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ÊTRE ACCUEILLI TEL QU'ON EST L'AMOUR ET LA MISÉRICORDE

Voici le coeur du message évangélique. Et le secret de la guerison C'est l'apôtre Jean qui parle dans sa première lettre : « Voici ce qu' est l'amour ce n'est pas nous qui avons aime Dieu, c'est Lui qui nous a aimes le premier et qui nous a envoyé son Fils en victime d'expiation pour nos peches » (1 in 4 10) En devenant homme, Dieu nous L acceptes tels que nous sommes, avec notre histoire, faite de chutes et de redressements Nous n'avons pas besoin de nous tenir sur la pointe des pieds pour mériter l' amour de Dieu. Il ne regarde pas nos talents, hos qualités, ni notre bonne volonté pour nous aimer. Il nous aime gratuitement. Il épouse l'humanité pauvre en disant à chacun d'entre nous: « Je veux te recevoir comme épouse : je veux te respeèter et t'aimer, aux bons comme aux mauvais jours, je veux t'aimer pour toute l'éternité. » Par l'incarnation se manifeste cette source de guérison pour les hommes: Dieu les accepte tels qu'ils sont afin de pouvoir les aimer pour toujours.

Dieu nous accepte tels que nous sommes. Voilà ce qui peut nous guérir. Notre époque est marquée par un immense manque d'acceptation. « Ah ! situ pouvais déchirer tes cieux et descendre jusqu'à moi » (cf. Es 63, 56) . Ce cri du peuple dans les ténèbres adressé à son Dieu: chaque mari le répète à sa femme, chaque femme à so n mari, chaque enfant à son père et à sa mère, chaque parent à son enfant. Être accepté et accepter l'autre, n'est-ce pas là la grande thérapie pour notre époque?

Accepter son conjoint qui vit sous le même toit. Au début d'une vie à deux, l'on peut penser : mon conjoint est comme moi, il est mon image, mon second moi, un autre moi-même. Il me ressemble en tout; il pense comme moi et il sent comme moi, Mais tout change si vite. Le conjoint est différent: il est tout autre; il est un peu comme Dieu. Il me demande de l'accepter tel qu'il est. Il me dit:

« Ah! si tu pouvais déchirer tes cieux pour venir jusqu'à moi. Prends-moi tel que je suis, accepte moi; ne m'oblige pas de me tenir toujours sur la pointe des pieds, m'efforçant de te plaire. Car je suis autre. »

Personne n'est plus étonnamment autre que l'enfant. Il est le fruit du couple, mais il est tout autre. Dans un premier temps, l' enfant lui aussi est aux yeux de ses parents comme leur second moi, leur image parfaite. Mais de jour en jour, l'enfant se révèle tout autre et sa demande devient plus pressante : « Prenez-moi donc tel que je suis. Aimez-moi non parce que je vous ressemble. Aimez-moi pour ce que je suis. Mettez-moi au monde une seconde fois. Car il y a une double paternité et maternité et une double naissànce. Lors de la première, l' homme et la femme s'approprient la parole biblique : « J'ai engendré mon semblable avec l'aide du Seigneur » (cf. On 4, 1) . Ils aiment leur enfant à cause de cette ressemblance. Mais il est une seconde paternité et maternité : celle qui accepte l'enfant pour lui-même, tel qu'il est, différent et autre. Tout enfant est engendré une seconde fois lorsque ses parents l' acceptent dans son altérité. Cet enfant qui est pourtant chair de notre chair et sang de notre sang, est si différent de nous. Des milliers de familles vivent ce paradoxe dans la souffrance. L'enfant dit à ses parents: « Vous m'avez donné la vie une première fois, devenez mon père et ma mère une seconde fois. Car je suis différent. » Et inversement. Des milliers de parents disent à leurs enfants: « Sans doute ne sommes-nous pas tels que vous l'auriez souhaité. Nous aussi, nous sommes autres; nous avons pris de l'âge, nous sommes différents. Prenez-nous tels que nous sommes et devenez nos enfants une seconde fois.)

