2003 Ecclesia de Eucaristia - L'EUCHARISTIE ET LA COMMUNION ECCLÉSIALE


CHAPITRE V

LA DIGNITÉ DE LA CÉLÉBRATION EUCHARISTIQUE

47 Celui qui lit le récit de l'institution de l'Eucharistie dans les Évangiles synoptiques est frappé tout à la fois par la simplicité et par la «gravité» avec lesquelles Jésus, le soir de la dernière Cène, institue ce grand Sacrement. Il y a un épisode qui, en un sens, lui sert de prélude: c'est l'onction à Béthanie. Une femme, que Jean identifie à Marie, soeur de Lazare, verse sur la tête de Jésus un flacon de parfum précieux, provoquant chez les disciples - en particulier chez Judas (cf. Mt 26,8 Mc 14,4 Jn 12,4) - une réaction de protestation, comme si un tel geste constituait un «gaspillage» intolérable en regard des besoins des pauvres. Le jugement de Jésus est cependant bien différent. Sans rien ôter au devoir de charité envers les indigents, auprès desquels les disciples devront toujours se dévouer - «Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous» (Mt 26,11 Mc 14,7 cf. Jn 12,8) -, Jésus pense à l'événement imminent de sa mort et de sa sépulture, et il voit dans l'onction qui vient de lui être donnée une anticipation de l'honneur dont son corps continuera à être digne même après sa mort, car il est indissolublement lié au mystère de sa personne.
Dans les Évangiles synoptiques, le récit se poursuit avec l'ordre que donne Jésus à ses disciples de préparer minutieusement la «grande salle» nécessaire pour prendre le repas pascal (cf. Mc 14,15 Lc 22,12) et avec le récit de l'institution de l'Eucharistie. Faisant entrevoir au moins en partie le cadre des rites juifs qui structurent le repas pascal jusqu'au chant du Hallel (cf. Mt 26,30 Mc 14,26) , le récit propose de façon aussi concise que solennelle, même dans les variantes des différentes traditions, les paroles prononcées par le Christ sur le pain et sur le vin, qu'il assume comme expressions concrètes de son corps livré et de son sang versé. Tous ces détails sont rappelés par les Évangélistes à la lumière d'une pratique de la «fraction du pain» désormais affermie dans l'Église primitive. Mais assurément, à partir de l'histoire vécue par Jésus, l'événement du Jeudi saint porte de manière visible les traits d'une «sensibilité» liturgique modelée sur la tradition vétéro-testamentaire et prête à se remodeler dans la célébration chrétienne en harmonie avec le nouveau contenu de la Pâque.

48 Comme la femme de l'onction à Béthanie, l'Église n'a pas craint de «gaspiller», plaçant le meilleur de ses ressources pour exprimer son admiration et son adoration face au don incommensurable de l'Eucharistie. De même que les premiers disciples chargés de préparer la «grande salle», elle s'est sentie poussée, au cours des siècles et dans la succession des cultures, à célébrer l'Eucharistie dans un contexte digne d'un si grand Mystère. La liturgie chrétienne est née dans le sillage des paroles et des gestes de Jésus, développant l'héritage rituel du judaïsme. Et en effet, comment pourrait- on jamais exprimer de manière adéquate l'accueil du don que l'Époux divin fait continuellement de lui-même à l'Église-Épouse, en mettant à la portée des générations successives de croyants le Sacrifice offert une fois pour toutes sur la Croix et en se faisant nourriture pour tous les fidèles? Si la logique du «banquet» suscite un esprit de famille, l'Église n'a jamais cédé à la tentation de banaliser cette «familiarité» avec son Époux en oubliant qu'il est aussi son Seigneur et que le «banquet» demeure pour toujours un banquet sacrificiel, marqué par le sang versé sur le Golgotha. Le Banquet eucharistique est vraiment un banquet «sacré», dans lequel la simplicité des signes cache la profondeur insondable de la sainteté de Dieu: « O Sacrum convivium, in quo Christus sumitur!». Le pain qui est rompu sur nos autels, offert à notre condition de pèlerins en marche sur les chemins du monde, est «panis angelorum», pain des anges, dont on ne peut s'approcher qu'avec l'humilité du centurion de l'Évangile: «Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit» (Mt 8,8 Lc 7,6) .

