Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 239, A MESSIRE RISTORO CANIGIANI

Lettre n. 240, A MESSIRE RISTORO CANIGIANI

CCXL (233).- A MESSIRE RISTORO CANIGIANI, de Florence, à Pistoia. - De la lumière parfaite.- La lumière naturelle que Dieu nous donne est insuffisante, parce quelle est obscurcie par l'amour-propre.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir exciter la lumière que Dieu vous a donnée, afin qu'elle croisse continuellement en vous- Car, sans la lumière parfaite, nous ne pourrons connaître, aimer la vérité et nous en revêtir, si nous n'en sommes pas revêtus, la lumière se changera en ténèbres, et il faut que chacun aie la lumière parfaite, dans quelque état qu'il se trouve. Quelle est la preuve de la perfection qu'on met à connaître la vérité et à la discerner des mensonges et des vanités du monde? La voici: c'est l'amour et l'attachement qu'on a pour la vérité. L'homme qui la connaît se [1279] met à aimer la vertu, à détester le vice, et la sensualité, cause de tout vice, car elle est cette loi perverse qui combat contre l'esprit. Il montre alors que sa vie est parfaite, et que le nuage de l'infidélité n'a pas obscurci la prunelle de l'oeil de son intelligence, c'est-à-dire la lumière de la très sainte Foi. Si elle était imparfaite, il verrait imparfaitement avec une lumière naturelle, mais sans en profiter; il ne développerait pas cette lumière par l'amour de la vertu. Nous devons exciter la lumière naturelle, afin de perdre l'imperfection et d'arriver à la perfection de la connaissance.

2. Mais comment, très cher Fils, pouvons-nous parvenir à cette lumière parfaite? Je vous le dirai, avec la lumière et par ce moyen: Nous avons en nous une lumière naturelle, que Dieu nous a donnée pour discerner le bien du mal, les choses parfaites des choses imparfaites, les pures des impures, la lumière des ténèbres, le fini de l'infini. C'est une connaissance que Dieu nous a donnée par nature, et nous éprouvons sans cesse qu'il en est ainsi. Mais vous me direz: Si nous avons cette connaissance en nous, d'où vient que nous nous attachons à ce qui est contraire à notre salut? Je vous répondrai que cela vient de l'amour-propre, qui nous cache cette lumière comme les nuages quelquefois cachent la lumière du soleil; et alors notre erreur ne vient pas de la lumière, mais du nuage. Alors aussi le libre arbitre, dans son aveuglement, choisit les choses qui nuisent à l'âme, et non pas celles qui lui sont utiles. L'âme naturellement désire toujours ce qui est bon; mais son erreur. consiste à ne pas chercher le bien où il se trouve, parce que les ténèbres de l'amour-propre lui ôtent la lumière. Et ceux qui sont ainsi vont comme des insensés, mettant leurs coeurs et leur affection dans des choses transitoires qui passent comme le vent. O homme! il n'y pas de folie plus grande que la tiennes Tu cherches le bien dans le souverain mal, la lumière dans les ténèbres, la vie dans la mort, la richesse dans la pauvreté même, l'infini dans les choses finies.

3. Peut-on trouver le bien en le cherchant où il n'est pas? Il faut le chercher en Dieu, qui est l'éternel et souverain Bien. En le cherchant en lui, nous le trouverons, parce que Dieu n'a aucun mal en lui, et que tout y est parfait. Il ne peut nous donner que ce qu'il a en lui, comme le soleil, qui a en lui la lumière, ne peut répandre les ténèbres. Si nous voulons nous servir de cette lumière, nous verrons que tout ce que Dieu donne et permet en cette vie, que toutes les fatigues, les tribulations, les angoisses qu'il nous envoie nous arrivent pour nous conduire au souverain Bien, pour que nous cherchions le bien en lui et non pas dans le monde, où on ne saurait le trouver, pas plus que dans les richesses, les honneurs, les délices, où se trouvent au contraire l'amertume, la tristesse, la privation de grâce pour l'âme qui les possède en dehors de la volonté de Dieu. Dieu permet l'épreuve pour une chose bonne et parfaite, c'est-à-dire pour que nous le cherchions en vérité. Mais l'homme aveuglé par sa passion prend mal ce qui est pour son bien, tandis que la faute, qui le prive de Dieu et de la vie de la grâce, ne lui semble pas mal; il se trompe ainsi lui-même. Il faut donc exciter cette [1281] lumière naturelle, pour mépriser le monde et embrasser la vertu, et chercher avec cette lumière le bien où il est. En le cherchant ainsi, nous le trouvons en Dieu, et nous verrons l'amour ineffable qu'il nous a montré par le moyen de son Fils, et son Fils par son sang répandu pour nous avec tant d'amour. Avec cette première lumière naturelle, qui est imparfaite, nous acquerrons une lumière surnaturelle, parfaite, répandue par la grâce dans nos âmes, qui nous attachera à la vertu en nous fortifiant dans tous les lieux, dans tous les temps et dans toutes les positions où Dieu nous placera, nous conformant toujours à sa volonté, que nous verrons ne vouloir autre chose que notre sanctification. Ainsi la première, si nous la développons, nous prépare, et la seconde nous lie et nous unit à la vertu.