Il y a l'enfant sans voix. Celui qui n'est pas encore né, ni en état de se défendre. Mais il est là, annoncé, peut-être inattendu. Il est si silencieux. Mais il crie d'autant plus fort: « Accepte-moi. Donne-moi un nõm. Prends-moi tel que je suis. Je suis ton enfant. »

Enfin, il y a les étrangers dans nos villes. Eux aussi ne cessent de nous crier : « Ah! si vous pouviez déchirer vos cieux pour venir jusqu'à nous! Acceptez-nous tels que nous sommes ! »

Dans un monde qui souffre tant du manque d'accueil, de réconciliation et d'amour, la foi chrétienne peut être profondément thérapeutique. Elle seule peut instaurer une civilisation d'amour sur le modèle dont Dieu nous aime. Cet amour de Dieu est réaliste : il ne part pas des qualités de l'homme aimé; il l'aime gratuitement, créant lui-même les qualités qu'il voudrait voir présentes dans l'être aimé. Certes, l'Evangile nous dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » ; et « même si vous avez' fait tout ce qu'il fallait, considérez-vous comme des serviteurs inutiles. » Il pose donc des exigences radicales. Mais il est non moins vrai que ce que Dieu nous demande, Il commence ànous en faire don. Il ordonne et Il donne. Il fait même plus : Il pardonne, si nous ne répondons pas à ses exigences. Dieu seul est capable de réunir ces trois choses : ordonner, donner et pardonner. Pour toute autre instance d'autorité, cela serait une autodestruction. C'est là la puissance de l'amour en Dieu, l'Amour qu'est Dieu: Il nous accepte tels que nous sommes, longtemps avant que nous en soyons consçients et lontemps après que nous ayons fui loin de Lui. Car « en ceci consiste l'amour, non que nous ayons aimé Dieu, mais c'est Lui qui nous a ajmé le premier et qui a envoyé son Fils comme victime d'expiation pour nos péchés » (cf. 1Jn 4,10) . Et encore: « Mes petits enfants, je vous écris cela pour que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu'un vient à pécher, nous avons un défenseur devant le Père, Jésus-Christ, le juste ; car Il est, Lui, victime d'expiation pour nos péchés, et pas seulement pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier » (1Jn 2,1-2).


«LA VÉRITÉ VOUS RENDRA LIBRES »

L'homme contemporain porte une blessure dont il est à peine conscient. C 'est la crise de la vérité. Voilà des siècles qu' un défilé ininterrompu de systèmes philosophique et d'idéologies a fini par plonger l'hommè contemporain dans le scepticišme et la perplexité. « Où est la vérité? » La question de Pilate est devenue la nôtre, celle de toute une civilisation. La quête même de la vérité a été abandonnée ; le chercheur est fatigué, las de poursuivre son chemin. L'homme a besoin d' un message vrai, d'un point d'ancrage. Car notre mal, ce n'est pas seulement le froid, c'est encore les ténèbres. Nous avons froid, bien sûr, c'est pourquoi nous recherchons les derniers feux allumés sur cette terre. Mais à quoi cela sert-il d'être au chaud, si l'on est dans les ténèbres? L'amour ne suffit pas, il faút encore et d'abord la vérité, sans quoi le feu n'est qu' un feu de paille. Au coeur du message chrétien est inscrit ce verset du psaume que chante la liturgie de Noël : « Vérité et miséricorde s'embrassent »(cf. Ps 85,11) . C'est pourquoi il nous faut retourner à la simplicité de l'Evangile et de la tradition, aux sources du message tel qu'il a été révélé par les prophètes et les Apôtres, tel qu'il est prêché dans l'Eglise.

D'où viennent nos blessures? D'où vient notre manque de joie? François d'Assise n'avait pas d' autre Evangile que nous. Pourquoi alors fut-il tellement plus joyeux que nous? Parce que François s'en tient à l'Evangile tel qu'il est : Evangelium sine glossa, l'Evangile sans plus. En lisant l'Evangile, François laisse les marges en blanc et n'écrit rien en note. L'Evangile sans correction ou, comme il le dit, le texte sans commentaire atténuant. Alors advient la parole de Dieu, acérée comme une flèche que l'on reçoit en plein coeur. Elle provoque bien des blessures, mais celles-ci guérissent vite et bien. N'écrivons pas entre les lignes : nous empêchons la Parole de Dieu de nous guérir. Nous lui enlevons sa force thérapeutique.

