1994 Tertio Millenio Adveniente



LETTRE APOSTOLIQUE


TERTIO MILLENNIO ADVENIENTE


DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II

A L'ÉPISCOPAT AU CLERGÉ ET AUX FIDELES


SUR LA PRÉPARATION DU JUBILÉ DE L'AN 2000



Aux Évêques
Aux prêtres et aux diacres
Aux religieux et aux religieuses
A tous les fidèles laïcs

1 Alors qu'approche le troisième millénaire de l'ère nouvelle, la pensée se porte spontanément vers les paroles de l'Apôtre Paul: " Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme " (Ga 4,4) . La plénitude du temps s'identifie avec le mystère de l'Incarnation du Verbe, Fils consubstantiel au Père, et avec le mystère de la Rédemption du monde. Saint Paul souligne dans ce passage que le Fils de Dieu est né d'une femme, né sujet de la Loi, venu au monde pour racheter les sujets de la Loi, afin qu'ils puissent recevoir l'adoption filiale. Puis il ajoute: " Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père! " Sa conclusion est vraiment réconfortante: " Aussi n'es-tu plus esclave mais fils; fils, et donc héritier de par Dieu " (Ga 4,6-7) .
Cette présentation paulinienne du mystère de l'Incarnation contient la révélation du mystère trinitaire et du prolongement de la mission du Fils par la mission de l'Esprit Saint. L'Incarnation du Fils de Dieu, sa conception, sa naissance, sont les pré- misses de l'envoi de l'Esprit Saint. Le texte de saint Paul fait apparaître la plénitude du mystère de l'Incarnation rédemptrice.


I " JÉSUS CHRIST EST LE MEME HIER ET AUJOURD'HUI... "

(He 13,8)

2 Dans son Évangile, Luc nous a transmis une description concise des circonstances de la naissance de Jésus: " Il advint, en ces jours-là, que parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de tout le monde habité... Et tous allaient se faire recenser, chacun dans sa ville. Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, en Judée, à la ville de David, qui s'appelle Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la lignée de David afin de se faire recenser avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Or il advint, comme ils étaient là, que les jours furent accomplis où elle devait enfanter. Elle enfanta son fils premier-né, l'enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu'ils manquaient de place dans la salle " (Lc 2,1 Lc 2,3-7).
Ainsi s'accomplissait ce que l'ange Gabriel avait prédit lors de l'Annonciation. A la Vierge de Nazareth, il avait adressé ces paroles: " Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi " (1, 28). Ces paroles avaient troublé Marie et c'est pourquoi le Messager divin s'était empressé d'ajouter: " Sois sans crainte, Marie; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut... L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu " (Lc 1,30-32 Lc 1,35). La réponse de Marie au message de l'ange fut claire: " Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ta parole! " (1, 38). Jamais, dans l'histoire de l'homme, autant de choses n'ont dépendu du consentement de la créature humaine qu'à ce moment-là.(1)

(1) cf. Homélie de S. Bernard, IV, 8, Opera Omnia, éd. Cisterc. (1966), 53


3 Dans le Prologue de son Évangile, Jean résume en une seule phrase toute la profondeur du mystère de l'Incarnation. Il écrit: " Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité " (Jn 1,14). Pour Jean, dans la conception et la naissance de Jésus se réalise l'Incarnation du Verbe éternel, consubstantiel au Père. L'Évangéliste se réfère au Verbe qui, au commencement, était auprès de Dieu, par qui a été fait tout ce qui existe; le Verbe en qui était la vie, la vie qui était la lumière des hommes (cf. Jn 1,1-5). Du Fils unique, Dieu né de Dieu, l'Apôtre Paul écrit qu'il fut " Premier-né de toute créature " (Col 1,15) . Dieu crée le monde par le Verbe. Le Verbe est la Sagesse éternelle, la Pensée et l'Image substantielle de Dieu, " resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance " (He 1,3) . Engendré éternellement et éternellement aimé par le Père, Dieu né de Dieu et Lumière née de la Lumière, il est le principe et l'archétype de toutes les choses créées par Dieu dans le temps.
Le fait que le Verbe éternel ait assumé dans la plénitude du temps la condition de créature confère à l'événement de Bethléem, il y a deux mille ans, une singulière valeur cosmique. Grâce au Verbe, le monde des créatures se présente comme cosmos, c'est-à-dire comme univers ordonné. Et c'est encore le Verbe qui, en s'incarnant, renouvelle l'ordre cosmique de la création. La Lettre aux Éphésiens parle du dessein que Dieu a formé par avance dans le Christ " pour le réaliser quand les temps seraient accomplis: ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres " (Ep 1,10).

4 Le Christ, Rédempteur du monde, est l'unique médiateur entre Dieu et les hommes et il n'y a pas sous le ciel d'autre nom par lequel nous puissions être sauvés (cf. Ac 4,12) . Nous lisons dans la Lettre aux Éphésiens: " En lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce, qu'Il nous a prodiguée en toute sagesse et intelligence. Il nous a fait connaître... ce dessein bienveillant qu'Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis " (Ep 1,7-10). Le Christ, le Fils consubstantiel au Père, est donc Celui qui révèle le dessein de Dieu pour toute la création, et en particulier pour l'homme. Comme l'affirme de façon suggestive le Concile Vatican II, il " manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la grandeur de sa vocation ".(2) Il lui montre cette vocation en révélant le mystère du Père et de son amour. " Image du Dieu invisible ", le Christ est l'homme parfait qui a rendu aux fils d'Adam la ressemblance avec Dieu déformée par le péché. Dans sa nature humaine, exempte de tout péché et assumée dans la Personne divine du Verbe, la nature commune à tout être humain est élevée à une dignité sans égale: " Par son incarnation, le Fils de Dieu lui-même s'est en quelque sorte uni à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme, il a pensé avec une intelligence d'homme, il a agi avec une volonté d'homme, il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché ".(3)

(2) GS 22 (3) ibid.


