SMGDM, Secret de Marie


Saint Louis-Marie

Grignon de Montfort




LE SECRET

DE

MARIE



Ame prédestinée, voiçi un secret que le Très-Haut m'a appris, et que je n'ai pu trouver en aucun livre ancien ou nouveau. Je (vous) le confie par le Saint-Esprit, à condition:
1. Que vous ne le confierez qu'aux personnes qui le méritent par leurs oraisons, leurs aumônes, leurs mortifications, persécutions, et zèle du salut des âmes et détachement;
2. Que vous vous en servirez pour devenir sainte et céleste; car ce secret ne devient grand qu'à mesur qu'une âme en fait usage. Prenez bien garde de demeurer les bras croisés, sans travail; car mon secret vous deviendrait poison et serait votre condamnation...
3. A condition que vous remercierez Dieu, tous les jours de votre vie, de la grâce qu'il vous a faite de vous apprendre un secret que vous ne méritez pas de savoir.
Et à mesure que vous vous en servirez dans les actions ordinaires de votre vie, vous en connaîtrez le prix et l'excellence que vous ne connaîtrez d'abord qu'imparfaitement, à cause de la multitude et de la grièveté de vos péchés et de vos attaches secrètes à vous-même.

Avant de passer outre dans un désir empressé et naturel de connaître la vérité, dites dévotement, à genoux, l'Ave, maris Stella et le Veni Creator pour demander à Dieu la grâce de comprendre et goûter ce mystère divin...
A cause du peu de temps que j'ai pour écrire, et du peu que vous avez à lire je dirai tout en abrégé...



1. Comment devenir saint ?

Ame, vivante image de Dieu et rachetée du Sang précieux de Jésus Christ, la volonté de Dieu sur vous est que vous deveniez sainte comme lui dans cette vie, et glorieuse comme lui dans l'autre. Mt 5,48 1P 1,15 Lv 19,2
L'acquisition de la sainteté de Dieu est votre vocation assurée; et c'est là que toutes vos pensées, paroles et actions, vos souffrances et tous les mouvements de votre vie doivent tendre; ou vous résistez à Dieu, en ne faisant pas ce pour quoi il vous a créée et vous conserve maintenant.
Oh ! quel ouvrage admirable ! la poussière changée en lumière, l'ordure en pureté, le péché en sainteté, la créature en le Créateur et l'homme en Dieu ! O ouvrage admirable ! je le répète, mais ouvrage difficile en lui-même et impossible à la seule nature; il n'y a que Dieu qui, par une grâce, et une grâce abondante et extraordinaire, puisse en venir à bout; et la création de tout l'univers n'est pas un si grand chef-d'oeuvre que celui-ci...


Les moyens pour vivre de la grâce

Ame, comment feras-tu ? Quels moyens choisiras-tu pour monter où Dieu t'appelle? Les moyens de salut et de sainteté sont connus de tous, sont marqués dans l'Evangile, sont expliqués par les maîtres de la vie spirituelle, sont pratiqués par les saints et nécessaires à tous ceux qui veulent se sauver et arriver à la perfection; tels sont: l'humilité de coeur, l'oraison continuelle, la mortification universelle, l'abandon à la divine providence, la conformité à la volonté de Dieu. Rm 8,1-13

Pour pratiquer tous ces moyens de salut et de sainteté, la grâce et le secours de Dieu est absolument nécessaire, et cette grâce est donnée à tous plus ou moins grande; car Dieu quoique infiniment bon, ne donne pas sa grâce également forte à tous, quoiqu'il la donne suffisante à tous. L'âme fidèle à une grande grâce fait une grande action, et avec une faible grâce fait une petite action. Le prix et l'excellence de la grâce donnée de Dieu et suivie de l'âme fait le prix et l'excellence de nos actions. Ces principes sont incontestables.


Rôle spécial de Marie, pleine de grâce

Tout se réduit donc à trouver un moyen facile pour obtenir de Dieu la grâce nécessaire pour devenir saint; et c'est celui que je veux (vous) apprendre. Et, je dis que pour trouver la grâce de Dieu, il faut trouver Marie.

Parce que:

1. C'est Marie seule qui a trouvé grâce (devant) Dieu, et pour soi, et pour chaque homme en particulier. Les patriarches et les prophètes, tous les saints de l'ancienne loi n'ont pu trouver cette grâce. Ga 4,4

2. C'est elle qui a donné l'être et la vie à l'Auteur de toute grâce, et, à cause de cela, elle est appelée Mère de la grace, Mater gratiae.

