1975 Evangelii Nuntiandi 55

Non croyants

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55. Significative est aussi la préoccupation, présente au Synode, à l'égard de deux sphères très différentes l'une de l'autre, très proches cependant par le défi que, chacune à leur façon, elles lancent à l'évangélisation.
La première est ce qu'on peut appeler la montée de l'incroyance dans le monde moderne. Le Synode s'est attaché à décrire ce monde moderne : sous ce nom générique, que de courants de pensée, valeurs et contre-valeurs, aspirations latentes ou semences de destruction, convictions anciennes qui disparaissent et convictions nouvelles qui s'imposent !
Du point de vue spirituel, ce monde moderne semble se débattre toujours dans ce qu'un auteur contemporain a appelé naguère "le drame de l'humanisme athée". (H. de LUBAC, s.j. -Ed Spes)
D'une part, on est obligé de constater au coeur même de ce monde contemporain le phénomène qui devient presque sa marque la plus frappante : le sécularisme. Nous ne parlons pas de cette sécularisation qui est l'effort en lui-même juste et légitime, nullement incompatible avec la foi ou la religion, de déceler dans la création, en chaque chose ou en chaque événement de l'univers, les lois qui les régissent avec une certaine autonomie, dans la conviction intérieure que le Créateur y a posé ces lois. Le récent Concile a affirmé, en ce sens, l'autonomie légitime de la culture et particulièrement des sciences.
GS 59 Nous envisageons ici un véritable sécularisme : une conception du monde d'après laquelle ce dernier s'explique par lui-même sans qu'il soit besoin de recourir à Dieu ; Dieu devenu ainsi superflu et encombrant. Un tel sécularisme, pour reconnaître le pouvoir de l'homme, finit donc par se passer de Dieu et même par renier Dieu.
Des formes nouvelles d'athéisme - athéisme anthropocentrique, non plus abstrait et métaphysique mais pragmatique, programmatique et militant - semblent en découler. En liaison avec ce sécularisme athée, on nous propose tous les jours, sous les formes les plus diverses, une civilisation de consommation, l'hédonisme érigé en valeur suprême, une volonté de puissance et de domination, des discriminations de toute sorte : autant de pentes inhumaines de cet "humanisme".
Dans ce même monde moderne, d'autre part paradoxalement, on ne peut pas nier l'existence de véritables pierres d'attente chrétiennes, de valeurs évangéliques au moins sous la forme d'un vide ou d'une nostalgie. Il ne serait pas exagéré de parler d'un puissant et tragique appel à être évangélisé.


Non pratiquants

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56. Une seconde sphère est celle des non pratiquants : aujourd'hui un grand nombre de baptisés qui, dans une large mesure, n'ont pas renié formellement leur baptême mais sont entièrement en marge de lui, n'en vivent pas. Le phénomène des non pratiquants est très ancien dans l'histoire du christianisme, il tient à une faiblesse naturelle, à une profonde incohérence que nous portons, hélas, au fond de nous-mêmes. Il présente cependant aujourd'hui des traits nouveaux. Il s'explique souvent par les déracinements typiques de notre époque. Il naît aussi du fait que les chrétiens côtoient les non croyants et reçoivent constamment le contrecoup de l'incroyance. D'ailleurs les non pratiquants contemporains, plus que ceux d'autrefois, cherchent à expliquer et justifier leur position au nom d'une religion intérieure, de l'autonomie ou de l'authenticité personnelles.
Athées et incroyants d'un côté, non pratiquants de l'autre, opposent donc à l'évangélisation des résistances non négligeables. Les premiers, la résistance d'un certain refus, l'incapacité de saisir le nouvel ordre des choses, le nouveau sens du monde, de la vie, de l'histoire, qui n est pas possible si l'on ne part pas de l'Absolu de Dieu. Les autres, la résistance de l'inertie, l'attitude un peu hostile de quelqu'un qui se sent de la maison, qui affirme tout savoir, avoir goûté à tout, ne plus y croire.
Sécularisme athée et absence de pratique religieuse se trouvent chez les adultes et chez les jeunes, chez l'élite et dans les masses, dans tous les secteurs culturels, dans les vieilles comme dans les jeunes Eglises. L'action évangélisatrice de l'Eglise, qui ne peut pas ignorer ces deux mondes ni s'arrêter en face d'eux, doit chercher constamment les moyens et le langage adéquats pour leur proposer ou leur reproposer la révélation de Dieu et la foi en Jésus-Christ.