49 En se laissant porter par ce sens élevé du mystère, on comprend que la foi de l'Église dans le Mystère eucharistique se soit exprimée dans l'histoire non seulement par la requête d'une attitude intérieure de dévotion, mais aussi par une série d'expressions extérieures, destinées à évoquer et à souligner la grandeur de l'événement célébré. De là naît le parcours qui a conduit progressivement à délimiter un statut spécial de réglementation pour la liturgie eucharistique, dans le respect des diverses traditions ecclésiales légitimement constituées. Sur cette base s'est aussi développé un riche patrimoine artistique. L'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, en se laissant orienter par le mystère chrétien, ont trouvé dans l'Eucharistie, directement ou indirectement, un motif de grande inspiration.
Il en a été ainsi par exemple pour l'architecture, qui, dès que le contexte historique l'a permis, a vu le lieu des premières Célébrations eucharistiques passer des «domus» des familles chrétiennes aux basiliques solennelles des premiers siècles, puis aux imposantes cathédrales du Moyen- Âge, et finalement aux églises, grandes et petites, qui se sont multipliées progressivement sur les terres où le christianisme est parvenu. La forme des autels et des tabernacles s'est développée dans les espaces liturgiques, suivant, d'une fois sur l'autre, non seulement les élans de l'inspiration, mais aussi les indications d'une compréhension précise du Mystère. On peut en dire autant de la musique sacrée, en pensant simplement à l'inspiration des mélodies grégoriennes, aux nombreux auteurs, et biens souvent grands auteurs, qui se sont mesurés aux textes liturgiques de la Messe. Et ne voit-on pas, dans le domaine des objets et des ornements utilisés pour la célébration liturgique, une quantité importante de productions artistiques, allant des réalisations d'un bon artisanat jusqu'aux véritables oeuvres d'art?
On peut dire alors que, si l'Eucharistie a modelé l'Église et la spiritualité, elle a aussi influencé fortement la «culture», spécialement dans le domaine esthétique.

50 Les chrétiens d'Occident et d'Orient ont «rivalisé» dans cet effort d'adoration du Mystère, sous l'aspect rituel et esthétique. Comment ne pas rendre grâce au Seigneur, en particulier pour la contribution apportée à l'art chrétien par les grandes oeuvres d'architecture et de peinture de la tradition gréco-byzantine et de toute l'aire géographique et culturelle slave? En Orient, l'art sacré a conservé un sens singulièrement fort du mystère, qui poussa les artistes à concevoir leur effort de production du beau non seulement comme une expression de leur génie, mais aussi comme un service authentique rendu à la foi. Allant bien au-delà de la simple habileté technique, ils ont su s'ouvrir avec docilité au souffle de l'Esprit de Dieu.
Les splendeurs de l'architecture et des mosaïques dans l'Orient et dans l'Occident chrétiens sont un patrimoine universel des croyants, et elles portent en elles un souhait, je dirais même un gage, de la plénitude tant désirée de la communion dans la foi et dans la célébration. Cela suppose et exige, comme dans la célèbre icône de la Trinité de Roublev, une Église profondément «eucharistique», où le partage du mystère du Christ dans le pain rompu est comme immergé dans l'ineffable unité des trois Personnes divines, faisant de l'Église elle-même une «icône» de la Trinité.
Dans cette perspective d'un art qui tend à exprimer, à travers tous ses éléments, le sens de l'Eucharistie selon l'enseignement de l'Église, il convient de prêter une attention soutenue aux normes qui concernent la construction et l'ameublement des édifices sacrés. L'espace de création que l'Église a toujours laissé aux artistes est large, comme l'histoire le montre et ainsi que je l'ai moi-même souligné dans la Lettre aux artistes.(100 ) Mais l'art sacré doit se caractériser par sa capacité d'exprimer de manière adéquate le Mystère accueilli dans la plénitude de la foi de l'Église et selon les indications pastorales convenables données par l'Autorité compétente. Cela vaut tout autant pour les arts figuratifs que pour la musique sacrée.