5 Le fait, pour le Fils de Dieu, de " devenir l'un de nous " s'est réalisé dans la plus grande humilité. Il n'est donc pas étonnant que l'historiographie profane, occupée par des événements plus spectaculaires et par des personnages plus en vue, ne lui ait accordé au début que de brèves allusions, qui sont tout de même significatives. Le Christ est mentionné par exemple dans les Antiquités judaïques, ouvrage rédigé à Rome par l'historien Flavius Josèphe entre 93 et 94,(4) et surtout dans les Annales de Tacite, composées entre 115 et 120, où l'historien, rapportant l'incendie de Rome en 64, dont Néron accusait faussement les chrétiens, fait explicitement allusion au Christ " supplicié par le procureur Ponce Pilate sous l'empereur Tibère ".(5) Suétone, lui aussi, dans sa biographie de l'empereur Claude écrite aux environs de 121, nous apprend que les Juifs ont été expulsés de Rome parce que, " à l'instigation d'un certain Chrestus, ils provoquaient de fréquents tumultes ".(6) Les interprètes sont convaincus pour la plupart que ce texte se rapporte à Jésus Christ, devenu motif de luttes internes dans le judaïsme romain. Il y a un autre témoignage important, qui confirme la diffusion rapide du christianisme: celui de Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, qui rapporte à l'Empereur Trajan, entre 111 et 113, qu'un grand nombre de personnes se réunissaient " à jour fixe, avant l'aube, pour chanter alternativement une hymne au Christ comme à un Dieu ".(7)
Mais le grand événement que les historiens non chrétiens se limitent à mentionner est mis en pleine lumière par les écrits du Nouveau Testament qui, tout en étant des documents de croyants, n'en sont pas moins dignes de foi dans tout ce qu'ils rapportent, même comme témoignages historiques. Le Christ, vrai Dieu et vrai homme, Seigneur du cosmos, est aussi Seigneur de l'histoire, dont il est " l'Alpha et l'Oméga " (
Ap 1,8 Ap 21,6) , " le Principe et la Fin " (Ap 21,6) . En Lui, le Père a dit la parole ultime sur l'homme et sur son histoire. C'est ce que dit en une synthèse expressive la Lettre aux Hébreux: " Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils " (He 1,1-2).

(4) cf. Ant. Iud. 20,200 et aussi 18,63-64, passage bien connu et si discuté (5) annales 15,44,3 (6) Vita Claudii 25,4 (7) Epist 10,96


6 Jésus est né dans le peuple élu, en accomplissement de la promesse faite à Abraham et constamment rappelée par les prophètes. Ceux-ci parlaient au nom et à la place de Dieu. L'économie de l'Ancien Testament, en effet, vise essentiellement à préparer et à annoncer la venue du Christ Rédempteur de l'univers et de son Règne messianique. Les livres de l'Ancienne Alliance sont ainsi des témoins permanents d'une pédagogie divine attentive.(8) Cette pédagogie atteint son but dans le Christ. Celui-ci, en effet, ne se limite pas à parler " au nom de Dieu " comme les prophètes, mais c'est Dieu même qui parle dans son Verbe éternel fait chair. Nous touchons ici le point essentiel qui différencie le christianisme des autres religions, dans lesquelles s'est exprimée dès le commencement la recherche de Dieu de la part de l'homme. Dans le christianisme, le point de départ, c'est l'Incarnation du Verbe. Ici, ce n'est plus seulement l'homme qui cherche Dieu, mais c'est Dieu qui vient en personne parler de lui-même à l'homme et lui montrer la voie qui lui permettra de l'atteindre. C'est ce que proclame le prologue de l'Évangile de Jean: " Nul n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui l'a fait connaître " (Jn 1,18). Le Verbe incarné est donc l'accomplissement de l'aspiration présente dans toutes les religions de l'humanité: cet accomplissement est l'oeuvre de Dieu et il dépasse toute attente humaine. C'est un mystère de grâce.

(8) DV 15


Dans le Christ, la religion n'est plus une " recherche de Dieu comme à tâtons " (cf. Ac 17,27) , mais une réponse de la foi à Dieu qui se révèle: réponse dans laquelle l'homme parle à Dieu comme à son Créateur et Père; réponse rendue possible par cet Homme unique qui est en même temps le Verbe consubstantiel au Père, en qui Dieu parle à tout homme et en qui tout homme est rendu capable de répondre à Dieu. Plus encore, en cet Homme, la création entière répond à Dieu. Jésus Christ est le nouveau commencement de tout: en lui, tout se retrouve, tout est accueilli et est rendu au Créateur de qui il a pris son origine. De cette façon, le Christ est la réalisation de l'aspiration de toutes les religions du monde et, par cela même, il en est l'aboutissement unique et définitif. Si, d'un côté, Dieu, dans le Christ, parle de lui-même à l'humanité, de l'autre, dans le même Christ, l'humanité entière et toute la création parlent d'elles-mêmes à Dieu, plus encore, elles se donnent à Dieu. Ainsi, tout retourne à son principe. Jésus Christ est la récapitulation de tout (cf. Ep 1,10) et en même temps l'accomplissement de toute chose en Dieu, accomplissement qui est à la gloire de Dieu. La religion qui a pour fondement le Christ Jésus est la religion de la gloire, c'est exister dans la nouveauté de la vie à la louange de la gloire de Dieu (cf. Ép 1, 12). Toute la création est en réalité une manifestation de sa gloire; en particulier, l'homme (vivens homo) est une épiphanie de la gloire de Dieu, il est appelé à vivre de la plénitude de la vie en Dieu.

