Vies de saints - CHAPITRE XIX

CHAPITRE XIX

MIRACLE DE LA BAGUETTE

«Dans le même monastère, le fait dont je vais parler était donné comme récent. Un homme était venu trouver le même abbé, demandant à être admis. On lui posa comme première condition qu'il observerait la loi de l'obéissance: il promit de montrer, en toute chose et jusqu'à l'extrême, une patience à toute épreuve. Par hasard, l'abbé tenait alors à la main une baguette de storax, depuis longtemps desséchée. Il l'enfonça dans le sol, et imposa comme tâche au nouveau venu d'arroser cette baguette, jusqu'à ce que, contrairement à toutes les lois de la nature, ce bois sec, planté dans un sol sec, fût redevenu vert. Soumis par ordre à une loi si dure, le nouveau venu apportait chaque jour sur ses épaules l'eau qu'il allait prendre dans le Nil, à environ deux milles de là. Déjà avait passé une année entière, et le malheureux continuait à peiner pour son travail, sans pouvoir en espérer aucun résultat: malgré tout, sa vertu d'obéissance résistait à la fatigue. L'année suivante, encore, trompa le vain labeur du frère, maintenant épuisé. Une troisième année déroulait son cours dans la succession des temps, et ni la nuit ni le jour le porteur d'eau ne cessait son travail, lorsque la baguette fleurit enfin. Moi-même, j'ai vu l'arbuste qui provient de cette baguette: aujourd'hui encore, dans l'atrium du monastère, avec ses rameaux verdoyants, il reste comme pour rendre témoignage, pour montrer ce qu'a obtenu l'obéissance et ce que peut la foi.

«Mais le jour me manquerait, avant que j'eusse achevé le récit des divers miracles, connus de moi, qui attestent la puissance des saints.


CHAPITRE XX

UN SAINT GUÉRI DE SA VANITÉ

«Je vous citerai encore deux faits remarquables. L'un sera un exemple éclatant qui nous empêchera de nous gonfler d'une misérable vanité; l'autre, une éloquente leçon sur les dangers de la fausse justice.

«Donc un saint, doué d'une puissance incroyable pour chasser les démons du corps de leurs victimes, faisait chaque jour des miracles inouïs. Non seulement par sa présence et par ses paroles, mais parfois même en son absence, par les franges de son cilice ou les lettres qu'il avait envoyées, il guérissait les possédés. D'où un concours extraordinaire de visiteurs, venus à lui du monde entier. Je ne parle pas des moindres personnages; mais des préfets, des comtes, des gouverneurs de divers rangs, se prosternaient souvent devant sa porte. Même de très saints évêques, déposant leur autorité sacerdotale, demandaient humblement à être touché et bénis par lui; non sans raison, ils se croyaient sanctifiés, éclairés d'un rayon de la grâce divine, chaque fois qu'ils avaient touché sa main et son vêtement. Il passait pour s'abstenir entièrement et toujours de toute boisson. Comme nourriture -je te le dirai à l'oreille, Sulpicius, dans la crainte que Gallus ne m'entende -, il ne prenait que six figues pour se soutenir. Cependant, en ce saint homme, à qui sa puissance attirait tant d'hommages, les hommages insinuaient peu à peu la vanité. Dès qu'il put sentir en lui les progrès de ce mal, il fit longtemps les plus grands efforts pour s'en délivrer. Mais le mal ne pouvait être extirpé complètement, même par la conscience secrète qu'il avait de sa vanité, tant qu'il gardait sa puissance. Or, partout son nom était confessé par les démons; et il ne pouvait écarter de lui l'affluence des visiteurs. En attendant, le poison caché se glissait de plus en plus dans son âme: celui qui d'un signe chassait les démons du corps des autres, ne pouvait se débarrasser lui-même des pensées secrètes de la vanité.

«En conséquence, dans toutes ses prières, il se tournait vers Dieu pour lui demander, dit-on, de le soumettre pendant cinq mois au pouvoir du diable, et de le rendre semblable à ceux que lui-même avait guéris. Abrégeons. Ce saint si puissant, ce saint si célèbre dans tout l'Orient par ses prodiges et ses miracles, ce saint qui à son seuil avait vu auparavant affluer les foules, qui devant sa porte avait vu se prosterner les plus hautes puissances de ce monde, ce saint fut saisi par un démon et retenu dans ses chaînes. Il eut à souffrir tout ce que souffrent ordinairement les énergumènes. Enfin, au bout de cinq mois, il fut débarrassé non seulement du démon, mais, ce qui lui avait paru plus utile et plus désirable, de la vanité.


CHAPITRE XXI

CONTRE LA VANITÉ DES CLERCS

«En racontant cela, je songe à nos malheureux vices, à nos faiblesses. Qui de nous, si d'un pauvre homme il recevait un humble salut ou d'une femme un compliment en termes sottement flatteurs, ne serait pas aussitôt transporté d'orgueil, enflé de vanité? Il aurait beau avoir conscience de n'être pas un saint: malgré tout, parce que des sots par adulation ou peut-être par erreur l'auraient qualifié de saint, il se croirait un grand saint. Et si on lui envoyait fréquemment des cadeaux, il se prétendrait honoré par la magnificence de Dieu, lui qui, en dormant, en se reposant, recevrait le nécessaire. A la moindre apparence du plus modeste miracle en sa faveur, il se croirait un ange.

