Vie Ste Catherine de Sienne - CHAPITRE IX

CHAPITRE X

DOCTRINE REMARQUABLE DONNÉE TOUT D'ABORD


PAR LE SEIGNEUR A CATHERINE. AUTRES ENSEIGNEMENTS


SUR LESQUELS LA SAINTE ETABLIT TOUTE SA VIE.






Dans le chapitre précédent, nous avons, lecteur, autant que le Seigneur nous l'a permis, posé les bases de votre foi; continuons maintenant la construction de notre édifice spirituel, si toutefois Celui-là même qui est la " pierre angulaire " veut bien nous l'accorder.

C'est la parole de Dieu qui donne et entretient la vie dans l'âme des fidèles. Nous commencerons donc par exposer l'admirable enseignement que notre sainte vierge reçut tout d'abord de son Docteur, le Créateur de l'univers. Voici ce qu'elle racontait à ses confesseurs, et j'ai été de ces privilégiés, malgré mes démérites. Au début de ses visions divines, c'est-à-dire au temps où Notre-Seigneur commençait à se manifester à la sainte, il lui apparut un jour, pendant qu'elle priait et lui dit: " Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui je suis? Si tu as cette double connaissance, tu seras heureuse. Tu es celle qui n'est pas, je suis Celui qui suis. Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l'ennemi ne pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges; jamais tu ne consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements (L'acte contre les commandements est le péché mortel.-), et tu acquèreras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. "

O sublime abrégé! Leçon bien courte, et cependant, de valeur infinie! O immense sagesse, exposée en syllabes si brèves! Qui me donnera de pouvoir vous comprendre? Qui brisera pour moi votre sceau? Qui me fera sonder les abîmes de votre profondeur? Etes-vous cette longueur, cette largeur, cette sublimité et cette profondeur dont l'Apôtre Paul souhaitait l'intelligence à tous les saints d'Éphèse (Eph 3,16), ou peut-être n'êtes-vous qu'une même chose avec la charité du Christ qui surpasse toute science humaine. Arrêtez vos pas ici, bien-aimé lecteur, ne passons pas indifférent près de cet incomparable trésor trouvé au champ de notre sainte. Creusons avec soin le sot de ce champ. Ce qui nous en apparaît tout d'abord nous annonce une grande abondance de richesses. L'infaillible Vérité a dit en effet: "Si tu as cette double connaissance, tu seras sauvée... et encore... si tu gardes cette vérité, jamais l'ennemi ne pourra te tromper ", et à ces paroles elle a ajouté les autres promesses rapportées plus haut. Il est bon, je pense pour nous, d'être ici, faisons-y trois tentes. Notre esprit, par son intelligence de ce qui lui est dit, en élèvera une à l'honneur du Docteur, le Seigneur Jésus. Notre coeur, dans son affectueuse vénération, en élèvera une, autre à l'amour et à la dévotion de la vierge Catherine recevant l'enseignement du Maître. Enfin notre mémoire fera de sa fidélité une troisième tente où s'abritera le mérite de tous ceux d'entre nous, qui trouveront la vie (Lc 9,33) dans cette doctrine. C'est ainsi que nous pourrons. en creusant, découvrir ici des richesses spirituelles, qui nous permettront de n'avoir plus jamais à mendier en rougissant (Lc 16,3).

Jésus a dit " Tu es celle qui n'est pas. " N'en est-il pas ainsi? C'est du néant que le Créateur fait toute créature. Créer se définit faire quelque chose de rien; et la créature abandonnée à elle-même s'en va toujours au néant; elle y rentrerait à l'instant même où son Créateur cesserait de la conserver. Quand elle commet le péché, qui est néant (Le péché par lui-même est simple désordre, il n'est réalité que par ce qu'il y a de réalité et de bien dans l'acte qu'il déforme), toujours elle se rapproche de ce même néant. D'elle-même, et avec ses seules forces, elle ne peut rien faire, ni penser, nous dit l'Apôtre (2Co 3,5); et ce n'est pas étonnant, car d'elle-même, elle ne peut ni être, ni se conserver dans l'être. D'où le même Apôtre s'écrie: " Si quelqu'un pense être quelque chose alors qu'il n'est rien, il se trompe lui-même (Ga 6,3). " Voyez-vous, lecteur, comment les limites du néant entourent de tous côtés la créature? Elle est faite de néant; d'elle-même, elle va toujours au néant; par le péché, nous dit saint Augustin, elle fait oeuvre de néant, et, elle ne peut rien faire de positif par elle-même. C'est la Vérité incarnée qui nous l'atteste: " Sans moi vous ne pouvez rien faire, ni penser (Jn 15,5) "; nous l'avons dit plus haut.

De ces principes découlent de nombreuses conclusions, pleines de vérité, et d'un grand secours pour chasser tous les vices. Les hommes de Dieu, les saints, imbus de la sagesse que donne l'enseignement de l'Esprit-Saint, les ont parfaitement comprises. Quelle enflure d'orgueil pourrait en effet entrer dans l'âme qui sait qu'elle n'est rien? Comment cette âme se glorifierait-elle de quelques-unes de ses oeuvres, alors qu' elle les connaît comme n'étant pas siennes? Comment se croirait-elle au-dessus des autres, quand, au fond de son coeur, elle pense qu'elle n'est pas? Comment aurait-elle pour quelqu'un du mépris ou de l'envie, lorsque, dans son mépris pour elle-même, elle se rabaisse jusqu'au néant inclusivement? D'où lui viendrait la possibilité de se glorifier dans les richesses extérieures, alors qu'elle a méprisé toute la gloire que pourraient lui procurer ses biens les plus personnels? Car elle répète cette parole de la Sagesse incarnée: " Si je cherche ma gloire, ma gloire n'est rien (Jn 8,54). " Comment aussi chercherait-elle à dire siennes tes choses extérieures, quand elle sait très bien qu'elle ne s'appartient pas à elle-même et qu'elle est à Celui qui l'a faite? Pourrait-elle encore trouver son plaisir dans les délectations de la chair, alors que ses méditations lui l'appellent chaque jour son néant? A quel moment enfin lui serait-il possible de servir paresseusement Celui auprès duquel elle mendie son être personnel, qu'elle sait n'être pas à elle? Ce trop court exposé peut vous faire comprendre, ô lecteur, comment aucun vice ne peut tenir devant cette toute brève proposition: " Tu n'es pas. " Et nous aurions encore certainement beaucoup d'autres développements à ajouter, si nous n'en étions empêché par l'obligation de poursuivre le récit que nous voulons vous donner.

