1993 Thesaurus - Panégyrique de SAINT PAUL

Panégyrique de SAINT PAUL



Le Fils éternel de Dieu avait résolu de paraître aux hommes en deux différentes manières. Premièrement il devait paraître dans la vérité de sa chair; secondement il devait paraitre dans la vérité de sa parole.
Car, comme il était le sauveur de tous, il devait se montrer à tous.

Le grand Origène n'a pas craint de nous assurer que la parole de l'Evangile est une espèce de second corps que le Sauveur a pris pour nous...
La Sagesse éternelle, qui est engendrée dans le sein du Père, s'est rendue sensible en deux sortes... en la chair qu'elle a prise au sein de Marie... par les Ecritures divines et par la parole de l'Evangile.

Il est bien aisé de comprendre que la prédication des apôtres... ne doit rien avoir qui éclate. Car, mes Frères, n'entendez-vous pas, selon la pensée de saint Paul, que ce Jésus, qui nous doit paraître et dans sa chair et dans sa parole, veut être humble dans l'une et dans l'autre ?
De là ce rapport admirable entre la personne de Jésus-Christ et la parole qu'il a inspirée. La chair qu'il a prise a été infirme ( faible ), la parole qui le prêche est simple... tout y est riche et tout y est pauvre; et en l'Evangile comme en Jésus-Christ, ce que l'on voit est faible et ce que l'on croit est divin.

De là vient que nous admirons dans ses admirables épîtres une vertu plus qu'humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les entendements; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droits au coeur.

Je suppose donc, Chrétiens, qu'encore que la parole du Sauveur des âmes ait une efficace divine, toutefois sa force de persuader consiste principalement en son sang...
Car qui ne sait que le Fils de Dieu, tant qu'il a prêché sur la terre, a toujours eu peu de sectateurs, et que ce n'est que depuis sa mort que les peuples ont couru à ce divin maître ? Quel est, Messieurs ce nouveau miracle ? Méprisé et abandonné pendant tout le cours de sa vie, il commence à régner après qu'il est mort. Ses paroles toutes divines, qui devaient lui attirer les respects des hommes, le font attacher à un bois infâme; et l'ignominie de ce bois, qui devait couvrir ses disciples d'une confusion éternelle, fait adorer par tout l'univers les vérités de son Evangile.
N'est-ce pas pour nous faire entendre que sa croix, et non ses paroles, devaient émouvoir les coeurs endurcis, et que sa force de persuader était en son sang répandu et dans ses cruelles blessures ?


BOSSUET, Panégyrique de saint Paul, fin



Sermon "Sur la PASSION"



Non, le mystère de notre salut n'est pas une fiction, le délaissement de Jésus-Christ n'est pas une invention agréable... si vous voulez être convaincus qu'il est traité véritablement comme un criminel, prêtez seulement l'oreille au récit de sa Passion douloureuse.

Le pécheur a mérité par son crime d'être livré aux mains de trois sortes d'ennemis. Le premier ennemi, c'est lui-même; son premier bourreau, c'est sa conscience, dit saint Augustin... Il faut, en second lieu, que les autres créatures soient employées pour venger l'injure de leur Créateur.
Mais le comble de sa misère, c'est que Dieu arme contre lui sa main vengeresse..

Jésus... vous avez voulu être notre caution, vous avez pris sur vous nos iniquités; vous en porterez tout le poids; vous payerez tout du long la dette, sans remise, sans miséricorde...
De son chef il ne devait rien; mais hélas ! c'est pour vous, c'est pour moi qu'il paye. Nous... nous n'avons rien à donner, nous sommes entièrement insolvables; c'est lui seul qui doit tout porter sur ses épaules - Eh ! du moins donnons-lui des larmes..