«Voici un homme qui n'est remarquable ni par son oeuvre ni par sa vertu: on fait de lui un clerc. Aussitôt,il élargit ses franges, il prend plaisir à être salué, il enfle d'orgueil aux visites qu'il reçoit, et lui-même se montre partout. Auparavant, il avait coutume d'aller à pied ou à âne: maintenant, devenu superbe, il se fait traîner par des chevaux écumants. Naguère, il se contentait comme logement d'une petite et pauvre cellule; maintenant, il fait élever de hauts plafonds lambrissés, il fait aménager de nombreuses pièces, il fait sculpter les portes, il fait peindre les armoires. Il dédaigne les vêtements grossiers, il veut s'habiller d'étoffes souples. Pour cela, il lève tribut sur ses chères veuves et sur les vierges ses amies: l'une lui tissera un épais byrrus, l'autre une lacerne flottante.

«Mais laissons au bienheureux Jérôme le soin de décrire ces moeurs avec son mordant ordinaire. Revenons à notre sujet».

-«Vraiment, dit mon ami Gallus, je ne vois pas ce que là-dessus tu as réservé pour Jérôme. En quelques mots, tu as si bien résumé tous les travers de nos compatriotes, que ces quelques paroles de toi, s'ils les accueillent avec calme et les méditent patiemment, pourront, à mon avis, leur profiter beaucoup. Ils n'auront donc plus besoin désormais, pour se corriger, des livres de Jérôme. Mais toi, continue plutôt le récit commencé. Tu nous avais promis une leçon sur les dangers de la fausse justice: fais-nous connaître cette leçon. A vrai dire, je l'avoue, c'est le mal le plus pernicieux dont nous souffrions dans les Gaules».

-«J'y arrive, dit Postumianus. Je ne te tiendrai pas plus longtemps en suspens.


CHAPITRE XXII

CHATIMENT D'UN ERMITE QUI AVAIT QUITTÉ LE DÉSERT

«Un jeune homme, originaire d'Asie, très riche et d'une naissance illustre, qui avait une femme et un fils en bas âge, était tribun en Égypte. Au cours de fréquentes expéditions contre les Blemmyes, il avait atteint certaines parties du désert et vu bien des cabanes de saints. Un jour, il reçut du bienheureux Jean (de Lycopolis) la parole du salut. Aussitôt, il méprisa les vains honneurs d'un service inutile et entra résolument dans le désert. En peu de temps, il devint parfait et brilla en tout genre de vertus. Puissant par les jeûnes, éminent par l'humilité, ferme dans la foi, il était sans contredit l'égal des anciens moines par son ardeur pour la vertu.

Un jour, cependant, se glissa en lui cette pensée, inspirée par le diable, que mieux valait pour lui retourner dans sa patrie, et travailler au salut de son fils unique, de sa femme et de toute sa maison: cela, pensait-il, serait plus agréable à Dieu, que s'il se contentait de s'arracher seul au monde, en négligeant par un égoïsme impie le salut des siens.

«Il se laissa prendre à l'apparence de cette fausse justice: au bout de quatre ans environ, il abandonna sa cellule, trahissant ainsi son voeu d'ermite. Quand il arriva à un monastère voisin où habitaient beaucoup de frères, on lui demanda la cause de son départ et ses intentions: il avoua tout. Alors, tous combattirent son projet, surtout l'abbé de l'endroit, qui cherchait à le retenir. Mais, de l'âme du fugitif, on ne put arracher l'idée fixe de sa malheureuse résolution. Persistant donc dans son obstination funeste, il se déroba à toutes les instances, et quitta les frères, qu'il laissa tous dans la douleur. A peine était-il hors de vue, qu'il devint la proie d'un démon. Une écume sanglante à la bouche, il se déchirait lui-même de ses dents. Plus tard, il fut rapporté au même monastère sur les épaules des frères.

Comme on ne pouvait venir à bout de l'esprit immonde qui le possédait, on fut dans la nécessité de l'attacher avec des chaînes de fer, de lui lier les pieds et les mains.

Châtiment mérité d'un fugitif: celui que n'avait pu retenir la foi, maintenant une chaîne le retenait. Au bout de deux ans, grâce aux prières des saints, il fut enfin délivré de l'esprit immonde. Il retourna bientôt au désert, qu'il avait quitté. Corrigé lui-même, il devait servir d'exemple aux autres, avertis par son aventure qu'on ne devait pas se laisser tromper par l'ombre d'une fausse justice, ni se laisser entraîner par une inquiète mobilité d'esprit, par une inconstance funeste, à abandonner, une fois commencée, la vie au désert.