Cependant il ne nous est pas permis de négliger la seconde partie de cette incomparable doctrine. La Vérité a dit encore: " Je suis celui qui suis. " Est-ce là une proposition nouvelle? Oui, nouvelle, et en même temps ancienne. Celui qui parle ici avait déjà dit la même chose à Moïse, du milieu du buisson (Ex 3,14). Tous les commentateurs des saintes Écritures ont mis un soin tout particulier à expliquer cette parole. Ils ont enseigné en toute vérité, que Celui-là seul était, auquel l'être convenait par essence, c'est-à-dire sans qu'il y eût de différence entre son essence et son être, sans qu'il eût l'être d'un autre que de lui-même. De Celui-là provient et procède tout autre être, et lui seul peut en toute vérité émettre la proposition citée plus haut, car pour me servir des paroles de l'Apôtre: " En Lui, on ne trouve pas l'Etre et le Non-Etre, comme dans les créatures, en Lui, il n'y a que l'Etre (2Co 1,19). " Voilà pourquoi Il a lui-même ordonné à Moïse de dire: "Celui qui est m'a envoyé (Ex 3,14) ". Et il n'y a rien d'étonnant dans cette proposition. Quiconque considère attentivement la définition exacte de la création en déduit sans hésitation cette haute philosophie. Créer n'étant pas autre chose que faire quelque chose de rien, une conclusion évidente s'impose. Tout être procède du seul Créateur, et ne peut venir en aucune façon d'ailleurs, puisque le Créateur, à lui seul, est la source de tout l'être. Cela concédé, on en conclut aussitôt que la créature n'a rien d'elle-même, et qu'elle a tout du Créateur. Quant au Créateur, il est de lui-même et non d'un autre. Bien plus, il possède, dans son entier, l'infinie perfection de l'être, car il ne pourrait jamais faire quelque chose de rien, s'il n'avait en lui-même cette infinie vertu de l'être. Tout ce que le suprême Monarque et Maître voulut enseigner à son épouse dans la parole citée plus haut peut donc s'exprimer ainsi: " Il faut que tu connaisses bien, d'une connaissance pénétrant au plus profond de ton coeur, que je suis vraiment ton Créateur, c'est ainsi que tu seras bienheureuse. "

Nous lisons la même chose dans l'histoire d'une autre Catherine (Sainte Catherine d'Alexandrie) que Notre-Seigneur visita dans sa prison, en nombreuse compagnie de saints et d'anges. Il lui dit en effet: " Reconnais, ma fille, ton Créateur." C'est bien de cette connaissance que procède toute vertu parfaite, toute bonne direction dans un esprit créé. Qui donc, à moins d'agir contre sa raison ou de l'avoir perdue, ne se soumettrait pas spontanément et joyeusement à Celui duquel il reconnaît avoir tout reçu. Ce Bienfaiteur est si gracieux, il est si universel, il donne gratuitement tout bien; qui donc ne l'aimerait de tout son coeur et de tout son esprit? Il nous a tant chéris, si passionnément aimés, sans la considération d'aucun mérite précédent, sans autre impulsion que celle de son éternelle bonté! Il a aimé ses créatures avant de les créer, et leur amour pour Lui ne s'enflammerait pas chaque jour davantage! Qui donc, après cela, n'aurait pas peur, et ne frémirait pas continuellement d'effroi, à la seule crainte d'offenser ou de perdre, de quelque façon que ce soit, un Créateur si grand et si redoutable, si puissant et si magnifique dans ses dons, si ardent et si bienfaisant dans son amour. Oui donc ne supporterait pas toutes sortes de maux, pour Celui dont il a reçu, dont il reçoit, et dont il espère sûrement recevoir tant de biens. Pour qui le travail serait-il un ennui et la souffrance une peine, alors qu'il s'agit de plaire à une Majesté à la fois si haute et si aimable? Et quand cette Majesté fait à ses créatures l'honneur de leur parler, quel est celui qui ne recevrait pas ses paroles avec respect et ne les écouterait pas attentivement, pour les garder toujours dans le trésor d'une mémoire bien fidèle? Quel est celui qui n'obéirait pas à ses préceptes salutaires, avec un coeur joyeux et dans la mesure de ses forces? Toutes ces conclusions, et chacune d'elles en particulier, se rattachent à la science parfaite enseignée dans cette proposition: " Sache bien que tu es celle qui n'est pas et que je suis Celui qui suis "; ou encore dans ces autres paroles: " Reconnais, ma fille, ton Créateur. "

Vous voyez, cher lecteur, quelles bases le Seigneur a tout d'abord posées, et quelles arrhes il a données à sa fiancée. Ces bases ne vous semblent-elles pas suffisantes pour soutenir l'édifice de n'importe quelle perfection spirituelle, et le rendre ferme et inébranlable contre tout vent et toute tempête. Tout à l'heure, autant que le Seigneur me l'avait permis, j'avais posé le fondement de votre foi à mes paroles, maintenant, vous voyez quel autre fondement, le suprême Architecte a établi dans l'âme de la vierge, dont nous parlons. Appuyé sur la solidité de ce double exposé, vous ne pouvez plus avoir aucune hésitation. Demeurez du moins stable et ferme dans votre foi et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20,27).