Lui qui est la Sagesse éternelle... se voyant arrivé aux temps des douleurs, a bien voulu leur lâcher la bride et les laisser agir dans toute leur force. Il a marché dessus, il est vrai avec une contenance assurée, mais cependant les flots étaient soulevés; toute son âme en était troublée, et elle sentait jusqu'au vif... tout le poids de l'ennui, toutes les secousses de la crainte, tout l'accablement de la tristesse. Ne croyez donc, pas Chrétiens, que la constance que nous adorons dans le Fils de Dieu ait rien diminué de ses douleurs; il les a toutes surmontées, mais il les a toutes ressenties; il a bu jusqu'à la lie tout le calice de sa Passion, il n'en a pas laissé perdre une seule goutte...
De là cette crainte et cet ennui, de là cet abattement et cette langueur qui le pressent si violemment qu'il est contraint de dire à ses apôtres : "Mon âme est triste jusqu'à la mort; demeurez ici, ne me quittez pas"...
C'est le poids de nos péchés qui le presse, et qui à peine lui permet de respirer...
De quelque côté qu'il tourne les yeux, il ne voit que des torrents de péché qui viennent fondre sur sa personne...
Un homme à la chute de plusieurs torrents : ils le poussent, ils le renversent, ils l'accablent...
Pécheur superbe et rebelle, regarde Jésus-Christ en cette posture : parce que tu marches la tête levée, Jésus-Christ a la face contre terre.


Ne voyez-vous pas qu'il parle en tremblant, comme chargé des péchés du monde !... Autrefois un mot suffisait pour être assuré de tout emporter; il disait en un mot : "Père, je le veux"... maintenant que le Fils unique est couvert et enveloppé sous le pécheur, il n'ose plus en user si librement.

O Jésus ! chargé de tous les péchés, dussiez-vous fondre en eau tout entier, vous n'avez pas assez de larmes pour fournir ce qu'il faut à tant de crimes.

L'eussiez-vous cru, pécheur, eussiez-vous cru que votre péché eût une si grande et si malheureuse puissance ? Si nous ne voyions défaillir le divin Jésus qu'entre les mains de ses bourreaux, nous n'accuserions de sa mort que ses supplices; maintenant que nous le voyons succomber dans le jardin des Olives, où il n'a que nos péchés pour persécuteurs, accusons-nous nousmêmes de ce déicide; pleurons..

Il est écrit dans le livre de la Sagesse que toutes les créatures s'élèveront avec Dieu contre les pécheurs; et c'est le second fléau dont il menace ses ennemis. Notre saint, notre charitable, notre miséricordieux criminel a déjà essuyé la première peine : il s'est déjà tourmenté lui-même; le voici au second degré de la vengeance divine...

Être attaché à la croix, c'est subir le supplice des malfaiteurs, mais porter soi-même sa croix, c'est confesser publiquement que l'on en est digne...
C'était une espèce d'amende honorable, et comme un aveu public du crime...
Les hommes lui imposent ( à Jésus ) des crimes qu'il n'a pas commis; mais Dieu a mis sur lui nos iniquités, et voilà qu'il va en faire amende honorable à la face du ciel et de la terre...
En la chargeant ( la croix ) il se charge et se revêt de nouveau de tous les crimes du monde pour les aller expier sur ce bois infâme.

La cruauté de ce supplice et tous les autres tourments... ne sont qu'un songe... en comparaison des douleurs, de l'oppression, de l'angoisse que souffre l'âme du divin Jésus sous la main de Dieu qui le frappe... Le grand coup du sacrifice de Jésus-Christ, qui abat cette victime publique aux pieds de la justice divine, devait être frappé sur la croix et venir d'une plus grande puissance que de celle des créatures...
Il fallait donc, mes frères, qu'il vint lui-même contre son fils avec tous ses foudres, et puisqu'il avait mis en lui nos péchés, il devait mettre aussi sa juste vengeance.


Oui, n'en doutons pas, chrétiens; la malédiction l'a environné par le dehors. Son Père, qui, dans le cours de sa vie, s'était plu tant de fois de donner des marques de l'amour qu'il avait pour lui, maintenant le laisse sans aucun secours, sans aucun témoignage de protection...
Concevez seulement qu'il fallait que le Fils de Dieu sentît en lui-même une oppression bien violente, pour s'écrier comme il fit: "Et pourquoi, mon Père, m'abandonnez-vous ?"

