Tertullien, des Spectacles


TERTULLIEN

CONTRE LES SPECTACLES

1 Serviteurs de Jésus-Christ, qui travaillez en ce moment à vous approcher de Dieu(1), vous tous qui l'avez déjà confessé et lui avez rendu témoignage, apprenez sur quelles règles de la foi, sur quels principes de la vérité, sur quelle loi de la discipline repose l'obligation de renoncer aux spectacles, parmi les autres erreurs du siècle, de peur que vous ne péchiez, les uns par ignorance, les autres par dissimulation. Tel est en effet la séduction des plaisirs, qu'elle entraîne l'ignorance dans la chute, ou corrompt la conscience par le mépris du devoir. Pour ajouter à ce double malheur, on se prévaut des maximes des païens qui, dans cette matière, ont coutume de raisonner ainsi contre nous. Qu'importent à la religion, au fond de l'âme et de la conscience, des consolations extérieures accordées uniquement à l'oeil et à l'oreille? Dieu s'offense-t-il d'un délassement durant lequel l'homme garde toujours la crainte et le respect qu'il lui doit? Non, en jouir dans son temps et dans son lieu n'est pas un crime. Illusion! Nous avons dessein de démontrer que ces plaisirs s'accordent aussi peu avec la religion véritable qu'avec la véritable soumission à Dieu. Suivant quelques-uns, les Chrétiens, race d'hommes toujours prête à mourir(2) se forment à l'intrépidité par la privation des divertissements, afin de mépriser plus facilement la vie, en coupant les liens qui pourraient les y enchaîner, et de ne pas regretter une chose qu'ils ont rendue inutile. Ainsi, sur ce fondement, il faudrait haïr sa vie plutôt par les conseils d'une sagesse humaine que par soumission au précepte divin. En effet, ceux qui persévèrent dans le plaisir ne meurent pour Dieu qu'avec regret. Toutefois, s'il en était ainsi, cette mâle constance devrait déjà savoir gré à ces sages précautions.

Notes:
(1) Les catéchumènes.
(2) Bossuet a dit: «Genre d'hommes destiné à la mort;» ce qui fait aussi un très beau sens.


2 Mais ce prétexte est dans la bouche de tout le monde: «Dieu, s'écrie-t-on, et nous l'avouons aussi, Dieu a créé toutes choses et les a données à l'homme.» Toutes ces créatures sont bonnes, puisque leur auteur est bon. Parmi elles, il faut ranger tout ce qui compose un spectacle: le cheval, le lion, les forces du corps, les agréments de la voix. Conséquemment on ne saurait regarder comme étranger ou ennemi de Dieu ce qui est sorti de ses mains; ni comme criminel ce qui n'est pas l'ennemi de Dieu, puisqu'il ne lui est pas étranger. Les amphithéâtres eux-mêmes, qui ne sont que des pierres, du ciment, des marbres et des colonnes, sont l'ouvrage de Dieu, qui déposa ces matières dans la terre pour les besoins de l'homme; il y a mieux: les représentations n'ont-elles pas lieu sous le ciel de la divinité?» Ô ignorance humaine, que tu es une habile raisonneuse, surtout quand tu crains de perdre quelque joie de cette nature ou quelque avantage du monde! Enfin, on en trouve un grand nombre que la crainte de renoncer au plaisir éloigne plus de notre religion que la crainte de la mort. Car, si insensé que l'on soit, on ne redoute pas la mort, tribut inévitable. Mais le sage lui-même se laisse captiver par le plaisir, tant il a d'ascendant! Sages ou insensés, la vie tout entière est pour nous dans ce mot: le plaisir!

Que Dieu soit le Créateur de toutes choses, que toutes ces choses soient bonnes et mises au service de l'homme, personne ne le conteste, parce que personne n'ignore ce que la nature suggère d'elle-même. Mais quand on ne connaît Dieu qu'à demi, par le droit de la nature et non par celui de l'adoption, de loin et non de près, on ignore nécessairement comment il nous prescrit d'user, lorsqu'il donne, et quelle puissance jalouse tend à adultérer(3) constamment les créations divines, parce que l'on ne connaît ni la volonté, ni l'antagoniste de celui que l'on ne connaît qu'imparfaitement. Il ne suffit pas de considérer par qui l'universalité des êtres a été créée; il faut encore examiner par qui ils ont été pervertis. Par ce moyen, on reconnaîtra à quel usage ils sont destinés, en voyant à quels usages ils ne le sont pas. Il y a une grande différence entre la corruption et l'intégrité, parce qu'il y a une grande différence entre le corrupteur et l'auteur.