Non que l'Évangile ne puisse recevoir d'explication ou de commentaire. Ceux-ci nous sont plus qu'utiles, et ils nous apportent lumière et compréhension. Mais est-ce de là que jaillira la joie? Quelle est sa source si ce n' est avant tout la simple obéissance de foi avec un' coeur d'enfant? Peutêtre François s'est-il souvent trompé en exégèse « scientifique » ; mais il ne se trompait pas sur le sens profond de l'Ecriture. Parce qu'il avait le coeur obéissant et parfaitement libre. Voilà pourquoi il comprenait ce que Dieu voulait lui dire àl'instant même. Mais il y a plus. François restait toujours au sein de la tradition vivante de l'Eglise. C'est là, au milieu des eaux de ce grand fleuve qu'il accueillait cette parole. « Personne ne m'a montré ce que je devais faire, écrit-il dans son testament. Mais le Très-Haut lui-même m'a révélé que je devais vivre selon le saint Evangile. Je l'ai fait écrire en peu de mots, très simples, et le Seigneur Pape me l'a confirmé. »

On ne peut comprendre la parole de Dieu qu'en se plaçant dans le grand courant de la tradition vivante de l'Eglise ; là se trouvent tous ces grands et ces petits, ces saìnts et ces pécheurs, savants et illettrés, pasteurs et petites gens, tous ceux qui ont écouté. La parole de Dieu n'est compréhensible que pour qui la reçoit dans le sein maternel de l'Eglise. C'est là qu'elle peut germer, être portée et nourrie, être protégée et sans cesse remise en équilibre. Comme un enfant dans le sein de sa mère...


ABANDONNER TOUT POUR RECEVOIR AU CENTUPLE

Il y a d'autres causes de cette absence de joie chez l'homme contemporain. Elle provient aussi de ce que nous disons si peu « oui » à la parole de Dieu sous quelque forme qu'elle se présente. Ce premier oui, celui de l'humble écoute, est source de joie, de joie mariale. Or, nos coeurs sont souvent si tristes parce que notre « oui » est suivi aus sitôt d'un « mais » qui le corrige. Ce « mais » est comme la pierre qui ne fait qu'obturer la source de joie. Ce « oui, mais » rend toujours profondément triste. Voyons pourquoi?

L'homme est comme un arbre. Dieu l'a planté dans le jardin de sa création, solidement chevillé dans la terre, enraciné trois fois. Et nos racines sont le désir inné de possession, de sexualité, d'épanouissement du moi. C'est ainsi que Dieu nous a créés, comme nous le lisons à la première page de la Bible. Et avec le commentaire: « Et Dieu vit que cela était bon. » Mais il va de notre arbre comme du ricin du prophète Jonas: il a un petit ver qui ronge ses racines. L'arbre de Jonas avait poussé en une nuit; il était bien solide et en bonne santé; la nuit suivante, il s'est desséché. Il en est de même pour nous:vouloir de l'argent, fonder une famille, avoir des enfants, nous épanouir: voilà l'arbre solide et vert; il est en bonne santé. Mais en une nuit tout peut changer. Pourquoi le désir d' avoir devient-il si vite une passion, poussée jusqu'à l'extrême? Cette ruée incontrôlée vers l'argent, le sexe et l'expansion du moi n'est que porteuse de mort. Ce qui était bon en soi, et signe de santé, devient pathologique. De bonnes cellules se multiplient sans contrôle: c'est un cancer. Du même coup vient la douleur : ce qui devait rendre l'homme heureux,' l' enfonce dans la tristesse Beaucoup de nos morosités proviennent de là: nous nous sommes enchaînés à tant de choses, au point d'avoir perdu cette pleine liberté du paradis. Le vieil homme s'est installé en nous. Quelque part nous portons une blessure, dès l'origine. Voilà la cause de notre manque de joie : l'arbre est bon, et les racines aussi. Mais... il y a le ver...

Et en même temps, nous ne pouvons nous empêcher d'être touchés par le radicalisme de l'Evangile; c'est plus fort que nous : « En vérité, je vous le déclare: personne n'aura laissé maison, frères, soeurs, mère, enfants et champs, à cause de moi et à cause de l'Evangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir, la vie éternelle » (Mc 10 Mc 29-30) . Car le vieil homme ne peut étouffer en nous cet autre désir, latent mais fort, de devenir un « homme nouveau », engendré par l'Esprit. C'est pourquoi il y aura toujours des hommes qui marchent à contre-courant : pauvres, chastes et obéissants. Ils ont tout abandonné, pour recevoir tout en retour et au centuple. Voilà que de nos jours même, le désert se repeuple et fleurit par un nouveau peuple. Ils y découvrent une autre joie.

