Vies de saints


VIES DE SAINTS



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Ces vies de Saints ne sont pas le fruit de recherches historiques précises: il s'agit plutôt d'écrits pieux, invitant à la dévotion et à la sanctification personnelle.
Les textes de Sulpice Sévère sont une référence historique incontestable de par leur très large influence et diffusion.




LA VIE DE SAINT JEAN LE MISÉRICORDIEUX


INTRODUCTION

Voici la vie de saint Jean le Miséricordieux, écrite, à ma connaissance, par un autre saint: Sophrone, patriarche de Jérusalem. Que j'en fasse un commentaire, moi qui ne suis qu'un simple débutant face à ces deux maîtres de la vie spirituelle, me semble déplacé. Ce serait comme une femme que la nature a dotée de toute beauté et qui, en se maquillant, ne fait que gâcher le don du Créateur et le rend artificiel. Et je risque de récolter le reproche: "Cordonnier, pas au-dessus de la chaussure".

Si nous n'avons pas autant de foi pour imiter ces exploits, lisons-les au moins avec simplicité de coeur, laissant de côté notre esprit d'analyse, de critique, de scepticisme qui nous empêche de voir ce qui est bien au-dessus - l'oeuvre de la grâce.

Dans notre monde actuel, où règne en maître le péché et l'incrédulité, il est vrai qu'on cherche vainement des ouuvres et une foi pareilles. Pourtant il y a eu des saints semblables à celui-ci.

Il n'y a rien de plus édifiant que les vies des saints. Il y a longtemps j'avais déjà promis à saint Jean de publier la sienne et j'envisage de' publier d'autres Vies dans la même collection, plaise à Dieu. Si je n'arrive pas à imiter ces amis de Dieu, au moins je publie leurs exploits, espérant gagner leur amitié et être béni par eux.


VIE

Saint Jean l'Aumônier fut élevé non par les hommes, mais par la Volonté de Dieu sur le trône de l'Église de la grande ville d'Alexandrie si chérie de Jésus Christ. Il commença son gouvernement par une action qui fit connaître qui il était. Il fit venir les économes et le diacre et leur dit en présence de tous ceux qu'il honorait de sa confiance: "Il ne serait pas juste, mes frères, que nous eussions soin d'autrui plus que de Jésus Christ". Tous les assistants, extrêmement touchés de ces paroles écoutant quelle en serait la suite, il continua ainsi: "Allez donc par la ville et faites-moi une liste très exacte de tous mes maîtres". Eux ne comprenaient point et ne savaient qui pouvaient être les maîtres de leur patriarche; ils le supplièrent de le leur expliquer. Sur quoi, il leur répondit cette parole angélique: "J'appelle mes maîtres et mes aides ceux que vous nommez pauvres et mendiants; puisque ce sont eux qui nous peuvent aider véritablement et nous donner le royaume du ciel".

Ce que ce saint imitateur de Jésus Christ avait ordonné ayant été promptement exécuté, il commanda à son économe de donner chaque jour à tous ces pauvres, dont le nombre était de sept mille cinq cents, ce qui leur était nécessaire pour vivre. Ainsi, étant accompagné des fidèles et des saints évêques qui étaient venus à cette cérémonie, il alla comme un pasteur véritable et non comme un mercenaire dans l'église métropolitaine, où, par l'ordonnance de Dieu, il fut consacré patriarche.

Du temps de ce saint patriarche, les Perses ayant fait irruption en Syrie, la ravagèrent et emmenèrent un grand nombre d'esclaves. Ceux qui pouvaient s'échapper se réfugiaient vers ce très saint homme et le suppliaient avec instance de les recevoir. Il les consolait, non comme de pauvres captifs, mais comme s'ils eussent été véritablement ses frères. Il fit mettre dans les hôpitaux ceux qui étaient blessés ou malades et ordonna qu'on les pansât et les traitât gratuitement sans les renvoyer avant qu'ils le désirent. Et à ceux qui demandaient l'aumône, il faisait donner une pièce d'argent à chacun des hommes et deux à chacune des femmes et des filles en considération de l'infirmité du sexe.