Au reste, tous les crimes, de quelque nature qu'ils soient, que les païens eux-mêmes défendent et proscrivent comme des choses indubitablement mauvaises, se consomment avec les oeuvres de Dieu. Vous voulez devenir homicide par le fer, le poison et les enchantements. Mais le fer est l'ouvrage de Dieu, aussi bien que les herbes vénéneuses et les mauvais anges. Leur auteur les a-t-il destinés cependant à conspirer contre la vie de l'homme? Loin de là! il étouffe jusqu'à la pensée de l'homicide par cet unique et principal commandement: «Tu ne tueras point.» De même l'or, l'argent, l'ivoire, le bois, toutes les matières qui servent à tailler des idoles, qui les plaça dans le monde, sinon le Dieu créateur du monde? A-t-il prétendu cependant que le monde les adorât à son préjudice? Non, assurément, puisque l'idolâtrie est à ses yeux le plus grand outrage. Qu'y a-t-il parmi les choses qui offensent Dieu qui ne soit à Dieu? Mais ce qui l'offense cesse d'être l'oeuvre de Dieu, et l'offense dès qu'il cesse de l'être. L'homme lui-même, auteur de toutes sortes de crimes, n'est pas seulement l'oeuvre de Dieu; il est encore son image. Et cependant il s'est révolté contre son Créateur, et dans son corps et dans son intelligence. En effet, nous n'avons pas reçu des yeux, pour les feux de la concupiscence, des oreilles pour les ouvrir aux mauvais discours, une langue pour la prostituer à la calomnie, une bouche pour les sollicitations de la gourmandise, la virilité pour la tourner aux excès de l'incontinence, des mains pour les consacrer au vol, des pieds pour courir au crime: notre âme n'a point été unie au corps pour devenir un arsenal de fraudes, de mensonge et d'iniquité. Je ne l'imagine pas. Ainsi donc, s'il est vrai que Dieu, principe de sainteté, haïsse le mal et jusqu'à la pensée du mal, il suit évidemment qu'il n'a point créé pour des fins criminelles ce qu'il condamne, puisque les instruments de nos fautes ne deviennent mauvais que par le mauvais usage que nous en faisons. Nous donc qui, en connaissant Dieu, connaissons également son rival; nous qui avons appris à distinguer le Créateur d'avec le faussaire, pourquoi nous étonner et douter encore, puisque l'adresse de l'ange faussaire et jaloux, après avoir réussi dès l'origine à faire déchoir de son innocence l'homme image du Dieu qui l'a créé et maître de l'univers, pervertit et tourna contre le Créateur toutes les facultés que l'homme avait reçues du Créateur pour une destination d'innocence et d'intégrité? Il avait vu avec douleur que l'empire sur l'universalité des êtres fût échu à l'homme plutôt qu'à lui-même. Que fit-il? Il souleva contre le Créateur le roi de la création, afin d'établir dans la création son propre domaine.