Pendant ce délaissement, Dieu était opérant en Christ la réconciliation du monde, ne leur imputant point leurs péchés : en même temps qu'il le frappait, il ouvrait les bras aux hommes; il rejetait son Fils, et il nous ouvrait ses bras; il le regardait en colère, et il jetait sur nous un regard de miséricorde... Sa colère se passait en se déchargeant; il frappait son Fils innocent, luttant contre la colère de Dieu.
C'est ce qui se faisait à la croix, jusqu'à temps que le Fils de Dieu, lisant dans les yeux de son Père qu'il était entièrement apaisé, vit enfin qu'il était temps de quitter le monde.

Ne pleurez pas sur moi, nous dit-il ( Jésus ); je n'ai que faire de vos soupirs ni de votre tendresse inutile. Pleurez, pécheurs, pleurez sur vousmêmes.

BOSSUET, Sermon "Sur la Passion", fin



Sermon "Sur la PAROLE de DIEU"



Le temple de Dieu... a deux places augustes et vénérables, je veux dire, l'autel et la chaire. Là, se présentent les requêtes; ici, se publient les ordonnances; là, les ministres des choses sacrées parlent à Dieu de la part du peuple; ici, ils parlent au peuple de la part de Dieu; là, Jésus-Christ se fait adorer dans la vérité de son corps; il se fait reconnaître ici dans la vérité de sa doctrine...
Le mystère de l'autel ouvre le coeur pour la chaire; le ministère de la chaire apprend à s'approcher de l'autel...
Là, par l'efficace du Saint-Esprit et par des paroles mystiques... se transforment les dons proposés au corps de Notre Seigneur Jésus-Christ; ici, par le même Esprit et encore par la puissance de la parole divine, doivent être secrètement transformés les fidèles de Jésus-Christ pour être faits son corps et ses membres... "Autant que nous apportons de précautions pour ne pas laisser tomber à terre le corps de Jésus-Christ qu'on nous présente, nous en devons autant apporter pour ne pas laisser tomber de notre coeur la parole de Jésus-Christ qu'on nous annonce" ( saint Augustin ).

Comme il n'y aucun homme assez insensé pour ne chercher pas à l'autel la vérité du mystère, aussi aucun ne doit être assez téméraire pour ne chercher pas à la chaire la pureté de la parole.

Premièrement, il devait paraître en la vérité de sa chair; secondement, il devait paraître dans la vérité de sa parole.

Les prédicateurs de l'Evangile ne montent pas dans les chaires pour y faire de vains discours qu'il faille entendre pour se divertir... Ils y montent dans le même esprit qu'ils vont à l'autel; ils y montent pour y célébrer un mystère, et un mystère semblable à celui de l'Eucharistie...
Dans le mystère de l'Eucharistie, les espèces que vous voyez sont des signes, mais ce qui est enfermé dedans, c'est le corps même de Jésus-Christ.
Et dans les discours sacrés, les paroles que vous entendez sont des signes, mais la pensée qui les produit et celle qu'elles vous portent, c'est la vérité même du Fils de Dieu.


Quelle est l'audace de ceux qui attendent ou exigent même des prédicateurs autre chose que l'Evangile; qui veulent qu'on leur adoucisse les vérités chrétiennes, ou que, pour les rendre agréables, on y mêle les inventions de l'esprit humain !

La sagesse marche devant comme la maîtresse, l'éloquence s'avance après comme la suivante... Elle "doit suivre sans être appelée" ( saint Augustin ).

Oui, mes Frères, c'est aux auditeurs de faire les prédicateurs...
Voulez-vous savoir... quand Dieu se plaît de parler ? Quand les hommes sont disposés à l'entendre. Cherchez en vérité la saine doctrine, Dieu vous suscitera des prédicateurs...
Ce sont les auditeurs fidèles qui font les prédicateurs évangéliques, parce que, les prédicateurs étant pour les auditeurs, "les uns reçoivent d'en haut ce que méritent les autres".

L'une et l'autre doivent aller au coeur, quoique par des voies différentes : l'une ( l'Eucharistie ) par la bouche, l'autre ( la Parole de Dieu ) par l'oreille.