A nos meilleurs moments, nous ne pouvons nous empêcher de chercher Dieu, comme la boussole qui pointe vers le Nord. Nous sommes signés dans l'âme et « Dieu a planté son oeil dans notre coeur » (Si 17,8) . Car en deçà même de notre liberté, nous sommes habités par un profond désir de Dieu: l'image tend vers Celui qui l'a faite et c'est à Lui que conduisent tous nos chemins intérieurs. « C'est Toi qui m'as formé les reins, dit le psalmiste, c'est Toi qui m'as tissé au ventre de ma mère... Mon âme, tu la connais si bien » (

Mais il y a plus. Par-delà toutes nos attaçhes aux richesses, nous portons, au plus profond de nous-mêmes, le goût de la sobriété et de la pauvreté. En deçà de l'agressivité et de la violence, se cache en nous une immense tendresse pour tous les hommes, pour tout ce qui est vivant. Tout exubérants et irréfléchis que nous soyons, nous sommes tous visités, à certaines heures, par cette tristesse; l' Amour est si peu aimé. Et aussi trouble qu'il puisse être, notre oeil conserve la nostalgie de la pureté et de la transparence. Sans doute, les Béatitudes ne sont pas nos premières aspirations; elles n' en constituent pas moins notre nature seconde, celle que la grâce est en train de faire naître dans toute l'humanité, depuis que le Christ est ressuscité des morts. Il suffit de nous tenir ce langage des Béatitudes et notre coeur résonne de toutes ses fibres. Car nous sommes ainsi faits: c'est pour trouver Dieu que nous avons été créés.


COMME ÉLISÉE

Il y a bien d'autres blessures encore que celles que je viens d'énumérer: pensons aux problèmes du désarmement et de la paix, de la faim, du manque de liberté et de l'oppression, des droits de l'homme bafoués à tant d'endroits du globe. Je n'en ai pas parlé et je m'en excuse. Mais sans doute d' autres l'ont fait. Là aussi la foi chrétienne guérit. Pour ma part, j'ai voulu regarder les blessures dans le coeur de l'homme d'où sort tout ce qui est bon et ce qui est mauvais. Je voulais m' entretenir avec vous ce soir de la guérison intérieure.

Car le message chrétien, annoncé dans l'Écr ture, recueilli et transmis par la tradition, prêcli par l'Eglise, est une force de résurrection pour u monde en agonie. Alors qu'attendons-nous pour faire comme Elisée : « Il s'étendit sur l'enfant mort, mis sa bouche contre sa bouche, ses yeux contre ses yeux, ses mains contre ses mains, il replia sur lui et la chair de l'enfant se réchauffa. Ses yeux s'ouvraient. Il dit à sa mère: Prends ton fils»(2R 4,34).

«Église, Epouse du Christ! Fais monter louange et actions de grâces vers le Fils qui t'a donné le sang grâce auquel chaque jour tu es guérie avec tes enfants »
Liturgie syrienne orientale.



Lyon, le 22 janvier 1983.
Paris, le 23 janvier 1983.



« COMMUNICATION DE LA FOI

ET ÉPREUVE DE LA FOI»


Conférence donnée par

M. le cardinal Franciszek Macharski

Archevêque de Cracoivie



Mes chers amis,

I. L'ÉPREUVE DE LA FOI, C'EST LA LUTTE POUR LA LIBERTÉ

Dans l'un des derniers poèmes que le cardinal Karol Wojtyla a écrit à Cracovie, je lis:

La liberté veut être conquise et reconquise,
Elle ne se laisse pas seulement posséder.
Elle vient comme un don,
Se maintient comme une lutte.
Elle se paie de tout ton être.
Nomme-là, liberté!
Que tu puisses payer encore
Pour de nouveau te posséder.

Nous ne pouvons consentir à la faiblesse.
Faible est le peuple
Qui se résigne à sa defaite,
Qui oublie avoir été envoyé
Pour veiller, veiller,
Jusqu'à ce que l'heure vienne.
Et les heures sans cesse reviennent
Sur le grand cadran de l'histoire.

L'épreuve de la foi, c'est la lutte pour la liberté oui, c'est la lutte pour la liberté vers Dieu, et par lui pour la liberté vers l' homme ; c'est la lutte pour la liberté vers l'éternité, vers la transcendance : de cette liberté découle la liberté de notre vie. L'épreuve de la foi est un événement spirituel, dont l' homme doit surgir avec une liberté encore plus grande.


2. L'HEURE DE L'ÉPREUVE, C'EST L'HEURE DE LA NUIT

Dans l'histoire du salut sonne sans cesse l'heure de l'épreuve de la foi du Peuple de Dieu - pour les individus et dans un- certain sens pour les collectivités. Dieu, en effet, est toujours prêt à se donner àchaque nouvelle génération - telle est l'essence de la Révélation divine accomplie définitivement en Jésus-Christ. Toujours donc résonne dans l'espace des siècles et dans celui des consciences l'appel de Dieu : Venez, et sa question: Voulez-vous partir, vous aussi ? (cf. Jn 6,67).