7 En Jésus Christ, Dieu ne parle pas seulement à l'homme maisil le recherche. L'Incarnation du Fils de Dieu en témoigne: Dieu recherche l'homme. Jésus parle de cette recherche comme des retrouvailles de la brebis perdue (cf. Lc 15,1-7) . C'est une recherche qui naît au coeur même de Dieu et qui a son point culminant dans l'Incarnation du Verbe. Si Dieu va à la recherche de l'homme, créé à son image, à sa ressemblance, il le fait parce qu'il l'aime éternellement dans le Verbe, et il veut l'élever dans le Christ à la dignité de fils adoptif. Dieu recherche donc l'homme, qui lui appartient d'une manière particulière, autrement que toute autre créature. L'homme appartient à Dieu parce qu'il a été choisi par amour: c'est mû par son coeur de Père que Dieu recherche l'homme.
Pourquoi le recherche-t-il? Parce que l'homme s'est éloigné de lui, se cachant comme Adam parmi les arbres du paradis terrestre (cf. Gn 3,8-10) . L'homme s'est laissé égarer par l'ennemi de Dieu (cf. Gn 3,13) . Satan l'a trompé en le persuadant qu'il était lui-même dieu et qu'il pouvait connaître, comme Dieu, le bien et le mal, et gouverner le monde selon son bon plaisir sans être obligé de tenir compte de la volonté divine (cf. Gn 3,5) . En recherchant l'homme par l'intermédiaire de son Fils, Dieu veut l'amener à abandonner les chemins du mal dans lesquels il a tendance à s'avancer toujours plus. " Lui faire abandonner " ces chemins veut dire lui faire comprendre qu'il fait fausse route; cela veut dire vaincre le mal présent dans l'histoire humaine. Vaincre le mal: voilà ce qu'est la Rédemption. Celle-ci se réalise par le sacrifice du Christ, grâce auquel l'homme rachète la dette du péché et est réconcilié avec Dieu. Le Fils de Dieu s'est fait homme en prenant un corps et une âme dans le sein de la Vierge, précisément pour ceci: faire de lui-même un parfait sacrifice rédempteur. La religion de l'Incarnation est la religion de la Rédemption du monde par le sacrifice du Christ, dans lequel est contenue la victoire sur le mal, sur le péché et sur la mort elle-même. En acceptant la mort sur la Croix, le Christ, en même temps, manifeste et donne la vie, car il ressuscite, et la mort n'a plus aucun pouvoir sur lui.

8 La religion qui a son origine dans le mystère de l'Incarnation rédemptrice est la religion dans laquelle on " demeure dans le coeur de Dieu ", dans laquelle on participe à sa vie intime. Saint Paul en parle dans le passage cité au début: " Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père! " (Ga 4,6) . L'homme élève sa voix, comme le Christ s'adressait " avec une violente clameur et des larmes " (He 5,7) à Dieu, spécialement à Gethsémani et sur la Croix: l'homme crie vers Dieu comme le Christ a crié, et il témoigne ainsi qu'il participe à sa filiation par l'Esprit Saint. L'Esprit Saint, que le Père a envoyé au nom de son Fils, fait en sorte que l'homme participe à la vie intime de Dieu. Il fait en sorte que l'homme soit aussi fils, à la ressemblance du Christ, et héritier des biens qui constituent la part du Fils (cf. Ga 4,7) . C'est en cela que consiste la religion de la " vie au coeur de Dieu ", à laquelle l'Incarnation du Fils de Dieu donne naissance. L'Esprit Saint, qui sonde les profondeurs de Dieu (cf. 1Co 2,10) , nous introduit, nous les hommes, dans cette profondeur en vertu du sacrifice du Christ.


II. LE JUBILÉ DE L'AN 2000

9 Saint Paul, parlant de la naissance du Fils de Dieu, la situe dans la " plénitude du temps " (cf. Ga 4,4) . En réalité, le temps s'est accompli par le fait même que Dieu, par l'Incarnation, s'est introduit dans l'histoire de l'homme. L'éternité est entrée dans le temps: peut-il y avoir un " accomplissement " plus grand que celui-là? Peut-il même y avoir un autre " accomplissement "? Certains ont pensé à des cycles cosmiques mystérieux dans lesquels l'histoire de l'univers et en particulier de l'homme se répéterait constamment. L'homme naît de la terre et il retourne à la terre (cf. Gn 3,19): telle est la donnée de première évidence. Mais il y a en l'homme une irrésistible aspiration à vivre toujours. Comment peut-on penser pour lui à une survivance au-delà de la mort? D'aucuns ont imaginé des formes diverses de réincarnation: selon la manière dont il a vécu lors de son existence précédente, il connaîtrait l'expérience d'une nouvelle existence plus noble ou plus humble, jusqu'à ce qu'il ait atteint sa complète purification. Cette croyance, très enracinée dans certaines religions orientales, tend à montrer, entre autres, que l'homme n'entend pas se résigner au caractère irrévocable de la mort. Il est convaincu qu'il a une nature essentiellement spirituelle et immortelle.
La Révélation chrétienne exclut la réincarnation et parle d'un épanouissement que l'homme est appelé à réaliser au cours d'une existence unique sur terre. Cet épanouissement de son destin, l'homme l'atteint par le don désintéressé de luimême, un don qui n'est possible que dans la rencontre avec Dieu. C'est en Dieu qu'il trouve la pleine réalisation de ce qu'il est: telle est la vérité révélée par le Christ. L'homme s'épanouit en Dieu, qui est venu à sa rencontre par son Fils éternel. Grâce à la venue de Dieu sur terre, le temps humain, qui a commencé à la création, a atteint sa plénitude. " La plénitude du temps ", en effet, c'est seulement l'éternité, bien plus, c'est Celui qui est éternel, c'est-à-dire Dieu. Entrer dans la " plénitude du temps " signifie donc atteindre le terme du temps et sortir de ses limites pour trouver son épanouissement dans l'éternité de Dieu.

10 Dans le christianisme, le temps a une importance fondamentale. C'est dans sa dimension que le monde est créé, c'est en lui que se déroule l'histoire du salut, qui a son apogée dans la " plénitude du temps " de l'Incarnation et atteint sa fin dans le retour glorieux du Fils de Dieu à la fin des temps. En Jésus Christ, Verbe incarné, le temps devient une dimension de Dieu, qui est en lui-même éternel. Avec la venue du Christ commencent les " derniers jours " (cf. He 1,2) , la " dernière heure " (cf. 1Jn 2,18) , avec elle commence le temps de l'Église, qui durera jusqu'à la Parousie.
De ce rapport de Dieu avec le temps naît le devoir de le sanctifier. C'est ce qui se réalise, par exemple, quand on consacre à Dieu des temps, des jours, des semaines, comme cela se faisait déjà dans la religion de l'Ancienne Alliance et comme cela se fait encore, bien que d'une manière nouvelle, dans le christianisme. Dans la liturgie de la Vigile pascale, quand le célébrant bénit le cierge qui symbolise le Christ ressuscité, il proclame: " Le Christ hier et aujourd'hui, commencement et fin de toutes choses, Alpha et Oméga; à lui, le temps et l'éternité, à lui, la gloire et la puissance pour les siècles sans fin ". Il prononce ces paroles en gravant sur le cierge les chiffres du millésime de l'année en cours. Le sens de ce rite est clair: il met en évidence le fait que le Christ est le Seigneur du temps, il est son commencement et son achèvement; chaque année, chaque jour, chaque moment est inclus dans son Incarnation et dans sa Résurrection pour se retrouver ainsi dans la " plénitude du temps ". C'est pourquoi l'Église, elle aussi, vit et célèbre la liturgie dans l'espace de l'année. L'année solaire est ainsi imprégnée par l'année liturgique, qui reproduit en un sens tout le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption, en commençant par le premier dimanche de l'Avent pour se terminer par la solennité du Christ Roi, Seigneur de l'univers et de l'histoire. Chaque dimanche rappelle le jour de la résurrection du Seigneur.