A l'incomparable doctrine que nous venons d'exposer, le Seigneur ajouta d'autres enseignements fort remarquables, qui, si je ne me trompe, sont déduits du premier. Dans une autre apparition, il dit en effet à Catherine: " Ma fille, pense à moi, si tu le fais, je penserai sans cesse à toi. " Voyez-vous, lecteur, comme c'est bien là la parole du psalmiste criant à toute âme juste: " Abandonnez au Seigneur le soin de votre personne, et il vous nourrira lui-même, il ne livrera pas le juste à une éternelle agitation (Ps 54,23). Ecoutez maintenant comment notre vierge a compris cette parole. M'entretenant secrètement de cette révélation, la sainte me disait que le Seigneur lui avait alors ordonné de garder seulement le vouloir qui la portait vers Lui, et d'exclure de son coeur toute autre préoccupation; car tout souci d'elle-même, fût-ce de son salut spirituel, aurait pu mettre obstacle à son repos continu dans la pensée de Dieu. Le Maître avait ajouté:" Et Moi, je penserai à toi. ", comme s'il eût dit ouvertement: " Ne t'inquiète pas, ma fille, du salut de ton corps et de ton âme; Moi, qui ai science et pouvoir, j'y penserai et j'y pourvoirai avec soin; applique-toi seulement à penser à Moi dans tes méditations; en cela est ta perfection et ton bien final. " Mais, ô Bonté incréée, que peut-elle vous apporter, cette vierge, votre épouse, ou toute autre créature, en Vous choisissant comme l'objet de ses pensées et de ses méditations? Est-ce que votre exaltation pourra y gagner quelque chose? Pourquoi désirez-vous donc avec tant d'ardeur que nous pensions à Vous, que nous méditions sur Vous, si ce n'est, parce qu'étant la Bonté même, Vous avez une inclination naturelle à Vous communiquer à nous, à nous attirer toujours à Vous.

Et voici les conclusions que la vierge du Seigneur tirait habituellement de cet enseignement. Du jour où nous nous sommes donnés à Dieu, soit par le saint Baptême, soit parles promesses cléricales ou religieuses, nous ne devons plus nous inquiéter de nous; mais notre seul souci doit être de penser comment nous pourrons plaire au Dieu, auquel nous nous sommes donnés, et cela, non pas principalement en vue de la récompense, mais en vue de nous unir à Lui, d'une union d'amour qui sera d'autant plus grande que nous Lui plairons davantage. Car nous ne devons pas désirer la récompense elle-même, dans un autre but que celui de nous unir parfaitement à l'infiniment parfait qui est notre principe (Nous devons désirer notre bonheur dans l'union avec Dieu et non pas l'union avec Dieu uniquement à cause de notre bonheur; car ce serait faire injure à Dieu qui est le souverain Bien, que de l'aimer exclusivement comme moyen de félicité pour sa créature.). Aussi la sainte avait-elle coutume de nous dire, quand quelqu'un de mes frères ou moi craignions quelque péril: " Pourquoi vous occuper de vous, laissez faire la divine Providence; au moment où vos craintes sont les plus grandes, elle a toujours les yeux sur vous et ne cessera pas de pourvoir à votre salut. " Du jour ou elle avait entendu son Époux lui dire: " Je penserai à toi. ", elle avait eu en Lui si grande confiance, et elle s'était fait une idée si haute de la divine Providence, que jour et nuit, elle n'en pouvait assez parler. Aussi, dans le livre qu'elle a écrit, n'a-t-elle pas oublié de consacrer à ce sujet un long traité, et plusieurs chapitres, bien connus de tous ceux qui lisent cet ouvrage.

Un jour (Au retour d'Avignon en 1376), je m'en souviens, nous voyagions sur mer en nombreuse compagnie d'hommes et de femmes. Il était déjà plus de minuit, je crois, le vent favorable vint à tomber et le pilote commença à se montrer très inquiet. Nous étions, disait-il, à un endroit assez périlleux, s'il venait à se lever un vent qui nous prît de côté, nous serions obligés de changer de route et de naviguer vers des contrées et des îles fort éloignées. Après l'avoir entendu, je m'adressai à la sainte, me lamentant et lui disant: " O Mère, c'est ainsi que nous l'appelions tous, voyez-vous en quel péril nous sommes? " Elle me répondit aussitôt: " Pourquoi vous occuper de vous?" et ainsi elle imposa silence à mes plaintes et à mes craintes. Peu de temps après, le vent contraire se leva, le pilote se disait obligé de retourner en arrière, j'en avertis la vierge. " Qu'il tourne son gouvernail, au nom du Seigneur, me dit-elle, et qu'il aille au gré du vent que le Seigneur lui donnera. " Le pilote donna son coup de barre, et déjà nous retournions. Mais Catherine, inclinant la tête, se mit à prier Dieu, et le vent favorable, qui nous avait manqué, se leva de nouveau, avant que nous n'ayons parcouru, dans notre mouvement en arrière, la distance d'un jet de baliste. Conduits par le Seigneur, nous arrivâmes joyeux au port désiré, vers l'heure où finissent les Matines, et nous y entrâmes en chantant à haute voix: Te Deum laudamus. Ce fait. n'est pas ici à sa place, mais je l'ai raconté, en raison de ses rapports avec mon sujet.

Ainsi que j'en ai dit un mot haut, cette doctrine de la Providence dérive de la connaissance du Créateur. Tout lecteur intelligent s'en aperçoit. Si l'âme, en effet, sait bien que d'elle-même elle n'est rien et qu'elle est tout entière de Dieu, il s'ensuivra qu'elle se confiera non pas en son opération propre, mais en celle de Dieu. Elle déposera donc toute sa sollicitude en Dieu, et c'est, je pense, ce que le Psalmiste appelle " abandonner à Dieu le souci de soi-même ". Elle ne cessera pas pour autant de faire ce qu'elle peut. Sa confiance en effet procède de l'amour; mais l'amour engendre nécessairement dans l'âme qu'il saisit le désir de la chose aimée. Or l'âme n'aura jamais sans travail l'objet de son amour. Il s'ensuit que son amour devient la mesure de son activité; ce qui ne l'empêche pas de mettre sa confiance non pas dans son action personnelle, mais exclusivement dans celle du Créateur, conformément à l'enseignement qu'elle a puisé dans la connaissance de son néant et dans la vérité parfaite de Celui qui lui a donné l'être.