Notes:
(3) L'expression est de Bossuet

3 Cette doctrine ainsi exposée contre l'opinion des païens, occupons-nous plutôt d'instruire les nôtres. En effet, la foi de quelques-uns, soit simplicité, soit scrupule, réclame l'autorité des Écritures pour renoncer aux spectacles, hésitant ainsi à s'abstenir de plaisirs que des textes précis et formels n'interdiraient pas aux serviteurs de Dieu. Sans doute nous ne trouvons nulle part cette défense: Tu n'iras point au Cirque ni au théâtre; tu n'assisteras point à des jeux ni à des représentations, textuellement énoncée comme les préceptes qui suivent: «Tu ne tueras point;» -- tu n'adoreras point d'image taillée; -- tu ne commettras point d'adultère; -- tu ne déroberas point.» Mais nous trouvons que cette première parole de David concerne cette défense: «Heureux l'homme qui n'est pas entré dans l'assemblée des impies, qui ne s'est pas arrêté dans la voie des pécheurs, et ne s'est point assis dans la chaire de corruption!» Bien que le Psalmiste semble avoir loué le juste de n'avoir pris aucune part au conseil et à l'assemblée des Juifs pendant qu'ils délibéraient sur la mort du Seigneur, toutefois l'Écriture admet toujours une interprétation plus large partout où le sens moral paraît conforme à celui que présente la lettre, de sorte que rien n'empêche de prendre ces mots pour une prohibition des spectacles. Si le prophète, en effet, a pu nommer quelques Juifs l'assemblée des impies, à combien plus forte raison l'immense multitude du peuple idolâtre? Les païens sont-ils moins impies, moins pécheurs, moins ennemis du Christ que les Juifs d'alors? Même conformité dans tout le reste. Les spectacles ont aussi leurs voies où l'on s'arrête. On appelle voies les degrés circulaires qui vont en pente et séparent les chevaliers d'avec le peuple. On appelle aussi chaires les sièges de l'orchestre destinés aux sénateurs. Ainsi, par opposition: «Malheureux l'homme qui entre dans l'assemblée des impies quelle qu'elle soit, qui s'arrête dans la voie des pécheurs, n'importe laquelle, et s'assied dans telle ou telle chaire de corruption!» Prenons ces mots dans un sens général, puisque souvent des paroles qui ne semblent s'adresser qu'à quelques-uns s'adressent à tous. Quand Dieu rappelle ses préceptes aux Israélites, ou leur reproche leurs crimes, il a en vue l'universalité des hommes. S'il menace l'Égypte et l'Éthiopie d'une ruine prochaine, il condamne du même coup toutes les nations pécheresses. Ainsi toute nation pécheresse est pour lui l'Égypte et l'Éthiopie; c'est l'espèce pour le genre. Il en use de même pour les spectacles, qu'il appelle «l'assemblée des impies.» C'est le genre pour l'espèce.

4 Mais pour que l'on ne s'imagine pas que je cherche des subtilités, j'invoquerai l'autorité plus décisive de notre sceau baptismal. Lorsque, descendus dans l'eau régénératrice, nous avons fait profession de la foi chrétienne, en lui empruntant les paroles de sa loi, nous avons déclaré par notre propre bouche que nous renoncions au démon, à ses pompes et à ses anges. Or, où le démon, ses pompes et ses anges dominent-ils avec plus d'empire que dans l'idolâtrie? N'est-elle pas comme le trône de l'esprit immonde et malfaisant? car je ne veux pas m'étendre davantage sur ce point. Si donc je démontre que l'appareil et la magnificence des spectacles reposent sur l'idolâtrie, j'aurai établi un préjugé certain que les engagements pris à notre baptême impliquent aussi la renonciation aux spectacles, espèce de sacrifice que l'idolâtrie offre à Satan, à ses pompes et à ses anges. Nous remonterons donc à l'origine de chaque spectacle en particulier, pour savoir comment ils se sont introduits dans le monde; de là, nous examinerons les titres de quelques-uns, et les noms dont ils sont appelés; puis viendront l'appareil et les superstitions qui les accompagnent; les lieux nous montreront ensuite à quelles divinités ils sont consacrés; et enfin la nature de leurs représentations, quels ont été leurs fondateurs. Si quelqu'une de ces choses est étrangère aux idoles, alors elle n'aura rien de commun avec l'idolâtrie ni avec les serments de notre baptême.

5 L'origine des jeux étant obscure et inconnue à la plupart de nos frères, nous n'avons dû la chercher ni plus haut ni ailleurs que dans les monuments littéraires des païens. II nous reste plusieurs de leurs écrivains qui ont traité de cette matière. Quant à l'institution première des jeux, ils racontent, d'après Timée, que les Lydiens, sortis de l'Asie sous la conduite d'un Tyrrhénus, qui avait été contraint de céder le royaume à son frère Lydus, s'établirent dans l'Étrurie. Là, entre autres cérémonies superstitieuses, ils fondèrent des spectacles sous un voile de religion. Les Romains, après avoir appelé chez eux quelques-uns de ces étrangers, leur empruntèrent le spectacle, le temps de la célébration, et jusqu'au nom qui le désignait, ludi, de Lydiens. Il est vrai que Varron dérive ce terme du verbe ludere, jouer, se divertir, comme on disait autrefois les jeux luperciens, parce qu'on les célébrait en courant ça et là. Toutefois, il rattache ces jeux de la jeunesse à la célébration de quelque fête, à la dédicace de quelque temple, ou à quelque motif religieux.