Au coeur des masses

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57. Comme le Christ durant le temps de sa prédication, comme les Douze le matin de la Pentecôte, l'Eglise aussi voit devant elle une immense foule humaine qui a besoin de l'Evangile et y a droit, puisque Dieu "veut que tout homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la vérité".
1Tm 2,4
Sensible à son devoir de prêcher le salut à tous, sachant que le message évangélique n'est pas réservé à un petit groupe d'initiés, de privilégiés ou d'élus mais destiné à tous, l'Eglise fait sienne l'angoisse du Christ devant les foules errantes et prostrées "comme des brebis qui n'ont pas de berger" et répète souvent sa parole : "J'ai pitié de cette foule". Mt 9,36 Mt 15,32
Mais elle est aussi consciente que, pour l'efficacité de la prédication évangélique, elle doit adresser son message, au coeur des masses, à des communautés de fidèles dont l'action peut et doit arriver aux autres.


Les communautés ecclésiales de base

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58. Le Synode s'est beaucoup occupé de ces petites communautés ou "communautés de base", parce que dans l'Eglise d'aujourd'hui elles sont souvent mentionnées. Que sont-elles et pourquoi seraient-elles destinataires spéciales d'évangélisation et en même temps évangélisatrices ?
Fleurissant un peu partout dans l'Eglise, à en croire les différents témoignages entendus au Synode, elles diffèrent beaucoup entre elles, au sein d'une même région et plus encore d'une région à l'autre.
Dans certaines régions, elles surgissent et se développent, sauf exception, à l'intérieur de l'Eglise, en étant solidaires de sa vie, nourries de son enseignement, attachées à ses pasteurs. Dans ces cas-là, elles naissent du besoin de vivre plus intensément encore la vie de l'Eglise ; ou du désir et de la recherche d'une dimension plus humaine, que des communautés ecclésiales plus grandes peuvent difficilement offrir, surtout dans les métropoles urbaines contemporaines favorisant à la fois la vie de masse et l'anonymat. Elles peuvent tout simplement prolonger à leur façon au niveau spirituel et religieux - culte, approfondissement de la foi, charité fraternelle, prière, communion avec les Pasteurs - la petite communauté sociologique, village ou autre. Ou bien encore elles veulent rassembler pour l'écoute et la méditation de la Parole, pour les sacrements et le lien de l'Agapè, des groupes que l'âge, la culture, l'état civil ou la situation sociale rendent homogènes - couples, jeunes, professionnels, etc. - ; des personnes que la vie trouve déjà réunies dans les combats pour la justice., pour l'aide fraternelle aux pauvres, pour la promotion humaine, etc. Ou bien enfin elles réunissent les chrétiens là où la pénurie de prêtres ne favorise pas la vie normale d'une communauté paroissiale. Tout cela est supposé à l'intérieur des communautés constituées de l'Eglise, surtout des Eglises particulières et des paroisses.
Dans d'autres régions, au contraire, des communautés de base s'assemblent dans un esprit de critique acerbe de l'Eglise qu'elles stigmatisent volontiers comme "institutionnelle" et à laquelle elles s'opposent comme des communautés charismatiques, libres de structures, inspirées seulement par l'Evangile. Elles ont donc comme caractéristique une évidente attitude de blâme et de refus à l'égard des expressions de l'Eglise : sa hiérarchie, ses signes. Elles contestent radicalement cette Eglise. Dans cette ligne, leur inspiration principale devient très vite idéologique, et il est rare qu'elles ne soient pas assez tôt la proie d'une option politique, d'un courant, puis d'un système, voire d'un parti, avec tout le risque que cela comporte d'en devenir l'instrument.
La différence est déjà notable : les communautés qui par leur esprit de contestation se coupent de l'Eglise, dont elles lèsent d'ailleurs l'unité, peuvent bien s'intituler "communautés de base", mais c'est là une désignation strictement sociologique. Elles ne pourraient pas, sans abus de langage, s'intituler communautés ecclésiales de base, même si elles ont la prétention de persévérer dans l'unité de l'Eglise tout en étant hostiles à la Hiérarchie. Cette qualification appartient aux autres, à celles qui se réunissent en Eglise pour s'unir à l'Eglise et pour faire croître l'Eglise.
Ces dernières communautés seront un lieu d'évangélisation, au bénéfice des communautés plus vastes, spécialement des Eglises particulières et elles seront une espérance pour l'Eglise universelle, comme Nous l'avons dit au terme du Synode, dans la mesure où :
- elles cherchent leur aliment dans la Parole de Dieu et ne se laissent pas emprisonner par la polarisation politique ou par les idéologies à la mode, prêtes à exploiter leur immense potentiel humain ;
- elles évitent la tentation toujours menaçante de la contestation systématique et de l'esprit hypercritique, sous prétexte d'authenticité et d'esprit de collaboration ;
- elles restent fermement attachées à l'Eglise locale dans laquelle elles s'insèrent, et à l'Eglise universelle, évitant ainsi le danger - trop réel ! - de s'isoler en elles-mêmes, puis de se croire l'unique authentique Eglise du Christ, et donc d'anathématiser les autres communautés ecclésiales ;
- elles gardent une sincère communion avec les Pasteurs que le Seigneur donne à son Eglise et avec le Magistère que l'Esprit du Christ leur a confié;
- elles ne se prennent jamais pour l'unique destinataire ou l'unique agent d'évangélisation - voire l'unique dépositaire de l'Evangile ! - ; mais, conscientes que l'Eglise est beaucoup plus vaste et diversifiée, elles acceptent que cette Eglise s incarne autrement qu'à travers elles ;
- elles croissent chaque jour en conscience, zèle, engagement et rayonnement missionnaire ;
- elles se montrent en tout universalistes et jamais sectaires.
A ces conditions-là, exigeantes certes mais exaltantes, les communautés ecclésiales de base correspondront à leur vocation la plus fondamentale : auditrices de l'Evangile qui leur est annoncé et destinataires privilégiées de l'évangélisation, elles deviendront elles-mêmes sans tarder annonciatrices de l'Evangile.