Entre toutes les merveilles de la vie de notre aimable sainte, sa doctrine me semble digne d'une vénération toute spéciale. Voilà pourquoi je ne puis passer outre, sans ajouter à cette exposition quelques autres vérités professées par Catherine et dérivant toutes, à moins que je ne me trompe fort, de la première que nous avons expliquée. Elle me parlait souvent de l'état d'une âme qui aime son Créateur. Elle me disait qu'une telle âme ne se voit plus, qu'elle n'a plus d'amour, ni pour elle-même, ici pour d'autres, qu'elle ne se souvient plus d'elle-même, ni d'aucune autre créature. Je lui demandai l' explication de ces paroles. Elle me répondit:" L'âme qui. déjà, voit son néant, et qui sait que tout son bien est dans le Créateur, s'abandonne complètement elle-même avec toutes ses puissances et toutes les créatures, et se plonge tout entière dans le Créateur. C'est Lui qui devient la fin principale et totale de toutes ses opérations. Elle sent qu'elle a trouvé en Lui tout bien et tout bonheur parfait, et elle ne veut plus s'en éloigner d'aucune manière. Cette vision d'amour, qui devient chaque jour plus claire, transforme, pour ainsi dire, tellement l'âme en Dieu, que la pensée de cette âme, son intelligence, son coeur, sa mémoire, ne peuvent plus avoir d'autre objet que Dieu et ce qui est de Dieu. Elle ne voit plus les autres créatures et ne se voit plus elle-même qu'en Dieu; en Dieu seulement elle se souvient d'elle-même et des autres. Celui qui se plonge dans la mer et nage sous les eaux, ne voit et ne touche plus que les eaux de la mer et ce qu'elles renferment. En dehors de ces eaux, il ne voit rien, ne touche rien, ne palpe rien. Si les objets extérieurs se reflètent dans l'eau, alors seulement il peut les voir, mais dans l'eau seule, dans la mesure où ils s'y trouvent, et non autrement. Voilà, disait-elle, l'amour juste et bien ordonné, qu'on doit avoir pour soi et pour toutes les créatures. En cet amour, jamais d'erreur, car la règle divine est nécessairement sa mesure; il ne nous fait rien désirer d'étranger à Dieu, et c'est, par conséquent, toujours en Dieu qu'il s'exerce et se développe. si Je ne sais si j'ai parfaitement exposé ce que m'enseignait Catherine, elle l'avait appris en éprouvant en elle-même les effets de cet enseignement, ainsi que le Dorothée dont parle Denys (Saint Denis l'Aréopagite. Livres des noms divins, chap. II, loue Dorothée de ce qu'il a non seulement appris, amis éprouvé les phénomènes de la vie divine dans les âmes). Pour moi, ô douleur, n'ayant jamais fait cette expérience, je ne puis en parler que d'une façon bien défectueuse. Quant à vous, lecteur, comprenez et recevez selon la mesure de grâce qui vous est donnée; mais je sais bien que, plus vous serez uni à Dieu, plus vous pénétrerez dans l'intelligence de cette grande doctrine.

Comme conséquence de cette union intime, Catherine, maîtresse dans la science de Dieu, tirait cet enseignement, qu'elle ne cessait de répéter chaque jour à ceux qu'elle voulait instruire dans les voies du Seigneur. Parlant de l'âme unie à Dieu de la façon que nous avons exposée, elle disait: " Plus cette âme a l'amour de Dieu, plus elle a de sainte haine pour la partie sensitive, pour sa propre sensualité. Car l'amour de Dieu engendre naturellement la haine des fautes commises contre Dieu. Or l'âme voit la concupiscence, foyer et source de toute faute, régner et plonger ses racines dans la partie sensitive. Dès lors elle se sent prise d'une grande haine, d'une sainte haine contre cette vie des sens, et met tous ses efforts non pas à la tuer, mais à arracher le foyer de corruption qui y est enraciné. Cela ne se peut faire sans une grande et longue guerre à la sensualité elle-même. De plus, il n'est pas possible qu'il ne reste quelques racines capables au moins de produire des fautes légères. Saint Jean nous le dit: " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes (1Jn 1,8). " Nouveau motif pour l'âme d'avoir ce déplaisir d'elle-même, d'où sortent la sainte haine nommée plus haut et ces mépris de soi, qui font garde fidèle et continue contre toutes les embûches de l'ennemi et des hommes. Rien n'assure autant la sécurité et la force d'une âme, que cette sainte haine, dont voulait parler l'Apôtre quand il écrivait: " C'est dans ma faiblesse qu'est ma force (2Co 8,10) ". Et Catherine disait encore: " O éternelle bonté de Dieu, qu'avez-vous fait? De la faute vient la vertu; de la faiblesse, la force; de l'offense, le pardon, et le plaisir engendre la complaisance. O mes fils! gardez toujours cette haine, de vous-mêmes, elle vous rendra humbles, toujours humbles, dans le sentiment que vous aurez de vous, patients dans les adversités, modérés dans les joies de la prospérité; elle mettra dans toutes vos moeurs une harmonieuse honnêteté et, par elle, vous deviendrez chers et agréables ô Dieu comme aux hommes. " Puis la sainte ajoutait: " Malheur, oui, deux fois malheur! à l'âme qui n'a pas cette haine, car là où cette haine n'est pas, règne nécessairement l'amour-propre, sentine de tout péché, cause et racine de toute cupidité mauvaise. " C'était en ces termes, ou par d'autres paroles semblables, qu'elle recommandait chaque jour aux siens la sainte haine, et anathématisait l'amour-propre. Et, quand parfois elle remarquait en eux, ou en d'autres personnes, des défauts ou des fautes, aussitôt elle disait, émue de compassion: " Voilà l'oeuvre de l'amour-propre, foyer de superbe et de tout autre vice. "

Combien et combien de fois, ô mon Dieu, n'a-t-elle pas répété à ma propre misère les paroles suivantes: " Mettez toute votre énergie à arracher de votre coeur 1'amour-propre et à planter à sa place la sainte haine. C'est là infailliblement la voie royale qui nous élève à toute perfection et corrige tout défaut ". Et moi j'avoue, que ni alors, ni maintenant, je n'ai su comprendre et mettre en pratique ces saintes paroles, dans tout ce qu'elles ont de profond et d'utile. Quant à vous, bien-aimé lecteur, m'appelez-vous ces deux cités dont parle saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. L'une est bâtie sur l'amour-propre allant jusqu'au mépris de Dieu, l'autre sur l'amour de Dieu allant jusqu'au mépris de soi. Cette pensée, je vous le dis, vous fera comprendre bien vite la doctrine de notre sainte, surtout si vous avez pénétré le sens de l'Apôtre affirmant (" Virtus in infirmitate perficitur ". 2Co, 12,9) que la vertu se parfait dans la faiblesse. Il avait reçu cette leçon du Ciel quand sa prière demandait l'éloignement de la tentation, et il reprenait la même pensée en concluant: " Je me glorifierai de bon coeur dans mes infirmités, pour que la vertu du Christ habite en moi (Libenter gloriabor in infirmitatibus meis, ut inhabitet in me virtus Christi.) ". Voilà qui nous montrera comment notre sainte femme et vierge avait fondé sa doctrine sur la pierre solide de la vérité, sur le Christ qui est dit " pierre " dans l'Écriture (1Co 10,4).