11 Dans un tel contexte, on comprend facilement la pratique des Jubilés, qui a son origine dans l'Ancien Testament et se poursuit dans l'histoire de l'Église. Jésus de Nazareth, s'étant rendu un jour dans la synagogue de sa ville, se leva pour faire la lecture (cf. Lc 4,16-30) . On lui donna le rouleau du prophète Isaïe, dans lequel il lut le passage suivant: " L'Esprit du Seigneur Dieu est sur moi, car le Seigneur m'a donné l'onction; il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les coeurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part du Seigneur " (Is 61,1-2).
Le prophète parlait du Messie. " Aujourd'hui ajouta Jésus cette Écriture est accomplie pour vous qui l'entendez " (Lc 4,21) , faisant comprendre qu'il était lui-même le Messie annoncé et qu'en lui commençait le " temps " si attendu: le jour du salut était arrivé, la " plénitude du temps ". Tous les Jubilés se rapportent à ce " temps " et concernent la mission messianique du Christ, venu comme " consacré par l'onction " de l'Esprit Saint, comme " envoyé par le Père ". C'est lui qui annonce la Bonne Nouvelle aux pauvres. C'est lui qui apporte la liberté à ceux qui en sont privés, qui libère les opprimés, qui rend la vue aux aveugles (cf. Mt 11,4-5 Lc 7,22) . Il réalise ainsi " une année de grâce du Seigneur ", qu'il proclame non seulement par la parole mais avant tout par ses oeuvres. Le Jubilé, c'est-à-dire " une année de grâce du Seigneur ", ce n'est pas seulement le retour d'un anniversaire dans la chronologie, c'est même ce qui qualifie l'activité de Jésus.

12 Les paroles et les oeuvres de Jésus constituent de cette façon l'accomplissement de toute la tradition des Jubilés de l'Ancien Testament. On sait que le Jubilé était un temps consacré d'une manière particulière à Dieu. Il y en avait un tous les sept ans, selon la Loi de Moïse: c'était " l'année sabbatique " pendant laquelle on laissait reposer la terre et on libérait les esclaves. L'obligation de libérer les esclaves était réglementée par des prescriptions détaillées contenues dans les Livres de l'Exode (Ex 23,10-11), du Lévitique (Ex 25,1-28), du Deutéronome (Dt 15,1-6), c'est-à-dire pratiquement dans toute la législation biblique, qui acquiert ainsi cette dimension particulière. Pour l'année sabbatique, outre la libération des esclaves, la Loi prévoyait la remise de toutes les dettes, selon des prescriptions précises. Et tout cela devait être fait en l'honneur de Dieu. Ce qui concernait l'année sabbatique valait aussi pour l'année " jubilaire ", qui revenait tous les cinquante ans. Mais, pour l'année jubilaire, les usages de l'année sabbatique étaient élargis et célébrés plus solennellement encore. Nous lisons dans le Lévitique: " Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l'affranchissement de tous les habitants du pays. Ce sera pour vous un jubilé: chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous retournera dans son clan " (Lv 21,10). L'une des conséquences les plus significatives de l'année jubilaire était l'" émancipation " générale de tous les habitants qui avaient besoin d'être libérés. A cette occasion, tout israélite rentrait en possession de la terre de ses aïeux, s'il l'avait vendue ou s'il l'avait perdue en devenant esclave. On ne pouvait être privé définitivement de la terre car elle appartenait à Dieu, et les israélites ne pouvaient demeurer indéfiniment en état d'esclavage puisque Dieu les avait " rachetés " pour lui-même comme sa propriété exclusive en les libérant de l'esclavage en Égypte.

13 Même si les préceptes de l'année jubilaire sont restés en grande partie dans le domaine de l'idéal c'était plus une espérance qu'une réalisation concrète, se transformant par ailleurs en une prophetia futuri, annonce de la vraie libération qui serait accomplie par le Messie à venir , dans le cadre juridique qui s'en dégageait se dessina peu à peu une certainedoctrine sociale, qui se développa ensuite plus clairement à partir du Nouveau Testament. L'année jubilaire devait rétablir l'égalité entre tous les fils d'Israël, ouvrant de nouvelles possibilités aux familles qui avaient perdu leurs biens et même la liberté personnelle. Quant aux riches, l'année jubilaire leur rappelait au contraire que le temps viendrait où les esclaves israélites, redevenus leurs égaux, pourraient revendiquer leurs propres droits. On devait, au moment prévu par la Loi, proclamer une année jubilaire, et venir en aide à tous ceux qui étaient dans le besoin. Cela exigeait un gouvernement juste. La justice, selon la Loi d'Israël, consistait surtout à protéger les faibles, et un roi devait se distinguer dans ce domaine, comme l'affirme le Psalmiste: " Il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l'âme des pauvres " (Ps 72,12-13) . La source d'une telle tradition était strictement théologique, en liaison avant tout avec la théologie de la création et avec celle de la divine Providence. Il existait en effet une conviction commune: à Dieu seul, en tant que Créateur, appartient le " dominium altum ", c'est-à- dire la seigneurie sur toute la création, en particulier sur la terre (cf. Lv 25,23) . Si, dans sa Providence, Dieu avait donné la terre aux hommes, cela signifiait qu'il l'avait donnée à tous. C'est pourquoi les richesses de la création devaient être considérées comme un bien commun de l'humanité entière. Celui qui possédait ces biens en tant que propriétaire n'en était en réalité qu'un administrateur, c'est-à-dire un ministre tenu à agir au nom de Dieu, l'unique propriétaire au sens plénier du terme, car la volonté de Dieu était que les biens créés servent à tous d'une manière juste. L'année jubilaire devait servir précisément à rétablir aussi cette justice sociale. Ainsi la doctrine sociale de l'Église, qui a toujours eu une place dans l'enseignement de l'Église et qui s'est développée particulièrement au siècle dernier, surtout à partir de l'encyclique Rerum novarum, a l'une de ses racines dans la tradition de l'année jubilaire.