VI


LES OUVRIERS DE L'EVANGELISATION


Eglise tout entière missionnaire

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59. Si des hommes proclament dans le monde l'évangile du salut c'est par ordre, au nom et avec la grâce du Christ Sauveur. "Comment prêcher si l'on n'a pas d'abord reçu mission ?",
Rm 10,15 écrivait celui qui fut certainement l'un des plus grands évangélisateurs. Personne ne peut le faire à moins d'avoir été envoyé.
Mais qui donc a la mission d'évangéliser ?
Le Concile Vatican II a répondu avec clarté : "Par mandat divin, incombe à l'Eglise la fonction d'aller dans le monde entier et d'annoncer l'Evangile à toute créature". DH 13 LG 5 AGD 1 Et dans un autre texte du même Concile: "L'Eglise tout entière est missionnaire ; l'oeuvre d'évangélisation est un devoir fondamental du peuple de Dieu". AGD 35
Nous avons déjà rappelé cette liaison intime entre l'Eglise et l'évangélisation. Lorsque l'Eglise annonce le Règne de Dieu et le construit, elle s'implante elle-même au coeur du monde comme signe et instrument de ce Règne qui est et qui vient. Le Concile a repris cette parole très significative de saint Augustin sur l'action missionnaire des Douze : "En prêchant la parole de vérité, ils firent naître des Eglises" .(St Augustin Enarrat. In Ps. 44,23) AGD 1


Un acte ecclésial

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60. Que l'Eglise soit envoyée et mandatée pour l'évangélisation du monde, cette observation devrait éveiller en nous une double conviction.
La première : évangéliser n'est pour personne un acte individuel et isolé, mais c'est un acte profondément ecclésial. Lorsque le plus obscur prédicateur, catéchiste ou pasteur, dans la contrée la plus lointaine, prêche l'Evangile, rassemble sa petite communauté ou confère un sacrement, même seul, il fait un acte d'Eglise et son geste se rattache certainement, par des rapports institutionnels, mais aussi par des liens invisibles et par des racines souterraines de l'ordre de la grâce, à l'activité évangélisatrice de toute l'Eglise. Cela suppose qu'il le fasse, non pas par une mission qu'il s'attribue, ou par une inspiration personnelle, mais en union avec la mission de l'Eglise et en son nom.
De là, la seconde conviction : si chacun évangélise au nom de l'Eglise, qui le fait elle-même en vertu d'un mandat du Seigneur, aucun évangélisateur n'est le maître absolu de son action évangélisatrice, avec un pouvoir discrétionnaire, pour l'accomplir suivant des critères et perspectives individualistes, mais en communion avec l'Eglise et ses Pasteurs.
L'Eglise est tout entière évangélisatrice, avons-Nous remarqué. Cela signifie que, pour l'ensemble du monde et pour chaque portion du monde où elle se trouve, l'Eglise se sent responsable de la tâche de diffuser l'Evangile.