Pour bien entendre... il faut s'imprimer bien avant cette vérité chrétienne, qu'outre le son qui frappe l'oreille, il y a une voix secrète qui parle intérieurement, et que ce discours spirituel et intérieur, c'est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera qu'un bruit inutile...
Ce que saint Augustin éclaircit par la comparaison de la vue. C'est en vain que l'on nous désigne avec le doigt les peintures de cette église; en vain que l'on nous remarque la délicatesse des traits et la beauté des couleurs, où notre oeil ne distingue rien, si le soleil ne répand sa clarté dessus : ainsi, parmi tant d'objets qui remplissent notre entendement, quelque soin que prennent les hommes de démêler le vrai d'avec le faux, si Celui dont il est écrit "qu'il éclaire tout homme venant au monde", n'envoie une lumière invisible sur les objets et l'intelligence, jamais nous ne ferons le discernement...
Il y a des oreilles intérieures où la voix humaine ne pénètre pas et où lui seul ( le Maître céleste ) a droit de se faire entendre. Ce sont ces oreilles qu'il faut ouvrir pour écouter la prédication.


Ne croyez pas, toutefois, que vous deviez mépriser cette parole sensible et extérieure que nous vous portons de sa part. Car, comme dit excellement saint Jean Chrysostome, Dieu vous ayant ordonné deux choses, d'entendre et d'accomplir sa sainte parole, combien est éloigné de la pratique celui qui s'ennuie de l'explication ? quand aura le courage de l'accomplir celui qui n'a pas la patience de l'entendre ? quand lui donnera son coeur celui qui refuse jusqu'à ses oreilles ? C'est une loi établie pour tous les mystères du christianisme, qu'en passant à l'intelligence ils se doivent premièrement présenter aux sens; et il l'a fallu en cette sorte pour honorer celui qui, étant invisible par sa nature, a voulu paraître pour l'amour de nous sous une forme sensible.

Jésus-Christ, qui est la vérité même, n'aime pas moins sa vérité que son propre corps; au contraire, il a sacrifié son corps pour sceller par son propre sang la vérité de sa parole. Un temps il a souffert que son corps fût infirme ( faible ) et mortel; il a voulu au contraire que sa vérité fût toujours immortelle et inviolable. Par conséquent, il ne faut pas croire qu'il se sente moins outragé quand on écoute sa vérité avec peu d'attention que quand on manie son corps avec peu de soin.

Pour être attentif à la parole de l'Evangile, il ne faut pas ramasser son attention au lieu où se mesurent les périodes, mais au lieu où se règlent les moeurs; il ne faut pas se recueillir au lieu où l'on goûte les belles pensées, mais au lieu où se produisent les bons désirs; ce n'est pas même assez de se retirer au lieu où se forment les jugements, il faut aller à celui où se prennent les résolutions. Enfin, s'il y a quelque endroit encore plus profond et plus retiré où se prennent les conseils du coeur, où se déterminent tous ses desseins, où se donne le branle à ses mouvements, c'est là qu'il faut se rendre attentif pour écouter parler jésus-Christ.

Comme nous ne connaissons si nous avons reçu dignement le corps du Sauveur qu'en nous mettant en état qu'il paraisse qu'un Dieu nous nourrit, ainsi nous ne remarquons que nous ayons bien écouté sa sainte parole qu'en vivant de telle manière qu'il paraisse qu'un Dieu nous enseigne...
Ne vous fiez donc pas, Chrétiens, à ces émotions sensibles, si vous en expérimentez quelquefois dans les saintes prédications. Si vous en demeurez à ces sentiments, ce n'est pas encore Jésus-Christ qui vous a prêchés; vous n'avez encore écouté que l'homme; sa voix peut aller jusque là; un instrument bien touché peut bien exciter les passions. Comment saurez-vous, Chré- tiens, que vous êtes véritablement enseignés de Dieu ? Vous le saurez par les oeuvres. Car il faut apprendre de saint Augustin la manière d'enseigner de Dieu, cette manière si haute, si intérieure.. Elle ne consiste pas seulement dans la démonstration de la vérité, mais dans l'infusion de la charité; elle ne fait pas seulement que vous sachiez ce qu'il faut aimer; mais que vous aimiez ce que vous savez...
Ainsi la marque très assurée que le Fils de Dieu vous enseigne, c'est lorsque vous pratiquez ses enseignements. C'est le caractère de ce divin Maître.
Les hommes qui se mêlent d'enseigner les autres leur montrent tout au plus ce qu'il faut savoir; il n'appartient qu'à ce divin Maître que l'on nous ordonne d'entendre, de nous donner tout ensemble et de savoir ce qu'il faut et d'accomplir ce qu'on sait.