4. Oh! quelle joie immense mon coeur ressent au sujet de votre salut! car il me semble, d'après ce que j'ai pu voir en présence de Dieu, et aussi d'après la lettre que j'ai reçue, que la lumière naturelle n'a pas été obscurcie en vous par les ténèbres de l'infidélité. Car, s'il en était ainsi, vous ne connaîtriez pas si bien la corruption du monde, son inconstance et les attaques qu'il dirige contre ceux qui ne veulent pas le prendre pour Dieu; vous ne le mépriseriez pas avec tant de raison, vous ne vous sépareriez pas du vice pour désirer la vertu et la perfection, pour passer de l'état imparfait du mariage à l'état de la continence des anges, qui est l'état parfait. Puisque Dieu, dans son infinie miséricorde, vous a rendu cette lumière dont vous aviez été si longtemps privé par votre ignorance. et votre faute, je veux que vous [1282] vous en serviez avez zèle, en vous séparant du vice et de l'amour sensitif avec le glaive de la haine et de l'amour, et en vous attachant par la lumière à la vertu, à la vraie et parfaite charité, aimant Dieu pardessus toute chose et le prochain comme vous-même, oubliant les injures et les torts que vous avez reçus, ou que vous recevez de lui, détruisant par l'amour la haine et le dégoût que la sensualité veut vous inspirer. Oh! combien mon âme serait heureuse, si je vous voyais toujours avancer de vertu en vertu, avec le désir de ne jamais vous laisser arrêter par les attaques du démon, qui, je le sais, vous entoure si souvent de tant d'obstacles. Les créatures travaillent aussi de leur côté avec la passion et la faiblesse qui cherchent toujours à se révolter. Mais avec cette douce lumière, vous triompherez de tous ces combats, et vous foulerez ces ennemis aux pieds de l'affection.

5. Je veux donc, pour augmenter cette lumière, que vous ayez quatre choses présentes aux regards de votre intelligence, afin de développer la lumière et la vertu dans votre âme. La première est que vous considériez combien vous êtes aimé de Dieu: il vous a par amour créé à son image et ressemblance, et régénéré dans le sang de son Fils; par amour il vous a conservé la vie pour que vous ayez le temps de vous convertir, et il a ajouté à cette grâce tant d'autres dons spirituels et temporels, que je ne puis les rappeler; et tous ces dons vous ont été faits par grâce et non par obligation. Si vous les considérez, si vous y pensez bien, vous serez forcé d'aimer, car l'âme naturellement est entraînée à aimer celui dont [1283] elle se voit aimée. Aussi, en se voyant aimée d'un amour ineffable, elle suit cet amour; elle aime Dieu et ce qu'il aime davantage; ce qui lui plaît lui plaît, ce qui lui déplaît lui déplaît. Et parce qu'elle voit que le Créateur aime souverainement sa créature raisonnable, elle l'aime aussi; et les services qu'elle ne peut rendre à Dieu, elle les rend à la créature par amour pour lui. La seconde chose qu'il faut considérer, c'est que nous devons aimer Dieu généreusement, comme des enfants et non comme des esclaves, dont les actes ne s'accordent pas avec les pensées et leurs coeurs. Nous ne pouvons rien cacher à l'oeil de Dieu, et il faut le servir avec zèle et sincérité. Nous devons voir en troisième lieu combien est abominable à Dieu et au monde, et combien est nuisible à l'âme le péché mortel; combien au contraire plaît et profite la vertu. Le péché répugne tant à Dieu, que de l'humble Agneau sans tache il a fait une enclume pour y châtier nos iniquités, Il est si nuisible, qu'il nous ôte la lumière, nous prive de la vie de la grâce et nous donne la damnation éternelle. La vertu est si agréable à Dieu, que l'homme vertueux devient un autre lui-même par l'amour, et que dès cette vie même, il lui fait goûter les arrhes de la vie éternelle; au milieu des orages et des afflictions, l'âme jouit de la paix et de ses douceurs. La quatrième et dernière chose qu'il faut considérer, est que toute faute est punie et toute vertu récompensée; car Dieu sait, peut et veut punir le mal et récompenser les peines que nous souffrons en cette vie, pour la gloire et l'honneur de son nom; et c'est de cette récompense que parle le glorieux apôtre saint Paul: [1284] «Les souffrances de cette vie ne sont pas comparables à la gloire future que Dieu destine à ses serviteurs (Rm 7,8).»