3. Dieu le Père, de qui tout don parfait et toute grâce descend comme de sa source essentielle, Jc 1,17 en lui donnant son Fils, lui a donné toutes ses grâces; en sorte que, comme dit Saint Bernard, la volonté de Dieu lui est donnée en lui et avec lui.

4. Dieu l'a choisie pour la trésorière, l'économe et la dispensatrice de toutes ses grâces; en sorte que toutes ses grâces et tous ses dons passent par ses mains; et, selon le pouvoir qu'elle en a reçu, comme elle veut, quand elle veut et autant qu'elle veut, les grâces du Père éternel, les vertus de Jésus-Christ et les dons du Saint Esprit.

5. Comme, dans l'ordre naturel, il faut qu'un enfant ait un père et une mère, de même, dans l'ordre de la grâce, il faut qu'un vrai enfant de l'Eglise ait Dieu pour père et Marie pour mère; et, s'il se glorifie d'avoir Dieu pour père, n'ayant point la tendresse d'un vrai enfant pour Marie, c'est un trompeur qui n'a que le démon pour père...

6. Puisque Marie a formé le Chef des prédestinés, qui est Jésus-Christ, c'est à elle aussi de former les membres de ce Chef, qui sont les vrais chrétiens: car une mère ne forme pas le chef sans les membres, ni les membres sans le chef. Quiconque donc veut être membre de Jésus-Christ, plein de grâce et de vérité, Jn 1,14 doit être formé en Marie par le moyen de la grâce de Jésus-Christ, qui réside en elle en plénitude, pour être communiquée en plénitude aux vrais membres de Jésus-Christ et à ses vrais enfants.

7. Le Saint-Esprit ayant épousé Marie, Lc 1,35 et ayant produit en elle, et par elle, et d'elle, Jésus-Christ, ce chef-d'oeuvre, le Verbe incarné, comme il ne l'a jamais répudiée, il continue à produire tous les jours en elle et par elle, d'une manière mystérieuse, mais véritable, les prédestinés.

8. Marie a reçu de Dieu une domination particulière sur les âmes pour les nourrir et faire croître en Dieu. Saint Augustin dit même que dans ce monde les prédestinés sont tous enfermés dans le sein de Marie, et qu'ils ne viennent au jour que lorsque cette bonne Mère les enfante à la vie éternelle. Par conséquent, comme l'enfant tire toute sa nourriture de sa mère, qui la rend proportionnée à sa faiblesse, de même les prédestinés tirent toute leur nourriture spirituelle et toute leur force de Marie.

9. C'est à Marie que Dieu le Père a dit: In Jacob inhabita: Ma fille, demeurez en Jacob, c'est-à-dire dans mes prédestinés figurés par Jacob. Si 24 C'est à Marie que Dieu le Fils a dit: In Israel haereditare: Ma chère Mère, ayez votre héritage en Israël, c'est-à-dire dans les prédestinés. Enfin, c'est à Marie que le Saint Esprit a dit: In electis meis mitte radices: Jetez, ma fidèle épouse, des racines en mes élus. Quiconque donc est élu et prédestiné, a la Saint Vierge demeurante chez soi, c'est-à-dire dans son âme, et il la laisse y jetter les racines d'une profonde humilité, d'une ardente charité et de toutes les vertus...