"Les enfants d'Ephrem qui bandaient leur arc et préparaient leurs flèches ils ont lâché le pied au jour de la bataille." ( Ps LXXVII, 9 ) En écoutant la prédication, ils semblaient aiguiser leurs armes contre leurs vices; au jour de la tentation, ils les ont rendues honteusement. Ils promettaient beaucoup dans l'exercice, ils ont plié d'abord dans la bataille; ils semblaient animés quand on sonnait la trompette, ils ont tourné le dos tout à coup quand il a fallu venir aux mains.

Ainsi la divine parole, ce pain des oreilles, ce corps spirituel de la vérité; ceux qu'elle ne touche pas, elle les juge; ceux qu'elle ne convertit pas, elle les condamne; ceux qu'elle ne nourrit pas, elle les tue.

BOSSUET, Sermon "Sur la Parole de Dieu", fin



Sermon "Sur l'AMBITION"



Je reconnais Jésus-Christ à cette fuite généreuse, qui lui fait chercher dans le désert un asile contre les honneurs qu'on lui prépare. Celui qui venait se charger d'opprobres devait éviter les grandeurs humaines...
Il voit dans sa prescience en combien de périls extrêmes nous engage l'amour des grandeurs; c'est pourquoi il fuit devant elles pour nous obliger à les craindre; et nous montrant par cette fuite les terribles tentations qui menacent les grandes fortunes, il nous apprend ensemble que le devoir essentiel du chrétien, c'est de réprimer son ambition.
Ce n'est pas une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la cour.

Détrompons, s'il se peut, les hommes de cette attache furieuse à ce qui s'appelle fortune; et pour cela faisons deux choses : faisons parler l'Evangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même.

Ayant foulé aux pieds la grandeur dans son éclat, il ( Jésus ) veut être lui-même l'inconstance des choses humaines, et dans l'espace de trois jours, on a vu la haine publique attacher à une croix celui que la faveur publique avait jugé digne du trône. Par où nous devons apprendre que la fortune n'est rien, et que non seulement quand elle ôte, mais même quand elle donne, non seulement quand elle change, mais même quand elle demeure, elle est toujours méprisable.

La fortune nous joue, lors même qu'elle nous est libérale.
Je pouvais mettre ses tromperies dans un grand jour, en prouvant, comme il est aisé, qu'elle ne tient jamais ce qu'elle promet; mais c'est quelque chose de plus fort de montrer qu'elle ne donne pas cela même qu'elle fait semblant de donner. Son présent le plus cher, le plus précieux, celui qui se prodigue le moins, c'est celui qu'elle nomme puissance.

( Selon saint Augustin ) la félicité demande deux choses : "pouvoir ce qu'on veut, vouloir ce qu'il faut". Le dernier, aussi nécessaire : car, comme, si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n'est pas satisfaite; de même, si vous ne voulez pas ce qu'il faut, votre volonté n'est pas réglée; et l'un et l'autre l'empêche d'être bienheureuse, parce que, comme la volonté qui n'est pas contente est pauvre, aussi la volonté qui n'est pas réglée est malade...
Lorsque vous ne pouvez pas ce que vous voulez, c'est que vous en avez été empêché par une cause étrangère; et lorsque vous ne voulez pas ce qu'il faut, le défaut en arrive toujours infailliblement par votre propre dépravation : si bien que le premier n'est tout au plus qu'un pur malheur, et le second toujours une faute.