Mais qu'importe la question des noms, lorsque l'idolâtrie est le principe de la chose? Ainsi les jeux appelés indistinctement libéraux, indiquaient visiblement un hommage rendu à Liber ou Bacchus. C'est à Liber que les villageois les consacraient d'abord, en reconnaissance de l'usage du vin, qu'il leur apporta, bienfait qu'ils lui attribuent. De là vient que, dans l'origine, les jeux par lesquels on honorait Neptune furent appelés consuales; car Neptune est aussi appelé Consus. Ensuite un Romulus dédie à Mars les jeux Équiriens. Quelques-uns, cependant, attribuent les jeux consuales à Romulus, qui les aurait institués en l'honneur du dieu Consus, pour le remercier du conseil qu'il lui avait suggéré d'enlever les Sabines, afin de les unir à ses soldats. Vertueux conseil assurément, regardé encore aujourd'hui chez les Romains comme chose juste, légitime, pour ne pas dire inspirée par un dieu! Peut-on, en effet, regarder comme bon un conseil qui, souillé à sa naissance, doit son origine à l'esprit du mal, à la fourberie, à la violence, à un fratricide, à un véritable fils de Mars? Aujourd'hui encore il reste dans le Cirque, auprès des premières limites, un autel bâti sous terre, et consacré au dieu Consus; il porte cette inscription: «Consus préside au conseil, Mars à la guerre, les lares à l'assemblée.» Des prêtres, ornés d'un sacerdoce public, y célèbrent des sacrifices aux nones de juillet. Le flamine, consacré à Quirinus, et les vestales, y sacrifient le douzième jour des calendes de septembre. Quelque temps après, le même Romulus institue des jeux en l'honneur de Jupiter Férétrien, sur la montagne tarpéienne, d'où ils reçurent le nom de tarpéiens et de capitolins, au rapport de Pison. Après lui, Numa Pompilius fonda d'autres jeux à la mémoire de Mars et de la Rouille, car la Rouille fut elle-même transformée en déesse. Vient ensuite Tullus Hostilius, puis Ancus Martius, puis tous les autres. Voulez-vous connaître le nom, le nombre et les idoles auxquelles ils dédièrent ces solennités? lisez Suétone ou les devanciers de Suétone, qui lui transmirent ces détails. Mais voilà qui suffit pour convaincre ces jeux d'origine idolâtrique.

6 À ce témoignage de l'antiquité se joignent les siècles postérieurs qui, en nous apportant avec eux les dénominations de ces époques, nous attestent, par ces titres, à quelle idole et à quelle superstition étaient consacrés ces jeux de l'une et de l'autre espèce(4). En effet, ceux qu'on nomme mégalésiens, apollinaires, céréales, neptunaux, floréales, latiaires, se célèbrent publiquement chaque année. Les autres ont leur motif dans la naissance, le jour natal, les avènements des rois, les prospérités publiques et les fêtes superstitieuses des municipes. Dans cette catégorie entrent aussi les représentations par lesquelles des légataires honorent la mémoire de leurs parents, coutume qui remonte à une haute antiquité; car dès les premiers temps on divisa les jeux en deux classes, les jeux sacrés et les jeux funèbres, ceux-là pour les dieux des nations, et ceux-ci pour les défunts. Mais à nous, que nous importe à quel titre et sous quel nom existe cette idolâtrie, pourvu que les mêmes esprits auxquels nous avons renoncé y exercent leur empire sous le nom de ces morts? Qu'ils glorifient leurs dieux, c'est toujours à des morts qu'ils sacrifient; de part et d'autre, même condition, même idolâtrie, et pour nous même protestation contre l'idolâtrie.

Notes:
(4) Les jeux du Cirque et du théâtre.