Mais nous avons assez parlé pour le moment des enseignements que la vérité première a donnés à la sainte et, par elle, à nous-mêmes. Finissons ce chapitre. Pas de témoignages à citer. J'ai reçu moi-même de la bouche de Catherine tout ce que j'ai dit. Mais, comme conclusion, j'avertis chaque lecteur de considérer combien fut grand, auprès de Dieu, le mérite de notre sainte et quelle confiance on doit avoir même pour d'autres sujets, en celle qui s'est trouvée revêtue d'une si grande lumière de vérité.



CHAPITRE XI

CATHERINE REMPORTE SUR LES TENTATIONS UN ADMIRABLE TRIOMPHE,


GRACE A DE NOUVEAUX ENSEIGNEMENTS DU SAUVEUR.


FAMILIARITE INOUIE DE LA SAINTE AVEC LE SEIGNEUR JESUS.


Le Roi de paix ayant élevé pour la garde de Jérusalem la tour du Liban dans la direction de Damas,le roi de Babylone, roi d'orgueil et ennemi de la paix, en frémit; aussitôt il mobilise contre elle son armée et s'efforce de la démolir. Mais le premier Roi, auteur et défenseur de la paix, a prévu cette attaque et pris ses mesures pour la repousser. Il environne sa tour d'admirables et inexpugnables murailles. Contre ces murailles, les traits de l'ennemi non seulement viennent se briser, mais, renvoyés d'une façon merveilleuse, ils s'en vont frapper et abattre ceux qui les ont lancés. Et voici maintenant ce que je voulais vous dire sous cette figure. L'antique serpent, comprenant que notre jeune sainte allait s'élever aux grands sommets des vertus parfaites, craignit, ainsi qu'il arriva, de la voir, non seulement se sauver elle-même, mais devenir cause de salut pour un grand nombre d'âmes et défendre, tant par ses mérites que par sa doctrine, la sainte cité de l'Eglise catholique. Alors il employa toutes les ressources de sa malice à la séduire par mille artifices. Mais, dans sa grande miséricorde, le Seigneur ne laissa à l'ennemi libre champ que pour embellir la couronne de son épouse. Il munit Catherine d'armes spirituelles si puissantes qu'elle gagna plus à la guerre qu'à la paix. Il lui inspira la pensée de demander à Dieu l'esprit de force, ce qu'elle fit sans relâche, jour et nuit. Puis, ce même Dieu très clément qui l'avait inspirée, voulant ensuite exaucer sa longue prière, lui donna les instructions suivantes:

" Ma fille, lui dit-il, si tu veux acquérir la vertu de force, il te faut m'imiter. Je pourrais, par ma vertu divine, annihiler les puissances de l'air (Le démon, Ep 2,2) ou prendre n'importe quel moyen pour en triompher, et cependant, dans le but de vous donner en exemple les actes de mon humanité, j'ai voulu vaincre par la voie de la croix, et pratiquer ce que ma parole vous enseignait. Voulez-vous être forts pour vaincre toute puissance ennemie, recevez la croix comme un soulagement pour votre coeur. Ainsi l'ai-je reçue; mon Apôtre en témoigne, ce fut grande joie pour moi de courir à une croix si ignominieuse et si dure (). Choisissez les peines et les afflictions, non seulement pour les porter patiemment, mais pour les embrasser comme une consolation; et elles sont vraiment des consolations, car plus vous en souffrez pour moi, plus vous me devenez semblables. Mais si, par vos souffrances, vous conformez votre vie à la mienne, il s'ensuivra nécessairement, selon la doctrine de mon Apôtre, que vous devrez recevoir aussi même grâce et même gloire (Rm 8,17). Reçois donc, ma fille, hm cause de moi, comme amer, ce qui est doux, et comme doux, ce qui est amer; et ne doute point qu'après cela tu ne sois forte en toutes circonstances. Ces paroles ne tombèrent pas dans une oreille inattentive. Dès ce moment Catherine arrêta fortement en son âme la résolution de mettre sa jouissance dans les tribulations. Ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, cette résolution était telle que rien d'extérieur ne la reposait en cette vie, comme les afflictions et les souffrances. Elle avouait que, sans cela, elle eût souffert bien impatiemment d'être retenue dans son corps. Mais, pour l'avantage de supporter ces afflictions, elle acceptait volontiers de ne recevoir que plus tard la couronne céleste, sachant qu'à cette couronne ses peines ajoutaient chaque jour de nouveaux fleurons.

Le Roi du ciel et de la terre ayant ainsi armé sa tour avec cet enseignement tout plein de force, il ouvrit la voie aux ennemis et leur permit d'approcher et d'essayer comment ils pourraient forcer l'entrée de cette tour. Leurs odieux bataillons arrivent aussitôt, ils s'efforcent de l'entourer de tous côtés, afin de la priver de tout secours et de saper de toutes parts ses fondements. Ils commencent par les tentations de la chair non seulement ils envoient à la sainte des imaginations impures qui la troublent à l'intérieur, des illusions et songes qui agitent son sommeil, mais ils recourent à des visions manifestes, ils prennent pour cela des corps aériens, ils remplissent de fantômes lascifs les yeux et les oreilles de Catherine, ils les lui servent sous mille et mille formes diverses. La plume a horreur de rapporter de tels combats; mais te récit de la victoire sera pour les âmes pures d'un charme incomparable.