La félicité a deux parties, et nous croyons la posséder tout entière pendant que nous faisons une distraction violente de ses deux parties.
Encore rejetons-nous la plus nécessaire; et celle que nous choisissons, étant séparée de sa compagne, bien loin de nous rendre heureux, ne fait qu'augmenter le poids de notre misère. Car que peut servir la puissance à une volonté déréglée, sinon qu'étant misérable en voulant le mal, elle le devient encore plus en l'exécutant ?...
C'est donc le dernier des aveuglements, avant que notre volonté soit bien ordonnée, de désirer une puissance qui se tournera contre nous-mêmes, et sera fatale à notre bonheur, parce qu'elle sera funeste à notre vertu... ( Dieu enseigne à ses serviteurs ) à commencer leur félicité par une volonté bien ordonnée, avant que de la consommer par une puissance absolue...
Ne croyez pas qu'on puisse jamais trouver du pouvoir où règne la mortalité.
Le partage des hommes mortels, c'est d'observer la justice, la puissance leur sera donnée au séjour d'immortalité nous dit saint Augustin.

Quelle sorte de puissance nous devons désirer durant cette vie : puissance pour régler nos moeurs, pour modérer nos passions, pour nous composer selon Dieu; puissance sur nous-mêmes, puissance contre nous-mêmes, ou plutôt, dit saint Augustin, puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes.

Nous gémissons quand on lie nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos coeurs sont enchaînés !... et nous ne soupirons pas quand on captive la maîtresse même, la raison et la volonté qui commande ! Eveille-toi, pauvre esclave, et reconnais enfin cette vérité, que, si c'est une grande puissance de pouvoir exécuter ses desseins, la grande et la véritable, c'est de régner sur ses volontés...
Saint Augustin l'avait bien compris, pour guérir la volonté, il faut réprimer la puissance...
Comment donc est-ce guérir la volonté que de laisser le venin dans le fond du coeur ?... On se lasse de toujours vouloir l'impossible, de faire toujours des desseins à faux, de n'avoir que la malice du crime.
C'est pourquoi une malice frustrée commence à déplaire; on se remet, on revient à soi à la faveur de son impuissance... On le fait premièrement par nécessité... ( et on finit par ) bénir son peu de puissance...
Nous sommes des enfants qui avons besoin d'un tuteur sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à se remuer et à se produire, et oppriment notre liberté sous le joug de leur puissance effrénée...
Vous voyez combien la fortune est trompeuse, puisque bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté...
La puissance est le principe le plus ordinaire de l'égarement; en l'exerçant sur les autres, on la perd souvent sur soi-même.


Par quelles voies les âmes ambitieuses prétendent de se distinguer, celle du vice est honteuse, celle de la vertu est bien longue.
La vertu ordinairement n'est pas assez souple pour ménager la faveur des hommes; et le vice, qui met tout en oeuvre, est plus actif, plus pressant, plus prompt que la vertu qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d'une si grande lenteur; peu à peu votre vertu se relâchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité, pour s'accommodes à l'humeur du monde. Ha ! que vous feriez bien plus sagement de renoncer tout à coup à l'ambition !

( les ambitieux ) plaignent toujours le public, s'érigent en réformateurs des abus, deviennent sévères censeurs de tous ceux qu'ils voient dans les grandes places... Que de sages conseils pour l'Etat ! que de grands sentiments pour l'Eglise !...
Au milieu de ces desseins charitables et de ces pensées chrétiennes, ils s'engagent dans l'amour du monde, ils prennent insensiblement l'esprit du siècle; et puis, quand ils sont arrivés au but, il faut attendre les occasions qui ne marchent qu'à pas de plomb, et qui enfin n'arrivent jamais.
Ainsi périssent tous ces beaux desseins et s'évanouissent comme un songe toutes ces grandes pensées.

Un fleuve, pour faire du bien, n'a que faire de passer ses bords ni d'inonder la campagne; en coulant paisiblement dans son lit, il ne laisse pas d'arroser la terre et de présenter ses eaux... Ainsi, sans nous mettre en peine de nous déborder par des pensées ambitieuses, tâchons de nous étendre bien loin par des sentiments de bonté.