14 Il faut souligner toutefois ce qu'Isaïe exprime par les paroles " proclamer une année de grâce du Seigneur ". Pour l'Église, le Jubilé est précisément cette " année de grâce ", année de la rémission des péchés et des peines dues aux péchés, année de la réconciliation entre les adver- saires, année de multiples conversions et de pénitence sacramentelle et extra-sacramentelle. La tradition des années jubilaires est liéeà la concession d'indulgences d'une manière plus large qu'en d'autres périodes. A côté des Jubilés qui rappellent le mystère de l'Incarnation lors des années cent, cinquante et vingt-cinq, il y a ceux qui commémorent l'événement de la Rédemption: la Croix du Christ, sa mort sur le Golgotha et sa Résurrection. L'Église, en ces circonstances, proclame " une année de grâce du Seigneur " et fait en sorte que tous les fidèles puissent bénéficier plus largement de cette grâce. Voilà pourquoi les Jubilés sont célébrés non seulement " in Urbe " mais aussi " extra Urbem ", ce qui avait lieu traditionnellement l'année qui suivait la célébration " in Urbe ".

15 Dans la vie des personnes, les Jubilés sont habituellement liés à la date de naissance, mais on célèbre aussi les anniversaires du baptême, de la confirmation, de la première communion, de l'ordination sacerdotale ou épiscopale, du sacrement de mariage. Certains de ces anniversaires se retrouvent dans le domaine profane, mais les chrétiens leur attribuent toujours un caractère religieux. Dans la perspective chrétienne, en effet, tout Jubilé celui du vingt-cinquième anniversaire de sacerdoce ou de mariage, appelé " d'argent ", celui du cinquantième, appelé " d'or ", ou celui du soixantième, dit " de diamant " constitue une année particulière de grâce pour la personne qui a reçu l'un des sacrements mentionnés ci-dessus. Ce que nous avons dit des Jubilés individuels peut être appliqué aussi aux communautés ou aux institutions. Ainsi, on célèbre le centenaire ou le millénaire de fondation d'une ville ou d'une commune. Dans le domaine ecclésial, on célèbre les Jubilés des paroisses et des diocèses. Tous ces Jubilés personnels ou communautaires jouent un rôle important et significatif dans la vie des personnes et des communautés.
Dans ce contexte, la deux millième année depuis la naissance du Christ (indépendamment de l'exactitude du calcul chronologique) représente un Jubilé extraordinairement important, non seulement pour les chrétiens mais indirectement pour l'humanité entière, étant donné le rôle de premier plan exercé par le christianisme au cours de ces deux millénaires. Il est significatif que le calcul du cours des années se fait presque partout à partir de la venue du Christ dans le monde: celle-ci devient donc également le centre du calendrier le plus utilisé aujourd'hui. N'est-ce pas là aussi un signe de la contribution incomparable apportée à l'histoire universelle par la naissance de Jésus de Nazareth?

16 Le mot " Jubilé " évoque la joie, non seulement la joie intérieure mais la joie qui se manifeste extérieurement, car la venue de Dieu est un événement qui est également extérieur, visible, audible et tangible, comme le rappelle saint Jean (cf. 1Jn 1,1) . Il est donc juste que toute marque de joie suscitée par cette venue se manifeste extérieurement. Cela montre que l'Église se réjouit du salut. Elle invite tout le monde à la joie et elle s'efforce de créer les conditions voulues pour que les énergies du salut puissent être communiquées à chacun. L'An 2000 marquera donc la date du grand Jubilé.
Par son contenu, ce grand Jubilé sera, en un sens, semblable à tous les autres. Mais en même temps il sera différent, et plus ample que tout autre. En effet, l'Église respecte les mesures du temps: les heures, les jours, les années, les siècles. Sous cet aspect, elle marche pas à pas avec chaque homme, faisant prendre conscience à chacun que chacune de ces périodes est empreinte de la présence de Dieu et de son action salvatrice. Dans cet esprit, l'Église se réjouit, rend grâce, demande pardon et présente des supplications au Seigneur de l'histoire et des consciences humaines.
L'une des prières les plus ardentes en cette heure exceptionnelle où s'approche le nouveau millénaire est celle par laquelle l'Église demande au Seigneur que croisse l'unité entre tous les chrétiens des diverses Confessions jusqu'à atteindre la pleine communion. Je forme le voeu que le Jubilé soit une bonne occasion pour collaborer efficacement à la mise en commun de tout ce qui nous unit et qui est certainement plus important que ce qui nous divise. Dans cette perspective, comme il serait bon que, tout en respectant les programmes des diverses Églises et Communautés, on arrive à des projets oecuméniques pour la préparation et la réalisation du Jubilé! Celui-ci y gagnerait en vigueur pour témoigner devant le monde de la ferme volonté de tous les disciples du Christ de réaliser au plus tôt la pleine unité, dans la certitude que " rien n'est impossible à Dieu ".


III. LA PRÉPARATION DU GRAND JUBILÉ

17 Tout jubilé est préparé dans l'histoire de l'Église par la divine Providence. Cela vaut également pour le grand Jubilé de l'An 2000. Dans cette conviction, nous regardons aujourd'hui avec gratitude et sens de la responsabilité ce qui est advenu dans l'histoire de l'humanité à partir de la naissance du Christ, et surtout les événements qui se sont produits entre l'An 1000 et l'An 2000. Mais, d'une façon toute particulière, nous portons un regard de foi sur notre siècle, y cherchant ce qui témoigne non seulement de l'histoire de l'homme mais aussi de l'intervention de Dieu dans les événements humains.