Ces heures d'épreuve résonnent à travers toute l'histoire du Salut - et tout semble indiquer qu'elles ne cesseront de résonner, comme elles résonnent maintenant -pour les personnes et les nations... Avec quelle vénération, nous prononçons les noms de nos Pères dans la foi, dont les épreuves nous ont mérité la foi: Abraham, Isaac, Jacob, Moïse - et ce nom très cher qui est au-dessus de tout nom : celui de Jésus, et de Marie, sa Mère.

Nous, qui percevons notre temps comme une nuit, nous pensons que l'heure de l'épreuve c'est justement l'heure de la nuit: nuit du patriarche Jacob près du torrent de Yabbok, nuit de Jésus: celle de Gethsémani et celle du Golgotha, nuit obscure de Jean de la Croix, et comment ne pas dire: nuit de Pascal...


3. QUE CETTE HEURE SOIT COMME L'AUBE DE LA RÉSURRECTION

Mes chers amis, je vous dis cela comme pasteur, préoccupé de vous ; et comme chrétien préoccupé avec vous du salut: trouvera-t-il la foi dans notre génération? Que transmettrons-nous à la génération qui vient? L'objet particulier de cette préoccupation est ce point décis(f: l'épreuve de la foi. Nous voulons aider les hommes - de leur naissance jusqu'à leur mort - par tous les moyens de la communication de la foi dans l'Eglise, afin que chacun puisse trouver sa place dans la réponse de foi que donne l'Eglise, et que chacun puisse donner sa réponse.

Cette préoccupation concerne tout particulièrement ces hommes et ces espaces spirituels dans lesquels se joue le drame de l'épreuve. Comment les aider, pour que après la nuit de lutte (et d'agonie) , ce ne soit pas le chant du coq qui indique l'heure du matin, mais que cette heure soit comme l'aube de la Résurrection et l'heure de la Pentecôte...

Nous ne proclamons pas un christianisme qui se complait dans la souffrance, et n'aurait d'autres éléments que la lutte et la souffrance sans fin. Nous ne proclamons pas non plus un christianis me d'optimistes naïfs, plus crédules que croyants. Nous proclamons le Christ, celui qui a été crucifié et celui qui est ressuscité. Sinon ce serait une mutilation et pour nous et pour ceux auxquels nous transmettons la foi de l'Eglise et la nôtre.


4. L'HEURE DE JÉSUS RENFERME LA FORCE VICTORIEUSE DU SAINT-ESPRIT EN NOUS

Aussi faut-il essayer tout au moins de toucher au phénomène qu'est «l'épreuve de la foi ». Comment y parvenir? Ayons le courage de ne nous servir d'aucune autre méthode (sociologie, psychologie) , que de celle qui nous permettra d'entrer dans la réalité de l'épreuve de la foi par les catégories du mystère de Dieu et de la foi.

Nous avons donc le courage de fixer notre regard sur Jésus dont l'oeuvre a débuté par l'épreuve - par la tentation au désert. Au Golgotha a eu lieu l'épreuve suprême: descends de la croix. Au désert, il n'a pas abandonné son dessein messianique; au Golgotha, il n'a pas quitté sa croix. Il s'en remit tout entier à son Père ; vraiment il remit sofl esprit entre ses mains (Lc 23,46).

Entre ces deux épreuves, se trouve la nuit mystérieuse de Gethsémani (cf. Mt 26,36-56) . Les heures d'agonie et de lutte de Jésus renferment les heures d'épreuve de tous les justes de l'histoire du salut, et l'heure de notre épreuve toutes les épreuves et tous les tourments des « éprouvés » - hormis le péché (cf. He 4,15) . Et plus encore, l'Heure de Jésus renferme la force victorieuse du Saint-Esprit - pour nous.

Combien de lumière projetteront les ténèbres de cette grande nuit qui dure, sur les ténèbres de nos nuits qui recommencent sans cesse?


5. « QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE »


Permettez que le guide, le « mystagogue » qui nous introduira dans le mystère de Gethsémani, soit le cardinal Wojtyla, comme il l'a été pendant la retraite donnée au Vatican en 1976 (Le signe de Contradiction, p. 190 ss) . Nous n'en tirerons qu'un seul rayon: « La rencontre de la volonté humaine de Jésus-Christ avec la volonté éternelle de Dieu qui, à ce moment précis, devient la volonté du Père à l'égard du Fils. Le Fils s'est fait Homme pour qu'ait lieu cette rencontre de sa volonté humaine avec celle du Père. Il s' est fait homme pour que cette rencontre fût pleine de la vérité sur la volonté humaine et sur le coeur humain, ce coeur qui veut faire disparaître le mal, la souffrance, le jugement, la flagellation, la couronne d'épines, la croix et la mort (cf. Mc 14,43 -15,33 par) . Il s'est fait homme pour que sur le fond de cette vérité, sur la volonté humaine et le coeur humain, apparaisse toute la grandeur de l'Amour s'exprimant dans le « don de soi » et le sacrifice « Oui, Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique » (in 3, 6) . A cette heure, « l'Amour éternel » (ir 31) , doit se confirmer par l'offrande du coeur humain. Et il se confirme. Le Fils ne refuse pas à son coeur de devenir l'autel, le lieu de l'élévation avant de devenir l'emplacement de la croix (cf. in 19, 34).

La volonté humaine, la volonté de l'homme rencontre la volonté de Dieu. La volonté humaine parle par le coeur et exprime sa vérité humaine:

« S'il est possible, que cette coupe passe loin de moi » (Mt 26,39) . Et en même temps la volonté de l'homme se remet à la volonté de Dieu comme si - elle passait outre à sa vérité humaine et à l'appel du coeur, comme si elle se chargeait non seulement de la sentence éternelle du Père, et du Fils dans l'unité du Saint-Esprit, mais aussi de la Force qui vient en abondance de Dieu, de la volonté de Dieu, et « Dieu est Amour » (1Jn 4,8-16) . Cet Amour qui, plus d'une fois, a devancé l'appel du coeur, le Chri st le laisse pour ainsi dire derrière lui et dit « Cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne » (Lc 22,42).

- La prière est en dernière analyse la rencontre d la volonté humaine avec la volonté de Dieu. Son fruit privilégié est l'obéissance du Fils envers le Père: « Que ta volonté soit faite » (Lc 22,42) Cependant l'obéissance ne signifie pas d'abord le renoncement à sa propre volonté, mais une réelle ouverture du regard spirituel, de l'ouïe spirituelle vers cet Amour qu est-Dieu même.. C'est cet Amour que Dieu est, qui a tellement aimé le « monde» qu'il lui a donné son Fils unique (in 3, 16) . «Voici donc l'Homme » (Jn 19,15) , voici Jésus-Christ, le Fils de Dieu: après sa prière Gethsémani, il se relève, raffermi par cette obéissance (Ph 2,8 He 5,8) par laquelle il a de nouveau rejoint cet Amour, don du Père au « monde » (cf. Jn 17,18 1Jn 3,1 1Jn 4,16) et à tous les hommes. Il se lève, et se dirige vers ses disciples.


6. L'OBÉISSANCE DE LA FOI

Nous savons ce qu'a dit Jésus lorsqu'il est sorti de l'Heure de Gethsémani, et ce qui s'est produit ensuite. Mais c'est précisément dans la force de tout ce mystère pascal que nous avons la possibilité d'entrer dans « nos heures », pour participer à sa victoire après avoir participé à sa souffrance.

Dans l'enseignement de Vatican II, il y a un texte qui nous fait comprendre ce mystère. Il se trouve dans la Constitution sur la Révélation divine : « A Dieu qui se révèle est due l'obéissance de -la foi, par laquelle l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu dans un complet hommage d'intelligence et de volonté à Dieu qui révèle et dans un assentiment volontaire à la Révélation qu' il fait » (RD 5).

De la part de Dieu, la Révélation est, en effet, une ouverture en Jésus-Christ. Le Dieu de la Création s'ouvre en quelque sorte dans le Christ àl'homme comme le Dieu du Salut. Plus encore: « l'ouverture » à l'homme signifie l'engagement dans le destin des hommes : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s' est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme, il a pensé avec une intelligence d'homme, il a agi avec une volonté d'homme, il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable ànous, hormis le péché» (GS 22) . Dieu a donc parlé et « s'est donné » en Jésus-Christ jusqu'à l' extrême, il l'a fait devant l'homme et pour lui.

Il revient maintenant à l'homme de répondre àcette Révélation de Dieu. Le don de Dieu engage, crée des liens d'obligati on, mais ne contraint pas. La dignité de l'homme et sa liberté restent sauves. Le don est un appel à prendre position, et cela au niveau du don de Dieu : au don total de Dieu il n'y a qu'une réponse: le don total de l' homme. L'homme se met tout entier à la disposition de Dieu. Il s'agit non seulement d'accepter un message, mais aussi de donner son assentiment à une vocation nouvelle et à un nouveau sens de son existence. Dans cette dimension surnaturelle sont nécessaires et la grâce de Dieu et l'aide du Saint-Esprit. Car « ils ne sont pas nés du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un vouloir d' homme, mais de Dieu » (in 1, 13) , l'homme renaît d'eau et d'esprit (cf. in 3, 3-5).