6. Ces quatre considérations régleront et guideront votre vie dans l'amour et la sainte crainte de Dieu; vous suivrez et vous perfectionnerez la bonne voie où vous avez commencé à marcher. Que l'ardeur du saint désir augmente en vous, et vous donne ce qui manque à votre perfection; et Dieu, comme un sage et bon médecin, portera remède à ce qui semble être un obstacle. Foulez, foulez aux pieds le monde, chassez-le de votre coeur comme il vous chasse lui-même. Unissez-vous à Jésus crucifié, afin de recevoir le fruit de son précieux sang, avec la lumière surnaturelle; la lumière naturelle bien employée vous y conduira, et vous accomplirez tout ce que nous avons dit, mais pas autrement. C'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir exciter la lumière que Dieu vous a donnée, afin qu'elle croisse continuellement en vous, parce que sans la lumière nous marcherons dans les ténèbres. Avec cette lumière, je veux que vous éleviez votre famille dans la sainte et vraie crainte de Dieu. Vivez dans l'état du mariage comme un homme raisonnable, et non comme un animal grossier; observez les jours qui sont commandés par la sainte Eglise, afin que votre arbre produise de bons fruits.

7. Je veux que vous usiez souvent de la confession, et que vous communiiez aux grandes fêtes, comme doit le faire une personne qui craint Dieu. Alors [1285] vous serez ma consolation et ma joie, car je vous verrai marcher dans la lumière et non dans les ténèbres. Quoique éloigné de corps, vous serez toujours près de moi, parce que vous avez et vous aurez toujours la prière et le désir qui vous offre en la présence de Dieu. Courage, courage dans le précieux sang du Christ, dont le secours est près de vous. Aimez à vous retrouver souvent avec votre Créateur par la prière actuelle, par les saintes pensées et la prière continuelle des saints désirs. Dites aussi toutes ces choses à votre femme. Quittez la vie commune, et prenez la vie des anges; Dieu vous y appelle. Répondez généreusement, et soyez une famille d'anges sur terre. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.






Lettre n. 241, A PIERRE CANIGIANI

CCXLI (233).- A PIERRE CANIGIANI, à Florence.- De la charité, de ses obstacles et de ses effets.- Des peines qu'éprouvent les partisans du monde.

(Pierre Canigiani, père du précédent, joua un rôle important dans la république de Florence, Il en fut l'ambassadeur dans les années 1358, 1365, 1367. Il était très dévoué à sainte Catherine; sa maison fut brûlée dans l'émeute de 1378, et il fut condamné l'année suivante à une amende de deux mille florins.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très cher Père et Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des [1286] serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir affermi dans le vrai et parfait amour, afin que vous soyez revêtu du vêtement nuptial de la parfaite charité. Sans ce vêtement, nous ne pourrons entrer aux noces de la vie éternelle, auxquelles nous sommes invités, mais nous serons chassés et bannis de la vie éternelle, à notre grande confusion. Oh! quelle confusion pour cette âme qui, au dernier moment de la mort, quand elle devrait goûter les joies de sa patrie, en est privée et bannie par sa faute, parce qu'elle a terminé sa vie sans ce doux et beau vêtement! Elle sera couverte de confusion en présence de Dieu, devant les anges et les hommes, au fond même de sa conscience, où un ver la rongera toujours, et à la vue des démons même, dont elle s'est faite l'esclave, en les servant avec le monde et la sensualité. La récompense qu'elle en recevra sera la confusion, l'insulte, des supplices et des tourments sans nombre. Elle revoit d'eux ce qu'ils ont pour eux-mêmes; et cela lui arrive parce qu'elle se présente au festin sans la robe nuptiale.