7 Puisque l'origine de ces doubles jeux est la même, et les dénominations communes, comme provenant de causes semblables, il faut nécessairement qu'ils empruntent aux crimes de l'idolâtrie, leur mère, des pompes qui leur sont communes. Toutefois, ceux du Cirque surpassent tous les autres en magnificence: c'est pour eux que semble avoir été imaginé le mot pompe. À défaut de ce nom, la profusion des simulacres, l'armée des images, des chars, des litières, des brancards, des sièges, des dépouilles, le dirait assez. En outre, que de cérémonies, que de sacrifices précèdent, accompagnent, interrompent ces jeux! Combien de collèges d'augures! combien de sacerdoces divers! combien de fonctions mises en mouvement! Les habitants de cette ville où les démons ont établi le siège de leur empire ne l'ignorent pas. Que si les provinces déploient dans ces représentations moins de magnificence, à cause de l'infériorité de leurs ressources, en quelque endroit cependant qu'on les célèbre, il ne faut pas perdre de vue leur origine: leur berceau fait leur souillure. Ainsi le ruisseau le plus faible est empoisonné par la source dont il sort; ainsi la branche naissante participe à la mauvaise qualité de la tige. Qu'importé la pompe ou l'indigence? les jeux du cirque, quels qu'ils soient, offensent le Seigneur. On n'y promène qu'un ou deux simulacres, dites-vous! L'idolâtrie réside dans une seule idole. On n'y traîne qu'un char. Fort bien! mais c'est le char de Jupiter. Toute idolâtrie, opulente ou pauvre dans son appareil, est riche et splendide en crimes.

8 Pour en venir maintenant aux lieux, conformément à notre dessein, le Cirque est principalement consacré au Soleil; son temple est bâti au milieu de l'enceinte, et son image rayonne sur le sommet de l'édifice, parce qu'ils ont cru qu'il ne fallait pas enfermer sous une voûte celui qui brille à découvert. Comme ils assurent que ce spectacle leur vient de Circé, qui l'institua la première en l'honneur du Soleil son père, c'est de Circé qu'ils dérivent le nom du Cirque. En vérité, la magicienne a bien servi la cause des démons et des anges dont elle était la prêtresse. Combien d'idolâtries dans les formes extérieures du lieu lui-même! Reconnaissez-le: chacun des ornements du Cirque est à lui seul un temple. Ici des oeufs consacrés à Castor et à Pollux par ceux qui ne rougissent pas de croire qu'ils sont nés d'un oeuf, après la métamorphose de Jupiter en cygne. Là, des colonnes vomissent les dauphins de Neptune; elles soutiennent les Sessies qui président auxsemailles, les Messies aux moissons, les Tutelines aux fruits: devant chacune d'elles se dressent trois autels dédiés à autant de dieux, aux grands, aux puissants, aux forts. On pense qu'ils sont venus de Samothrace.

La masse du gigantesque obélisque est, comme l'assure Hermatèle, prostituée au Soleil: ses hiéroglyphes, dénonciateurs de son origine témoignent que c'est une superstition envoyée par l'Égypte. L'assemblée des démons eût langui dans la torpeur saris la Grande-Mère: aussi vient-elle les présider sur le bord de l'Euripe(5). Consus, nous l'avons déjà dit, se cache sous la terre, près des bornes Murciennes, dont il a fait aussi une idole. Car on veut que Murtia soit la déesse de l'Amour, auquel ils ont élevé un temple dans cette partie de l'édifice. Considère, ô Chrétien! quelle légion de noms infâmes a envahi le Cirque. Une religion où s'agitent tant d'esprits immondes, peut-elle être ta religion?

Puisque nous en sommes sur les lieux, prévenons ici une demande. Quoi donc, me direz-vous, si je visitais le Cirque hors du temps des spectacles, courrais-je le risque de m'y souiller? --Les lieux ne sont point interdits en eux-mêmes: un serviteur de Dieu peut aller sans péril non-seulement aux endroits où l'on s'assemble pour ces représentations, mais encore aux temples païens, pourvu qu'il ait une raison légitime, indépendante des fonctions ou des propriétés de ce lieu. D'ailleurs, les rues, les places publiques, les bains, les hôtelleries, nos maisons même, ne sont-elles pas peuplées d'idoles? Satan et ses anges ont rempli le monde. Mais, pour demeurer encore dans le monde, nous n'avons point perdu Dieu: on le perd en participant aux crimes du monde. Pontife, ou simple adorateur, je monte au Capitole, ou bien au temple du dieu Sérapis; c'est alors que je perds Dieu, de même que si je vais au Cirque ou au théâtre pour en contempler les spectacles. La souillure ne vient pas des lieux proprement dits; elle vient de ce qui se passe dans ces lieux, de ce qui souille les lieux mêmes, ainsi que je l'ai démontré: la corruption communique la corruption. Nous rappelons à quelles divinités sont consacrés ces lieux, afin de mieux établir que tout ce qui s'y fait appartient spécialement aux divinités qui y président.

Notes:
(5) Canal qui environnait le Cirque.