10. Marie est appelée par Saint Augustin, et est, en effet, le moule vivant de Dieu, forma Dei, c'est-à-dire que c'est en elle seule que Dieu (fait) homme a été formé au naturel, sans qu'il lui manque aucun trait de la Divinité, et c'est aussi en elle seule que l'homme peut être formé en Dieu au naturel, autant que la nature humaine en est capable, par la grâce de Jésus-Christ.
Un sculpteur peut faire une figure ou un portrait au naturel en deux manières: 1) se servant de son industrie, de sa force, de sa science et de la bonté de ses instruments pour faire cette figure en une matière dure et informe; 2) il peut la jeter en moule. La première est longue et difficile et sujette à beaucoup d'accidents: il ne faut souvent qu'un coup de ciseau ou de marteau donné mal à propos pour gâter tout l'ouvrage. La seconde est prompte, facile et douce, presque sans peine eet sans coûtage, pourvu que le moule soit parfait et qu'il représente au naturel; pourvu que la matière dont il se sert soit bien maniable, ne résistant aucunement à sa main.
Marie est le grand moule de Dieu, fait par le Saint-Esprit, pour former au naturel un Homme Dieu par l'union hypostatique, et pour former un homme Dieu par la grâce. Il ne manque à ce moule aucun trait de la divinité; quiconque y est jeté et se laisse manier aussi, y reçoit tous les traits de Jésus-Christ, vrai Dieu, d'une manière douce et proportionnée à la faiblesse humaine, sans beaucoup d'agonie et de travaux; d'une manière sûre, sans crainte d'illusion, car le démon n'a point eu et n'aura jamais d'accès en Marie, sainte et immaculée, sans ombre de la moindre tâche de péché. Ap 12,1
Oh! chère âme, qu'il y a de différence entre une âme formée en Jésus-Christ par les voies ordinaires de ceux qui, comme les sculpteurs, se fient en leur savoir-faire et s'appuient sur leur industrie, et entre une âme bien maniable, bien déliée, bien fondue, et qui, sans aucun appui sur elle-même, se jette en Marie et s'y laisse manier à l'opération du Saint-Esprit ! Qu'il y a de tâches, qu'il y a de défauts, qu'il y a de ténèbres, qu'il y a d'illusions, qu'il y a de naturel, qu'il y a d'humain dans la première âme; et que la seconde est pure, divine et semblable à Jésus-Christ!
Il n'y a point et il n'y aura jamais créature où Dieu soit plus grand, hors de lui-même et en lui-même, que dans la "divine" Marie, sans exception ni des bienheureux, ni des chérubins, ni des plus hauts séraphins, dans le paradis même...

Marie est le paradis de Dieu et son monde ineffable, où le Fils de Dieu est entré pour y opérer des merveilles, pour le garder et s'y complaire. Il a fait un monde pour l'homme voyageur, c'est celui-çi; il a fait un monde pour l'homme bienheureux et c'est le paradis; mais il en a fait un autre pour lui, auquel il a donné le nom de Marie; monde inconnu presque à tous les mortels ici-bas et incompréhensible à tous les anges et les bienheureux, là-haut dans le ciel, qui, dans l'admiration de voir Dieu si relevé et si reculé d'eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la divine Marie, s'écrient jour et nuit: Saint, Saint, Saint.
Heureuse et mille fois heureuse est l'âme içi-bas, à qui le Saint-Esprit révèle le secret de Marie pour le connaître; et à qui il ouvre ce jardin clos pour y entrer, cette fontaine scellée Ct 4,12 pour y puiser et boire à longs traits les eaux vives de la grâce! Cette âme ne trouvera que Dieu seul, sans créature, dans cette aimable créature; mais Dieu en même temps infiniment saint et relevé, infiniment condescendant et proportionné à sa faiblesse. Puisque Dieu est partout, on peut le trouver partout, jusque dans les enfers; mais il n'y a point de lieu où la créature puisse le trouver plus proche d'elle et plus proportionné à sa faiblesse qu'en Marie, puisque c'est pour cet effet qu'Il y est descendu. Partout ailleurs, Il est la Pain des forts et des anges; mais en Marie, Il est le Pain des enfants...

Qu'on ne s'imagine donc pas, avec quelques faux illuminés, que Marie, étant créature, soit un empêchement à l'union au Créateur, ce n'est plus Marie qui vit, c'est Jésus-Christ seul, c'est Dieu seul qui vit en elle. Sa transformation en Dieu surpasse plus celle de saint Paul et des autres saints, que le ciel ne surpasse la terre en élévation. Ga 2,20
Marie n'est faite que pour Dieu, et tant s'en faut qu'elle arrête une âme à elle-même, qu'au contraire elle la jette en Dieu et l'unit à lui avec d'autant plus de perfection que l'âme s'unit davantage à elle. Marie est l'écho admirable de Dieu, qui ne répond que: Dieu, lorsqu'on lui crie: Marie, qui ne glorifie que Dieu, lorsque, avec sainte Elisabeth, on l'apelle bienheureuse Lc 1,45. Si les faux illuminés, qui ont été misérablement abusés par le démon jusque dans l'oraison, avaient su trouver Marie, et par Marie Jésus et par Jésus Dieu, ils n'auraient pas fait de si terribles chutes. Quand on a une fois trouvé Marie, et, par Marie, Jésus, et par Jésus, Dieu le Père, on a trouvé tout bien, disent les saintes âmes: Inventa, etc. Qui dit tout n'excepte rien: toute grâce et toute amitié auprès de Dieu; toute sûreté contre les ennemis de Dieu; toute vérité contre le mensonge; toute facilité et toute victore contre les difficultés du salut; toute douceur et toute joie dans les amertumes de la vie.