2. Et qui l'en a privée? l'amour-propre, car celui qui s'aime d'un amour sensitif ne peut aimer Dieu et s'aimer d'un amour raisonnable, parce que ces deux amours sont contraires et ne peuvent s'accorder ensemble. O très cher Père, regardez comme ils sont différents, combien est dangereux et pénible l'amour sensitif, et combien est doux l'amour divin! La différence vient de ce que celui qui s'attache au monde aime et cherche toutes les choses qui peuvent flatter ses sens; il cherche les honneurs, les dignités, les richesses du monde, que le serviteur de Dieu fuit [1287] comme la peste, parce qu'il en a éloigné son coeur et son amour, pour les placer uniquement dans son Créateur, tenant à honneur d'être privé des dignités, des richesses, des jouissances, des plaisirs, et d'être en butte aux persécutions, aux injures du monde et de ses partisans. Il supporte tout avec une vraie et sainte patience, parce qu'il a tout foulé aux pieds de son affection; il est maître du monde, parce qu'il l'a complètement laissé, non pas en partie, mais tout à fait, et si ce n'est pas en réalité, c'est au moins par un saint et vrai désir, l'estimant ce qu'il vaut, et pas davantage, méprisant la sensualité, et la soumettant comme une esclave à la raison.

3. Celui qui s'aime, au contraire, se fait un Dieu du monde, de ses plaisirs et de lui-même. Le temps qu'il devrait consacrer au service de son Créateur, il le dépense en choses vaines et passagères; il l'emploie pour son corps fragile, qui est aujourd'hui et ne sera plus demain; car c'est une pâture destinée aux vers et à la mort, un amas de corruption. Il aime l'orgueil, et Dieu, l'humilité; il est impatient, et Dieu veut la patience; son coeur étroit ne peut contenir Dieu et le prochain par l'amour, et Dieu est large et généreux. Aussi, les serviteurs de Dieu qui ont la charité divine et qui suivent véritablement la doctrine de Jésus crucifié, sont prêts à donner leur vie pour l'honneur de Dieu et le salut du prochain, tandis que le misérable serviteur du monde est intérieurement rongé par l'envie, la haine et la colère; il est dévoré par le désir de la vengeance, il se plaît dans la fange de l'impureté. Le serviteur de Dieu, au contraire, aime le parfum de la pureté et de la continence, qu'il [1288] cherche à goûter par amour de la vertu, même dans l'état légitime du mariage.

4. Nous voyons qu'en toute chose ces deux amours sont opposés; ils ne peuvent exister ensemble, et l'un chasse l'autre. Aussi nous voyons que quand l'homme se met à considérer sa misère, Je peu de durée du monde et son inconstance, il le hait, et cette haine chasse l'amour; et parce que l'âme ne peut vivre sans amour, elle aime aussitôt ce qu'à la lumière de l'intelligence, elle a vu et connu dans la charité divine; elle a trouvé la grande bonté de Dieu à son égard, la force, la stabilité qu'elle en reçoit; elle voit qu'elle a été régénérée à la grâce dans le sang de l'humble Agneau sans tache, qui, par amour, a lavé la face de l'âme avec son propre sang. Aussi, en se voyant tant aimée, elle ne peut s'empêcher d'aimer. La lumière nous est donc bien nécessaire pour connaître l'amour que Dieu nous porte, et les grâces, les bienfaits que nous recevons continuellement de lui. Cet amour rend l'homme reconnaissant et juste envers Dieu et le prochain; comme l'amour-propre le rend ingrat et injuste, parce qu'il attribue à son propre fonds ce qu'il a. Qui nous montre qu'il en est ainsi? son ingratitude, qui se manifeste par ses fautes de chaque jour, comme l'âme montre sa reconnaissance en attribuant à Dieu tout ce qu'elle a, excepté le pêché, qui est un néant. La vertu prouve sa gratitude. Il est donc vrai qu'en toute chose ces deux amours sont différents.