Catherine s'en prend alors très courageusement à elle-même, c'est-à-dire à sa chair et à son sang, elle macère sa chair avec une chaîne de fer, elle répand son sang. Elle prolonge tellement ses veilles accoutumées du elle en vient à se priver presque complètement de sommeil. Ses ennemis ne cessent pas pour autant la lutte commencée; ils prennent, comme je l'ai dit, des corps aériens, ils multiplient les images et les apparitions fantastiques, ils se pressent en foule sous les yeux de Catherine, ils la plaignent, ils lui donnent conseil et lui disent tout d'abord: " Pauvre fille! pourquoi tant t'affliger inutilement? Que gagneras-tu aux tourments d'une si grande pénitence? Penses-tu pouvoir persévérer dans ces pratiques? Jamais tu ne pourras continuer, à moins que tu ne veuilles te tuer toi-même, être homicide de ton propre corps. Mieux vaut pour toi renoncer à cette sottise, avant que tu ne sois complètement anéantie. Tu es encore à l'âge où l'on peut goûter les joies du monde. Tu es jeune, ton corps retrouvera bien vite sa vigueur. Vis comme les autres femmes et donne le jour à des fils qui augmentent le nombre des hommes. Tu désires plaire à Dieu? Mais n'y a-t-il pas aussi des saintes qui se sont mariées? Vois Sara, Rebecca, Lia, Rachel! Pourquoi as-tu choisi cette vie singulière où tu ne pourras jamais persévérer.

A tous ces discours notre vierge n'opposait qu'une prière continue, et posait une garde à sa bouche pendant tout le temps que le Pécheur se dressait contre elle (Ps 28,12). Elle ne répondait rien, sauf lorsque ces visions lui suggéraient qu'elle ne persévérerait pas, afin de lui faire tout abandonner. Alors elle disait simplement: " Je mets ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ et non pas en moi. " Le tentateur ne put obtenir d'elle aucune autre réponse, mais elle demeurait toujours constante dans sa prière. Elle nous donnait à nous qui vivions avec elle cette règle générale, qu'au moment des tentations, nous ne devons jamais nous mettre à discuter avec l'ennemi. Il ne cherche, disait-elle, qu'à nous faire accepter une discussion, car il a confiance dans la grande subtilité de sa malice, et il pense nous vaincre par ses raisons sophistiques. De même qu'une femme chaste ne doit rien répondre à celui qui lui propose l'adultère, mais le fuir autant que possible, ainsi l'âme qu'un chaste amour unit au Christ ne doit jamais répondre à l'ennemi qui la tente, mais elle doit recourir à son Epoux dans la prière et placer en lui toute la confiance dont est capable une âme remplie de foi, car c'est la foi qui nous fait triompher de toutes les tentations. Voilà donc comment l'épouse du Seigneur savait combattre Sisara et lui perforer les tempes avec le clou d'une prière vivifiée par la foi (Juges 4, 20-21). L'ennemi s'en aperçut, et laissant là les paroles de persuasion, il eut recours à un autre genre d'attaque. Il formait des images d'hommes et de femmes qui présentaient à la vue et aux oreilles de la sainte de honteuses unions, des actes hideux, des paroles obscènes. Leurs troupes abominables couraient autour de la vierge et la provoquaient au péché honteux par leurs hurlements et leurs cris. O mon Dieu! quel ne fut pas alors le tourment de cette âme! il lui fallait voir et entendre ce qu'elle avait le plus en horreur. A cette affliction s'en ajoutait une autre. L'Époux, qui avait coutume de la visiter si souvent, et de lui prodiguer miséricordieusement ses consolations, paraissait pour lors s'être éloigné, et semblait ne plus lui offrir aucun secours ni visiblement ou invisiblement. De là, sans aucun doute, un débordement de tristesse dans l'âme de la sainte, qui s'appliquait néanmoins, tout entière et sans relâche, à la mortification de la chair et à la prière. Instruite par l'Esprit du Seigneur, elle avait trouvé, pour déjouer les embûches de l'ennemi, une sage pratique, qu'elle a enseignée dans la suite à bien d'autres personnes. Il arrive en effet, souvent, disait-elle, qu'une âme éprise de Dieu sent la ferveur de son esprit tomber. Cela peut venir, ou d'une providence spéciale de Dieu, ou de quelque faute, ou des derniers stratagèmes de l'ennemi. Et cette âme descend quelquefois presque jusqu'à la froideur. Certains imprudents, se voyant ainsi privés de leurs consolations accoutumées, abandonnent leurs exercices habituels de prière, de méditation, de lecture, de pénitence. De ce fait, ils s'affaiblissent davantage encore, et si l'on peut parler ainsi, ils font la joie de l'ennemi, qui ne cherche qu'à abandonner aux soldats du Christ les armes de leur victoire. L'athlète prudent du Christ, quel que soit le degré de refroidissement intérieur, qu'il croit sentir en lui-même, doit donc continuer toujours ses exercices spirituels, et ne pas les quitter ou les diminuer pour cette cause, mais ami contraire les multiplier.