«Voilà ce que j'avais à vous dire sur les miracles du Seigneur, miracles opérés en ses serviteurs, où il nous apprend ce qu'on doit en eux imiter ou craindre. Que ces exemples vous suffisent. J'ai donné satisfaction à vos oreilles; peut-être même ai-je été plus verbeux que je n'aurais dû.

«A toi maintenant, ajouta Postumianus en s'adressant à moi spécialement, à toi d'acquitter ta dette avec les intérêts. Suivant ta coutume, raconte-nous beaucoup de choses sur ton cher Martin. Il y a longtemps que je le désire ardemment. Nous t'écoutons».


CHAPITRE XXIII

SUCCES EXTRAORDINAIRE DU LIVRE DE SULPICE SÉVERE SUR LA VIE DE SAINT MARTIN

-«Eh quoi! dis-je. Sur mon cher Martin, mon livre ne te suffit pas? Tu sais bien toi-même que j'ai publié un ouvrage sur sa vie et ses miracles».
-«Cela, je le reconnais, dit Postumianus. Et même, ton livre, je l'ai toujours sous la main. Tiens, si tu le reconnais, le voici, ajouta-t-il en découvrant et montrant le volume qui était caché sous son vêtement. Le voici, ton livre. Il a été mon compagnon sur terre et sur mer, mon confident et mon consolateur pendant tout mon voyage. Mais je veux t'énumérer en détail les pays où a pénétré ton livre. Il n'y a presque aucun lieu au monde, où la matière d'une histoire si riche ne soit répandue et connue. Celui qui le premier a introduit ton livre dans la ville de Rome, c'est ton grand ami Paulin (de Nole). Là, dans toute la ville, on s'arrachait le volume. J'y ai vu les libraires exulter, déclarant que rien n'était pour eux une meilleure affaire, que rien ne s'enlevait plus vite et ne se vendait plus cher. Quand je m'embarquai, ton livre avait devancé de beaucoup mon navire. Arrivé en Afrique, je constatai qu'on le lisait dans Carthage entière. Seul, mon prêtre cyrénéen ne l'avait pas; mais, comme je le lui communiquai, il en prit copie. Et que dire d'Alexandrie? Là, presque tout le monde connaît ton livre, peut-être mieux que toi. Il a traversé toute l'Égypte, la Nitrie, la Thébaïde, tout le royaume de Memphis. Au désert, je l'ai vu lire par certain vieillard. Comme je lui disais que j'étais ton ami intime, lui et beaucoup de frères m'ont chargé d'une mission: si jamais, m'ont-ils dit, je revenais en ton pays et te trouvais en bonne santé, je devais te presser de compléter ton oeuvre, en ajoutant ce que, dans ton livre en question, tu déclarais avoir omis sur les miracles du bienheureux Martin.

«Eh bien donc! Ce que je désire maintenant entendre de toi, ce n'est pas ce que tu as raconté par écrit, car c'est assez là-dessus; mais c'est ce que tu as omis alors, simplement, je crois, dans la crainte de fatiguer les lecteurs. Cela, bien des gens avec moi te demandent de le raconter».


CHAPITRE XXIV

SAINT MARTIN EST SUPÉRIEUR A TOUS LES ANACHORETES DE L'ORIENT

-«Pour moi, dis-je, Postumianus, quand tout à l'heure j'écoutais avec attention ce que tu nous rapportais sur les miracles de tes saints, je me taisais, mais par la pensée je revenais vite à mon cher Martin. Je constatais à bon droit que, toutes ces merveilles faites séparément par chacun de tes héros, il les a faites toutes à lui seul, et, sans contredit, au grand complet. Sans doute, tu nous as rapporté de grandes choses: pourtant, qu'il me soit permis de le dire sans offenser tes saints, je ne t'ai rien entendu dire qui prouve, sur un point quelconque, l'infériorité de Martin.

«Donc je proclame qu'assurément la vertu de personne n'est comparable aux mérites de ce grand homme.

Mais il convient encore de remarquer ceci, que la comparaison établie entre lui et les ermites, ou même les anachorètes, ne se fait pas dans des conditions égales.

En effet, les solitaires sont libres de toute entrave, sans autres témoins que le ciel et les anges, quand ils opèrent ces merveilles dont on nous parle. Martin, au contraire, vivait au milieu de la société des hommes, du monde, de la foule, au milieu de clercs hostiles, au milieu d'évêques déchaînés, au milieu de scandales presque quotidiens qui le tiraillaient de côté et d'autre: et cependant, solide sur la base de sa vertu inexpugnable, il tenait tête à tout, et il opérait des miracles supérieurs à ceux de ces fameux solitaires qui vivent ou ont vécu au désert. Si même ceux-ci avaient fait des miracles égaux, quel juge serait assez injuste pour ne pas juger que Martin l'emporte sur eux en mérite? Martin est comme un soldat qui a combattu dans une position défavorable, et qui pourtant en est sorti vainqueur. Les solitaires, eux aussi, peuvent se comparer à des soldats, mais à des soldats qui ont lutté de plain pied ou même avec l'avantage de la position. Eh bien! Si tous ont été également victorieux, tous n'ont pas droit à une gloire égale. Et encore, dans tes récits sur les merveilles accomplies par tes saints, je ne vois pas qu'aucun d'eux ait ressuscité un mort: cela seul force à reconnaître que personne n'est comparable à Martin.