5. Je dis que le serviteur du monde qui s'aime lui-même éprouve de grandes et intolérables peines; car, comme dit saint Augustin, «le Seigneur a permis [1289] que l'homme qui s'aime d'une manière déréglée soit insupportable à lui-même (Conf. L. 1 ch. 12). Il porte la croix du démon; car, s'il acquiert des jouissances, il les acquiert avec peine; et quand il les a, il les possède avec trouble, avec la crainte de les perdre. S'il les perd, c'est un tourment qu'il supporte avec une grande impatience; et s'il ne peut les avoir, il en souffre, parce qu'il les désire, Il est si aveugle, qu'il perd sa liberté en se rendant le serviteur et l'esclave du péché, du monde, de ses délices et de sa propre faiblesse. Ce sont là les peines générales des partisans du monde; mais combien n'en ont-ils pas de particulières? Nous voyons tous les jours ce que souffrent ceux qui sont au service du démon. Hélas! pour acquérir l'enfer, ils ne craignent pas la mort corporelle; ils ne redoutent aucune fatigue; et moi, misérable, pour avoir Dieu, pour acquérir Dieu, je ne supporte pas la moindre chose; mon ombre me fait peur. Oui, je le confesse, les enfants des ténèbres couvrent de honte et de confusion les enfants de la lumière, car ils mettent plus de soin, pus de zèle, ils prennent plus de peine pour aller en enfer que les enfants de la lumière pour obtenir la vie éternelle. Combien de fatigues et d'amertume donne ce coupable et misérable amour!

6. Mais, au contraire, le véritable et parfait amour a une telle suavité, une telle douceur, qu'aucune amertume ne peut en détruire le charme. L'amertume, au lieu de la troubler, fortifie l'âme et la rapproche de son Créateur; elle goûte en lui la douceur de sa [1290] charité, parce qu'elle croit d'une foi vive que tout ce que Dieu donne ou permet, c'est toujours pour son bien et sa sanctification. Qui le lui a montré? le sang du Christ, où elle voit, à la lumière de la Foi, que s'il avait voulu autre chose que notre bien, Dieu ne nous aurait pas donné un rédempteur comme le Verbe son Fils, et son Fils ne nous aurait pas sacrifié sa vie avec tant d'amour, en punissant nos iniquités sur son corps. L'amour parfait remplit l'âme de force et de persévérance elle ne tourne pas la tête en arrière pour regarder la charrue, elle ne se scandalise ni pour elle ni pour le prochain; mais elle supporte avec bienveillance et charité fraternelle tous ses défauts. Elle ne s'afflige pas de la perte de se fortune si elle en possède, c'est avec peine; si elle en est privée, elle ne se tourmente pas pour l'acquérir, parce que ses désirs sont réglés sur la volonté de Dieu, à laquelle elle a immolé sa volonté propre c'est cette volonté qui cause nos peines et nos tourments.

7. L'amour aussi la sépare du monde et l'unit intimement à Dieu; il dispose la mémoire à retenir ses bienfaits, il éclaire l'oeil de l'intelligence pour lui faire connaître la vérité dans la doctrine de Jésus crucifié, et il dirige sa volonté pour l'aimer de tout son coeur, avec d'ardents désirs; il règle aussi les moyens du corps, c'est-à-dire que tous ses exercices temporels et spirituels sont inspirés par l'honneur de Dieu et l'amour de la vertu. L'âme alors se trouve avoir répondu à Dieu, qui l'a invitée depuis le commencement de la création jusqu'au dernier moment aux noces éternelles. Elle a, dans sa reconnaissance [1291], revêtu la robe nuptiale de la charité, parce qu'elle s'est dépouillée par la haine, de l'amour sensitif. Elle aime Dieu, elle l'aime d'un amour raisonnable; et ainsi elle se trouve revêtue de la charité: elle ne pourrait autrement parvenir à sa fin.

8. Comme je sais qu'il n'y a pas d'autre voie, je vous ai dit que je désirais vous voir affermi dans le véritable et parfait amour; et aussi je veux que vous profitiez de ce temps que Dieu vous a réservé dans sa miséricorde, pour commencer de nouveau à vous dépouiller de vous-même et à vous revêtir de Jésus crucifié. Laissez maintenant les morts ensevelir les morts, et suivez-le en toute vérité. Laissez maintenant pour jamais les tracas du monde, laissez l'inquiétude à qui doit l'avoir, et dérobez le temps nécessaire pour acquérir de solides vertus dans de saints exercices. N'attendez pas le temps, car nous ne sommes pas sûrs de l'avoir. Aimez, aimez Celui qui vous aime d'un amour ineffable; que votre bonheur soit d'être avec les serviteurs de Dieu, et recherchez leur société. Confessez-vous bien souvent; je ne pense pas qu'il soit nécessaire de vous le dire; recevez la sainte Communion à toutes les fêtes solennelles, afin de pouvoir acquérir plus parfaitement le doux vêtement dont je vous ai parlé. Appliquez-vous à élever votre famille dans la sainte crainte de Dieu. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1292].