Ce n'est pas que celui qui a trouvé Marie par une vraie dévotion soit exempt de croix et de souffrances, tant s'en faut; il en est plus assailli qu'aucun autre, parce que Marie, étant la mère des vivants, donne à tous ses enfants des morceaux de l'Arbre de vie, qui est la croix de Jésus, mais c'est qu'en leur taillant de bonnes croix, elle leur donne la grâce de les porter patiemment et même joyeusement; en sorte que les croix qu'elle donne à ceux qui lui appartiennent sont plutôt des confitures ou des croix confites que des croix amères; ou s'ils en sentent pour un temps l'amertume du calice qu'il faut boire nécessairement pour être ami de Dieu, la consolation et la joie, que cette bonne Mère fait succéder à la tristesse, les animent infiniment à porter des croix encore plus lourdes et plus amères.

La difficulté est donc de savoir trouver véritablement la divine Marie, pour trouver toute grâce abondante. Dieu étant maître absolu peut communiquer par lui-même ce qu'il ne communique ordinairement que par Marie; on ne peut nier, sans témérité, qu'il ne fasse même quelquefois, cependant, selon l'ordre que la divine Sagesse a établi, il ne se communique ordinairement aux hommes que par Marie dans l'ordre de la grâce, comme dit Saint Thomas. Il faut, pour monter et s'unir à lui, se servir du même moyen dont il s'est servi pour descendre à nous, pour se faire homme et pour nous communiquer ses grâces; et ce moyen est une vraie dévotion à la Sainte Vierge.



2. Le secret de cette dévotion Mariale


Il y a, en effet, plusieurs véritables dévotions à la très sainte Vierge: et je ne parle pas içi des fausses.

La première consiste à s'acquitter des devoirs du chrétien, évitant le péché mortel, agissant plus par amour que par crainte et priant de temps en temps la Sainte Vierge et l'honorant comme la Mère de Dieu, sans aucune dévotion spéciale envers elle.

La seconde consiste à avoir pour la Saint Vierge des sentiments plus parfaits d'estime, d'amour, de confiance et de vénération. Elle porte à se mettre des confréries du saint Rosaire, du Scapulaire, à réciter le chapelet et le saint Rosaire, à honorer ses images et ses autels, à publier ses louanges et s'enrôler dans ses congrégations. Et cette dévotion, excluant le péché, est bonne, sainte et louable; mais elle n'est pas si parfaite ni si capable de retirer les âmes des créatures et de les détacher d'elles-mêmes pour les unir à Jésus-Christ...

La troisième dévotion à la Sainte Vierge, connue et pratiquée de très peu de personnes est celle-çi que je vais découvrir.

Ame prédestinée, elle consiste à se donner tout entier, en qualité d'esclave, à Marie et à Jésus par elle; ensuite, à faire toute chose avec Marie, en Marie, par Marie et pour Marie.
J'explique ces choses.

Il faut choisir un jour remarquable pour se donner, se consacrer et sacrifier volontairement et par amour, sans contrainte, tout entier, sans aucune réserve, son corps et son âme; ses biens extérieurs de fortune, comme sa maison, sa famille et ses revenus; ses biens intérieurs de l'âme, savoir: ses mérites, ses grâces, ses vertus et satisfactions.