CHAPITRE XXV

RAISONS DE LA SUPÉRIORITÉ DE SAINT MARTIN

«Sans doute, on doit admirer cet Égyptien que la flamme n'a pas touché: mais Martin, lui aussi, a souvent commandé aux incendies. Si tu nous rappelles que les anachorètes ont vaincu et dompté des bêtes féroces, eh bien! Martin triomphait aisément de la rage des bêtes et du venin des serpents. Si tu lui compares le saint qui chassait les esprits immondes, et qui d'un mot impérieux ou même par la vertu de ses franges guérissait les possédés, en cela non plus, Martin n'était pas inférieur, il y en a bien des preuves. Même si tu recours au solitaire, vêtu seulement de ses poils, qui passait pour être visité par les anges, eh bien! Martin conversait chaque jour avec les anges.

«Et puis, à la vanité, à la présomption, Martin opposait une âme invincible, au point que, ces défauts, personne ne les méprisait plus fortement. Et cependant, il chassait les esprits immondes, guérissant même les possédés sans être là; et il commandait non seulement à des comtes, à des préfets, mais aux empereurs eux-mêmes. C'est là, sans doute, le moindre de ses mérites; mais je te prie de croire qu'il résistait comme personne, non seulement à la vanité, mais encore aux causes et aux occasions de vanité. C'est une bien petite chose que je vais raconter, cependant je ne dois pas l'omettre; car on doit louer aussi l'homme qui, investi d'une souveraine puissance, a montré pour le bienheureux tant de pieuse déférence et de vénération. Je songe au préfet Vincentius, un vir egregius, sur qui personne dans les Gaules ne l'emporte en tous les genres de vertu. Quand Vincentius passait par Tours, il demanda souvent à Martin de lui donner à dîner dans son monastère: pour cela, il alléguait l'exemple du saint évêque Ambroise, qui en ces temps-là, disait-on, recevait fréquemment à sa table les consuls et les préfets. Mais Martin, dans sa profonde sagesse, craignait de laisser se glisser en lui, à cette occasion, quelque vanité, quelque orgueil: toujours il refusa.

«Donc, tu es contraint de l'avouer: si l'on trouve réunies en Martin les vertus de tous les saints que tu as énumérés, en revanche, ils n'ont pas eu, à eux tous, les vertus de Martin».


CHAPITRE XXVI

LA SUPÉRIORITÉ DE SAINT MARTIN EST RECONNUE PARTOUT, SAUF EN GAULE, OU IL A BIEN DES ENVIEUX
ON PRIE SON DISCIPLE GALLUS DE COMPLÉTER LES RÉCITS ANTÉRIEURS DE SULPICE SÉVERE SUR SAINT MARTIN

-«Pourquoi, dit Postumianus, pourquoi t'en prendre ainsi à moi? Comme si, là-dessus, je n'étais pas et n'avais pas toujours été de ton avis. Sans doute, tant que je vivrai et que j'aurai mon bon sens, je vanterai les moines d'Égypte, je louerai les anachorètes, j'admirerai les ermites: mais Martin, je le mettrai toujours à part. Je n'ose lui comparer aucun des moines, ni, à coup sûr, des évêques. C'est ce qu'avouent l'Égypte et la Syrie; c'est ce qu'a appris l'Éthiopien, ce qu'a entendu dire l'Indien, ce que savent le Parthe et le Perse; c'est ce que n'ignore pas l'Arménie, ce que connaît le Bosphore séparé de notre monde, ce que connaissent enfin les habitants, s'il y en a, des Iles Fortunées ou de l'Océan glacial.

«D'autant plus malheureux est notre pays. Nos compatriotes, qui ont eu si près d'eux un si grand homme, n'ont pas mérité de le connaître. Dans cette accusation, toutefois, je n'implique pas les gens du peuple: seuls les clercs, seuls les évêques, ignorent Martin. Et ce n'est pas sans raison qu'ils n'ont pas voulu le connaître, ces envieux: car, s'ils avaient connu ses vertus, ils auraient dû reconnaître leurs vices. Je répète avec horreur ce que j'ai naguère appris: un misérable, je ne sais lequel, aurait dit que toi, dans ton beau livre, tu avais menti sur bien des points. Ce mot-là n'est pas d'un homme, mais du diable. Parler ainsi, ce n'est pas dénigrer Martin, c'est refuser de croire aux Évangiles. En effet, le Seigneur a Lui-même attesté que des miracles de ce genre, comme ceux de Martin, peuvent être faits par tous les fidèles. Donc, nier que Martin les ait faits, c'est nier que le Christ ait ainsi parlé. Mais ces misérables, ces dégénérés, ces endormis, rougissent de reconnaître que Martin a fait ce qu'eux-mêmes ne peuvent faire. Ils aiment mieux nier ses miracles que confesser leur impuissance.