Il devient « nouvelle créature » (cf. p. ex. 2Co 5,17) , si nouvelle qu'il faut la nommer d'un autre nom.

Tel est le contenu de « l'obeissance de la foi », qui ne s'accroche à aucune des facultés de l'âme, mais va jusqu'a la structure de la personne humai ne et à son dynamisme. Dans cet « endroit », nous sommes en face d'une perspective toute particuhe re d'enrichissement de la foi; dans ce même endroit, la foi est exposée à toutes les blessures et faiblesses.


7. OBÉIR A L'APPEL, C'EST RISQUER TOUJOURS A NOUVEAU

Lorsque nous disons des disciples qu'ils écoutaient le Christ, nous voulons dire qu'ils savaient obéir à l'appel. Comment obéir, alors que cette valeur « par excellence » bouleverse une hiérarchie de valeurs déjà acquises, alors qu'elle en supprime... alors qu'elle les questionne... alors que le nouveau monde de la foi menace d ans un sens déterminé de nous faire perdre notre être. Obéir, cela veut dire risquer toujours à nouveau?

Les pages de l'histoire du Salut sont pleines de descriptions d'événements-épreuves. Il en est de même des pages qu'inscrit notre génération.

- Que se passait-il dans l'âme du scribe qui se décidait à suivre Jésus - et apprenait que celui-ci n'avait pas où reposer la tête? Que pensait le disciple partagé entre le Seigneur et son père mort? (cf. Mt 8,19-22) . Et Pierre, qu'advint-il de lui, tenté et tentateur, lorsqu'il réprimandait le Christ annonçant le salut par la croix (cf. Mt 16,22) , lorsqu'il le défendait par l'épée ! (cf. Mt 26,51) et lorsqu'il se défendait lui-même en reniant Jésus ? (cf. Mt 26,69 ss) . Et dans le coeur des disciples mécontents, lorsqu'il leur disait : « Et vous, n'avez-vous pas l'intention de partir aussi ? » (Jn 6,67) ou dans le coeur de ceux qui, ayant douté de Jésus, ont rencontré sur la route d'Emmaüs leur espérance ressuscitée? (Lc 24,13-35).

Comment ne pas revenir des drames humains au Coeur de l'Homme-Dieu à l'heure de Gethsémani ? Vraiment, pendant cette épreuve s'est réalisée l' insertion de l'éternelle Sagesse dans les dimensions de la connaissance humaine, de l'intelligence concrète et du sentiment. L'éternel Amour s'est enfermé dans les dimensions du Coeur qui ne pouvait le contenir et semblait en éclater (cf. Le signe de Contradiction, ibid.).


8. DANS LA FOI CONFIANTE...

LA NUIT COMMENCE A PERCEVOIR LE « LEVER DE L'AURORE »

Mes chers amis, permettez-moi de ne pas vous présenter l'analyse des formes particulières des épreuves de la foi dans le domaine de la raison, déduites par exemple de différentes visions de l'homme et de la réalité, ou bien dans le domaine des valeurs, par exemple des conceptions éthiques ou encore du problème de la souffrance des innocents. Un texte magnifique de Jean Paul II, les renferme toutes : cet hymne à saint Jean de la Croix, prononcé à Ségovie, possède des strophes vibrantes sur notre temps : « L'homme moderne, malgré ses conquêtes, frôle parfois dans son expérience personnelle et collective l'abîme de l'abandon, la tentation du nihilisme, l' absurde de tant de souffrances physiques, morales et spirituelles. La nuit obscure, la preuve qui fait toucher le mystère du mal et exige l'ouverture de la foi, rejoint parfois des dimensions de temps et des proportions collectives ».

Même le chrétien et l'Église même, peuvent se sentir identifiés avec le Christ de saint Jean de la Croix, au comble de sa douleur et de son abandon. Toutes ces souffrances ont été assumées par le Christ dans son cri de douleur et dans son confiant abandon au Père. Dans la foi, l'espérance et l'amour, la nuit se transforme en jour, la souffrance en joie, la mort en vie.