Il faut remarquer ici qu'on fait sacrifice, par cette dévotion, à Jésus par Marie, de tout ce qu'une âme a de plus cher et dont aucune religion (i.e. ordre religieux) n'exige le sacrifice, qui est du droit qu'on a de disposer de soi-même et de la valeur de ses prières, de ses aumônes, de ses mortifications et satisfactions; en sorte qu'on en laisse l'entière disposition à la très Sainte Vierge, pour appliquer selon sa volonté à la plus grande gloire de Dieu qu'elle seule connaît parfaitement.
On laisse en sa disposition toute la valeur satisfactoire et impétratoire de ses bonnes oeuvres: ainsi, après l'oblation qu'on en a faite, quoique sans aucun voeur, on n'est plus maître de tout le bien qu'on fait; mais la très Sainte Vierge peut l'appliquer, tantôt à une âme du purgatoire, pour la soulager ou délivrer, tantôt à un pauvre pécheur pour le convertir.
On met bien, par cette dévotion, ses mérites entre les mains de la Sainte Vierge; mais c'est pour les garder, les augmenter, les embellir, parce que nous ne pouvons nous communiquer les uns aux autres les mérites de la grâce sanctifiante, ni de la gloire...
Mais on lui donne toutes ses prières et bonnes oeuvres, en tant qu'impétratoires et satisfactoires, pour les distribuer et appliquer à qui il lui plaira; et si, après s'être ainsi consacré à la Sainte Vierge, on désire soulager quelque âme du purgatoire... sauver quelque pécheur, soutenir quelqu'un de nos amis par nos prières, nos aumônes, nos mortifications, nos sacrifices, il faudra le lui demander humblement, et s'en tenir à ce qu'elle en déterminera, sans le connaître; étant bien persuadé que la valeur de nos actions, étant dispensée par la même main dont Dieu se sert pour nous dispenser ses grâces et ses dons, ils ne peuvent manquer d'être appliqués à sa plus grande gloire.

J'ai dit que cette dévotion consiste à se donner à Marie en qualité d'esclave. Il faut remarquer qu'il y a trois sortes d'esclavage.
Le premier est l'esclavage de la nature; les hommes bons et mauvais sont esclaves de Dieu en cette manière.
Le second, c'est l'esclavage de contrainte; les démons et les damnés sont les esclaves de Dieu en cette manière.
Le troisième, c'est l'esclavage d'amour et de volonté; et c'est celui par lequel nous devons nous consacrer à Dieu par Marie, de la manière la plus parfaite dont une créature se puisse servir pour se donner à son Créateur.

Remarquez encore qu'il y a bien de la différence entre un serviteur et un esclave! Un serviteur veut des gages pour ses services; l'esclave n'en a point. Le serviteur est libre de quitter son maître quant il voudra et il ne le sert que pour un temps; l'esclave ne le peut quitter justement, il lui est livré pour toujours. Le serviteur ne donne pas à son maître droit de vie et de mort sur sa personne; l'esclave se donne tout entier, en sorte que son maître pourrait le faire mourir sans qu'il en fût inquiété par la justice.
Mais il est aisé de voir que l'esclave de contrainte a la plus étroite des dépendances, que ne peut proprement convenir qu'à un homme envers son Créateur. C'est pourquoi les chrétiens ne font point de tels esclaves; il n'y a que les Turcs et les idôlatres qui en font de la sorte.

Heureuse et mille fois heureuse est l'âme libérale qui se consacre à Jésus par Marie, en qualité d'esclave d'amour, après avoir secouté par le baptême l'esclavage tyrannique du démon!


Les fruits de cette dévotion


Il me faudrait beaucoup de lumières pour décrire parfaitement l'excellence de cette pratique, et je dirai seulement en passant:

1) Que se donner ainsi à Jésus par les mains de Marie, c'est imiter Dieu le Père qui ne nous a donné son Fils que par Marie, et qui ne nous communique ses grâces que par Marie; c'est imiter Dieu le Fils qui n'est venu à nous que par Marie, et qui, nous ayant donné l'exemple pour faire comme il a fait, nous a sollicités à aller à lui par le même moyen par lequel il est venu à nous, qui est Marie; c'est imiter le Saint-Esprit qui ne nous communique ses grâces et ses dons que par Marie. N'est-il pas juste que la grâce retourne à son auteur, dit saint Bernard, par le même canal par lequel elle nous est venue?

2) Aller à Jésus-Christ par Marie, c'est véritablement honorer Jésus-Christ, parce que c'est marquer que nous ne sommes pas dignes d'approcher de sa sainteté infinie directement par nous-mêmes, à cause de nos péchés, et que nous avons besoin de Marie, sa sainte Mère, pour être notre avocate et notre médiatrice auprès de lui, qui est notre médiateur. C'est en même temps s'approcher de lui comme de notre médiateur et notre frère, et nous humilier devant lui comme devant notre Dieu et notre juge: en un mot, c'est pratiquer l'humilité qui ravit toujours le coeur de Dieu...