51 Ce qui s'est produit dans les terres de vieille chrétienté en matière d'art sacré et de discipline liturgique est en train de se développer aussi sur les continents où le christianisme est plus jeune. C'est là l'orientation qui a été donnée précisément par le Concile Vatican II concernant l'exigence d'une «inculturation» à la fois saine et nécessaire. Au cours de mes nombreux voyages pastoraux, j'ai pu observer, dans toutes les régions du monde, la vitalité qui peut se manifester dans les Célébrations eucharistiques au contact des formes, des styles et des sensibilités des différentes cultures. En s'adaptant aux conditions changeantes de temps et d'espace, l'Eucharistie offre une nourriture non seulement aux personnes, mais aux peuples eux-mêmes, et elle modèle des cultures inspirées par l'esprit chrétien.
Il est toutefois nécessaire que ce travail important d'adaptation soit accompli avec la conscience permanente du Mystère ineffable avec lequel chaque génération est invitée à se mesurer. Le «trésor» est trop grand et trop précieux pour que l'on risque de l'appauvrir ou de lui porter atteinte par des expériences ou des pratiques introduites sans qu'elles fassent l'objet d'une vérification attentive des Autorités ecclésiastiques compétentes. Par ailleurs, le caractère central du Mystère eucharistique est tel qu'il exige que cette vérification s'accomplisse en liaison étroite avec le Saint-Siège. Comme je l'écrivais dans l'exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Asia, «une telle collaboration est essentielle parce que la sainte Liturgie exprime et célèbre la foi unique professée par tous et, étant l'héritage de toute l'Église, elle ne peut pas être déterminée par les Églises locales isolément, sans référence à l'Église universelle».(101 )

52 De ce qui vient d'être dit, on comprend la grande responsabilité qui, dans la Célébration eucharistique, incombe surtout aux prêtres, auxquels il revient de la présider in persona Christi, assurant un témoignage et un service de la communion non seulement pour la communauté qui participe directement à la célébration, mais aussi pour l'Église universelle, qui est toujours concernée par l'Eucharistie. Il faut malheureusement déplorer que, surtout à partir des années de la réforme liturgique post-conciliaire, en raison d'un sens mal compris de la créativité et de l'adaptation les abus n'ont pas manqué, et ils ont été des motifs de souffrance pour beaucoup. Une certaine réaction au «formalisme» a poussé quelques-uns, en particulier dans telle ou telle région, à estimer que les «formes» choisies par la grande tradition liturgique de l'Église et par son Magistère ne s'imposaient pas, et à introduire des innovations non autorisées et souvent de mauvais goût.
C'est pourquoi je me sens le devoir de lancer un vigoureux appel pour que, dans la Célébration eucharistique, les normes liturgiques soient observées avec une grande fidélité. Elles sont une expression concrète du caractère ecclésial authentique de l'Eucharistie; tel est leur sens le plus profond. La liturgie n'est jamais la propriété privée de quelqu'un, ni du célébrant, ni de la communauté dans laquelle les Mystères sont célébrés. L'Apôtre Paul dut adresser des paroles virulentes à la communauté de Corinthe pour dénoncer les manquements graves à la Célébration eucharistique, manquements qui avaient conduit à des divisions (schísmata) et à la formation de factions (airéseis) (cf. 1Co 11,17-34) . À notre époque aussi, l'obéissance aux normes liturgiques devrait être redécouverte et mise en valeur comme un reflet et un témoignage de l'Église une et universelle, qui est rendue présente en toute célébration de l'Eucharistie. Le prêtre qui célèbre fidèlement la Messe selon les normes liturgiques et la communauté qui s'y conforme manifestent, de manière silencieuse mais éloquente, leur amour pour l'Église. Précisément pour renforcer ce sens profond des normes liturgiques, j'ai demandé aux Dicastères compétents de la Curie romaine de préparer un document plus spécifique, avec des rappels d'ordre également juridique, sur ce thème d'une grande importance. Il n'est permis à personne de sous-évaluer le Mystère remis entre nos mains: il est trop grand pour que quelqu'un puisse se permettre de le traiter à sa guise, ne respectant ni son caractère sacré ni sa dimension universelle.