9 Maintenant, un mot sur la manière dont se représentent les jeux du Cirque. L'usage des chevaux, simple autrefois et commun à tous, n'avait rien de coupable; mais depuis qu'il a été appliqué à la célébration des jeux, le présent de la divinité est devenu l'instrument des démons. Aussi fait-on honneur de cette invention nouvelle à Castor et à Pollux: Mercure, ainsi que nous l'apprend Stésichore, leur donna des chevaux à cet effet. À leur suite arrive un Neptune, équestre selon les Romains, hippios selon les Grecs. Le char à quatre chevaux est consacré au Soleil; le char à deux chevaux est consacré à la Lune. Mais, Érichthonius le premier, par un effort sublime, osa plier au joug quatre coursiers fougueux, et, porté sur un char, s'élancer avec eux.

Or, Érichthonius, fruit hideux de la Terre, qui reçut les prostitutions de Minerve et de Vulcain, est un monstre démoniaque, ou plutôt un démon véritable et non un reptile. S'il est vrai que ce Trochile d'Argos soit l'inventeur du char, il dédia son ouvrage à Junon, adorée dans sa patrie. Enfin, si c'est Romulus qui attela le premier un quadrige à Rome, il doit être rangé lui-même au nombre des idoles, puisqu'il se confond avec Quirinus. Tels ont été les inventeurs des chars à quatre chevaux. Je ne m'étonne plus maintenant qu'ils aient couvert des livrées de l'idolâtrie les conducteurs de ces chars. Dans l'origine, ces livrées n'étaient que de deux couleurs, l'une blanche et consacrée à l'hiver, à cause de l'éclat de la neige; l'autre rouge, et consacrée à l'été, à cause des rayons du soleil. Dans la suite, grâce aux progrès du plaisir et de la superstition, le rouge fut affecté à Mars, le blanc aux zéphyrs, le vert à la terre, mère du genre humain, ou au printemps; l'azur au ciel, à la mer ou à l'automne. Mais Dieu ayant prononcé anathème contre toute espèce d'idolâtrie, il ne faut pas douter qu'il ne condamne aussi ces profanes consécrations aux éléments du monde.

10 Passons maintenant au théâtre, dont l'origine, les titres et l'administration sont les mêmes que ceux du Cirque, comme l'atteste sa première dénomination de jeux. L'appareil du premier ne diffère presque point de l'appareil du second. Pour se rendre à l'un ou à l'autre, il faut, au sortir des temples, des autels, du sang des victimes et d'un encens criminel, marcher parmi les flûtes elles trompettes sous la conduite du désignateur et de l'aruspice, chefs infâmes, l'un des sacrifices, l'autre des funérailles.

De même que l'origine des jeux nous a conduit tout à l'heure au Cirque, de même, à propos du théâtre, nous commençons par examiner l'infamie du lieu. Le théâtre, à proprement parler, est le sanctuaire de Vénus. Ce genre d'édifice n'a paru dans le monde que sous cet étendard. Autrefois, lorsqu'il s'élevait quelque nouveau théâtre, il arrivait souvent aux censeurs de le détruire dans l'intérêt des moeurs: ils savaient qu'il y avait péril immense pour elles dans ces représentations lascives, de sorte que le témoignage du paganisme lui-même nous donne gain de cause, et nous apprend à redoubler nous-mêmes de sévérité. Voilà pourquoi Pompée le Grand, dont la grandeur ne le cédait qu'à celle de son théâtre, après avoir bâti cette vaste citadelle de toutes les infamies, craignant pour sa mémoire la vindicte de la censure, convertit l'édifice en sanctuaire(6), puis convoqua par un édit tous les citoyens à la dédicace de ce qu'il appelait, non plus un théâtre, mais le temple de Vénus. «Nous y avons ajouté, dit-il, quelques degrés pour les spectacles.» Par là il couvrit du titre de temple un édifice condamné et condamnable, en même temps qu'il se joua des lois sous un vain prétexte de religion.