«Mais nous avons hâte d'arriver à autre chose. Laissons donc là toute allusion à ces envieux. Revenons à toi. Comme depuis longtemps je le désire, raconte-nous le reste des miracles de Martin»

-«Moi, dis-je, je pense qu'il vaut mieux demander ce récit à Gallus. D'abord, il connaît là-dessus plus de choses; car il n'a pu ignorer les actes de son maître, lui un disciple. Puis, en toute justice, c'est son tour de parler. Il le doit, non seulement à Martin, mais encore à nous deux, puisque, moi, j'ai déjà publié un livre là-dessus, et que, toi, tu viens de nous raconter les hauts faits des Orientaux. Maintenant, d'après les lois de notre conversation entre amis, c'est à Gallus de faire ce récit. Comme je l'ai dit, il nous doit de prendre à son tour la parole. D'ailleurs, je crois qu'il le fera volontiers pour son cher Martin, dont il aura plaisir à commémorer les hauts faits.»


CHAPITRE XXVII

TOUT EN PROTESTANT DE SON INSUFFISANCE, GALLUS ACCEPTE

-«Assurément, dit Gallus, c'est pour mes forces un trop lourd fardeau. Cependant, les exemples d'obéissance cités tout à l'heure par Postumianus m'empêchent de me récuser devant la tâche que vous m'imposez. Mais à la pensée que moi, un pur Gaulois, je vais parler entre deux Aquitains, je crains que mon langage trop rustique n'offense vos oreilles trop délicates de citadins. Vous m'écouterez pourtant, comme un homme à l'esprit engourdi, au langage sans fard, ignorant des façons du cothurne tragique. Si vous m'avez accordé que je suis un disciple de Martin, concédez-moi aussi le droit de suivre son exemple en méprisant le vain clinquant du style et les ornements des mots».

-«Eh bien! dit Postumianus, parle celtique, ou, si tu aimes mieux, parle gaulois, pourvu que tu parles de Martin. Mais je crois que, même si tu étais muet, les mots ne te manqueraient pas pour parler de Martin éloquemment: ta langue se délierait, comme celle de Zacharie pour prononcer le nom de son fils Jean. Au reste, tu es avocat, et, en bon avocat, tu uses ici d'un artifice: tu excuses ton impéritie, parce que tu débordes d'éloquence. Vraiment, il ne convient ni à un moine d'avoir tant d'astuce, ni à un Gaulois d'avoir tant de ruse. Mais laissons cela, et commence; fais-nous le récit qui t'est réservé. Voilà bien du temps perdu à d'autres choses. Déjà le soleil baisse: l'ombre qui s'allonge nous avertit que le jour touche à sa fin, que la nuit approche».

Tous les trois, ensuite, nous gardâmes le silence. Au bout de quelques instants, Gallus commença en ces termes: -«Avant tout, je crois, je dois me garder de répéter, sur les miracles de Martin, ce que dans son livre a raconté notre ami Sulpicius. Je passe donc sur ce que Martin a fait au début, pendant son service militaire. Je ne toucherai pas non plus à ce qu'il a fait étant laïque ou moine. Enfin je dirai, non pas ce que j'ai appris des autres, mais ce que moi-même j'ai vu.



LETTRES DE SULPICE SÉVERE SUR SAINT MARTIN


I. - LETTRE AU PRETRE EUSEBE

Contre un détracteur de saint Martin

Hier, la plupart des moines étaient venus me voir. Entre autres propos d'une longue conversation ininterrompue, on vint à parler du petit livre que j'ai publié sur la vie du bienheureux évêque Martin. J'avais grand plaisir à entendre dire que cet opuscule était lu avec empressement par beaucoup de lecteurs. Là-dessus, on me révéla un mot d'un individu inspiré par l'esprit malin. Pourquoi, demandait cet homme, pourquoi Martin, qui a ressuscité des morts, qui a écarté des maisons les flammes, pourquoi lui-même a-t-il été récemment brûlé dans un incendie, où il a failli périr au milieu de cruelles souffrances?

Oh, le malheureux, quel qu'il soit! Dans ses paroles, nous reconnaissons les propos des Juifs incrédules, qui, regardant le Seigneur attaché à la croix, L'insultaient en ces termes: «Il a sauvé les autres, mais Il ne peut se sauver Lui-même»(Mt27,42). Vraiment, cet homme, quel qu'il soit, aurait dû naître en ces temps-là: il aurait pu proférer ce blasphème contre le Seigneur, lui qui suit cet exemple en blasphémant contre le saint du Seigneur.

Quoi donc?Réponds, qui que tu sois: Martin n'est pas puissant, n'est pas saint, parce qu'il a été en péril dans un incendie?