CHAPITRE VI

À L'ÉCOLE DE MARIE,

FEMME «EUCHARISTIQUE»

53 Si nous voulons redécouvrir dans toute sa richesse le rapport intime qui unit l'Église et l'Eucharistie, nous ne pouvons pas oublier Marie, Mère et modèle de l'Église. Dans la lettre apostolique Rosarium Virginis Mariæ, en désignant la Vierge très sainte comme Maîtresse dans la contemplation du visage du Christ, j'ai inscrit l'institution de l'Eucharistie parmi les mystères lumineux.(102 ) Marie peut en effet nous guider vers ce très saint Sacrement, car il existe entre elle et lui une relation profonde.
À première vue, l'Évangile reste silencieux sur ce thème. Dans le récit de l'institution, au soir du Jeudi saint, on ne parle pas de Marie. On sait par contre qu'elle était présente parmi les Apôtres, unis «d'un seul coeur dans la prière» (cf. Ac 1,14) , dans la première communauté rassemblée après l'Ascension dans l'attente de la Pentecôte. Sa présence ne pouvait certes pas faire défaut dans les Célébrations eucharistiques parmi les fidèles de la première génération chrétienne, assidus «à la fraction du pain» (Ac 2,42) .
Mais en allant au-delà de sa participation au Banquet eucharistique, on peut deviner indirectement le rapport entre Marie et l'Eucharistie à partir de son attitude intérieure. Par sa vie tout entière, Marie est une femme «eucharistique». L'Église, regardant Marie comme son modèle, est appelée à l'imiter aussi dans son rapport avec ce Mystère très saint.

54 Mysterium fidei! Si l'Eucharistie est un mystère de foi qui dépasse notre intelligence au point de nous obliger à l'abandon le plus pur à la parole de Dieu, nulle personne autant que Marie ne peut nous servir de soutien et de guide dans une telle démarche. Lorsque nous refaisons le geste du Christ à la dernière Cène en obéissance à son commandement: «Faites cela en mémoire de moi!» (Lc 22,19) , nous accueillons en même temps l'invitation de Marie à lui obéir sans hésitation: «Faites tout ce qu'il vous dira» (Jn 2,5) . Avec la sollicitude maternelle dont elle témoigne aux noces de Cana, Marie semble nous dire: «N'ayez aucune hésitation, ayez confiance dans la parole de mon Fils. Lui, qui fut capable de changer l'eau en vin, est capable également de faire du pain et du vin son corps et son sang, transmettant aux croyants, dans ce mystère, la mémoire vivante de sa Pâque, pour se faire ainsi "pain de vie"».

55 En un sens, Marie a exercé sa foi eucharistique avant même l'institution de l'Eucharistie, par le fait même qu'elle a offert son sein virginal pour l'incarnation du Verbe de Dieu. Tandis que l'Eucharistie renvoie à la passion et à la résurrection, elle se situe simultanément en continuité de l'Incarnation. À l'Annonciation, Marie a conçu le Fils de Dieu dans la vérité même physique du corps et du sang, anticipant en elle ce qui dans une certaine mesure se réalise sacramentellement en tout croyant qui reçoit, sous les espèces du pain et du vin, le corps et le sang du Seigneur.
Il existe donc une analogie profonde entre le fiat par lequel Marie répond aux paroles de l'Ange et l'amen que chaque fidèle prononce quand il reçoit le corps du Seigneur. À Marie, il fut demandé de croire que celui qu'elle concevait «par l'action de l'Esprit Saint» était le «Fils de Dieu» (cf. Lc 1,30-35) . Dans la continuité avec la foi de la Vierge, il nous est demandé de croire que, dans le Mystère eucharistique, ce même Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, se rend présent dans la totalité de son être humain et divin, sous les espèces du pain et du vin.
«Heureuse celle qui a cru» (Lc 1,45): dans le mystère de l'Incarnation, Marie a aussi anticipé la foi eucharistique de l'Église. Lorsque, au moment de la Visitation, elle porte en son sein le Verbe fait chair, elle devient, en quelque sorte, un «tabernacle» - le premier «tabernacle» de l'histoire - dans lequel le Fils de Dieu, encore invisible aux yeux des hommes, se présente à l'adoration d'Élisabeth, «irradiant» quasi sa lumière à travers les yeux et la voix de Marie. Et le regard extasié de Marie, contemplant le visage du Christ qui vient de naître et le serrant dans ses bras, n'est-il pas le modèle d'amour inégalable qui doit inspirer chacune de nos communions eucharistiques?