3) Se consacrer ainsi à Jésus par Marie, c'est mettre entre les mains de Marie nos bonnes actions qui, quoiqu'elles paraissent bonnes, sont très souvent souillées et indignes des regards et de l'acceptation de Dieu devant qui les étoiles ne sont pas pures. Jb 15,15
Ah! prions cette bonne Mère et Maîtresse que, ayant reçu notre pauvre présent, elle le purifie, elle le sanctifie, elle l'élève et l'embellisse de telle sorte qu'elle le rende digne de Dieu. Tous les revenus de notre âme sont moindre devant Dieu, le père de famille, pour gagner son amitié et sa grâce, que ne serait devant le roi la pomme véreuse d'un pauvre paysan, fermier de sa Majesté, pour payer sa ferme. Que ferait le pauvre homme, s'il avait de l'esprit et s'il était bien venu auprès de la reine? Amie du pauvre paysan et respectueuse envers le roi, n'ôterait-elle pas de cette pomme ce qu'il y aurait de véreux et de gâté et ne la mettrait-elle pas dans un bassin d'or entouré de fleurs; et le roi pourrait-il s'empêcher de la recevoir, même avec joie, des mains de la reine qui aime ce paysan... Modicum quid offerre desideras? manibus Mariae tradere cura, si non vis sustinere repulsam. Si vous voulez offrir quelque peu de chose à Dieu, dit saint Bernard, mettez-le dans les mains de Marie, à moins que vous ne vouliez être rebuté.
Bon Dieu que tout ce que nous faisons est peu de chose! Mais mettons-nous dans les mains de Marie par cette dévotion. Comme nous nous serons donnés tout à fait à elle, autant qu'on se peut donner, en nous dépouillant de tout en son honneur, elle nous sera infiniment plus libérale, elle nous donnera "pour un oeuf un boeuf", elle se communiquera toute à nous avec ses mérites et ses vertus; elle mettra nos présents dans le plat d'or de sa charité, elle nous revêtira comme Rébecca fit Jacob Gn 27,15, des beaux habits de son Fils aîné et unique Jésus-Christ, c'est-à-dire de ses mérites qu'elle a en sa disposition: et ainsi, comme ses domestiques et ses esclaves, après nous être dépouillés de tout pour l'honorer, nous aurons doubles vêtement: Omnes domestici ejus vestiti sunt duplicibus Pr 31,21: vêtements, ornements, parfums, mérites et vertus de Jésus et Marie dans l'âme d'un esclave de Jésus et Marie dépouillé de soi-même et fidèle en son dépouillement.

4) Se donner ainsi à la Sainte Vierge, c'est exercer dans le plus haut point qu'on peut la charité envers le prochain, puisque se faire volontairement son captif, c'est lui donner ce qu'on a de plus cher, afin qu'elle en puisse disposer à sa volonté en faveur des vivants et des morts.