La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins sincère en ceci, qu'elle ne nous cache pas ses tromperies; au contraire, elle les étale dans le plus grand jour, et outre des légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d'étonner le monde par des coups d'une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des hommes, et de peur qu'ils oublient jamais ses inconstances, sa malignité, ses bizarreries.
C'est ce qui m'a fait souvent penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons; qu'elle ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu'elle nous fait que des gages que nous donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis aux retours fâcheux de sa dure et malicieuse puissance.


Songez donc, ô grands de la terre, non à l'éclat de votre puissance mais au compte qu'il en faut rendre, et ayez toujours devant les yeux la majesté de Dieu présente. "O princes, respectez votre pourpre, révérez votre propre puissance, et ne l'employez jamais contre Dieu qui vous l'a donnée. Connaissez le grand mystère de Dieu en vos personnes : les choses hautes sont à lui seul, il partage avec vous les inférieures. Soyez donc les sujets de Dieu, et soyez les dieux de vos peuples." ( saint Grégoire de Nazianze )

BOSSUET, Sermon "Sur l'ambition", fin



Sermon "Sur la MORT"



Les mortels n'ont pas moins le soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes...
Notre esprit... passe cependant si légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près,... nous coonsumons toute notre vie ignorants de ce qui nous touche; et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes.
Il n'est rien de plus nécessaire que de recueillir en nous-mêmes toutes ces pensées qui s'égarent; et c'est pour cela, Chrétiens, que je vous invite aujourd'hui d'accompagner le Sauveur jusqu'au tombeau de Lazare : "Venez et voyez".

La nature d'un composé ne se remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses parties. Comme elles s'altèrent mutuellement par le mélange, il faut les séparer pour les bien connaître... La société de l'âme et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de plus qu'il n'est, et l'âme, quelque chose de moins, mais lorsque venant à se séparer, le corps retourne à la terre, et que l'âme aussi est mise en état de retourner au ciel, d'où elle est tirée, nous voyons l'un et l'autre dans sa pureté.
Ainsi nous n'avons qu'à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu'elle laisse en son entier; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine; alors nous aurons compris ce que c'est que l'homme : de sorte que je ne crains point d'assurer que c'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant l'état de notre nature.
Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombau de Lazare ce que c'est que l'humanité : venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort...
O mort... tu lui ( à l'homme ) apprend qu'il est méprisable en tant qu'il passe, et infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éternité.


L'accident ne peut pas être plus noble que la substance, ni l'accessoire plus considérable que le principal; ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est élevé; ni enfin ce qui est attaché à notre être plus important que notre être même.

Qu'est-ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface ? Multipliez vos jours... durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ançêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs, que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes... Que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisqu'enfin une seule rature doit tout effacer ?
Encore une rature laisserait-elle quelque trace du moins d'elle-même; au lieu que ce dernier moment qui effacera d'un seul trait toute votre vie s'ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant...
Le corps prendra un autre nom " même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps" : il deviendra", dit Tertullien, "un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue" : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ces malheureux restes.

Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps !...
Encore n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.

A travers l'obscurité de nos connaissances qui vient des préjugés de nos sens, si nous savons rentrer en nous-mêmes, nous y trouverons quelque principe qui montre bien par une certaine vigueur son origine céleste, et qui n'appréhende pas la corruption...
L'homme a presque changé la face du monde : il a su dompter par l'esprit les animaux, qui le surmontaient par la force... Il a même fléchi par adresse les créatures inanimées : la terre n'a-t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments plus convenables... Il serait superflu de vous raconter comment il sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu'il fait faire chaque jour aux plus intraitables, je veux dire au feu et à l'eau, ces deux grands ennemis, qui s'accordent néanmoins à nous servir... Il a appris aux astres à le guider dans ses voyages...
Dieu ayant formé l'homme pour être le chef de l'univers, d'une si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute l'étendue de la nature...
Comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée, selon le corps, aux insults de toutes les autres, si elle n'avait en son esprit une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l'Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance.


Comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s'il n'y avait en toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art dérivé de ce premier art, quelques secondes idées tirées de ces idées originales, en un mot, quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet Esprit ouvrier qui a fait le monde ?
Qui ne voit que notre âme supérieure au monde et à toutes les vertus qui le composent, n'a rien à craindre que de son auteur ?

Je ne puis considérer sans admiration ces règles immuables des moeurs, que la raison a posées. Quoi ! cette âme plongée dans le corps, qui en épouse toutes les passions avec tant d'attache, qui languit, qui n'est plus à ellemême quand il souffre, dans quelle lumière a-t-elle vu qu'elle eût néanmoins sa félicité à part ?...
Ne faut-il pas, Chrétiens, qu'elle ait découvert intérieurement une beauté bien exquise dans ce qui s'appelle devoir, pour oser assurer positivement que l'on doit s'exposer sans crainte, qu'il faut s'exposer même avec joie à des fatigues immenses, à des douleurs incroyables et à une mort assurée, pour les amis, pour la patrie, pour le Prince, pour les autels ? Et n'est-ce pas une espèce de miracle que, ces maximes constantes de courage, de probité, de justice...
Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité ? O éternité ! ô infinité ! dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent pas seulement, par où donc estu entrée dans nos âmes ? Mais si nous sommes tout corps et toute matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur ? et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom ?

Il est vrai, Chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons pas longtemps cette noble ardeur; l'âme se replonge bientôt dans sa matière...
Elle a des grossièretés, qui, si elle n'est éclairée d'ailleurs, la forcent presque elle-même de douter de ce qu'elle est. C'est pourquoi les sages du monde, voyant l'homme, d'un côté si grand, de l'autre si méprisable, n'ont su ni que penser ni que dire : les uns en feront un dieu, les autres en feront un rien.


Vous vous trompez, ô sages du siècle : l'homme n'est pas les délices de la nature, puisqu'elle l'outrage en tant de manières; l'homme ne peut non plus être son rebut, puisqu'il y a quelque chose en lui qui vaut mieux que la nature elle-même... Maintenant parler de caprice dans les ouvrages de Dieu, c'est blasphémer contre sa sagesse. Mais d'où vient donc une si étrange disproportion ? Faut-il, Chrétiens, que je vous le dise ? et ces masures mal assorties avec ces fondements si magnifiques ne crient-elles pas assez haut que l'ouvrage n'est pas en son entier ? Contemplez ce grand édifice, vous y verrez des marques d'une main divine; mais l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du sien...
C'est que l'homme a voulu bâtir à sa mode sur l'ouvrage de son créateur, et il s'est éloigné du plan : ainsi, contre la régularité du premier dessin, l'immortel et le corruptible, le spirituel et le charnel, l'ange et la bête, en un mot, se sont trouvés tout à coup unis.

Mais, hélas ! que nous profite cette dignité ? Quoique nos ruines respirent encore quelque air de grandeur, nous n'en sommes pas moins accablés dessous, notre ancienne immortalité ne sert qu'à nous rendre encore plus insupportable la tyrannie de la mort...
O âme, console-toi : si ce divin architecte, qui a entrepris de te réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps, c'est qu'il veut te le rendre en meilleur état, c'est qu'il veut le rebâtir dans un meilleur ordre; il entrera pour un peu de temps dans l'empire de la mort, mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n'est la mortalité.

Ce qui engage la chair à la nécessité d'être corrompue, c'est qu'elle est un attrait au mal, une source de mauvais désirs, enfin une "chair de péché", comme parle le saint Apôtre...
Il faut donc qu'elle change sa première forme afin d'être renouvelée, et qu'elle perde tout son premier être, pour en recevoir un second de la main de Dieu.

O conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos besoins !
Il a dessein, dit excellement saint Jean Chrysostome, de réparer la maison qu'il nous a donnée : pendant qu'il la détruit et qu'il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions. Et lui-même nous offre son palais; il nous donne un appartement, pour nous faire attendre en repos l'entière réparation de notre ancien édifice.


BOSSUET, Sermon "Sur la mort", fin




1993 Thesaurus - Panégyrique de SAINT PAUL