56 Durant toute sa vie au côté du Christ et non seulement au Calvaire, Marie a fait sienne la dimension sacrificielle de l'Eucharistie. Quand elle porta l'enfant Jésus au temple de Jérusalem «pour le présenter au Seigneur» (Lc 2,22) , elle entendit le vieillard Syméon lui annoncer que cet Enfant serait un «signe de division» et qu'une «épée» devait aussi transpercer le coeur de sa mère (cf. Lc 2,34-35) . Le drame de son Fils crucifié était ainsi annoncé à l'avance, et d'une certaine manière était préfiguré le «stabat Mater» de la Vierge au pied de la Croix. Se préparant jour après jour au Calvaire, Marie vit une sorte «d'Eucharistie anticipée», à savoir une «communion spirituelle» de désir et d'offrande, dont l'accomplissement se réalisera par l'union avec son Fils au moment de la passion et qui s'exprimera ensuite, dans le temps après Pâques, par sa participation à la Célébration eucharistique, présidée par les Apôtres, en tant que «mémorial» de la passion.
Comment imaginer les sentiments de Marie, tandis qu'elle écoutait, de la bouche de Pierre, de Jean, de Jacques et des autres Apôtres, les paroles de la dernière Cène: «Ceci est mon corps, donné pour vous» (Lc 22,19)? Ce corps offert en sacrifice, et représenté sous les signes sacramentels, était le même que celui qu'elle avait conçu en son sein! Recevoir l'Eucharistie devait être pour Marie comme si elle accueillait de nouveau en son sein ce coeur qui avait battu à l'unisson du sien et comme si elle revivait ce dont elle avait personnellement fait l'expérience au pied de la Croix.

57 «Faites cela en mémoire de moi» (Lc 22,19) . Dans le «mémorial» du Calvaire est présent tout ce que le Christ a accompli dans sa passion et dans sa mort. C'est pourquoi ce que le Christ a accompli envers sa Mère, il l'accomplit aussi en notre faveur. Il lui a en effet confié le disciple bien-aimé et, en ce disciple, il lui confie également chacun de nous: «Voici ton fils!». De même, il dit aussi à chacun de nous: «Voici ta mère!» (cf. Jn 19,26-27) .
Vivre dans l'Eucharistie le mémorial de la mort du Christ suppose aussi de recevoir continuellement ce don. Cela signifie prendre chez nous - à l'exemple de Jean - celle qui chaque fois nous est donnée comme Mère. Cela signifie en même temps nous engager à nous conformer au Christ, en nous mettant à l'école de sa Mère et en nous laissant accompagner par elle. Marie est présente, avec l'Église et comme Mère de l'Église, en chacune de nos Célébrations eucharistiques. Si Église et Eucharistie constituent un binôme inséparable, il faut en dire autant du binôme Marie et Eucharistie. C'est pourquoi aussi la mémoire de Marie dans la Célébration eucharistique se fait de manière unanime, depuis l'antiquité, dans les Églises d'Orient et d'Occident.