La perspective de l'Eglise universelle

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61. A ce stade de notre réflexion, Nous nous arrêterons avec vous, Frères et Fils, sur une question particulièrement importante de nos jours. Dans leurs célébrations liturgiques, dans leur témoignage devant les juges et les bourreaux, dans leurs textes apologétiques, les premiers chrétiens exprimaient volontiers leur foi profonde dans l'Eglise en la désignant comme répandue par tout l'univers. Ils avaient pleinement conscience d'appartenir à une grande communauté que ni l'espace ni le temps ne sauraient limiter

"ŽDu juste Abel jusqu'au dernier éluŒ" (S. Grégoire le Grand

Homil. in Evangelia, 19,1) "jusqu'aux extrémités de la terre", Ac 1,8 (Didaché 9,1) "jusqu'à la fin des temps". Mt 28,20
C'est ainsi que le Seigneur a voulu son Eglise : universelle, grand arbre dont les branches abritent les oiseaux du ciel, Mt 13,32 filet qui recueille toutes sortes de poissons Mt 13,47 ou que Pierre retire chargé de cent cinquante-trois gros poissons, Jn 21,11 troupeau qu'un seul pasteur fait paître. Jn 10,1-16 Eglise universelle sans bornes ni frontières sauf, hélas, celles du coeur et de l'esprit de l'homme pécheur.


La perspective de l'Eglise particulière

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62. Néanmoins cette Eglise universelle s'incarne de fait dans les Eglises particulières constituées, elles, de telle ou telle portion d'humanité concrète, parlant telle langue, tributaire d'un héritage culturel, d'une vision du monde, d'un passé historique, d'un substrat humain déterminé. L'ouverture aux richesses de l'Eglise particulière répond à une sensibilité spéciale de l'homme contemporain.
Gardons-nous bien de concevoir l'Eglise universelle comme la somme, ou, si l'on peut dire, la fédération plus ou moins hétéroclite d'Eglises particulières essentiellement diverses. Dans la pensée du Seigneur c'est l'Eglise, universelle par vocation et par mission, qui, jetant ses racines dans la variété des terrains culturels, sociaux, humains, prend dans chaque portion du monde des visages, des expressions extérieures diverses.
Ainsi, chaque Eglise particulière qui se couperait volontairement de l'Eglise universelle perdrait sa référence au dessein de Dieu ; elle s'appauvrirait dans sa dimension ecclésiale. Mais par ailleurs, l'Eglise "toto orbe diffusa" deviendrait une abstraction si elle ne prenait pas corps et vie précisément à travers les Eglises particulières. Seule une attention permanente aux deux pôles de l'Eglise nous permettra de percevoir la richesse de ce rapport entre Eglise universelle et Eglises particulières.



Adaptation et fidélité du langage

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63. Les Eglises particulières, profondément amalgamées avec les personnes mais aussi les aspirations, les richesses et limites, les façons de prier, d'aimer, de considérer la vie et le monde qui marquent tel ou tel ensemble humain, ont le rôle d'assimiler l'essentiel du message évangélique, de le transposer, sans la moindre trahison de sa vérité essentielle, dans le langage que ces hommes comprennent, puis de l'annoncer dans ce langage.
La transposition est à faire, avec le discernement, le sérieux, le respect et la compétence que la matière exige, dans le domaine des expressions liturgiques,
SC 37-38 de la catéchèse, de la formulation théologique, des structures ecclésiales secondaires, des ministères. Et "langage" doit s'entendre ici moins sur le plan sémantique ou littéraire que sur celui qu'on peut appeler anthropologique et culturel.
La question est sans doute délicate. L'évangélisation perd beaucoup de sa force et de son efficacité si elle ne prend pas en considération le peuple concret auquel elle s'adresse, n'utilise pas sa langue, ses signes et symboles, ne répond pas aux questions qu'il pose, ne rejoint pas sa vie concrète. Mais d'autre part, l'évangélisation risque de perdre son âme et de s'évanouir si l'on vide ou dénature son contenu, sous prétexte de le traduire ; si, voulant adapter une réalité universelle à un espace local, on sacrifie cette réalité et on détruit l'unité sans laquelle il n'y a pas d'universalité. Or seule une Eglise qui garde la conscience de son universalité et montre qu'elle est en fait universelle peut avoir un message capable d'être entendu par tous, au-delà des limites régionales.
Une légitime attention aux Eglises particulières ne peut qu'enrichir l'Eglise. Elle est indispensable et urgente. Elle répond aux aspirations les plus profondes des peuples et des communautés humaines, à trouver toujours davantage leur propre visage.