18 De ce point de vue, on peut affirmer que le Concile Vatican II constitue un événement providentiel par lequel l'Église a commencé la préparation immédiate du Jubilé du deuxième millénaire. Il s'agit en effet d'un Concile semblable aux précédents, et pourtant très différent; un Concile centré sur le mystère du Christ et de son Église, et en même temps ouvert au monde. Cette ouverture a été la réponse évangélique à l'évolution récente du monde, avec les bouleversements qu'a connus le XXe siècle éprouvé par une première puis une deuxième guerres mondiales, par l'expérience des camps de concentration et d'effroyables massacres. Tout ce qui est arrivé montre plus que jamais que le monde a besoin de purification, qu'il a besoin de conversion.
On dit souvent que le Concile Vatican II marque une époque nouvelle dans la vie de l'Église. C'est vrai, mais en même temps il est difficile de ne pas remarquer que l'Assemblée conciliaire a eu largement recours aux expériences et aux réflexions de la période antérieure, spécialement du patrimoine de pensée de Pie XII. Dans l'his- toire de l'Église, le " vieux " et le " neuf " sont toujours étroitement mêlés. Le " neuf " croît sur le " vieux ", le " vieux " trouve dans le " neuf " une expression plus accomplie. Ainsi en a-t-il été pour le Concile Vatican II et pour l'activité des Papes liés à l'Assemblée conciliaire, à commencer par Jean XXIII, puis Paul VI et Jean-Paul Ier, et enfin le Pape actuel.
Il est certain que ce qu'ils ont accompli pendant et après le Concile l'enseignement aussi bien que l'activité de chacun d'eux a apporté une contribution marquante à la préparation du nouveau printemps de vie chrétienne qui devra être révélé par le grand Jubilé si les chrétiens savent suivre l'action de l'Esprit Saint.

19 Sans aller jusqu'aux accents sévères de Jean Baptiste quand, au bord du Jourdain, il invitait à la pénitence et à la conversion (cf. Lc 3,1-17) , le Concile a manifesté en lui-même quelque chose de l'ancien prophète en désignant avec une nouvelle vigueur aux hommes d'aujourd'hui le Christ, " l'Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde " (Jn 1,29) , le Rédempteur de l'homme, le Seigneur de l'histoire. Au Concile, l'Église, dans le désir d'être pleinement fidèle à son Maître, s'est interrogée sur son identité et a redécouvert la profondeur de son mystère de Corps et d'Épouse du Christ. Se mettant attentivement à l'écoute de la Parole de Dieu, elle a réaffirmé la vocation universelle à la sainteté; elle a entrepris la réforme de la liturgie, " source et sommet " de sa vie; elle a donné l'impulsion au renouvellement de nombreux aspects de son existence au niveau universel et dans les Églises locales; elle s'est impliquée dans la promotion des diverses vocations chrétiennes, de celle des laïcs à celle des religieux, du ministère des diacres à celui des prêtres et des évêques; elle a redécouvert en particulier la collégialité épiscopale, expression privilégiée du service pastoral exercé par les évêques en communion avec le Successeur de Pierre. Dans le cadre de ce profond renouveau, le Concile s'est ouvert aux chrétiens des autres Confessions, aux membres des autres religions, à tous les hommes de notre temps. Dans aucun autre Concile on n'a parlé avec autant de clarté de l'unité des chrétiens, du dialogue avec les religions non chrétiennes, du sens spécifique de l'Ancienne Alliance et d'Israël, de la dignité de la conscience personnelle, du principe de la liberté religieuse, des différentes traditions culturelles au sein desquelles l'Église accomplit sa tâche missionnaire, des moyens de communication sociale.

20 Une grande richesse de contenu et le ton nouveau, inconnu jusqu'alors, avec lequel les ques- tions ont été présentées par le Concile constituent comme une annonce de temps nouveaux. Les Pères conciliaires ont parlé le langage de l'Évangile, le langage du Discours sur la montagne et des Béatitudes. Dans le message du Concile, Dieu est présent dans sa seigneurie absolue sur toutes choses, mais aussi comme garant de l'authentique autonomie des réalités temporelles.
La meilleure préparation de l'échéance bimillénaire ne pourra donc que s'exprimer par un engagement renouvelé d'appliquer, autant que possible fidèlement, l'enseignement de Vatican II à la vie de chacun et de toute l'Église. Avec le Concile a été comme inaugurée la préparation immédiate du grand Jubilé de l'An 2000, au sens le plus large du terme. Si nous cherchons quelque chose d'ana- logue dans la liturgie, on pourrait dire que la liturgie de l'Avent qui revient chaque année est la plus proche de l'esprit du Concile. En effet, l'Avent nous prépare à la rencontre de Celui qui était, qui est et qui vient constamment (cf.
Ap 4,8) .

21 Sur le chemin de la préparation du rendez- vous de l'An 2000 s'inscrit la série de Synodes commencée après le Concile Vatican II: Synodes généraux et Synodes continentaux, régionaux, nationaux et diocésains. Le thème fondamental est celui de l'évangélisation, et même de la nouvelle évangélisation, dont les bases ont été posées par l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi de Paul VI, publiée en 1975 après la troisième Assemblée générale du Synode des Évêques. Ces Synodes font déjà par eux-mêmes partie de la nouvelle évangélisation: ils résultent de la conception du Concile Vatican II sur l'Église; ils donnent une grande place à la participation des laïcs, dont ils déterminent la responsabilité spécifique dans l'Église; ils sont l'expression de la force que le Christ a donnée à tout le peuple de Dieu, le rendant participant de sa mission messianique, mission prophétique, sacerdotale et royale. Le deuxième chapitre de la constitution dogmatique Lumen gentium contient des affirmations très claires à ce sujet. La préparation du Jubilé de l'An 2000 s'effectue ainsi, aux niveaux universel et local, dans toute l'Église, animée par une conscience nouvelle de la mission salvatrice reçue du Christ. Cette prise de conscience se manifeste avec une particulière évidence dans les exhortations post-synodales consacrées à la mission des laïcs, à la formation des prêtres, à la catéchèse, à la famille, à la valeur de la pénitence et de la réconciliation dans la vie de l'Église et de l'humanité, et prochainement à la vie consacrée.