58 Dans l'Eucharistie, l'Église s'unit pleinement au Christ et à son sacrifice, faisant sien l'esprit de Marie. C'est une vérité que l'on peut approfondir en relisant le Magnificat dans une perspective eucharistique. En effet, comme le cantique de Marie, l'Eucharistie est avant tout une louange et une action de grâce. Quand Marie s'exclame: «Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur», Jésus est présent en son sein. Elle loue le Père «pour» Jésus, mais elle le loue aussi «en» Jésus et «avec» Jésus. Telle est précisément la véritable «attitude eucharistique».
En même temps, Marie fait mémoire des merveilles opérées par Dieu dans l'histoire du salut, selon la promesse faites à nos pères (cf. Lc 1,55) , et elle annonce la merveille qui les dépasse toutes, l'Incarnation rédemptrice. Enfin, dans le Magnificat est présente la tension eschatologique de l'Eucharistie. Chaque fois que le Fils de Dieu se présente à nous dans la «pauvreté» des signes sacramentels, pain et vin, est semé dans le monde le germe de l'histoire nouvelle dans laquelle les puissants sont «renversés de leurs trônes» et les humbles sont «élevés» (cf. Lc 1,52) . Marie chante les «cieux nouveaux» et la «terre nouvelle» qui, dans l'Eucharistie, trouvent leur anticipation et en un sens leur «dessein» programmé. Si le Magnificat exprime la spiritualité de Marie, rien ne nous aide à vivre le mystère eucharistique autant que cette spiritualité. L'Eucharistie nous est donnée pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat!




CONCLUSION

59 «Ave verum corpus natum de Maria Virgine!». Il y a quelques années, j'ai célébré le cinquantième anniversaire de mon ordination sacerdotale. Je ressens aujourd'hui comme une grâce le fait d'offrir à l'Église cette encyclique sur l'Eucharistie en ce Jeudi saint qui tombe en la vingt-cinquième année de mon ministère pétrinien. Cela me remplit le coeur de gratitude. Depuis plus d'un demi-siècle, chaque jour, à partir de ce 2 novembre 1946 où j'ai célébré ma première Messe dans la crypte Saint-Léonard de la cathédrale du Wawel à Cracovie, mes yeux se sont concentrés sur l'hostie et sur le calice, dans lesquels le temps et l'espace se sont en quelque sorte «contractés» et dans lesquels le drame du Golgotha s'est à nouveau rendu présent avec force, dévoilant sa mystérieuse «contemporanéité». Chaque jour, ma foi m'a permis de reconnaître dans le pain et le vin consacrés le divin Pèlerin qui, un certain jour, fit route avec les deux disciples d'Emmaüs pour ouvrir leurs yeux à la lumière et leur coeur à l'espérance (cf. Lc 24,13-35) .
Frères et soeurs très chers, permettez que, dans un élan de joie intime, en union avec votre foi et pour la confirmer, je donne mon propre témoignage de foi en la très sainte Eucharistie. « Ave verum corpus natum de Maria Virgine, / vere passum, immolatum, in cruce pro homine!». Ici se trouve le trésor de l'Église, le coeur du monde, le gage du terme auquel aspire tout homme, même inconsciemment. Il est grand ce mystère, assurément il nous dépasse et il met à rude épreuve les possibilités de notre esprit d'aller au-delà des apparences. Ici, nos sens défaillent - «visus, tactus, gustus in te fallitur», est-il dit dans l'hymne Adoro te devote -, mais notre foi seule, enracinée dans la parole du Christ transmise par les Apôtres, nous suffit. Permettez que, comme Pierre à la fin du discours eucharistique dans l'Évangile de Jean, je redise au Christ, au nom de toute l'Église, au nom de chacun d'entre vous: «Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle» (Jn 6,68) .

60 À l'aube de ce troisième millénaire, nous tous, fils et filles de l'Église, nous sommes invités à progresser avec un dynamisme renouvelé dans la vie chrétienne. Comme je l'ai écrit dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte, «il ne s'agit pas d'inventer un "nouveau programme". Le programme existe déjà: c'est celui de toujours, tiré de l'Évangile et de la Tradition vivante. Il est centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même, qu'il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour transformer avec lui l'histoire jusqu'à son achèvement dans la Jérusalem céleste».(103 ) La réalisation de ce programme d'un élan renouvelé dans la vie chrétienne passe par l'Eucharistie.
Tout engagement vers la sainteté, toute action visant à l'accomplissement de la mission de l'Église, toute mise en oeuvre de plans pastoraux, doit puiser dans le mystère eucharistique la force nécessaire et s'orienter vers lui comme vers le sommet. Dans l'Eucharistie, nous avons Jésus, nous avons son sacrifice rédempteur, nous avons sa résurrection, nous avons le don de l'Esprit Saint, nous avons l'adoration, l'obéissance et l'amour envers le Père. Si nous négligions l'Eucharistie, comment pourrions-nous porter remède à notre indigence?