Ouverture à l'Eglise universelle

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64. Mais cet enrichissement exige que les Eglises particulières gardent leur ouverture profonde à l'Eglise universelle. Il est bien remarquable, du reste, que les chrétiens les plus simples, les plus fidèles à l'Evangile, les plus ouverts au véritable sens de l'Eglise, ont une sensibilité toute spontanée à l'égard de cette dimension universelle, ils en sentent instinctivement et très fortement le besoin, ils se reconnaissent facilement en elle, vibrent avec elle et souffrent au plus profond d'eux-mêmes lorsque, au nom de théories qu'ils ne comprennent pas, on les contraint à une Eglise dépourvue de cette universalité, Eglise régionaliste, sans horizon.
Comme l'histoire le démontre d'ailleurs, chaque fois que telle ou telle Eglise particulière, parfois avec les meilleures intentions, avec des arguments théologiques, sociologiques, politiques ou pastoraux, ou même dans le désir d'une certaine liberté de mouvement ou d'action, s'est coupée de l'Eglise universelle et de son centre vivant et visible, elle n'a échappé que très difficilement - si tant est qu'elle y ait échappé - à deux dangers également graves : danger, d'une part, de l'isolationnisme desséchant, et puis, à court terme, de l'effritement, chacune de ses cellules se séparant d'elle comme elle s'est séparée du noyau central ; et d'autre part danger de perdre sa liberté, lorsque, coupée du centre et des autres Eglises qui lui communiquaient force et énergie, elle se trouve livrée, seule, aux forces les plus diverses d'asservissement et d'exploitation.
Plus une Eglise particulière est attachée par des liens solides de communion à l'Eglise universelle - dans la charité et la loyauté, dans l'ouverture au Magistère de Pierre, dans l'unité de la "Lex orandi" qui est aussi "Lex credendi", dans le souci de l'unité avec toutes les autres Eglises qui composent l'universalité - plus cette Eglise sera capable de traduire le trésor de la foi dans la légitime variété des expressions de la profession de foi, de la prière et du culte, de la vie et du comportement chrétiens, du rayonnement du peuple dans lequel elle s'insère. Plus aussi elle sera vraiment évangélisatrice, c'est-à-dire capable de puiser dans le patrimoine universel pour en faire profiter son peuple comme de communiquer à l'Eglise universelle l'expérience et la vie de ce peuple, au bénéfice de tous.



L'inaltérable dépôt de la foi

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65. Dans ce sens précisément Nous avons voulu prononcer, à la clôture de la troisième Assemblée du Synode, un mot clair et plein de paternelle affection, insistant sur le rôle du Successeur de Pierre comme principe visible, vivant et dynamique de l'unité entre les Eglises et donc de l'universalité de l'unique Eglise. ( Paul VI Alloc. pour la clôture de la IIIe Ass. Générale du Synode des Evêques 26/10/1974) Nous insistions aussi sur la grave responsabilité qui Nous incombe, mais que Nous partageons avec nos Frères dans l'épiscopat, de garder inaltérable le contenu de la foi catholique que le Seigneur a confié aux Apôtres : traduit dans tous les langages, ce contenu ne doit pas être entamé ni mutilé ; revêtu des symboles propres à chaque peuple, explicité par des expressions théologiques qui tiennent compte des milieux culturels, sociaux et même raciaux divers, il doit rester le contenu de la foi catholique tel que le Magistère ecclésial l'a reçu et le transmet.