Quelques-uns qui avaient des habits couverts d'or et des bracelets demandèrent aussi l'aumône; ses aumôniers vinrent lui en parler. Alors, le saint qui d'habitude était très doux et avait le visage fort gai, leur dit avec une voix sévère: "Si vous voulez être les dispensateurs et aumôniers de l'humble Jean, ou plutôt de Jésus Christ, obéissez avec simplicité à ce qui vous est commandé par ces paroles: 'Donnez à tous ceux qui vous demandent'. Si vous recherchez avec tant de soin les besoins de ceux qui s'adressent à vous, Dieu ne veut point de ministres si curieux, ni l'humble Jean non plus. Car si ce que vous donnez était à moi et m'appartenait en propre, je pourrais peut-être en être bon ménager, mais puisque Dieu seul en dispose, il vaut mieux qu'on Lui obéisse exactement dans la dispensation de ce qui est à Lui. Si votre peu de foi vous fait appréhender que mon revenu ne suffise pas pour donner à tant de personnes, je ne veux nullement participer à votre incrédulité et puisqu'il a plu à Dieu de m'établir dispensateur de ses biens, quoique j'en sois très indigne, quand tout ce qu'il y a d'hommes au monde s'assembleraient à Alexandrie pour y demander l'aumône, ils ne pourraient épuiser ses trésors infinis, ni ceux de l'Église".

Ayant ainsi renvoyé ses aumôniers et continuant à blâmer leur peu de foi et la faute qu'ils avaient faite, il raconta ce songe à ceux qui se trouvèrent présents et qui admiraient cette extrême compassion des affligés que Dieu lui avait donnée. Étant âgé de quinze ans, je vis une nuit, en songe,une jeune fille dont la beauté était plus éclatante que le soleil et qui était plus parée que l'on ne saurait l'imaginer. Elle s'arrêta devant mon lit et me secoua. Ce geste m'ayant éveillé, je m'aperçus que cette vision n'était nullement un songe et que c'était réellement une femme. Et après avoir fait le signe de la croix, je lui dis: Qui êtes-vous et comment avez-vous osé venir ici pendant que je dormais? J'oubliais de vous dire qu'elle avait sur la tête une couronne d'olivier. Elle me répondit en souriant: Je suis la fille aînée du Roi. À ces mots, je me prosternai pour l'adorer, et elle ajouta: Si vous m'avez pour amie, je vous amènerai en la présence de ce grand monarque, car personne n'a autant de pouvoir que moi auprès de Lui, et c'est moi qui L'ai fait descendre du ciel sur la terre pour Se faire homme afin de sauver les hommes. En achevant ces paroles, elle disparut.

Lorsque je fus revenu à moi, je compris quelle était cette vision et dis: Je crois que cette beauté céleste est la compassion des affligés et l'aumône. C'est pourquoi elle a la tête couronnée de branches d'oliviers. M'étant habillé à l'instant même sans éveiller aucun de mes gens, je m'en allai à l'église au moment où le jour commençait à paraître et ayant rencontré un homme tremblant de froid, je quittai ma tunique de poils de chèvre et la lui donnai, disant en moi-même: Je reconnaîtrai par cette épreuve si la vision que j'ai eue est véritable, ou si c'est une illusion du malin esprit. L'effet suivit mes paroles, car je n'étais pas encore arrivé à l'église qu'un homme vêtu de blanc vint à moi et me dit, en me donnant cent pièces d'argent dans une bourse: Recevez ceci, mon frère et distribuez-le comme vous voudrez. L'extrême joie dont je fus surpris fit que je les acceptai et après y avoir pensé un moment, je revins sur mes pas pour lui rendre cet argent, mais je ne le vis plus. Alors, je dis en moi-même: Certes, ce n'était nullement une illusion. Depuis ce jour, je donnais souvent quelque chose à mes frères les pauvres et disais: Je verrais si Jésus Christ, comme Il le promet dans l'évangile, me donnera le centuple. Ayant ainsi tenté Dieu et fort mal fait en cela, je reçus par diverses fois, et par diverses manières toutes les joies que je pouvais désirer. Enfin, je dis en moi-même: Cesse, mon âme, de tenter Celui qui ne peut être surpris. Ayant donc, comme vous le voyez, tant de preuves de l'infinie Bonté de Dieu, ces incrédules sont peut-être venus aujourd'hui pour me faire tomber avec eux dans leur défiance, mais j'ai trop de raisons pour ne pas y résister.