O bienheureux Martin, homme semblable en tout aux apôtres, même pour ces outrages reçus! C'est bien cela que pensaient aussi de Paul les Gentils, quand une vipère l'avait mordu: «Cet homme, disaient-ils, doit être un homicide: il a eu beau échapper à la mer, son destin ne lui a pas permis de vivre» (Ac28,4). Mais Paul, secouant la vipère dans le feu, n'éprouva aucun mal. Les Gentils pensaient qu'il allait tomber tout à coup et mourir aussitôt; mais, voyant qu'il ne lui arrivait aucun mal, ils changèrent de dispositions, disant qu'il était un dieu. Eh bien, par l'exemple au moins de ces païens, ô toi, le plus malheureux de tous les mortels, tu aurais dû être

amené à condamner toi-même ton incrédulité. Si tu étais scandalisé de voir Martin atteint par la flamme, eh bien, en raison de cette atteinte même, tu aurais dû attribuer à ces mérites et à sa puissance le fait que Martin, entouré par le feu, n'avait pas péri.

Reconnais, malheureux, reconnais ce que tu ignores: presque tous les saints se sont signalés surtout par les miracles opérés dans leurs périls. Je vois Pierre, puissant par la foi, dompter la nature rebelle en marchant sur la mer, en foulant de ses pas la mobilité des eaux. Mais il ne me paraît pas inférieur, l'apôtre des Gentils, que les flots engloutirent, et que rendirent les ondes de l'abîme, (comme Jonas) émergeant après trois jours et autant de nuits. Peut-être même est-ce plus d'avoir vécu dans l'abîme, que d'avoir traversé la mer au-dessus des abîmes. Mais cela, je pense, tu ne l'avais pas lu, sot que tu es; ou, si tu l'avais lu, tu ne l'avais pas compris. En effet, ce n'est pas sans un dessein de Dieu, que le bienheureux évangéliste avait dans les saintes Écritures produit un exemple de ce genre. Il voulait en tirer une leçon pour l'esprit humain. Les accidents causés par les naufrages ou les serpents, et les accidents énumérés par l'Apôtre qui se glorifie de sa nudité, de sa faim et des périls venus des brigands, tous ces accidents, sans doute, sont communs pour la souffrance aux hommes saints comme aux autres; mais, dans l'énergie déployée pour supporter ces maux ou les vaincre, s'est toujours et surtout montrée la vertu des justes, patients dans toutes les épreuves et toujours invincibles, d'autant plus triomphants dans la victoire qu'ils avaient plus souffert.

Ainsi, le fait que l'on invoque, pour rabaisser Martin, est un témoignage de son mérite et de sa gloire, puisqu'il est sorti vainqueur d'une très périlleuse épreuve. D'ailleurs, si j'ai omis ce fait dans le livre que j'ai écrit sur sa Vie, on ne doit pas s'en étonner. Dans ce livre même, j'ai déclaré n'avoir pas rapporté tous les faits de sa vie: si j'avais voulu tout noter, j'auras publié un volume énorme, démesuré pour les lecteurs. Au reste, Martin a fait tant de grandes choses, que dans un récit on ne saurait tout embrasser. Cependant, sur le fait en question, je veux apporter la lumière. Je raconterai donc la chose en détail, telle qu'elle s'est passée: ainsi, l'on ne pourra pas me soupçonner d'avoir omis à dessein un fait que l'on pouvait m'opposer pour dénigrer le bienheureux.

Martin s'était rendu dans une de ses paroisses, suivant sa coutume annuelle, conformément à l'habitude qu'ont les évêques de visiter leurs Églises. C'était vers le milieu de l'hiver. Les clercs lui préparèrent un gîte dans la sacristie de l'église: ils allumèrent un grand feu dans l'hypocauste sous le dallage déjà fendu et très mince de la pièce, puis ils firent un lit en amoncelant de la paille. Quand Martin se fut installé sur sa couche, il eut horreur de la mollesse inaccoutumée d'un lit trop voluptueux; car il couchait ordinairement sur la terre nue, couverte seulement d'un cilice. Aussi, très ému comme si on lui eût fait injure, il rejeta loin de lui toute la litière. Par hasard, il entassa sur le fourneau une partie de cette paille qu'il avait écartée. Pour lui, selon sa coutume, il s'étendit sur le sol nu où succombant à la fatigue du voyage, il s'endormit. Vers minuit, jaillissant par ces fentes du dallage dont nous avons parlé, le feu gagna des brins de paille sèche. Martin, réveillé en sursaut, pris à l'improviste, incertain devant le danger, et surtout, comme il le racontait volontiers, surpris par le diable qui le guettait et le pressait, tarda trop à s'armer de la prière. Il voulut d'abord s'élancer au dehors; il lutta longtemps et vainement contre le verrou de la porte, qu'il avait fermée. La situation s'aggravant, il se vit entouré de flammes; le feu gagna le vêtement dont il était revêtu. Enfin, il revint à lui: comprenant que le salut était, non dans la fuite, mais dans le Seigneur, il saisit le bouclier de la foi et de la prière, se tourna tout entier vers le Seigneur, et se jeta au milieu des flammes. Alors, par un effet de la puissance divine, le feu s'écarta: au milieu d'un cercle de flammes devenues pour lui inoffensives, Martin se mit à prier. Cependant, les moines qui étaient devant la porte, entendant crépiter et lutter l'incendie, brisent la porte verrouillée, écartent le feu, et du milieu des flammes tirent Martin, qu'ils croyaient trouver déjà complètement consumé par un si long incendie.

