'humble Agneau. Vous y trouverez Marie adorant son Fils; cette pauvre voyageuse, qui possède la richesse du Fils de Dieu, n'a pas de langes convenables pour l'envelopper, et de feu pour le réchauffer, lui, le Feu divin, l'Agneau sans tache; et ce sont des animaux qui s'inclinent sur le corps de l'Enfant pour le réchauffer de leur souffle. Ne faut-il pas rougir de l'orgueil, des délices des hommes et des richesses du monde, en voyant un Dieu si humilié? Visitez donc le saint lieu pendant cet Avent, afin de pouvoir renaître à la grâce; et afin de pouvoir mieux le faire et recevoir ce divin Enfant, confessez vous et disposez-vous, s'il est possible, à la sainte Communion. Je finis. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.









Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 62, AUX MAGNIFIQUES SEIGNEURS