Lettre n. 242, A MATTHIEU

CCXLII (234). - A MATTHIEU, fils de Jean Colombini, de Sienne.- De la vérité que Dieu nous a manifestée en nous créant à son image et ressemblance, pour le posséder lui-même comme le souverain bien.

(La famille des Colombini a donné à l'Eglise deux saints qui furent contemporains de sainte Catherine. Le B. Jean Colombini, fondateur des Gesuates, et la bienheureuse Catherine Colombini, qui établit des religieuses du même Ordre. L'un mourut en 1366, l'autre eu 1388. Matthieu était leur cousin.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très cher Frère et Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir avec la vraie et parfaite lumière. Par cette lumière, vous connaîtrez et vous verrez la vérité, cette vérité qui nous délivre; car en la connaissant nous l'aimerons, et en l'aimant elle nous délivrera de la servitude du péché mortel. Quelle est cette vérité qu'il nous faut connaître? c'est une vérité qui nous vient de l'amour ineffable de Dieu, et nous devons rendre à cette vérité notre dette d'amour et de haine. Comment? en reconnaissant l'éternel et souverain Bien, et l'amour ineffable avec lequel Dieu nous a créés à son image et ressemblance. Il nous a créés pour cette vérité, pour que nous goûtions la félicité parfaite, et que nous rendions [1293] gloire et honneur à son nom. Afin d'accomplir cette vérité en nous, il nous a donné le Verbe, son Fils, et il nous a fait renaître à la grâce dans son sang.

2. Nous devons arriver à cette connaissance en nous y appliquant avec un grand zèle; mais nous ne pouvons l'acquérir sans la lumière, et cette lumière, nous ne pouvons l'avoir avec le nuage de l'amour. propre. Cet amour obscurcit l'oeil de l'intelligence,. et l'empêche de connaître et de discerner la venté; mais il prend le mensonge pour la vérité, et la vérité pour le mensonge; les choses passagères lui semblent être durables et heureuses, tandis qu'elles périssent comme la fleur qui, une fois cueillie, perd sur-le-champ sa beauté. Honneurs, richesses, grandeurs, plaisirs, tout passe comme le vent, tout change; et nous allons de la santé à la maladie, de la richesse à la pauvreté. de la vie à la mort. L'insensé qui s'aime lui-même juge tout le contraire dans son aveuglement, et il agit en conséquence. Qui le montre? l'amour déréglé qu'il a pour lui et pour le monde.

3. Il en est ainsi parce qu'il a perdu la lumière; car s'il avait véritablement la lumière, il saurait que Dieu est le souverain bien, le bien incompréhensible et ineffable que personne ne peut apprécier; car lui seul peut se comprendre et s'apprécier. Il est la souveraine et éternelle richesse, il est le juste et compatissant médecin qui nous donne les remèdes nécessaires à nos maladies. Aussi, le glorieux apôtre saint Paul disait: Quand le genre humain languissait malade, le grand médecin du monde vint guérir nos [1294] infirmités (Rm 5,6). Il soigne chacun selon ses blessures, avec l'ardeur de la charité divine: quelquefois il nous soigne en nous ôtant les choses qui sont nuisibles à notre salut et qui sont un obstacle entre Dieu et nous. Aux uns il enlève leurs enfants, aux autres les biens temporels, à d'autres la santé, à d'autres les honneurs du monde, en les frappant de tribulations nombreuses; et il ne le fait pas par haine, mais par un tendre amour. Il nous prive des vaines jouissances de la terre pour nous donner abondamment les biens du ciel; il est le bon, l'éternel juge, le maître juste, qui rend à chacun ce qui lui est dû. Aussi, tout bien est récompensé, toute faute est punie. C'est en forçant saintement, en domptant notre volonté perverse, c'est par la violence, que nous acquerrons les vraies et solides vertus, et notre peine sera récompensée par des biens immortels. La lumière nous fait connaître la vérité sur le monde, qui n'a en lui aucune stabilité. C'est en vain que se fatigue celui qui dépense sou temps pour le monde; en se faisant un Dieu de ses enfants et de ses richesses, il ne s'aperçoit pas que ces choses lui donnent la mort, et le privent de la vie de la grâce; il semble ignorer que Dieu a permis que l'amour déréglé le rende insupportable à lui-même; il goûte dans cette vie les arrhes de l'enfer, uniquement parce qu'il n'a pas connu la vérité, par la privation de la lumière.