Tâches diversifiées

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66. Toute l'Eglise est donc appelée à évangéliser et cependant dans son sein nous avons différentes tâches évangélisatrices à accomplir. Cette diversité de services dans l'unité de la même mission fait la richesse et la beauté de l'évangélisation. Ces tâches Nous les rappellerons d'un mot.
Et tout d'abord, qu'il Nous soit permis de signaler dans les pages de l'Evangile l'insistance avec laquelle le Seigneur confie aux Apôtres la fonction d'annoncer la Parole. Il les a choisis,
Jn 15,16 Mc 3,13-19 Lc 6,13-16 formés durant plusieurs années d'intimité, Ac 1,21-22 constitués Mc 3,14 et mandatés Mc 3,14-15 Lc 9,2 comme témoins et maîtres autorisés du message du salut. Et les Douze ont à leur tour envoyé leurs successeurs qui, dans la lignée apostolique, continuent à prêcher la Bonne Nouvelle.


Le Successeur de Pierre

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67. Le Successeur de Pierre est ainsi, par la volonté du Christ, chargé du ministère prééminent d'enseigner la vérité révélée. Le Nouveau Testament montre souvent Pierre "rempli de l'Esprit Saint" prenant la parole au nom de tous.
Ac 2,14 Ac 3,12 Ac 4,8. C'est bien pour cela que saint Léon le Grand parle de lui comme de celui qui a mérité la primauté de l'apostolat. (S. Léon le Grand Sermo : 69,3 70,1-3 94,3 95,2) C'est pourquoi aussi la voix de l'Eglise montre le Pape "au sommet le plus haut - in apice, in specula - de l'apostolat" (Constitutions des Conciles de LYON I, VIENNE, LATRAN V) Le Concile Vatican II a voulu le réaffirmer en déclarant que "le mandat du Christ de prêcher l'Evangile à toute créature (cf. Mc 16,15) regarde avant tout et immédiatement les Evêques avec Pierre et sous la conduite de Pierre". AGD 38
Le pouvoir plénier, suprême et universel LG 22 que le Christ confie à son Vicaire pour le gouvernement pastoral de son Eglise, c'est donc spécialement dans l'activité de prêcher et faire prêcher la Bonne Nouvelle du salut que le Pape l'exerce.


Evêques et prêtres

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68. Unis au Successeur de Pierre, les Evêques, successeurs des apôtres, reçoivent par la force de leur ordination épiscopale, l'autorité pour enseigner dans l'Eglise la vérité révélée. Ils sont les maîtres de la foi.
Aux Evêques sont associés dans le ministère de l'évangélisation, comme responsables à un titre spécial, ceux qui par l'ordination sacerdotale "tiennent la place du Christ",
LG 10 LG 37 AGD 39 PO 2 PO 12 PO 13 en tant qu'éducateurs du Peuple de Dieu dans la foi, prédicateurs, tout en étant ministres de l'Eucharistie et des autres sacrements.
Nous donc, Pasteurs, nous sommes tous invités à prendre conscience, plus que tout autre membre de l'Eglise, de ce devoir. Ce qui constitue la singularité de notre service sacerdotal, ce qui donne unité profonde aux mille tâches qui nous sollicitent au long de la journée et de la vie, ce qui confère à nos activités une note spécifique, c'est ce but présent en toute notre action: "annoncer l'Evangile de Dieu". 1Th 2,9
Voici un trait de notre identité, qu'aucun doute ne devrait entamer, aucune objection éclipser : Pasteurs, nous avons été choisis par la miséricorde du souverain Pasteur 1P 5,4 malgré notre insuffisance, pour proclamer avec autorité la Parole de Dieu, pour rassembler le Peuple de Dieu qui était dispersé, pour alimenter ce Peuple avec les signes de l'action du Christ que sont les sacrements, pour le mettre sur la voie du salut, pour le maintenir dans cette unité dont nous sommes, à différents niveaux, des instruments actifs et vivants, pour animer sans cesse cette communauté réunie autour du Christ dans la ligne de sa vocation la plus intime. Et lorsque, dans la mesure de nos limites humaines et selon la grâce de Dieu, nous accomplissons tout cela, c'est une oeuvre d'évangélisation que nous réalisons, Nous, comme Pasteur de l'Eglise universelle, nos frères Evêques, à la tête des Eglises particulières, les prêtres et diacres liés à leurs Evêques, dont ils sont les collaborateurs, par une communion qui prend sa source dans le sacrement de l'ordre et dans la charité de l'Eglise.