22 Au ministère de l'Évêque de Rome reviennent des tâches et des responsabilités propres en vue du grand Jubilé de l'An 2000. Tous les Papes du siècle qui va se conclure ont agi de quelque manière dans cette perspective. Avec le dessein de tout renouveler dans le Christ, saint Pie X chercha à prévenir les développements tragiques que préparait la situation internationale du début du siècle. L'Église se rendait compte qu'elle devait agir fermement pour favoriser et défendre des biens aussi fondamentaux que la paix et la justice face à des tendances opposées qui s'affirmaient dans le monde contemporain. Les Papes de la période pré-conciliaire se dépensèrent dans ce sens avec une grande détermination, chacun avec ses problèmes particuliers: Benoît XV fut confronté à la tragédie de la première guerre mondiale, Pie XI dut se mesurer avec les menaces des systèmes totalitaires ou non respectueux de la liberté humaine, en Allemagne, en Russie, en Italie, en Espagne et, encore avant, au Mexique. Pie XII intervint contre la grande injustice constituée par le suprême mépris de la dignité humaine qui sévit durant la deuxième guerre mondiale. Il donna des orientations très claires, même pour la naissance d'un nouvel ordre mondial après la chute des systèmes politiques précédents.
En outre, au cours du siècle, à la suite de Léon XIII, les Papes ont repris systématiquement les thèmes de la doctrine sociale catholique, exposant les caractéristiques d'un juste système dans le domaine des rapports entre le travail et le capital. Il suffit de penser à l'encyclique Quadragesimo anno de Pie XI, aux nombreuses interventions de Pie XII, aux encycliques Mater et magistra et Pacem in terris de Jean XXIII, à Populorum progressio et à la lettre apostolique Octogesima adveniens de Paul VI. Je suis revenu moi-même à maintes reprises sur ce sujet: j'ai consacré l'encyclique Laborem exercens d'une manière particulière à l'importance du travail humain, tandis qu'avec Centesimus annus j'ai voulu réaffirmer la valeur de la doctrine de Rerum novarum cent ans plus tard. Dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis, j'avais auparavant proposé à nouveau d'une façon systématique toute la doctrine sociale de l'Église dans le contexte de l'opposition entre les deux blocs Est et Ouest et du danger d'une guerre nucléaire. Les deux éléments de la doctrine sociale de l'Église la sauvegarde de la dignité et des droits de la personne dans le cadre d'un juste rapport entre travail et capital, et la promotion de la paix se sont retrouvés dans ce texte et ont été associés. C'est aussi la cause de la paix qu'entendent servir les Messages pontificaux annuels du 1er janvier, publiés à partir de 1968, sous le pontificat de Paul VI.

23 Le pontificat actuel, depuis son premier document, parle du grand Jubilé d'une manière explicite et invite à vivre la période d'attente comme " un nouvel Avent ".(9) Il est ensuite revenu bien d'autres fois sur ce thème, s'y étendant largement dans l'encyclique Dominum et vivificantem.(10) En effet, la préparation de l'An 2000 devient comme une de ses clés d'interprétation. Il n'est certes pas question de se prêter à un nouveau millénarisme, comme certains le firent à la fin du premier millénaire; ce que l'on veut au contraire, c'est de rendre particulièrement attentif à tout ce que l'Esprit dit à l'Église et aux Églises (cf. Ap 2,7 et suivants) , comme aussi aux individus à travers les charismes qui sont au service de la communauté entière. On entend souligner ce que l'Esprit suggère aux diverses communautés, des plus petites, comme la famille, aux plus grandes, comme les nations et les organisations internationales, sans oublier les cultures, les civilisations et les saines traditions. Malgré les apparences, l'humanité continue à attendre la révélation des fils de Dieu et vit de cette espérance, comme en travail d'enfantement, selon l'image utilisée avec tant de force par saint Paul dans la Lettre aux Romains (cf. Rm 8,19-22).

(9) RH 1 (10) DEV 49-54


24 Les pèlerinages du Pape sont devenus un élément important dans l'effort d'application du Concile Vatican II. Commencés par Jean XXIII qui, à la veille de l'inauguration du Concile, fit un pèlerinage significatif à Lorette et à Assise (1962), ils ont beaucoup augmenté sous Paul VI qui, après s'être tout d'abord rendu en Terre Sainte (1964), effectua neuf autres grands voyages apostoliques qui le mirent en contact direct avec les populations des divers continents.
Le pontificat actuel a élargi considérablement ce programme, en commençant par le Mexique à l'occasion de la IIIe Conférence générale de l'Épiscopat latino-américain réunie à Puebla en 1979. Puis, la même année, il y eut le pèlerinage en Pologne pendant le Jubilé du neuvième centenaire de la mort de saint Stanislas, évêque et martyr.
Les étapes suivantes de ces voyages sont connues. Les pèlerinages sont devenus systé- matiques et ont permis d'atteindre les Églises particulières dans tous les continents, en portant une attention soutenue au développement des relations oecuméniques avec les chrétiens des différentes Confessions. Sous ce dernier aspect, ont eu un relief particulier les visites en Turquie (1979), en Allemagne (1980), en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse (1982), en Suisse (1984), dans les Pays scandinaves (1989), et tout dernièrement dans les Pays baltes (1993).
Actuellement, parmi les buts de pèlerinages vivement désirés, en plus de Sarajevo en Bosnie- Herzégovine, il y a le Proche-Orient: le Liban, Jérusalem et la Terre Sainte. Il serait très signifi- catif de pouvoir, à l'occasion de l'An 2000, visiter tous ces lieux qui se trouvent sur le chemin du peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, depuis les terres parcourues par Abraham et par Moïse, en traversant l'Égypte et le Mont Sinaï, jusqu'à Damas, ville qui fut témoin de la conversion de saint Paul.

25 Dans la préparation de l'An 2000, les diverses Églises ont leur rôle à jouer: avec leurs Jubilés, elles célèbrent des étapes significatives dans l'histoire du salut des divers peuples. Parmi ces Jubilés locaux ou régionaux, il y a eu des événements d'une suprême importance: le millénaire du baptême de la Rus' en 1988,(11) et aussi le cinquième centenaire du début de l'évangélisation dans le continent américain (1492). A côté d'événements d'une aussi vaste ampleur, même s'ils ne sont pas de portée universelle, il faut en rappeler d'autres non moins significatifs, par exemple le millénaire du baptême de la Pologne en 1966 et du baptême de la Hongrie en 1968, de même que le sixième centenaire du baptême de la Lituanie en 1987. En outre, il y aura prochainement le mille cinq centième anniversaire du baptême de Clovis, roi des Francs (496), puis le mille quatre centième anniversaire de l'arrivée de saint Augustin à Cantorbéry (597) et du début de l'évangélisation du monde anglo-saxon.