5) C'est par cette dévotion qu'on met ses grâces, ses mérites et vertus en sûreté, en faisant Marie la dépositaire et lui disant: "Tenez, ma chère Maîtresse, voilà ce que, par la grâce de votre cher Fils, j'ai fait de bien; je ne suis pas capable de le garder à cause de ma faiblesse et de mon inconstance, à cause du grand nombre et de la malice de mes ennemis qui m'attaquent jour et nuit. Héla! si l'on voit tous les jours les cèdres du Liban tomber dans la boue, et des aigles, s'élevant jusqu'au soleil, devenir des oiseaux de nuit; mille justes de même tombent à ma gauche et dix mille à ma droite, mais ma puissante et très puissante Princesse, gardez tout mon bien, de peur qu'on ne me le vole, tenez-moi, de peur que je ne tombe; je vous confie en dépôt tout ce que j'ai: Depositum custodi. - Scio cui crédidi. 1Tm 6,20 2Tm 1,12 Je sais bien qui vous êtes, c'est pourquoi je me confie tout à vous; vous êtes fidèle à Dieu et aux hommes, et vous ne permettez pas que rien périsse de ce que (je) vous confie; vous êtes puissante, et rien ne peut vous nuire, ni ravir ce que vous avez entre les mains." Ipsam sequens non devias; ipsam rogans non desperas; ipsam cogitans non erras; ipsa tenete, non corruis; ipsam protegente, non metuis; ipsa duce, non fatigaris; ipsa propitia, pervenis (Lorsque vous la suivez, vous ne faites pas fausse route; lorsque vous la priez, vous ne perdez pas espérance; lorsqu'elle occupe votre pensée, vous êtes à l'abri de l'erreur; lorsqu'elle vous soutient, vous ne tombez pas; lorsqu'elle vous protège, vous ne craignez pas; lorsqu'elle vous conduit, vous ne vous fatiguez pas; lorsqu'elle vous est favorable, vous arrivez au port de salut). Et ailleurs: Detinet Filium ne percutiat; detinet diabolum ne noceat; detinet virtutes ne fugiant; detinet merita ne pereant; detinet gratiam ne effluat (Elle empêche son Fils de punir; elle empêche le diable de nuire; elle empêche les vertus de ses dissiper, les mérites de périr et les grâces de se perdre). Ce sont les paroles de saint Bernard qui expriment en substance tout ce que je viens de dire. Quand il n'y aurait que ce seul motif pour m'exciter à cette dévotion, comme (étant) le moyen de me conserver et augmenter même dans la grâce de Dieu, je ne devrais respirer que feu et flammes pour elle.

6) Cette dévotion rend une âme vraiment libre de la liberté des enfants de Dieu. Rm 8,30 Comme pour l'amour de Marie, on se réduit volontairement en l'esclavage, cette chère maîtresse, par reconnaissance, élargit et dialate le coeur, et fait marcher à pas de géant dans la voie des commandements de Dieu. Elle ôte l'ennui, la tristesse et le scrupule. Ce fut cette dévotion que Notre Seigneur apprit à la chère Agnès de Langeac religieuse morte en odeur de sainteté, comme un moyen assuré pour sortir des grandes peines et perplexités où elle se trouvait: "Fais-toi, lui dit-il, esclave de ma Mère et prends la chaînette"; ce qu'elle fit; et, dans le moment, toutes ses peines cessèrent.

Pour autoriser cette dévotion, il faudrait rapporter ici toutes les bulles et les indulgences des papes et les mandements de évêques en sa faveur, les confréries établies en son honneur, l'exemple de plusieurs saints et grand personnages qui l'on pratiquée; mais je passe tout cela sous silence...


L'esprit véritable de cette dévotion


J'ai dit ensuite que cette dévotion consistait à faire toutes choses avec Marie, en Marie, par Marie et pour Marie.

Ce n'est pas assez de s'être donné une fois à Marie, en qualité d'esclave; ce n'est pas même assez de le faire tous les mois, et toutes les semaines: ce serait une dévotion trop passagère, et elle n'élèverait pas l'âme à la perfection où elle est capable de l'élever. Il n'y a pas beaucoup de difficulté à s'enrôler dans une confrérie, à embrasser cette dévotion et à dire quelques prières vocales tous les jours, comme elle prescrit; mais la grande difficulté est d'entrer dans l'esprit de cette dévotion qui est de rendre une âme intérieusement dépendante et esclave de la très Sainte Vierge et de Jésus par elle.
J'ai trouvé beaucoup de personnes, qui, avec une ardeur admirable, se sont mises sous leur saint esclavage, à l'extérieur; mais j'en ai bien rarement trouvé qui en aient pris l'esprit et encore moins qui y aient persévéré.

1) La pratique essentielle de cette dévotion consite à faire toutes ses actions avec Marie, c'est-à-dire à prendre la Sainte Vierge pour le modèle accompli de tout ce qu'on doit faire.
C'est pourauoi, avant d'entreprendre quelque chose, il faut renoncer à soi-même et à ses meilleures vues, il faut s'anéantir devant Dieu, comme de soi incapable de tout bien surnaturel et de toute action utile au salut; il faut recourir à la très Sainte Vierge, et s'unir à elle et à ses intentions, quoique inconnues; il faut s'unir par Marie aux intentions de Jésus-Christ, c'est-à-dire se mettre comme un instrument entre les mains de la très Sainte Viergen afin qu'elle agisse en nous, de nous et pour nous, comme bon lui semblera, à la plus (grande) gloire de son Fils, et par son Fils, Jésus, à la gloire du Père; en sorte qu'on ne prenne de vie intérieure et d'opération spirituelle que dépendamment d'elle...