Cette grande multitude des gens étant encore dans Alexandrie, un de ces réfugiés, voyant quelle était l'extrême compassion du saint patriarche pour les pauvres, résolut de le tenter et un jour qu'il allait à l'hôpital visiter les malades, ainsi qu'il faisait toujours deux ou trois fois la semaine, il l'aborda avec un méchant habit et lui dit qu'il le priait d'avoir pitié de lui qui était un pauvre réfugié. Sur quoi, le saint commanda à son aumônier de lui donner six pièces d'argent. Les ayant reçues, il alla changer d'habit et vint par un autre côté à la rencontre du bienheureux patriarche et se jetant à ses pieds lui dit: Je suis dans le plus grand besoin, ayez pitié de moi, je vous en supplie. Alors, il commanda à son aumônier de lui donner six pièces d'or. Quand il fut un peu éloigné, cet aumônier dit à l'oreille du saint: Je suis sûr, Monseigneur, que celui-ci a reçu deux fois l'aumône. Mais il fit semblant de ne pas l'entendre et cet homme étant revenu pour la troisième fois demander encore, l'aumônier tira doucement le saint patriarche pour lui faire remarquer que c'était le même et alors, cet ami de Dieu qui était véritablement miséricordieux et charitable lui dit: Donnez-lui douze pièces d'or, car c'est peut-être Jésus Christ, mon Sauveur, qui vient à dessein de me tenter.

Un maître de navire ayant souffert une grande perte sur la mer vint trouver un jour le saint homme, et le supplia avec beaucoup de larmes d'avoir la même compassion de lui qu'il avait de tous les autres. Il commanda qu'on lui donnât cinq livres d'or. Les ayant reçues, il acheta une nouvelle cargaison et compléta l'équipement de son navire, mais aussitôt après avoir passé le phare d'Alexandrie, il fit naufrage sans perdre néanmoins son vaisseau. La confiance que lui donnait l'extrême bonté du saint fit qu'il vint le retrouver et lui dit: Ayez pitié de moi, je vous en supplie, comme Dieu a eu pitié des hommes. Le patriarche lui répondit: Croyez-moi, mon frère, si vous n'aviez point mêlé l'argent de l'église avec celui qui vous restait vous n'auriez pas fait naufrage, mais en perdant le reste du bien que vous avez mal acquis, vous avez perdu en même temps celui que vous avez eu par de bonnes voies. Il commanda ensuite qu'on lui donnât dix livres d'or et lui recommanda de ne pas les mêler avec d'autre argent. Ayant acheté avec cela une autre cargaison, et s'étant mis à la voile, un vent très impétueux le poussa contre la terre et ainsi il perdit non seulement tout ce qui était dans son vaisseau, mais le vaisseau même et l'équipage seul fut sauvé. Il fut tellement affecté par la douleur et la confusion qu'il voulait se tuer. Mais Dieu qui veille toujours sur le salut de ses créatures révéla cette intention au bienheureux patriarche qui sut ainsi le nouvel accident qui lui était arrivé et lui tfi dire de venir le trouver sans crainte. Alors, il se couvrit la tête de cendres, déchira ses habits et se présenta à lui de la sorte. Le saint, le voyant en cet état, lui dit, le reprenant de la faute qu'il avait faite: Le Seigneur notre Dieu, qui soit béni à jamais, veuille avoir pitié de vous. Je suis persuadé que désormais, il ne vous arrivera plus de faire naufrage et vous n'êtes tombé dans celui-ci que parce que votre vaisseau lui-même était mal acquis. Aussitôt, il commanda qu'on lui donnât la conduite d'un de ces grands vaisseaux qui appartenaient à l'église, et qui portait une cargaison de vingt-mille boisseaux de froment. Ayant reçu cet ordre, le maître de navire partit d'Alexandrie et voici ce qu'il rapporta depuis, sous la foi du serment. Nous naviguâmes durant vingt jours et vingt nuits avec un vent si impétueux que nous ne pouvions ni par les étoiles, ni par la vue d'aucune terre reconnaître où nous étions. Nous nous croyions perdus et il ne nous restait plus aucune espérance que celle que nous donnait le pilote en nous assurant qu'il voyait le saint patriarche tenir le gouvernail avec lui en lui disant: Ne craignez point, vous êtes dans votre route. Le vingtième jour, nous aperçûmes les îles de Grande Bretagne où nous trouvâmes, en abordant, qu'il y avait une extrême famine et lorsque nous déclarâmes au principal magistrat de la ville que notre vaisseau était chargé de blé, il nous répondit: Dieu vous a amenés ici pour nous assister dans notre besoin, choisissez donc le prix que vous préférez pour chaque boisseau, ou une pièce d'argent, ou le même poids en étain que vous nous donnerez en blé. Nous choisîmes de prendre moitié de l'un et moitié de l'autre.