4. Je ne veux pas, très cher Fils, que nous dormions davantage; mais levons-nous avec empressement, et dissipons le nuage de l'amour-propre qui [1295] obscurcit l'oeil de notre intelligence. En le faisant, vous accomplirez en vous la volonté de Dieu et mon désir; car je vois que sans la lumière, nous ne pouvons connaître la vérité, et je désire voir en vous la vraie lumière, afin que vous connaissiez parfaite. ment la vérité; et cette lumière, cette vérité vous rendront constant dans ce que vous avez entrepris avec un louable et saint désir. Ne tardez pas, car vous n'êtes pas sûr d'avoir le temps; mais agissez toujours sans crainte servile, avec une vraie et parfaite espérance, une entière confiance en votre Créateur. Réglez votre vie en toute chose; obéissez à la conscience, et détruisez avec une véritable persévérance tout ce qui n'est pas régulier dans votre vie. Bannissez toute tristesse de votre coeur, et reconnaissez avec une grande joie l'amour ineffable et la plénitude de la divine miséricorde qui a débordé sur vous. Foulez pour jamais le monde sous vos pieds, et répondez à Dieu qui vous appelle, avec un coeur généreux et non mercenaire.

5. Aimez, comme un vrai et bon fils, à purifier souvent votre conscience par la sainte confession, et recourez à. la Communion en temps et lieu convenables. Fréquentez ceux qui craignent véritablement Dieu, et employez votre temps aux veilles et à la prière, autant que vous le pourrez. N'oubliez pas d'assister à l'Office. Que votre imagination et votre intelligence soient toujours pleines de Jésus crucifié, et appliquez-vous à découvrir, non pas les Secrets de Dieu dans ses mystères cachés, mais seulement si volonté, la douceur de sa charité, qui nous aime d'une manière ineffable et ne cherche, ne veut autre [1296] chose que notre sanctification, Reconnaissons aussi nos défauts, pour nous humilier sous la douce et puissante main de Dieu. Quant à l'état du mariage où vous êtes, je vous prie d'en user comme d'un Sacrement, et d'observer avec respect les jours prescrits par l'Eglise. Appliquez-vous, dès maintenant, avec votre femme à vivre de la vie des anges: respirez le parfum de la continence pour en goûter le fruit. Et ainsi vous réglerez doucement votre vie, sans attendre davantage; car, comme je vous l'ai dit, le temps ne nous attend pas. Baignez-vous dans le sang de Jésus crucifié, cachez-vous dans ses douces, ses très douces plaies; et là, dilatez, consumez votre coeur. Gardez-vous de tourner la tête en arrière pour regarder la charrue, car je me plaindrais de vous à l'humble Agneau, et vous n'auriez personne pour vous défendre. Enfantez des vertus, et ne cessez jamais de les concevoir par l'amour dans votre coeur. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1297].






Lettre n. 243, A PIERRE

CCXLIII (235).- A PIERRE, fils de Jean Venture, de Sienne.- De la persévérance dans la vertu et des moyens de l'obtenir.

(Ce disciple de sainte Catherine appartenait à une des premières familles de Sienne; Il fut ambassadeur de la république en 1392.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je t'écris dans son précieux sang, avec le désir de te voir persévérer dans la vertu, parce que, sans la persévérance, tu ne recevras pas la couronne de gloire qui se donne aux vrais combattants. Mais tu me diras: Comment puis-je acquérir cette persévérance? Je te répondrai: On sert la créature autant qu'on l'aime, et pas davantage; le défaut du service vient du défaut de l'amour, et l'on aime autant qu'on se voit aimé.

2. Ainsi, tu vois que l'amour vient en se voyant aimé, et c'est l'amour qui te fera persévérer. Autant tu ouvriras l'oeil de ton intelligence pour regarder le feu et l'abîme de l'ineffable charité de Dieu envers toi, cet amour infini qu'il t'a montré par le Verbe, son Fils, autant tu seras forcé par l'amour à l'aimer en vérité, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces, généreusement et purement, sans penser à ton intérêt. Tu vois que Dieu t'aime pour [1298] ton bien et non pour le sien, car il est notre Dieu, qui n'a pas besoin de nous; et toi aussi, comme toute créature raisonnable, tu dois aimer Dieu pour Dieu, en tant qu'il est l'éternelle et souveraine Bonté; tu ne dois pas l'aimer pour ton utilité, et tu dois aimer le prochain à cause de lui. Dès que tu as pris pour principe, pour fondement l'ardeur de la charité, tu commences à le servir par le moyen de la vertu.