(11) Lettre apostolique Euntes in mundum AAS 80 (1988) pp. 935-9356

En ce qui concerne l'Asie, le Jubilé fera évoquer l'Apôtre Thomas qui, dès le début de l'ère chrétienne, selon la tradition, annonça l'Évangile en Inde, où les missionnaires du Portugal ne devaient venir ensuite que vers 1500. Il y a cette année le septième centenaire de l'évangélisation de la Chine (1294), et nous nous apprêtons à faire mémoire de la diffusion de l'oeuvre missionnaire dans les Philippines avec l'érection du siège métropolitain de Manille (1595) et à célébrer le quatrième centenaire des premiers martyrs au Japon (1597).
En Afrique, où la première annonce remonte aussi à l'époque apostolique, avec les mille six cent cinquante ans écoulés depuis la consécration épiscopale du premier évêque des Éthiopiens, saint Frumence (vers 340), et les cinq cents ans depuis le début de l'évangélisation de l'Angola dans l'antique royaume du Congo (1491), des pays comme le Cameroun, la Côte-d'Ivoire, la République centrafricaine, le Burundi, le Burkina-Faso sont en train de célébrer le centenaire de l'arrivée des premiers missionnaires sur leurs territoires respectifs. D'autres nations africaines l'ont célébré récemment.
Et comment ne pas mentionner les Églises d'Orient, dont les antiques Patriarcats sont liés de si près à l'héritage apostolique et dont les vénérables traditions théologiques, liturgiques et spirituelles constituent une immense richesse qui entre dans le patrimoine commun de tout le christianisme? Les multiples célébrations jubilaires de ces Églises et des Communautés qui reconnaissent en elles l'origine de leur apostolicité rappellent la marche du Christ au cours des siècles et aboutissent, elles aussi, au grand Jubilé de la fin du deuxième millénaire.
Vue sous cet éclairage, toute l'histoire chrétienne nous apparaît comme un fleuve unique auquel de nombreux affluents apportent leurs eaux. L'An 2000 nous invite à nous rencontrer avec une fidélité renouvelée et en une communion plus profonde sur les rives de ce grand fleuve, le fleuve de la Révélation, du christianisme et de l'Église qui parcourt l'histoire de l'humanité, en commençant par l'événement qui eut lieu à Nazareth, puis à Bethléem, il y a deux mille ans. C'est vraiment le " fleuve " qui, avec ses " bras ", selon l'expression du Psaume, " réjouit la cité de Dieu " (46/45, 5).

26 Dans la perspective de la préparation de l'An 2000 se situent également les Années saintes de cette dernière partie du siècle. Nous avons encore présente à la mémoire l'Année sainte que le Pape Paul VI décréta en 1975; puis, dans la même ligne, 1983 a été célébré comme Année de la Rédemption. L'Année mariale 1987-1988 a eu une résonance peut-être plus forte encore: très attendue, elle a été intensément vécue dans les Églises locales, particulièrement dans les sanctuaires marials du monde entier. L'encyclique Redemptoris Mater, publiée à ce moment-là, a mis en relief l'enseignement conciliaire sur la présence de la Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l'Église: il y a deux mille ans, le Fils de Dieu s'est fait homme par la puissance de l'Esprit Saint et est né de la Vierge Marie immaculée. L'Année mariale a été comme une anticipation du Jubilé; elle contenait déjà bien des éléments qui devront être pleinement exprimés en l'An 2000.

27 Il est difficile de ne pas remarquer que l'Année mariale a précédé de près les événements de 1989. Ces événements ne peuvent pas ne pas surprendre par leur ampleur et surtout par la rapidité de leur déroulement. Les années quatre-vingt s'étaient écoulées en se chargeant d'un danger croissant, à la suite de la " guerre froide "; l'année 1989 a apporté une solution pacifique, qui a revêtu en un sens la forme d'un développement " organique ". A la lumière de cette solution, on se sent poussé à reconnaître un sens vraiment prophétique à l'encyclique Rerum novarum: ce que le Pape Léon XIII y écrit sur le communisme se trouve exactement vérifié, comme je l'ai souligné dans l'encyclique Centesimus annus.(12) On pouvait du reste pressentir que, dans ce qui s'est passé, la main invisible de la Providence était à l'oeuvre avec une attention maternelle: " Une femme oublie-t-elle son petit enfant...? " (Is 49,15) .

(12) CA 12

Mais après 1989 se sont manifestés de nouveaux périls et de nouvelles menaces. Dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, après la chute du communisme, est apparu le grand danger des nationalismes, comme le montrent malheureusement les événements des Balkans et d'autres zones voisines. Cela oblige les nations européennes à faire un sérieux examen de conscience, en reconnaissant qu'il y a eu des fautes et des erreurs historiques, dans les domaines économique et politique, à l'égard de nations dont les droits ont été systématiquement violés, aussi bien par les impérialismes du siècle passé que par ceux de notre siècle.

28 Actuellement, à la suite de l'Année mariale, nous vivonsl'Année de la Famille dans la même perspective; son contenu est étroitement lié au mystère de l'Incarnation et à l'histoire même de l'homme. On peut donc nourrir l'espoir que l'Année de la Famille, inaugurée à Nazareth, deviendra, comme l'Année mariale,une étape nouvelle et significative de la préparation du grand Jubilé.
C'est dans ce sens que j'ai adressé une Lettre aux Familles, dans laquelle j'ai voulu exposer à nouveau l'essentiel de l'enseignement de l'Église sur la famille et le faire entrer, pour ainsi dire, au coeur de chaque foyer. Au Concile Vatican II, l'Église a reconnu que l'une de ses tâches était de mettre en valeur la dignité du mariage et de la famille.(13) L'Année de la Famille entend contribuer à la mise en oeuvre du Concile dans ce domaine. Il est donc nécessaire que la préparation du grand Jubilé passe, en un sens, par chaque famille. N'est-ce pas par une famille, celle de Nazareth, que le Fils de Dieu a voulu entrer dans l'histoire de l'humanité?

(13)
GS 47-52


1994 Tertio Millenio Adveniente