Mais voici un fait entièrement incroyable à ceux qui ne savent pas par expérience quelles sont les grâces de Dieu et croyable et plein de grande consolation pour ceux qui ont éprouvé les miracles qu'Il lui plaît de faire en faveur des siens. Ce vaisseau, retournant à Alexandrie, mouilla à Pentapolis et là, ce maître de navire prit son étain pour le vendre et en remit cinquante livres dans un sac à un ancien associé qu'il avait dans ce lieu là et qui en faisait trafic. Ce négociant, voulant éprouver sa qualité, le fit fondre et découvrit que c'était en réalité un lingot d'argent pur. Croyant que son ami avait voulu éprouver sa fidélité, il lui rapporta ce sac plein d'étain et lui dit: Dieu vous le pardonne; m'avez-vous jamais vu agir de mauvaise foi pour avoir ainsi voulu me tenter en me donnant de l'argent au lieu d'étain? Le maître de navire, fort étonné de ces paroles, lui répondit: Je vous donne ma parole que je croyais que c'était de l'étain, mais si Celui qui a converti l'eau en vin a converti l'étain en argent à la prière de notre saint patriarche, il n'y a pas sujet de s'en étonner et si vous voulez vous renseigner, venez au vaisseau et vous y verrez le reste du métal que je vous ai donné hier. Étant montés dans le vaisseau, ils s'aperçurent que tout cet étain avait été changé en très bon argent. Et tous ceux qui aiment Jésus Christ ne doivent pas s'étonner de ce prodige, puisque Celui qui a multiplié les cinq pains, qui a changé en sang les eaux d'Égypte, qui a changé la verge de Moïse en un serpent et les flammes de la fournaise de Babylone en une douce rosée a pu avec la même facilité opérer ce grand miracle, afin d'enrichir son serviteur et de faire miséricorde à ce maître de navire.

Comme ce très saint hiérarque allait à l'église, un dimanche, il vit venir à lui un homme qui avait été fort riche, mais à qui il était arrivé l'aventure suivante: des voleurs étaient entrés dans sa maison et avaient tout emporté jusqu'à la paille de son lit. Il avait essayé de les découvrir, mais toutes ses recherches étaient restées vaines. Ainsi, il se trouvait soudain réduit à une extrême pauvreté et il était venu conter son malheur au très saint patriarche et le supplier avec humilité d'avoir pitié de lui. Cette démarche lui ayant inspiré une grande compassion, parce qu'il savait que cet homme avait été l'un des plus grands personnages de la ville, il dit à l'oreille de son aumônier de lui donner quinze livres d'or. Celui-ci allant pour exécuter cet ordre en parla au référendaire et à l'économe qui par une tentation diabolique étant portés d'envie contre cet homme affligé le forcèrent à ne lui donner que cinq livres d'or. Or il arriva ensuite que le saint patriarche, revenant de faire faire une distribution aux pauvres, une veuve qui n'avait qu'un fils unique lui mit entre les mains un acte de donation par lequel elle s'engeagait à remettre cinq cents écus aux pauvres. Il le reçut et, après avoir renvoyé chez elles les personnes de condition qui l'accompagnaient, il fit appeler ses aumôniers et leur dit: Combien de livres d'or avez-vous données à celui qui m'est venu demander? Ils lui répondirent: Quinze livres, comme votre Sainteté l'avait commandé. Sur quoi, la Grâce de Dieu qui était en lui, lui ayant fait connaître qu'ils ne disaient pas la vérité, il fit venir cet homme auquel il demanda ce qu'il avait reçu. Cet homme répondit qu'on lui avait donné cinq livres d'or. Alors, le saint patriarche tira de sa main le papier qui lui avait été présenté et leur dit: Dieu vous demandera compte de mille écus de plus que ce qui est porté sur ce papier, puisque si vous aviez donné quinze livres d'or, comme l'humble Jean vous l'avait dit, la personne qui m'a apporté ces cinq cents écus en aurait apporté quinze cents. Et afin que vous n'en puissiez douter, je m'en vais la faire venir. Aussitôt, il envoya deux vicaires dire en son nom à cette pieuse veuve: Je vous prie de venir vers ma bassesse et d'apporter avec vous le papier où est écrit la libéralité que Dieu, par la bénédiction qu'Il a répandue sur vous a mis au coeur de Lui faire. Elle n'eut pas plutôt entendu ces paroles qu'elle partit, et vint se jeter aux pieds du saint avec une grande quantité d'or qu'elle lui présenta. Le bienheureux patriarche, après avoir reçu son offrande et prié assez longtemps pour elle et pour son fils lui dit: Dites-moi, je vous prie, ma fille, est-ce tout ce que vous aviez dessein de donner à Jésus Christ, ou vous vouliez lui en donner davantage. Cette femme ayant reconnu par ces paroles que Dieu qui habitait dans cette âme sainte lui avait fait connaître ce qui s'était passé, lui répondit toute tremblante: Je vous donne ma parole, Monseigneur, par vos saintes prières et par le saint martyr Ménas, que j'avais écrit quinze cents écus sur ce papier. Mais il y a environ une heure, je l'ouvris et le lus sans savoir pourquoi car votre indigne servante que vous voyez devant vous l'a écrit de sa propre main et je trouvai que des quinze centaines, il y en avait dix de rayées sans que personne y eût touché. Je fus étonnée et je me dis en moi-même: Ce n'est donc pas la Volonté de Dieu que je donne plus de cinq cents écus. Le patriarche ayant renvoyé cette digne personne, ses aumôniers qui avaient si mal exécuté sa volonté se jetèrent à ses pieds, lui demandèrent pardon et promirent de ne faire jamais à l'avenir de semblables fautes.