2) Il faut faire toutes choses en Marie, c'est-à-dire qu'il faut s'accoutumer peu à peu à se recueillir au-dedans de soi-même pour y former une petite idée ou image spirituelle de la très Sainte Vierge. Elle sera à l'âme l'Oratoire pour y faire toutes ses prières à Dieu, sans craindre d'être rebutée; la Tour de David pour s'y mettre en sûreté contre tous ses ennemis Ct 4,4; la lampe allumée pour éclairer tout l'intérieur et pour brûler de l'amour divin Mt 5,15; le Reposoir sacré pour voir Dieu avec elle; et enfin son unique Tout auprès de Dieu, son recours universel. Si elle prie, ce sera en Marie; si elle reçoit Jésus par la sainte communion, elle le mettra en Marie pour s'y complaire; si elle agit, ce sera en Marie; et partout et en tout elle produira ses actes de renoncement à elle-même...

3) Il faut n'aller jamais à Notre-Seigneur que par son intercession et son crédit auprès de lui, ne se trouvant jamais seul pour le prier...

4) Il faut faire toutes ses actions pour Marie c'est-à-dire qu'étant esclave de cette auguste Princesse, il faut qu'elle ne travaille plus que pour Elle, que pour son profit, que pour sa gloire, comme fin prochaine, et pour la gloire de Dieu, comme fin dernière. Elle (doit) donc en tout ce qu'elle fait, renoncer à son amour propre, qui se prend presque toujours pour fin d'une manière presque imperceptible, et répéter souvent du fond du coeur: O ma chère Maîtresse, c'est pour vous que je vais ici ou là, que je fais ceci ou cela que je souffre cette peine ou cette injure!

Prends bien garde, âme prédestinée, de croire qu'il est plus parfait d'aller tout droit à Jésus, tout droit à Dieu dans ton opération et intention; si tu veux y aller sans Marie, ton opération, ton intention sera de peu de valeur; mais y allant par Marie, c'est l'opération de Marie en toi, et, par conséquent, elle sera très relevée et très digne de Dieu.

De plus, prend bien garde de te faire violence pour sentir et goûter ce que tu dis et fais: dis et fais tout dans la pure foi que Marie a eue sur la terre, qu'elle te communiquera avec le temps; laisse à ta Souveraine, pauvre petite esclave, la vue claire de Dieu, les transports, les joies, les plaisirs, les richesses, et ne prends pour toi que la pure foi, pleine de dégoûts, de distractions, d'ennuis, de sécheresse; dis: Amen, Ainsi soit-il, à ce que fait Marie, ma Maîtresse, dans le ciel: c'est ce que je fais de meilleur pour le présent...

Prends bien garde encore de te tourmenter si tu ne jouis pas sitôt de la douce présence de la Sainte Vierge en ton intérieur. Cette grâce n'est pas faîte à tous; et quand Dieu en favorise une âme par grande miséricorde, il lui est bien aisé de la persre si elle n'est pas fidèle à se recueillir souvent; et si ce malheur t'arrivait, reviens doucement et fais amende honorable à ta Souveraine.


Effets de cette dévotion


L'expérience t'en apprendra infiniment plus que je ne t'en dis, et tu trouveras, si tu as été fidèle au peu que je t'ai dit, tant de richesse et de grâces en cette pratique que tu en seras surprise et ton âme en sera toute remplie d'allégresse...

Travaillons donc, chère âme, et faisons en sorte que, par cette dévotion fidèlement pratiquée, l'âme de Marie soit en nous pour glorifier le Seigneur, que l'esprit de Marie soit en nous pour se réjouir en Dieu son Sauveur. Ce sont là les paroles de saint Ambroise: Sit in singulis anima Mariae ut magnificet Dominum, sit in singulis spiritus Mariae ut exsultet in Deo. Et ne croyons pas qu'il y eut plus de gloire et de bonheur à demeurer dans le sein d'Abraham, qui est le Paradis, que dans le sein de Marie, puisque Dieu y a mis son trône. Ce sont les paroles du saint abbé Guerric: Ne credideris majoris esse felicitatis habitare in sinu Abrahae, qui vocatur Paradisus, quam in sinu Mariae in quo Dominus thonum suum posuit.


SMGDM, Secret de Marie