Au reste, -et de mes paroles le Seigneur est témoin,- Martin lui-même me racontait plus tard, et il avouait non sans gémir, qu'il avait été surpris d'abord par les artifices du diable. Réveillé en sursaut, disait-il, il n'avait pas eu l'idée de lutter contre le danger par la foi et la prière; il avait senti autour de lui les atteintes du feu, aussi longtemps que, dans le désordre de son esprit, il avait tenté de s'échapper par la porte; mais, dès qu'il avait repris l'étendard de la croix et les armes de la prière, les flammes s'étaient retirées autour de lui, et il avait senti qu'elles le baignaient de rosée, après avoir souffert de leurs brûlures.

Ainsi, quiconque lira ce récit devra comprendre que dans ce péril, si Martin a été mis à l'épreuve, il a été reconnu vraiment à toute épreuve.


II. - LETTRE AU DIACRE AURELIUS

Apparition de saint Martin à Sulpice Sévère

Après que tu m'eus quitté le matin, je restai assis seul dans ma cellule, tout à ces pensées qui souvent m'absorbent: l'espoir de l'avenir, le dégoût du présent, la crainte du Jugement, l'épouvante des châtiments de l'enfer. Cette méditation me ramenait à ce qui en avait été le point de départ, au souvenir de mes péchés: souvenir qui m'attristait et m'accablait. Puis, fatigué par ces angoisses, je m'étendis sur mon lit. Comme il arrive le plus souvent par l'effet du chagrin, le sommeil me gagna: ce sommeil des heures du matin, sommeil plus léger, incertain, si bien en suspens et indécis dans les membres où il se glisse, qu'il ne ressemble pas au sommeil ordinaire, et que, presque éveillé, on se sent dormir.

Tout à coup, je crus voir le saint évêque Martin, couvert d'une toge blanche, le visage resplendissant, les yeux étincelants, la chevelure auréolée de pourpre. Il se montrait à moi avec l'extérieur, le corps et les traits que je connaissais; et cependant, chose bien difficile à exprimer, on ne pouvait le regarder, tout en pouvant le reconnaître. En souriant, il tendait un peu vers moi le petit livre que j'ai écrit sur sa vie, et qu'il tenait de la main droite. Moi, j'embrassais ses genoux sacrés, je lui demandais sa bénédiction; puis sur ma tête, comme une caresse, je sentais le contact de sa main, tandis que, dans la formule consacrée de la bénédiction, il répétait ce nom de la croix si familier à sa bouche. J'avais les yeux fixés sur lui, ne pouvant me rassasier de contempler son visage, quand, tout à coup, s'élevant dans les airs, il me fut ravi. Il franchit l'immensité de l'éther, emporté rapidement par une nuée. Je pus le suivre des yeux, jusqu'au moment où il fut reçu dans le ciel qui s'ouvrit pour lui, et où il disparut. Peu après, j'aperçus le saint prêtre Clair, son disciple, récemment décédé; je le vis monter par la même voie que son maître. Moi, impudemment, je voulus suivre; mais, tandis que je me démenais et faisais effort pour m'élever en l'air, je m'éveillai.

A peine réveillé, je commençais à me féliciter de cette vision, quand un esclave de la maison entra chez moi. Il avait la figure plus triste qu'à l'ordinaire, la figure d'un homme qui en même temps veut parler et va pleurer. «Eh bien! lui dis-je, avec cette mine si triste, qu'as-tu à me dire de si pressé?» -«Deux moines, répondit-il, arrivent à l'instant de Tours; ils annoncent que le seigneur Martin est mort». Je fus anéanti, je l'avoue; les larmes jaillirent; je pleurai abondamment. Maintenant encore, tandis que je t'écris ceci, frère, mes larmes coulent; ma douleur, dont je ne suis pas maître, n'admet aucune consolation.

Mais toi, dès que j'ai reçu la nouvelle, j'ai voulu t'associer à mon deuil, toi qui t'associais à mon affection pour Martin. Viens donc à moi tout de suite, viens pleurer avec moi celui que tu aimes avec moi. Je sais bien qu'un homme comme lui ne doit pas être pleuré: un homme qui, après avoir vaincu le monde, après avoir triomphé du siècle, a reçu maintenant enfin la couronne de la justice. Et pourtant, moi, je ne puis dominer ma douleur. Sans doute, j'aurai d'avance, au ciel, un patron, mais j'ai perdu le consolateur de ma vie présente.