Une autre fois le sénateur Nicétas méditant sur la générosité de ce vertueux hiérarque et remarquant qu'il avait toujours la main libéralement ouverte pour donner aux pauvres comme si c'eût été une source capable de suffire aux besoins de tous, résolut d'utiliser cette disposition dans l'intérêt des finances impériales. Il vint trouver le saint et lui dit: L'État est dans une très grande pauvreté et a très grand besoin de secours, c'est pourquoi vous devriez bien donner à l'empire et au trésor public cet argent que l'on vous apporte de tous côtés en si grande quantité. Lui, sans s'étonner, lui répondit: Je ne crois pas qu'il soit juste de donner au roi de la terre ce qui est offert au Roi du ciel. Pourtant, si vous êtes persuadé du contraire, je vous déclare que l'humble Jean ne vous en donnera pas un écu, mais voilà sous mon lit le coffre où je mets l'argent de Jésus Christ, faites-en ce que vous voudrez.

Il n'eut pas plutôt achevé ces paroles que le sénateur appela quelques-uns des siens pour emporter cet argent et ne laissa que cent écus. Comme ils descendaient, ils rencontrèrent des messagers qui montaient et qui portaient de petites bouteilles pleines d'argent que l'on envoyait d'Afrique au patriarche. Mais elles portaient des étiquettes sur lesquelles il y avait écrit: Miel excellent et sur l'autre: Miel tiré sans feu. Le sénateur qui savait que le saint ne se souvenait jamais du mal qu'on lui faisait, le pria, après avoir lu ces étiquettes de lui envoyer de ce miel. Celui qui était chargé de remettre ces bouteilles ayant révélé ensuite au patriarche que ce n'était pas de miel, mais d'argent qu'elles étaient pleines, ce véritablement doux et bon pasteur ne laissa pas d'en envoyer une à Nicétas sur laquelle était écrit: Miel excellent, et l'accompagna d'un billet qui contenait ces paroles: Notre Seigneur qui a dit: 'Je ne t'abandonnerai point', est incapable de mentir, parce qu'Il est le vrai Dieu. Et ainsi un homme misérable et qui doit servir un jour de pâture aux vers ne saurait lier les Mains à Dieu qui donne à toutes les créatures et la nourriture et la vie. Il ordonna aussi au porteur de la faire ouvrir devant lui et d'assurer au sénateur que toutes celles qu'il avait vues étaient comme celle-là pleines d'argent et non pas de miel. Il était à table lorsque les gens du patriarche arrivèrent; il les fit monter et voyant qu'il n'y avait qu'une petite bouteille, il les pria de dire de sa part à leur maître qu'il le croyait fort en colère contre lui car autrement, il ne se serait pas contenté de lui en avoir envoyé une seule. Mais quand on lui eut remis le billet, qu'on eut décacheté la bouteille et que l'argent dont elle était pleine eut été retiré en présence de tout le monde et lorsqu'ensuite il eut appris que toutes les autres en étaient pleines aussi, et lu dans le billet qu'un homme sujet à être mangé des vers ne saurait lier les Mains à Dieu, il fut touché si fort par ces événements et par cette parole qu'il dit: Vive le Seigneur ! je proteste que Nicétas ne prétend en aucune sorte lui lier les mains, car je reconnais que je suis non seulement homme mais pécheur et sujet à être mangé des vers. Aussitôt, quittant son dîner et prenant avec lui tout l'argent qu'il avait emporté avec la bouteille qui lui avait été envoyée et trois cents écus sur sa propre cassette, il alla, sans se faire accompagner de personne, et avec grande humilité, se jeter à ses pieds, il le conjura de demander à Dieu pardon pour lui, et protesta que s'il lui ordonnait d'en faire pénitence, il la recevrait et l'accomplirait fidèlement. Le patriarche, admirant cette prompte conversion ne lui tfi point de reproches de la faute qu'il avait commise, mais au contraire le consola tendrement. Et depuis ce jour, Dieu les unit si étroitement dans les liens de la charité, que le saint tint un de ses enfants au baptême.

