1980 Dives in Misericordia 14


VIII. PRIERE DE L'EGLISE DE NOTRE TEMPS


L'Eglise fait appel à la miséricorde divine

15 L'Eglise proclame la vérité de la miséricorde de Dieu, révélée dans le Christ crucifié et ressuscité, et elle la professe de différentes manières. Elle cherche en outre à exercer la miséricorde envers les hommes grâce aux hommes, voyant en cela une condition indispensable de sa préoccupation pour un monde meilleur et "plus humain", aujourd'hui et demain. Cependant, à aucun moment ni en aucune période de l'histoire - surtout à une époque aussi critique que la nôtre -, l'Eglise ne peut oublier la prière qui est un cri d'appel à la miséricorde de Dieu face aux multiples formes de mal qui pèsent sur l'humanité et la menacent. Tel est le droit et le devoir fondamental de l'Eglise, dans le Christ Jésus: c'est le droit et le devoir de l'Eglise envers Dieu et envers les hommes. Plus la conscience humaine, succombant à la sécularisation, oublie la signification même du mot de "miséricorde"; plus, en s'éloignant de Dieu, elle s'éloigne du mystère de la miséricorde, plus aussi l'Eglise a le droit et le devoir de faire appel au Dieu de la miséricorde "avec de grands cris" (135). Ces "grands cris" doivent caractériser l'Eglise de notre temps; ils doivent être adressés à Dieu pour implorer sa miséricorde, dont l'Eglise professe et proclame que la manifestation certaine est advenue en Jésus crucifié et ressuscité, c'est-à-dire dans le mystère pascal. C'est ce mystère qui porte en soi la révélation la plus complète de la miséricorde, de l'amour plus fort que la mort, plus fort que le péché et que tout mal, de l'amour qui retient l'homme dans ses chutes les plus profondes et le libère des plus grandes menaces.

135-
He 5,7


L'homme contemporain sent ces menaces. Ce qui a été dit plus haut sur ce point n'est qu'une simple esquisse. L'homme contemporain s'interroge souvent, avec beaucoup d'anxiété, sur la solution des terribles tensions qui se sont accumulées sur le monde et qui s'enchevêtrent parmi les hommes. Et si, parfois, il n'a pas le courage de prononcer le mot de "miséricorde", ou si, dans sa conscience dépouillée de tout sens religieux, il n'en trouve pas l'équivalent, il est d'autant plus nécessaire que l'Eglise prononce ce mot, pas seulement en son propre nom, mais aussi au nom de tous les hommes de notre temps.

Il faut donc que tout ce que j'ai dit dans ce document sur la miséricorde se transforme en une ardente prière : qu'il se transforme continuellement en un cri qui implore la miséricorde selon les nécessités de l'homme dans le monde contemporain. Que ce cri soit lourd de toute cette vérité sur la miséricorde qui a trouvé une si riche expression dans l'Ecriture Sainte et dans la Tradition, comme aussi dans l'authentique vie de foi de tant de générations du peuple de Dieu. Par un tel cri, comme les auteurs sacrés, faisons appel au Dieu qui ne peut mépriser rien de ce qu'il a créé (136), au Dieu qui est fidèle à lui-même, à sa paternité, à son amour! Comme les prophètes, faisons appel à l'aspect maternel de cet amour qui, comme une mère, suit chacun de ses fils, chacune des brebis perdues; et cela même s'il y avait des millions d'égarés, même si dans le monde l'iniquité prévalait sur l'honnêteté, même si l'humanité contemporaine méritait pour ses péchés un nouveau "déluge", comme le mérita jadis la génération de Noé! Ayons recours à l'amour paternel que le Christ nous a révélé par sa mission messianique, et qui a atteint son sommet dans sa croix, sa mort et sa résurrection! Ayons recours à Dieu par le Christ, nous souvenant des paroles du Magnificat de Marie, proclamant la miséricorde "de génération en génération"! Implorons la miséricorde divine pour la génération contemporaine! Que l'Eglise, qui cherche à l'exemple de Marie à être en Dieu la mère des hommes, exprime en cette prière sa sollicitude maternelle, et aussi son amour confiant, dont naît la plus ardente nécessité de la prière!

136- Sg 11,24 Ps 145,9 (Ps 144)Gn 1,31


Elevons nos supplications, guidés par la foi, l'espérance et la charité, que le Christ a implantées dans nos coeurs! Cette attitude est également amour envers ce Dieu que l'homme contemporain a parfois tellement éloigné de soi, considéré comme étranger à lui-même, en proclamant de diverses manières qu'il est "inutile". Elle est donc amour de Dieu, dont nous ressentons profondément combien l'homme contemporain l'offense et le refuse, ce pourquoi nous sommes prêts à crier comme le Christ en croix: "Père, pardonne-leur; ils ne savent ce qu'ils font " (137). Elle est en même temps amour des hommes, de tous les hommes, sans aucune exception ou discrimination: sans différence de race, de culture, de langue, de conception du monde, sans distinction entre amis et ennemis. Tel est l'amour envers les hommes, qui désire le bien véritable pour chacun d'eux et pour chaque communauté humaine, pour chaque famille, pour chaque nation, pour chaque groupe social, pour les jeunes, les adultes, les parents, les anciens, les malades: c'est un amour envers tous, sans exception. Tel est l'amour, cette sollicitude empressée pour garantir à chacun tout bien authentique, pour éloigner de lui et conjurer toute espèce de mal.