3. Oui, c'est avec la lumière et l'amour que tu acquerras la vertu, et que tu pourras y persévérer. Mais remarque qu'en voyant que tu es aimé de Dieu, il faut voir aussi ta faute et ton ingratitude, et t'en repentir dans une sainte connaissance de toi-même, afin de ne pas oublier la chère vertu de l'humilité véritable, et de ne pas tomber dans la présomption et la bonne opinion de toi-même. Sais-tu combien il est nécessaire de connaître et de pleurer nos fautes pour conserver et augmenter la vie de la grâce dans nos âmes? autant que la nourriture corporelle est nécessaire pour conserver la vie du corps. Ecarte donc le nuage de l'amour propre, afin qu'il ne t'ôte pas la lumière. Et alors tu auras cette connaissante parfaite, inséparable de l'amour et de la haine; et dans l'amour, tu trouveras la vertu de la persévérance. Tu accompliras ainsi la volonté de Dieu et mon désir en toi. Cette volonté, ce désir, c'est de te voir croître et persévérer jusqu'à. la mort dans les vraies et solides vertus.

4. Et prends garde d'avoir confiance en toi-même, car cette confiance est un vent perfide, qui vient de l'amour-propre. Tu faiblirais aussitôt, et tu tournerais la tête en arrière pour regarder la charrue; et [1299] comme l'amour de Dieu acquis dans l'humble connaissance de toi-même te fait persévérer dans la vertu, de même l'amour-propre, qui te fait estimer toi-même, te prive de la vertu et te fait tomber et rester dans le vice. Fuis, mon Fils, fuis le vent subtil de cette confiance en toi-même. Va te cacher intérieurement dans le côté de Jésus crucifié; et là, applique ton intelligence à regarder le secret du coeur. Ton amour s'enflammera, en voyant qu'il a ouvert son corps pour t'y offrir un refuge contre les coups de tes ennemis, pour que tu puisses t'y reposer et apaiser ton âme dans l'ardeur de la charité; là aussi tu trouveras la nourriture, car tu vois bien qu'il t'a donné sa chair pour, nourriture et son sang pour breuvage. La victime a été préparée sur la Croix, au feu de la charité, et sur la table de l'autel tu trouves l'Homme-Dieu tout entier. Que la dureté de nos coeurs se brise donc maintenant, et que notre âme s'amollisse pour recevoir la doctrine de Jésus crucifié.

5. Je veux que maintenant vous commenciez, toi et mes autres Fils négligents, à devenir semblables au Verbe incarné, à ce petit Enfant que nous présente aujourd'hui la sainte Eglise. Qu'est-ce qui peut plus confondre notre orgueil que de voir Dieu humilié jusqu'à l'homme? la hauteur de la Divinité descendue à la bassesse de notre humanité? Quelle en est la cause? l'amour. L'amour le fait habiter dans l'étable, au milieu des animaux; l'amour lui fait aimer les opprobres, revêtir la souffrance, supporter la faim et la soif; l'amour le fait courir avec une prompte obéissance jusqu'à la mort honteuse de la Croix; l'amour le fait descendre aux enfers, et dépouiller [1300] les limbes pour récompenser pleinement ceux qui l'avaient servi en vérité, et qui attendaient depuis si longtemps leur délivrance. C'est par amour aussi qu'il s'est laissé à nous en nourriture. L'amour, après l'Ascension, a envoyé le feu de l'Esprit-Saint, qui nous a éclairés par sa doctrine qui est la voie véritable; l'amour nous donne la vie, nous tire des ténèbres et nous donne la lumière dans l'éternelle vision de Dieu; l'amour a fait toute chose. L'homme doit donc rougir et mourir de honte de ne pas aimer, de ne pas reconnaître tant d'amour. N'est-il pas déplorable d'avoir du feu, et de se laisser mourir de froid? d'être près de la nourriture, et de se laisser mourir de faim? Ah! prenez, prenez votre nourriture, le Christ, le doux Jésus crucifié; il n'y a que ce moyen pour être constants et persévérants. Et c'est la persévérance qui est couronnée, nous l'avons dit; sans elle, l'âme sera couverte, non pas de gloire, mais de confusion. c'est pour cela que je vous ai dit que je désirais vous voir constants et persévérants dans la vertu. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1301].







Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 239, A MESSIRE RISTORO CANIGIANI