Le théâtre consacré à Vénus l'est également à Bacchus: ces deux démons de l'ivresse et de la débauche se tiennent par la main et marchent de front. Aussi le palais de Vénus est-il en même temps le sanctuaire de Bacchus. En effet, certaines représentations théâtrales s'appelaient autrefois jeux libéraux, non seulement parce que, dédiés à Bacchus, ils étaient la même chose que les dionysiens des Grecs, mais encore parce qu'ils avaient Bacchus pour fondateur. Au reste, Bacchus et Vénus ne règnent pas moins sur les arts auxiliaires de la scène. Par le geste et les mouvements dissolus du corps, infamie particulière à la scène comique, de misérables histrions sacrifient leur honneur à Vénus et à Bacchus, ceux-ci en dégradant leur sexe, ceux-là par d'impudiques pantomimes. Quant au reste, musique, vers, instruments et lyre, tout cela est sous la garde des Apollon, des Muses, des Minerve, des Mercure. Disciple de Jésus-Christ, ne riras-tu point des frivolités dont tu ne peux t'empêcher de haïr les inventeurs?

Nous voulons maintenant dire un mot des arts et des inventions de ceux que nous détestons jusque sous ces noms. Les noms des morts, nous le savons, ne sont rien, pas plus que leurs simulacres. Mais nous n'ignorons pas quels sont ceux qui, sous ces noms et ces simulacres d'emprunt, agissent, triomphent, et contristent la divinité, c'est-à-dire les esprits malfaisants ou les démons. Il est manifeste par là que les actions théâtrales sont consacrées à ceux qui se sont réfugiés sous le nom de leurs inventeurs, et par conséquent que les jeux, dont les fondateurs sont regardés pour cette raison comme des dieux, sont entachés d'idolâtrie. Il y a plus: quant à ce qui concerne ces inventions, j'aurais dû établir avant tout que les démons, prévoyant dès l'origine que le plaisir des spectacles serait un des moyens les plus actifs pour introduire dans le monde l'idolâtrie, arracher l'homme à son Créateur et l'enchaîner à leur propre culte, révélèrent eux-mêmes à l'homme ces inventions criminelles. À eux, en effet, d'inspirer ce qui devait tourner à leur gloire! Pour enseigner cette science fatale, ils ne devaient point employer d'autres instruments que les hommes sous le nom, le simulacre et l'apothéose desquels ils se proposaient de tromper l'univers.

Notes:
(6) II y a ici un double sens: Tertullien veut dire ou que Pompée changea l'inscription de l'édifice, ou qu'il y fit ajouter un petit sanctuaire en l'honneur de Vénus.



11 Pour demeurer fidèle à notre plan, arrivons aux combats athlétiques. Leur origine est à peu près la même que celle des autres jeux. Aussi les divise-t-on en jeux funèbres et sacrés, là dédiés aux morts, ici aux dieux des nations: de là leurs titres idolâtriques. Les jeux olympiques honorent Jupiter: à Rome, ils se nomment capitolins; Apollon a ses jeux pythiens; Hercule ses néméens, Neptune ses isthméens. Quant aux autres, ils se célèbrent à la mémoire des morts. Qu'y a-t-il d'étonnant que l'idolâtrie souille l'appareil de ces jeux? J'y vois des couronnes profanes; des pontifes y président; des prêtres y sont députés par leurs collèges; enfin le sang des victimes y coule par torrent. Pour achever ce qui concerne ce lieu, de même qu'au Cirque ou au théâtre, s'agitent des bandes de joueurs de flûtes consacrées à Minerve, à Apollon et aux Muses, de même des bandes consacrées à Mars animent, au bruit de la trompette, les combattants du stade qui est le temple, et le temple même de l'idole dont il célèbre les solennités. Ne sait-on pas que les Castor, les Hercule et les Mercure sont les inventeurs de la lutte?