137- Lc 23,34


Et si tel ou tel de nos contemporains ne partage pas la foi et l'espérance qui me conduisent, en tant que serviteur du Christ et ministre des mystères de Dieu (138), à implorer en cette heure de l'histoire la miséricorde de Dieu pour l'humanité, qu'il cherche au moins à comprendre la raison de cet empressement. Il est dicté par l'amour envers l'homme, envers tout ce qui est humain, et qui, selon l'intuition d'une grande partie des hommes de ce temps, est menacé par un péril immense. Le mystère du Christ qui, en nous révélant la haute vocation de l'homme, m'a poussé à rappeler dans l'encyclique Redemptor Hominis sa dignité incomparable, m'oblige aussi à proclamer la miséricorde en tant qu'amour miséricordieux de Dieu révélé dans ce mystère. Il me conduit également à en appeler à cette miséricorde et à l'implorer dans cette phase difficile et critique de l'histoire de l'Eglise et du monde, alors que nous arrivons au terme du second millénaire. Au nom de Jésus-Christ crucifié et ressuscité, dans l'esprit de sa mission messianique toujours présente dans l'histoire de l'humanité, nous élevons notre voix et nos supplications pour que se révèle encore une fois, à cette étape de l'histoire, l'Amour qui est dans le Père; pour que, par l'action du Fils et du Saint-Esprit, il manifeste sa présence dans notre monde contemporain, plus fort que le mal, plus fort que le péché et que la mort. Nous supplions par l'intermédiaire de Celle qui ne cesse de proclamer "la miséricorde de génération en génération", et aussi de ceux qui ont déjà vu s'accomplir totalement en eux les paroles du Sermon sur la montagne: "Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde" (139).

138- 1Co 4,1
139- Mt 5,7


En poursuivant la grande tâche de la mise en oeuvre du Concile Vatican II, dans lequel nous pouvons voir à juste titre une nouvelle phase de l'auto-réalisation de l'Eglise - à la mesure de l'époque ou il nous est donné de vivre -, l'Eglise elle-même doit être toujours guidée par la pleine conscience qu'il ne lui est permis à aucun prix, dans cette oeuvre, de se replier sur elle-même. Sa raison d'être est en effet de révéler Dieu, c'est-à-dire le Père qui nous permet de le "voir" dans le Christ (140). Si grande que puisse être la résistance de l'histoire humaine, si marqué le caractère hétérogène de la civilisation contemporaine, si forte enfin la négation de Dieu dans le monde humain, plus grande toutefois doit être la proximité de ce mystère qui, caché depuis les siècles en Dieu, a été ensuite réellement communiqué dans le temps à l'homme par Jésus-Christ.

140- Jn 14,9




Avec ma Bénédiction Apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 novembre 1980, premier dimanche de l'Avent, en la troisième année de mon pontificat.


Note sur Hesed et rah a mim

16 Pour définir la miséricorde, les Livres de l'Ancien Testament emploient essentiellement deux expressions ; chacune d'entre elles a une nuance sémantique différente. En tout premier lieu, il y a le terme "hesed", qui indique une profonde attitude de "bonté". Lorsqu'il indique les rapports entre deux hommes, ceux-ci sont non seulement bienveillants l'un envers l'autre, mais en même temps réciproquement fidèles en raison d'un engagement intérieur, et donc aussi en vertu d'une fidélité à l'égard d'eux-mêmes. Si hesed signifie aussi "grâce" ou "amour", c'est précisément sur la base d'une telle fidélité. Le fait que cet engagement ait un caractère non seulement moral, mais quasi juridique, ne change rien. Lorsque, dans l'Ancien Testament, le mot hesed est rapporté au Seigneur, cela arrive toujours en rapport à l'Alliance que Dieu a conclue avec Israël. De la part de Dieu, cette Alliance fut un don et une grâce pour Israël. Cependant, puisque, en cohérence avec l'Alliance conclue, Dieu s'était engagé à la respecter, hesed acquérait, en un certain sens, un contenu légal. L'engagement juridique de la part de Dieu cessait de l'obliger, lorsque Israël enfreignait l'Alliance et n'en respectait pas les conditions. Mais précisément alors, hesed, cessant d'être une obligation juridique, révélait son aspect plus profond : elle se manifestait telle qu'elle était dans son principe, c'est-à-dire comme un amour qui donne, un amour plus puissant que la trahison, une grâce plus forte que le péché.