Malgré tout, si la douleur pouvait raisonner, je devrais me réjouir. En effet, Martin se mêle maintenant aux Apôtres et aux Prophètes: n'en déplaise à tous les saints, dans ce groupe de justes, il n'est inférieur à personne. Mais surtout, je l'espère, je le crois, j'en suis sûr, il est enrôlé dans la troupe de ceux qui ont lavé leur robe dans le sang; il suit l'Agneau et L'accompagne, pur de toute souillure. Si les circonstances n'ont pu lui procurer le martyre, il ne manquera pas cependant de la gloire des martyrs, étant donné que, par ses voeux et son courage, il aurait pu et voulu être un martyr. Si, vivant au temps de Néron ou de Dèce, il avait pu combattre dans les grands combats d'alors, eh bien, j'en atteste le Dieu du ciel et de la terre, Martin serait de lui-même monté sur le chevalet, il se serait de lui-même jeté dans le feu, ou, rivalisant avec les jeunes Hébreux (de Babylone), dans les tourbillons de flamme, au milieu de la fournaise, il aurait chanté l'hymne du Seigneur. Si par hasard le persécuteur avait préféré le fameux supplice d'Isaïe, jamais, assurément, Martin n'aurait été indigne du prophète, jamais il n'aurait craint de voir ses membres coupés par les lames des scies. Si la fureur impie des bourreaux avait voulu précipiter le bienheureux du haut des rochers à pic d'une montagne abrupte, je rends ici avec confiance témoignage à la vérité, il se serait lui-même lancé dans le vide. Si, à l'exemple de l'Apôtre des Gentils, il avait été condamné à périr par le glaive, et si, comme c'est fréquent, il avait été conduit au supplice avec d'autres victimes, il aurait forcé le bourreau à le frapper avant tous, pour saisir le premier la palme sanglante du martyre. En un mot, à toutes les peines, à tous les supplices, qui le plus souvent ont fait céder la faiblesse humaine, Martin aurait tenu tête, toujours inébranlable, sans jamais cesser de confesser le Seigneur: joyeux de ses plaies, heureux de ses tortures; au milieu de n'importe quels tourments, il aurait ri.

Sans doute, il n'a pas eu à subir tout cela; il n'en a pas moins, sans verser son sang, rempli toutes les conditions du martyre. En effet, dans l'espoir de l'éternité, quelles douleurs humaines n'a-t-il pas eu à subir? Une vraie passion: faim, veilles, nudité, jeûnes, outrages des envieux, attaques des coquins, soins aux malades, sollicitude pour les gens en péril. De quel affligé n'a-t-il pas partagé l'affliction? Quel scandale ne lui a pas brûlé le coeur? Quelle mort ne l'a pas fait gémir? En outre, il avait à livrer chaque jour divers combats contre la scélératesse des hommes et des esprits malins. De tous ces assauts, il sortait toujours triomphant; car il avait le courage pour vaincre, la patience pour attendre, l'égalité d'âme pour supporter. Homme unique par ses vertus vraiment ineffables, piété, miséricorde, charité: la charité qui chaque jour, même chez les hommes saints, se glace en ce siècle glacé, et qui chez Martin, au contraire, a duré jusqu'à la fin en augmentant de jour en jour.

De cette charité de Martin, j'ai joui tout spécialement, moi indigne, que malgré mon indignité il chérissait tout particulièrement, mais voici que de nouveau mes larmes coulent, que du fond de ma poitrine sortent des gémissements. En quel homme désormais trouverai-je un semblable appui? En quelle affection trouverai-je même consolation? Malheureux, infortuné que je suis! Pourrai-je jamais, si je continue de vivre, ne pas m'affliger de survivre à Martin? Pour moi, désormais la vie aura-t-elle quelque charme? Y aura-t-il un jour, une heure sans larmes? Avec toi, frère chéri, pourrai-je parler de lui sans pleurer? Ou jamais, dans mes conversations avec toi, pourrai-je parler d'autre chose que de lui?

Mais pourquoi te faire gémir et pleurer? Voici que maintenant je désire te voir consolé, moi qui ne puis me consoler moi-même. Eh bien! Martin ne nous manquera pas, crois-moi, il ne nous manquera pas. Il assistera aux entretiens que nous aurons sur lui. Il se tiendra près de nous, quand nous prierons. Comme il a daigné déjà me l'accorder aujourd'hui, il se laissera voir souvent dans sa gloire; sans cesse, comme il vient de le faire, il nous protégera par sa bénédiction. Puis, selon le reste de ma vision, il a montré le ciel s'ouvrant à ceux qui le suivent, il a enseigné où l'on devait le suivre. Où doit tendre notre espérance, où doit se diriger notre âme, il nous l'a appris. Pourtant, qu'arrivera-t-il, frère? J'en ai moi-même trop conscience, je ne pourrai pas gravir ce chemin escarpé et pénétrer dans le ciel: tant m'écrase mon odieux fardeau, ce poids du péché qui me tire en bas, et qui, m'interdisant l'ascension vers les astres, m'entraîne pour mon malheur vers les châtiments de l'enfer. Néanmoins, il reste une espérance, une seule, une dernière espérance: ce que je ne puis atteindre par moi-même, je pourrais l'atteindre du moins grâce aux prières de Martin.

Pourquoi, frère, te retenir plus longtemps par une lettre si longue, en retardant ta venue? Puis, ma page est remplie; elle se dérobe. toutefois, ce n'est pas sans intention que j'ai prolongé cet entretien: ma lettre t'apportant une nouvelle douloureuse, je voulais que par une sorte de conversation entre nous, la même feuille de papier te donnât quelque consolation.



Vies de saints - CHAPITRE XIX