Religieux

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69. Les religieux, eux, trouvent dans leur vie consacrée un moyen privilégié d'évangélisation efficace. Par leur être le plus profond ils se situent dans le dynamisme de l'Eglise, assoiffée de l'Absolu de Dieu, appelée à la sainteté. C'est de cette sainteté qu'ils témoignent. Ils incarnent l'Eglise désireuse de se livrer au radicalisme des béatitudes. Ils sont par leur vie signes de totale disponibilité pour Dieu, pour l'Eglise, pour les frères.
En cela, ils ont une importance spéciale dans le cadre du témoignage qui est, Nous l'avons affirmé, primordial dans l'évangélisation. Ce témoignage silencieux de pauvreté et de dépouillement, de pureté et de transparence, d'abandon dans l'obéissance, peut devenir, en même temps qu'un appel adressé au monde et à l'Eglise elle-même, une éloquente prédication capable de toucher même les non chrétiens de bonne volonté, sensibles à certaines valeurs.
Dans une telle perspective, l'on devine le rôle joué dans l'évangélisation par des religieux et religieuses consacrés à la prière, au silence, à la pénitence, au sacrifice. D'autres religieux, en très grand nombre, se donnent directement à l'annonce du Christ. Leur action missionnaire dépend évidemment de la hiérarchie et doit être coordonnée avec la pastorale que celle- ci veut mettre en oeuvre. Mais qui ne mesure la part immense qu'ils ont apportée et qu'ils continuent d'apporter à l'évangélisation ? Grâce à leur consécration religieuse, ils sont par excellence volontaires et libres pour tout quitter et aller annoncer l'Evangile jusqu'aux confins du monde. Ils sont entreprenants, et leur apostolat est marqué souvent par une originalité, un génie qui forcent l'admiration. Ils sont généreux: on les trouve souvent aux avant-postes de la mission, et ils prennent les plus grands risques pour leur santé et leur propre vie. Oui, vraiment, l'Eglise leur doit beaucoup.



Laïcs

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70. Les laïcs, que leur vocation spécifique place au coeur du monde et à la tête des tâches temporelles les plus variées, doivent exercer par là même une forme singulière d'évangélisation.
Leur tâche première et immédiate n'est pas l'institution et le développement de la communauté ecclésiale - c'est là le rôle spécifique des Pasteurs -, mais c'est la mise en oeuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques cachées, mais déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le champ propre de leur activité évangélisatrice, c'est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l'économie, mais également de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des mass media ainsi que certaines autres réalités ouvertes à l'évangélisation comme sont l'amour, la famille, l'éducation des enfants et des adolescents, le travail professionnel, la souffrance. Plus il y aura de laïcs imprégnés d'évangile responsables de ces réalités et clairement engagés en elles, compétents pour les promouvoir et conscients qu'il faut déployer leur pleine capacité chrétienne souvent enfouie et asphyxiée, plus ces réalités, sans rien perdre ou sacrifier de leur coefficient humain, mais manifestant une dimension transcendante souvent méconnue, se trouveront au service de l'édification du Règne de Dieu et donc du salut en Jésus-Christ.



Famille

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71. Au sein de l'apostolat évangélisateur des laïcs, il est impossible de ne pas souligner l'action évangélisatrice de la famille. Elle a bien mérité, aux différents moments de l'histoire, le beau nom d'"Eglise domestique" sanctionné par le Concile Vatican II.
LG 11 AA 11
Cela signifie, que, en chaque famille chrétienne, devraient se retrouver les divers aspects de l'Eglise entière. En outre, la famille, comme l'Eglise, se doit d'être un espace où l'Evangile est transmis et d'où l'Evangile rayonne.
Au sein donc d'une famille consciente de cette mission, tous les membres de la famille évangélisent et sont évangélisés. Les parents non seulement communiquent aux enfants l'Evangile mais peuvent recevoir d'eux ce même Evangile profondément vécu. Et une telle famille se fait évangélisatrice de beaucoup d'autres familles et du milieu dans lequel elle s'insère.
Même les familles issues d'un mariage mixte ont le devoir d'annoncer le Christ à leurs enfants avec tout ce qu'implique leur baptême commun ; elles ont aussi la tâche difficile de se faire les artisans de l'unité.