Voilà ce que le Seigneur apprit à notre vierge, et ce qu'elle mit en pratique. Dans cette sainte haine pour elle-même que nous avons plus haut décrite, elle se disait: " O la plus vile des créatures! es-tu vraiment digne de quelque consolation? Ne te souviens-tu pas de tes péchés? Quel sentiment as-tu de toi-même, malheureuse? Si tu échappes à la damnation éternelle, cela ne suffit-il pas, quand même il te faudrait pendant toute ta vie souffrir ces peines et ces ténèbres spirituelles? Pourquoi tomber à cause de cela dans la paresse et la tristesse? Si tu peux éviter les peines éternelles, tu es sûre d'avoir toute l'éternité pour te consoler avec le Christ. Est-ce pour les consolations de cette vie que tu as choisi de le servir? N'est-ce pas pour jouir de Lui dans l'éternité? Relève-toi donc! n'abandonne rien de tes pratiques ordinaires, au contraire, ajoute toujours quelque chose aux louanges que tu adresses habituellement au Seigneur. Avec ces traits d'humilité; notre sainte frappait et transperçait le roi de l'orgueilleuse Babylone, tout en s'assurant à elle-même le secours réconfortant des paroles de la sagesse. Cependant, ainsi qu'elle me l'a confessé, la multitude des démons qu'il lui semblait voir dans sa chambre était si grande, il y avait tant d'excitation au mal dans leurs mauvaises suggestions, qu'elle fuyait volontiers cette chambre, du moins pour un certain temps. Elle restait alors à l'église plus longtemps que de coutume. Les persécutions de l'enfer la poursuivaient jusque-là, mais elles y étaient plus tolérables. Si cela lui eût été permis, elle eût imité saint Jérôme, et se fût enfuie à travers les vallées et les collines afin de pouvoir s'épargner la vue de démons si abominables, et de leurs actes monstrueux. Chaque fois en effet qu'elle revenait à sa cellule, elle retrouvait ces mêmes démons, avec leurs paroles et leurs actions honteuses. Leur multitude était telle qu'on eût dit un essaim de mouches importunes, qui remplissait tout l'appartement. Catherine, se réfugiant alors dans la prière, criait vers le Seigneur, jusqu'à ce que l'infernale tentation s'adoucit quelque peu. Après plusieurs jours d'un pareil tourment, notre sainte s'étant prosternée pour prier, en revenant de l'église, fut illuminée d'un rayon de l'Esprit-Saint. Son intelligence s'ouvrit, et elle se rappela comment, peu de temps auparavant, elle avait demandé au Seigneur le don de force, et comment le Seigneur lui avait appris à l'obtenir. Elle comprit aussitôt le mystère de ces tentations, et, toute réjouie intérieurement, elle prit la ferme résolution de supporter toutes ces peines d'un coeur joyeux, aussi longtemps que tel serait le bon plaisir de sou Epoux. C'est alors qu'un de ces démons, peut-être plus audacieux et plus mauvais que les autres, tint à notre sainte ce langage: " Malheureuse, que vas-tu faire? Passeras-tu toute ta vie dans ce misérable état? Nous ne cesserons pas jusqu'à la mort de te persécuter, tant que tu n'auras pas consenti à nos suggestions." Catherine, se souvenant de l'enseignement reçu, lui répondit avec une pleine assurance: " J'ai choisi les peines pour mon repos et ma consolation; ce n'est donc pas pour moi une difficulté; bien plus, ce m'est un plaisir de supporter, au nom du Sauveur, ces peines et d'autres encore, aussi longtemps que le voudra sa Majesté. " A ces paroles, toute la troupe des démons ainsi confondus s'évanouit, une grande lumière, descendant d'en-haut, illumina toute la chambre et, au milieu de cette lumière, apparut le Seigneur Jésus-Christ crucifié, tel qu'au jour où, tout couvert de son propre sang, il pénétra, grâce à la vertu de ce sang, dans les saints tabernacles (). Du haut de sa croix, il appela notre vierge et lui dit: " Ma fille, Catherine, vois-tu combien j'ai souffert pour toi? Ne trouve donc pas trop lourd d'avoir à souffrir pour Moi."

Puis il prit une autre forme pour s'approcher davantage de la sainte et la consoler. Il lui parlait doucement du triomphe qu'elle venait d'obtenir dans ce combat. Catherine, imitant Antoine, lui dit alors: " Et où étiez vous, mon Seigneur, quand mon coeur était tourmenté par tant de turpitudes? - J'étais dans ton coeur, répondit le Seigneur. Elle reprit: "Seigneur, je ne doute nullement de votre vérité et ne veux manquer en rien au respect dû à votre Majesté; mais comment puis-je croire que vous habitiez dans mon coeur alors qu'il n'était rempli que de pensées immondes et honteuses? - Ces pensées et tentations apportaient-elles à ton coeur joie ou tristesse, plaisir ou chagrin? - Une tristesse et un chagrin sans bornes. - Et qui donc causait en toi cette tristesse, si ce n'est moi, qui me tenais caché au milieu de ton coeur. Sans ma présence, ces pensées auraient pénétré dans ta volonté, tu y aurais pris plaisir. Mais, parce que j'étais là, elles déplaisaient à ton âme, tu voulais alors chasser loin de toi ces imaginations, comme d'odieuses suggestions, et comme tu ne le pouvais pas au gré de tes désirs, de là ta tristesse et ton chagrin. C'est moi qui faisais tout cela et qui défendais contre les ennemis ton coeur tout entier. Je me cachais à l'intérieur et je te laissais dans le trouble à l'extérieur, autant que cela pouvait être utile à ton salut. Le temps que j'avais fixé pour ce combat étant écoulé' j'ai laissé ma lumière rayonner jusqu'au dehors, aussitôt les ténèbres de l'enfer se sont évanouies et enfuies, car elles ne peuvent habiter avec la lumière (2Co 4,14). N'est-ce pas un rayon de ma lumière qui t'a appris tout à l'heure que ces peines étaient bonnes pour te faire acquérir la force et que tu devais les supporter de bon coeur tant que cela me plairait? Tu t'es alors offerte à porter de tout coeur ces mêmes peines et aussitôt elles se sont évanouies d'elles-mêmes par la seule manifestation de ma présence; car mon plaisir n'est pas dans les souffrances des justes, mais dans leur volonté de porter courageusement ces souffrances. Et, pour te faire entendre plus parfaitement et plus aimablement ce que je viens de dire, je te donnerai l'exemple de mon corps. Quand mon corps souffrait si cruellement et mourait sur la croix, et quand ensuite il gisait inanimé dans le sépulcre, qui donc eût pensé que ce corps avait toujours en lui une vie latente, dont rien ne pouvait le séparer. Certes, ni les étrangers et les méchants, ni même mes Apôtres, ne pouvaient croire pareille chose. Tous avaient perdu la foi et l'espérance. Et cependant, bien qu'en toute vérité mon corps ne vécût plus de la vie qu'il recevait de l'âme, il gardait cependant son union à cette vie sans limites, qui fait vivre tous les vivants. C'est grâce à la vertu de cette vie qu'au temps fixé par l'éternel décret il fut réuni à son âme et reçut une énergie vitale et des facultés bien supérieures à celles de son premier état; car il jouit dès lors de l'immortalité, de l'impassibilité et des autres dons, qu'il n'avait pas reçus tout d'abord. Cette vie de la nature divine, unie à mon corps, se cacha donc quand elle le voulut, et quand elle le voulut aussi, elle fit éclater sa vertu. Mais je vous ai créés à mon image et à ma ressemblance; bien plus, en prenant votre nature, je me suis fait semblable à vous. En conséquence, je ne cesse plus de travailler à vous rendre semblables à moi, autant que vous en êtes capables, et je m'efforce de renouveler en vos âmes, alors qu'elles marchent vers le ciel, tout ce qui s'est passé dans mon corps. Ainsi donc, ma fille, parce que tu as fidèlement combattu, non par ta propre vertu, mais par la mienne, tu as mérité une augmentation de grâce; c'est pourquoi, désormais, je t'apparaîtrai plus fréquemment et plus familièrement."