61 Le mystère eucharistique - sacrifice, présence, banquet - n'admet ni réduction ni manipulation; il doit être vécu dans son intégrité, que ce soit dans l'acte de la célébration ou dans l'intime échange avec Jésus que l'on vient de recevoir dans la communion, ou encore dans le temps de prière et d'adoration eucharistique en dehors de la Messe. L'Église s'édifie alors solidement et ce qu'elle est vraiment est exprimé: une, sainte, catholique et apostolique; peuple, temple et famille de Dieu; corps et épouse du Christ, animée par l'Esprit Saint; sacrement universel du salut et communion hiérarchiquement structurée.
La voie que l'Église parcourt en ces premières années du troisième millénaire est aussi un chemin d'engagement oecuménique renouvelé. Les dernières décennies du deuxième millénaire, qui ont culminé avec le grand Jubilé, nous ont poussés dans cette direction, encourageant tous les baptisés à ré- pondre à la prière de Jésus «ut unum sint» (Jn 17,11) . Un tel chemin est long, hérissé d'obstacles qui dépassent les forces humaines; mais nous avons l'Eucharistie, et, en sa présence, nous pouvons entendre au fond de notre coeur, comme si elles nous étaient adressées, les paroles mêmes qu'entendit le prophète Élie: «Lève-toi et mange, autrement le chemin sera trop long pour toi» (1R 19,7) . Le trésor eucharistique que le Seigneur a mis à notre disposition nous pousse vers l'objectif du partage plénier de ce trésor avec tous les frères auxquels nous unit le même Baptême. Toutefois, pour ne pas gaspiller un tel trésor, il faut respecter les exigences liées au fait qu'il est le Sacrement de la communion dans la foi et dans la succession apostolique.
En donnant à l'Eucharistie toute l'importance qu'elle mérite et en veillant avec une grande attention à n'en atténuer aucune dimension ni aucune exigence, nous montrons que nous sommes profondément conscients de la grandeur de ce don. Nous y sommes aussi invités par une tradition ininterrompue qui, dès les premiers siècles, a vu la communauté chrétienne attentive à conserver ce «trésor». Poussée par l'amour, l'Église se préoccupe de transmettre aux générations chrétiennes à venir, sans en perdre un seul élément, la foi et la doctrine sur le mystère eucharistique. Il n'y a aucun risque d'exagération dans l'attention que l'on porte à ce Mystère, car «dans ce Sacrement se résume tout le mystère de notre salut».(104 )

62 Chers frères et soeurs, mettons-nous à l'école des saints, grands interprètes de la piété eucharistique authentique. En eux, la théologie de l'Eucharistie acquiert toute la splendeur du vécu, elle nous «imprègne» et pour ainsi dire nous «réchauffe». Mettons-nous surtout à l'écoute de la très sainte Vierge Marie en qui, plus qu'en quiconque, le Mystère de l'Eucharistie resplendit comme mystère lumineux. En nous tournant vers elle, nous connaissons la force transformante de l'Eucharistie. En elle, nous voyons le monde renouvelé dans l'amour. En la contemplant, elle qui est montée au Ciel avec son corps et son âme, nous découvrons quelque chose des «cieux nouveaux» et de la «terre nouvelle» qui s'ouvriront à nos yeux avec le retour du Christ. L'Eucharistie en est ici-bas le gage et d'une certaine manière l'anticipation: «Veni, Domine Iesu!» (Ap 22,20) .
Sous les humbles espèces du pain et du vin, transsubstantiés en son corps et en son sang, le Christ marche avec nous, étant pour nous force et viatique, et il fait de nous, pour tous nos frères, des témoins d'espérance. Si, face à ce mystère, la raison éprouve ses limites, le coeur, illuminé par la grâce de l'Esprit Saint, comprend bien quelle doit être son attitude, s'abîmant dans l'adoration et dans un amour sans limites.
Faisons nôtres les sentiments de saint Thomas d'Aquin, théologien par excellence et en même temps chantre passionné du Christ en son Eucharistie, et laissons notre âme s'ouvrir aussi à la contemplation du but promis, vers lequel notre coeur aspire, assoiffé qu'il est de joie et de paix:

«Bone pastor, panis vere,
Iesu, nostri miserere...».

Bon pasteur, pain véritable,
Jésus aie pitié de nous nourris-nous, protège-nous, fais-nous voir le bien suprême, dans la terre des vivants.

Toi qui sais et qui peux tout,
toi notre nourriture d'ici-bas, prends-nous là-haut pour convives et pour héritiers à jamais dans la famille des saints.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 17 avril 2003, Jeudi saint, en la vingt-cinquième année de mon pontificat et en l'année du Rosaire.

IOANNES PAULUS II






NOTES


1) Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen Gentium, n. LG 11.

2) Conc. oecum. Vat. II, Décret sur le ministère et la vie des prêtres Presbyterorum ordinis, n. PO 5.

3) Cf. Jean-Paul II, Lettre apost. Rosarium Virginis Mariæ (16 octobre 2002), n. : AAS 95 (2003), p. 19; La Documentation catholique 99 (2002), pp. 959- 960.

4) Tel est le titre que j'ai voulu donner à un témoignage autobiographique à l'occasion de mon cinquantième anniversaire de sacerdoce.

5) Leonis XIII P.M. Acta XXII (1903), pp. 115-136;

6) AAS 39 (1947), pp. 521-595; La Documentation catholique 45 (1948), col. 195-251.

7) AAS 57 (1965), pp. 753-774; La Documentation catholique 62 (1965), col. 1633-1651.

8) AAS 72 (1980), pp. 113-148; La Documentation catholique 77 (1980), pp. 301-312.

9) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. sur la sainte Liturgie Sacrosanctum concilium, n. : Salvator noster (...) Sacrificium Eucharisticum Corporis et Sanguinis sui instituit, quo Sacrificium Crucis in sæcula, donec veniret, perpetuaret...: «Notre Sauveur (...) institua le sacrifice eucharistique de son Corps et de son Sang pour perpétuer le sacrifice de la croix au long des siècles, jusqu'à ce qu'il vienne».

10) Catéchisme de l'Église catholique, n. CEC 1085.

11) Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. LG 3.

12) Cf. Paul VI, Profession de foi (30 juin 1968), n. 24: AAS 60 (1968), p. 442; La Documentation catholique 65 (1968), col. 1256-1257; Jean-Paul II, Lettr. apost. Dominicæ Cenæ (24 février 1980), n. 9: AAS 72 (1980), pp. 142-146; La Documentation catholique 77 (1980), pp. 305-306.

13) Catéchisme de l'Église catholique, n. CEC 1382.

14) Ibid., n. 1367.

15) Homélie sur la Lettre aux Hébreux, 17, 3: PG 63, 131.

16) Cf. Conc. oecum. de Trente, Session XXII, Doctrine sur le saint sacrifice de la Messe, ch. 2: DS 1743; La Foi catholique, n. 768: «C'est une seule et même victime, c'est le même qui offre maintenant par le ministère des prêtres, qui s'est offert lui-même alors sur la Croix; seule, la manière d'offrir diffère».

17) Pie XII, Encycl. Mediator Dei (20 novembre 1947): AAS 39 (1947), p. 548; La Documentation catholique 45 (1948), col. 216.

18) Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (15 mars 1979), n. RH 20: AAS 71 (1979), p. 310; La Documentation catholique 76 (1979), p. 317.


2003 Ecclesia de Eucaristia - L'EUCHARISTIE ET LA COMMUNION ECCLÉSIALE