Jeunes

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72. Les circonstances nous invitent à une attention toute spéciale aux jeunes. Leur montée numérique et leur présence croissante dans la société, les problèmes qui les assaillent, doivent éveiller en tous le souci de leur offrir avec zèle et intelligence l'idéal évangélique à connaître et à vivre. Mais il faut par ailleurs que les jeunes, bien formés dans la foi et la prière, deviennent toujours davantage les apôtres de la jeunesse. L'Eglise compte beaucoup sur cet apport et Nous-même, à bien des reprises, Nous avons manifesté notre pleine confiance envers eux.



Ministères diversifiés

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73. Ainsi prend toute son importance la présence active des laïcs dans les réalités temporelles. Il ne faut pas pour autant négliger ou oublier l'autre dimension : les laïcs peuvent aussi se sentir appelés ou être appelés à collaborer avec leurs Pasteurs au service de la communauté ecclésiale, pour la croissance et la vie de celle-ci, exerçant des ministères très diversifiés, selon la grâce et les charismes que le Seigneur voudra bien déposer en eux.
Ce n'est pas sans éprouver intimement une grande joie que Nous voyons une légion de Pasteurs, religieux et laïcs, épris de leur mission évangélisatrice, chercher des façons toujours plus adaptées d'annoncer efficacement l'Evangile et Nous encourageons l'ouverture que, dans cette ligne et avec ce souci, l'Eglise accomplit aujourd'hui. Ouverture à la réflexion d'abord, puis à des ministères ecclésiaux capables de rajeunir et de renforcer son propre dynamisme évangélisateur.
Il est certain qu'à côté des ministères ordonnés, grâce auxquels certains sont mis au rang des Pasteurs et se consacrent d'une manière particulière au service de la communauté, l'Eglise reconnaît la place de ministères non ordonnés, mais qui sont aptes à assurer un service spécial de l'Eglise.
Un regard sur les origines de 1'Eglise est très éclairant et fait bénéficier d'une antique expérience en matière de ministères, expérience d'autant plus valable qu'elle a permis à l'Eglise de se consolider, de croître et de s'étendre. Cette attention aux sources doit cependant être complétée par une autre: l'attention aux besoins actuels de l'humanité et de l'Eglise. S'abreuver à ces sources toujours inspiratrices, ne rien sacrifier de ces valeurs et savoir s'adapter aux exigences et aux besoins actuels, tels sont les axes qui permettront de rechercher avec sagesse et de mettre en lumière les ministères dont l'Eglise a besoin et que nombre de ses membres auront à coeur d'embrasser pour la plus grande vitalité de la communauté ecclésiale. Ces ministères auront une vraie valeur pastorale dans la mesure où ils s'établiront dans un respect absolu de l'unité, en bénéficiant de l'orientation des Pasteurs, qui sont précisément les responsables et les artisans de l'unité de l'Eglise.
De tels ministères, nouveaux en apparence mais très liés à des expériences vécues par l'Eglise tout au long de son existence - par exemple ceux de catéchètes, d'animateurs de la prière et du chant, des chrétiens voués au service de la Parole de Dieu ou à l'assistance des frères dans le besoin, ceux enfin des chefs de petites communautés, des responsables de mouvements apostoliques ou autres responsables -, sont précieux pour l'implantation, la vie et la croissance de l'Eglise et pour sa capacité d'irradier autour d'elle et vers ceux qui sont au loin. Nous devons aussi notre estime particulière à tous les laïcs qui acceptent de consacrer une partie de leur temps, de leurs énergies, et parfois leur vie entière, au service des missions.
Pour tous les ouvriers de l'évangélisation, une préparation sérieuse est nécessaire. Elle l'est d'autant plus pour ceux qui s'adonnent au ministère de la Parole. Animés de la conviction sans cesse approfondie de la grandeur et de la richesse de la Parole de Dieu, ceux qui ont mission de la transmettre doivent porter la plus grande attention à la dignité, à la précision, à l'adaptation de leur langage. Chacun sait que l'art de parler revêt aujourd'hui une très grande importance. Comment les prédicateurs et les catéchistes pourraient-ils le négliger ?
Nous souhaitons vivement que, dans chaque Eglise particulière, les Evêques veillent à la formation adéquate de tous les ministres de la Parole. Cette préparation sérieuse augmentera en eux l'assurance indispensable mais aussi l'enthousiasme pour annoncer Jésus-Christ aujourd'hui.



1975 Evangelii Nuntiandi 55