Jean de la Croix, par sa propre expérience, nous invite à la confiance, à nous laisser purifier par Dieu; dans la foi confiante et amoureuse, la nuit commence à percevoir « le lever de l'aurore » ; elle devient lumineuse comme une nuit de Pâques - «Oh heureuse nuit! », «Oh nuit plus belle que l'aurore! » - et annonce la résurrection èt la victoire, la venue de l'Epou.x qui unit à lui et transforme le chrétien : « l'Aimée transformée dans l'Ainté».

Que les nuits obscures qui se ferment sur les consciences individuelles et sur les collectivités de notre temps, soient vivifiées dans la foi pure ; dans l'espérance «qui obtient autant qu'elle espère »; dans l'amour ardent de la force de l'Esprit, afin qu'elles se transforment en journées lumineuses pour notre humanité souffrante, en victoire du Ressuscité qui délivre par la puissance de sa Croix ! »
C'était un texte de Jean Paul II.


9. « TÉMOIGNER N'EST RIEN D'AUTRE QUE CONFESSER »


J'ose ne pas terminer par là, car je tiens à rester fidèle à l'appel de nos temps. De même que la foi conduit au témoignage, de même nous n'avons pas le droit de passer sous silence l'épreuve de la foi dans la situation du témoignage. De même que dans le processus de la foi, c'est le moment où l'on s'en remet à Dieu qui est le plus vulnérable, de même dans la vie de foi le plus vulnérable est le passage de la foi au témoignage.

Le témoignage est un fruit toujours nouveau et toujours concret d'une rencontre dans laquelle Dieu se révèle lui-même - et l'homme, se confiant à Dieu dans la foi, devient en même temps participa nt du salut et son sujet actjf Croire, c'est accepter le témoignage de Dieu lui-même. Croire, c'est également assumer et exprimer le témoignage de Dieu par son propre témoignage. « Témoigner » n' est rien d'autre que « confesser » - le témoin du Christ est celui qui le confesse. Bien souvent, la « confession » se fait au milieu de craintes, d'épreu.ves, de souffrances, de persécutions : « Combats au-dehors, craintes au -dedans » (2Co 7,5) . Le témoignage est, en effet, une nouvelle forme de don , plein de biens divers, extérieurs et spirituels, jusqu'au sacrifice de la vie.

Le Christ est terriblement clair : « Vous serez mes témoins » (Ac 1,8) ; « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, je me déclarerai moi aussi pour lui devant mon Père qui est aux cieux »(Mt 10,32) . C'est le « Témoin fidèle » (Ap 3, iqui le dit. Ce Témoin qui, après le combat, après l'agonie de Gethsémani, est allé rendre témoignage: « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité » (Jn 18,37) . Désormais, tous les témoignages des disciples du Christ sont portés par la force victorieuse de la Croix et portent les stigmates de cette lutte.

Je pense à ceux de mes frères et soeurs, que sépare du témoignage cet espace spirituel constitué par l'épreuve de leur foi. Des témoignages et en même temps des épreuves? Ce sont par exemple: la décision de contracter mariage à l'Eglise, de faire baptìser soñ enfant et de l'élever dans la foi (catéchèse), c'est la présence à la messe, la prise de position dans les choses de la foi, de la morale, de l'Eglise et de l'homme - pendant une conversation, dans une lettre pastorale ou un sermon, àl'occasion d'une décision engageant toute une vie.

Cet espace intérieur et spirituel est en quelque sorte déterminé - c'est précisément pour cela qu'il est une épreuve - déterminé par un danger, une menace, par l'incertitude du bien-fondé de ses raisons: opinion publique, popularité, contrainte physique ou psychologique, violence. Le risque fondamental de la foi, qui est le don de soi à Dieu, se retrouve dans chaque situation concrète.

Pierre et Jean, les premiers parmi les disciples de Jésus, ont subi la nuit et la prison; un temps d'épreuve a précédé la première prise de position dans l'histoire de l'Eglise : Est-il juste aux yeux de Dieu de vous écouter davantage que Dieu lui-même? « Nous ne pouvons pas taire ce que nous avons vu et entendu » (Ac 4,19-20) . Et qu'a vécu dans la nuit du camp de concentration d'Oswiecim saint Maximilien Kolbe, avant d'avoir donné sur la place d'appel son témoignage d' amour, avant d'avoir donné sa vie pour son frère ; qu'a-t-il vécu dans le bunker de la faim, où il a tenu jusqu'au bout, fidèle à son témoignage?



Transmettre - ÊTRE ACCUEILLI TEL QU'ON EST L'AMOUR ET LA MISÉRICORDE