12 Il nous reste à signaler le plus fameux et le plus agréable de tous les spectacles. On l'a d'abord appelé devoir, comme qui dirait office, parce qu'office et devoir signifient la même chose. Les anciens s'imaginaient que ces spectacles étaient un devoir rendu aux morts, surtout depuis qu'ils eurent tempéré la barbarie de ces hommages. Autrefois, en effet, dans la persuasion que le sang humain apaisait les âmes des morts, on égorgeait sur leurs tombeaux les captifs, ou des esclaves de mauvais aloi achetés dans ce but. On trouva convenable, dans la suite, de couvrir des voiles du plaisir cette exécrable impiété. Après que l'on avait instruit ces misérables à manier des armes, quelles armes et comment? peu importait pourvu qu'ils apprissent à s'entre-tuer, on les immolait sur des tombeaux, le jour marqué pour les sacrifices funèbres. C'est ainsi que l'on consolait la mort par l'homicide. Telle fut l'origine du devoir. Peu à peu il devint d'autant plus agréable qu'il fut plus cruel. On ne se contenta plus du fer(7); il fallut que les dents et les ongles des bêtes féroces déchirent le corps de l'homme. Les victimes étaient regardées comme un sacrifice en l'honneur des morts: idolâtrie véritable, puisque l'idolâtrie est une espèce de culte rendu aux morts. Des deux côtés, honneurs funèbres et idolâtrie, on trouve le culte des morts. Or, des démons séjournent dans les idoles; cela nous conduit à considérer en ce moment les titres. Quoique ce spectacle ait passé de l'honneur des morts à l'honneur des vivants, je veux dire des questeurs, des magistrats, des pontifes et des flamines, comme ces dignités touchent à l'idolâtrie, tout ce qui se pratique sous le voile de ces dignités doit être nécessairement souillé et corrompu, puisque la source en est infecte. Même reproche à l'appareil qui accompagne ces honneurs. La pourpre, les bandelettes, les couronnes, les harangues, les proclamations, les festins de la veille, qu'est-ce que tout cela, sinon la pompe de Satan, sinon les plaisirs des démons? Que dire de ce lieu exécrable, dont les parjures ne rachètent pas l'infamie? En effet, dans l'amphithéâtre siègent des divinités plus cruelles et plus nombreuses que dans le Capitole lui-même. Il est le temple de tous les démons. Là autant d'esprits immondes que d'hommes. Enfin, pour achever ce qui concerne les arts, Mars et Vénus président aux deux exercices de l'amphithéâtre.

Notes:
(7) Nous avons lu ferrum avec plusieurs éditions, au lieu de ferarum.


13 Il est suffisamment démontré, j'imagine, en combien de manières les spectacles sont coupables d'idolâtrie, par l'origine, les titres, l'appareil et le lieu. Quant aux sacrifices, nous sommes certains qu'ils ne conviennent nullement à des Chrétiens qui ont renoncé deux fois aux idoles. «Non pas, suivant le langage de l'Apôtre, qu'une idole soit quelque chose dans le monde, mais parce que les sacrifices offerts aux idoles s'adressent aux démons qui habitent dans ces idoles, soit qu'elles représentent des morts, ou ce qu'on appelle des dieux. Or, ces deux espèces d'idoles étant de semblable nature, puisque morts et dieux ne sont qu'une même chose, nous nous interdisons également l'une et l'autre idolâtrie. Nous tenons en égal mépris les temples des dieux et les sépulcres des morts. Nous n'approchons pas plus des autels de ceux-là, que nous n'adorons les images de ceux-ci. Nous ne faisons pas plus de sacrifices aux uns que d'offrandes aux autres; nous ne mangeons pas plus la chair des victimes immolées aux premiers que les viandes présentées aux seconds, parce que «nous ne pouvons nous asseoir en même temps à la table du Seigneur et à la table des démons.» Si donc nous préservons notre bouche et notre estomac de ces souillures, quel motif plus impérieux encore d'éloigner nos yeux et nos oreilles, organes plus augustes, de tout plaisir impur consacré aux morts ou aux idoles, aliment qui ne va pas se perdre dans l'estomac, mais que digèrent l'âme et l'esprit. Or, la pureté de l'esprit et de l'âme est plus agréable aux regards de Dieu que celle du corps.

14 Maintenant, quoiqu'il soit établi que l'idolâtrie est le fond de tous les spectacles, motif qu'il suffisait d'exposer pour nous engager à y renoncer, prouvons-le comme par surcroît, à cause de ceux qui se prévalent de ce qu'aucun texte formel ne défend d'assister1 aux spectacles, comme si la loi gardait le silence, «dès qu'elle nous interdit toutes les convoitises du siècle.» En effet, de même que l'argent, la bonne chère, les honneurs, les voluptés charnelles et l'ambition, le plaisir a aussi sa convoitise: or, les spectacles sont une espèce de plaisir. Les convoitises, à mon jugement, prises en général, renferment en soi les plaisirs; de même les plaisirs, entendus dans une signification générale, comprennent les spectacles. Au reste, en parlant plus haut de la nature de ces lieux, nous avons dit qu'ils ne souillent pas par eux-mêmes, mais par les choses qui s'y passent: ils boivent le poison de l'infamie, et le répandent sur les spectateurs.


Tertullien, des Spectacles