Ainsi finit cette vision; mais notre sainte en demeura si remplie de suavité et de douceur qu'il serait ridicule de penser que la parole ou la plume pussent décrire parfaitement un pareil état. Le coeur de la vierge trouvait en particulier un charme incomparable à la parole du Seigneur qui l'avait appelée sa fille, et lui avait dit " Ma fille, Catherine. " Aussi, quand elle eut rapporté cette vision à son confesseur, le pria-t-elle de lui continuer cette même appellation, afin que toujours ce même charme se renouvelât en son coeur.

Depuis ce moment, le très saint Époux de Catherine se mit à vivre si familièrement avec elle que tout homme, ignorant ce qui précède, trouverait notre récit incroyable ou ridicule. Mais l'âme qui a goûté combien la suavité (Ps 23,9) et la bénignité du Seigneur dépassent toute conception humaine, non seulement ne trouvera dans ces faits aucune impossibilité; mais elle y verra une grande ressemblance et une réelle convenance. Le Seigneur apparaissait donc très souvent à notre sainte, il restait avec elle plus longtemps que de coutume, il amenait avec Lui quelquefois sa très glorieuse Mère, d'autres fois le bienheureux Dominique, parfois même l'un et l'autre, ou bien encore Marie-Madeleine, Jean l'Evangéliste, l'Apôtre Paul, et quelques autres saints, ensemble ou séparément, selon qu'il Lui plaisait. Mais le plus souvent il venait seul et s'entretenait avec Catherine, comme un ami avec son ami le plus intime. Souvent même, elle me l'a confessé secrètement et en rougissant, le Seigneur se promenait avec elle dans la chambre, ils disaient ensemble les psaumes, comme l'auraient fait deux religieux ou deux clercs récitant l'office. O témoignage de familiarité étonnante, merveilleuse et vraiment inouïe pour notre temps! Et cependant, lecteur, cela ne doit pas vous paraître incroyable, si vous voulez bien considérer ce que nous avons déjà dit et ce que nous allons dire, et si, en même temps, vous réfléchissez attentivement à l'abîme de la divine

Bonté. Chaque saint reçoit en effet un don particulier, dont la possession lui assure une joie toute spéciale. De cette façon ce n'est pas seulement dans tous les saints, mais dans chacun d'eux qu'apparaît la sublimité de la souveraine Magnificence. Le Prophète nous l'a dit: " Selon la mesure de votre sublimité, vous avez multiplié les fils des hommes (Secundum altitudinem tuam multiplicasti filios hominum. Ps. 11,9 Multiplier, c'est augmenter le nombre d'individus distincts. Il est donc naturel que Dieu, multipliant lui-même les saints, imprime le sceau de sa puissance infinie dans le caractère distinctif de chacun de ses saints.) " C'est donc selon la mesure de sa propre sublimité que le Seigneur multiplie les fils des hommes. Or les sens nous disent que chaque homme se distingue des autres par quelque caractère particulier. Chaque saint doit donc se distinguer de tous les autres par quelque grâce spéciale. Rien donc d'étonnant, si l'on raconte d'un saint des merveilles qu'on n'a jamais trouvées chez les autres.

Et puisque nous parlons ici de la psalmodie, je dois vous dire, lecteur, que cette vierge savait lire, sans l'avoir appris d'aucun homme de ce monde. Je dis qu'elle savait lire, et non pas parler latin, mais simplement lire et prononcer les syllabes. Elle me raconta à ce sujet, que, voulant réciter les louanges divines et les heures canoniques, elle avait résolu d'apprendre à lire. S'étant fait écrire un alphabet, elle l'étudiait avec le secours d'une compagne. Après avoir travaillé pendant plusieurs semaines sans parvenir à l'apprendre, elle imagina d'avoir recours à la grâce de Dieu, pour éviter cette perte de temps. Un matin, elle se prosterna en prière devant le Seigneur et lui dit: "S'il vous plaît, Seigneur, que je sache lire, afin de pouvoir chanter les Psaumes et vos louanges dans les Heures canoniques, daignez m'enseigner ce que je ne puis apprendre de moi-même, sinon, que votre volonté soit faite, car je suis disposée à rester bien volontiers dans mon ignorance et à employer de meilleur coeur encore à d'autres pieuses méditations le temps que vous m'accordez. " O merveille! et signe manifeste de la vertu divine! Avant que notre sainte se fût relevée de sa prière, elle avait été si bien instruite par Dieu, qu'une fois debout, elle put déchiffrer tous les caractères, aussi rapidement et aussi bien que l'homme le plus instruit. J'en fis moi-même l'expérience, et ce qui m'étonna le plus, c'est que tout en lisant très rapidement, elle n'était pas capable d'épeler, quand on le lui demandait. Bien plus, elle connaissait à peine les lettres. Dieu l'avait ainsi voulu, je crois, pour que le miracle fût plus manifeste. Après avoir reçu cette grâce, elle se procura des livres contenant l'office divin et commença à lire les psaumes, les hymnes et autres pièces qui constituent l'office canonique. Parmi les prières qu'elle récitait ainsi, elle nota tout particulièrement et retint jusqu'à la mort le verset qui commence chaque Heure: Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina. Cette invocation, traduite en langue vulgaire, revenait souvent sur ses lèvres. Plus tard, son âme s'élevait à une contemplation de plus en plus parfaite, ses prières vocales cessèrent peu à peu. A la fin, ses extases devinrent si fréquentes qu'elle pouvait à peine réciter l'oraison dominicale, sans que son esprit fût ravi hors des sens. Avec la grâce de Dieu, nous exposerons cela plus loin. Pour le moment, finissons ce chapitre et passons au suivant, où nous terminerons cette première partie, si toutefois le Seigneur veut bien nous accorder une grâce plus puissante encore.

J'ai puisé tout ce que ce chapitre contient dans les confidences faites par la sainte à ses confesseurs, et dans ses lettres, lettres où, suivant l'exemple d'autres écrivains, elle raconte, comme étant arrivés à une personne étrangère, les faits de sa vie personnelle.





Vie Ste Catherine de Sienne - CHAPITRE IX