1611 Cette fidélité à l'égard de la "fille de mon peuple" infidèle (Lm 4,3 Lm 4,6) est, en définitive, de la part de Dieu, fidélité à lui-même ; cela apparaît évident surtout dans le retour fréquent du binôme hesed we'emet (= grâce et fidélité), qu'on pourrait considérer comme une hendiadys (cf par exemple Ex 34,6 2S 2,6 2S 15,20 Ps 25,10 Ps 40,11-12 Ps 85,11 Ps 138,2 (soit respectivement Ps 24 39 84 137)Mi 7,20). "Ce n'est pas à cause de vous que j'agis ainsi, maison d'Israël, mais c'est pour mon saint Nom" (Ex 36,22). Ainsi Israël, accablé de fautes pour avoir enfreint l'Alliance, ne peut prétendre avoir droit à la hesed de Dieu en se fondant sur une justice légale ; et pourtant, il peut et il doit garder l'espoir et la confiance de l'obtenir, parce que le Dieu de l'Alliance est réellement "responsable de son amour". Le fruit d'un tel amour, c'est le pardon et la restauration de la grâce, le rétablissement de l'alliance intérieure.

1612 Le second mot, qui sert dans la terminologie de l'Ancien Testament à définir la miséricorde, est rah a mim. Il a une nuance différente de celui de hesed. Tandis que ce dernier met en évidence ces caractères : être fidèle à soi-même et "être responsable de son amour" (qui sont en un certain sens des caractères masculins), rah a mim, déjà dans sa racine sémantique, dénote l'amour de la mère (rehem = le sein maternel). Du lien très profond et originaire, et même de l'unité qui lie la mère à l'enfant, naît un rapport particulier avec lui, un amour tout spécial. De cet amour, on peut dire qu'il est entièrement gratuit, qu'il n'est pas le fruit d'un mérite, et que, sous cet aspect, il constitue une nécessité intétieure : c'est une exigence du coeur. Il y a là une variante presque "féminine" de la fidélité masculine à soi-même, exprimée par la hesed. Sur cet arrière-fond psychologique, rah a mim engendre une échelle de sentiments, parmi lesquels se trouvent la bonté et la tendresse, la patience et la compréhension, c'est-à-dire la promptitude à pardonner.

1613 L'Ancien Testament attribue au Seigneur justement ces caractères, quand il parle de lui en utilisant le terme de rah a mim. Nous lisons dans Isaïe : "Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubiaient, moi je ne t'oublierai pas" (Is 49,15). Cet amour, fidèle et invincible grâce à la force mystérieuse de la maternité, est exprimé dans les textes vétéro-testamentaires de diverses manières : comme salut dans les dangers, spécialement ceux qui viennent des ennemis ; mais aussi comme pardon des péchés - à l'égard des individus, et aussi de tout Israël -, et enfin, dans la proptitude à accomplir la promesse et l'espérance (eschatologiques), malgré l'infidélité humaine, comme nous le lisons dans le livre d'Osée : "Je les guérirai de leur infidélité, je les aimerai de bon coeur " (Os 14,5).

1614 Dans la terminologie de l'Ancien Testament, nous trouvons encore d'autres expressions, rapportées au même contenu fondamental de diverses manières. Cependant, les deux précédentes méritent une attention particulière. En elles se manifeste clairement leur aspect anthropomorphique originaire : en considérant la miséricorde divine, les auteurs bibliques se servent des mots qui correspondent à la conscience et à l'expérience de leurs contemporains. La terminologie grecque de la version des Septante montre une richesse moins grande que celle de la version hébraïque: aussi n'offre-t-elle pas toutes les nuances sémantiques propres au texte original. En tout cas, le Nouveau Testament construit sur la richesses et la profondeur qui définissaient déjà l'Ancien Testament.

1615 De la sorte, nous héritons de l'Ancien Testament - comme en une synthèse spéciale - non seulement la richesse des expressions utilisées par ses Livres pour définir la miséricorde divine, mais aussi une "psychologie" évidemment anthropomorphique, qui est propre à Dieu : l'image émouvante de son amour, qui, au contact du mal et en particulier du péché de l'homme et du peuple, se manifeste comme miséricorde. Cette image est composée en plus du contenu général du verbe hanan, du contenu de hesed et de celui rah a mim. Le terme de hanan exprime un concept plus large ; il signifie en effet la manifestation de la grâce, qui comporte, pour ainsi dire, une prédisposition constante, magnanime, bienveillante et pleine de clémence.

1616 En plus de ces éléments sémantiques fondamentaux, le concept de miséricorde dans l'Ancien Testament est aussi composé de ce qu'exprime le verbe hamal, qui signifie littéralement "épargner (l'ennemi vaincu)", mais aussi "manifester pitié et compassion" et, par conséquent, pardon et rémission de la faute. Le terme de hus, lui aussi, exprime la pitié et la compassion, mais surtout dans un sens affectif. Ces mots apparaissent dans les textes bibliques plus rarement, pour traduire la miséricorde. En outre, il faut souligner le terme déjà indiqué de 'emet, qui signifie en premier lieu "solidité, sécurité" (dans le grec des Septante : "vérité"), et ensuite "fidélité", et qui semble de la sorte être lié avec le contenu sémantique propre du terme hesed.



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