Vers le temps où la population d'Alexandrie s'était accrue par l'arrivée des réfugiés dont j'ai parlé, il s'éleva une grande disette parce que le Nil n'avait point débordé cette année selon sa coutume; le saint patriarche, après avoir donné tout ce qu'il avait d'argent, emprunta environ mille écus à plusieurs serviteurs de Jésus Christ pour secourir ceux des fidèles qui se trouvaient dans le besoin. Mais cet argent était employé, et personne ne voulant plus rien lui prêter, parce que la famine continuait et que chacun craignait qu'elle ne durât longtemps, ce saint homme, pressé par la nécessité de ceux qu'il était accoutumé de nourrir priait sans cesse avec beaucoup de douleur.

Un habitant de la ville qui avait été marié deux fois, et désirait être diacre, ayant su la situation à laquelle il était réduit et voulant s'en servir pour le porter à le consacrer, lui fit présenter une requête qui contenait ces mots: très saint et très heureux Jean, père des pères et vicaire de Jésus Christ. Cosme, indigne serviteur des serviteurs de votre Sainteté vous présente cette très humble requête. Ayant appris le chagrin que donne à votre Sainteté la disette publique que Dieu a permise pour nos péchés, votre serviteur n'a pas estimé raisonnable de demeurer dans l'abondance, tandis que son Seigneur est dans le besoin. Ainsi, votre indigne serviteur ayant deux cent mille boisseaux de froment et cent quatre-vingts livres d'or vous supplie de permettre qu'il les donne à Jésus Christ par les mains de vous, son Seigneur; il demande seulement en retour à être honoré du diaconat, bien qu'il en soit indigne, afin que servant au saint autel avec vous, son Seigneur, il soit purifié du grand nombre de ses péchés, car l'Apôtre qui est le véritable prédicateur de la parole de Dieu dit: Qu'il se rencontre des nécessités qui font passer par-dessus la loi.

Le saint qui était instruit dans la sagesse du ciel, après avoir reçu cette requête fit venir cet homme et lui dit: Est-ce vous qui m'avez envoyé cette requête par un secrétaire et par votre fils? Comme il répondait que c'était bien lui, ce bienheureux hiérarque qui par sa compassion et son extrême bonté ne voulait pas le confondre devant tout le monde fit sortir les assistants, puis lui dit en particulier: Votre offrande est très légitime en soi, et ne pouvait être faite en un temps où elle fut plus nécessaire, mais elle est défectueuse. Vous savez qu'il est défendu par la loi d'offrir aucune victime, petite ou grande, si elle n'est pure et sans tache; ce fut cause que Dieu détourna les yeux du sacrifice de Caïn. Et quant à ce que vous dites, mon frère, que la nécessité fait passer par-dessus la loi, l'Apôtre l'entend de l'ancienne Loi. Car autrement, comment est-ce que saint Jacques, frère de notre Seigneur, aurait dit: 'Aurait-on observé la Loi tout entière, si l'on commet un écart sur un seul point, c'est du tout qu'on devient justiciable.' Et pour ce qui regarde les pauvres et la sainte Église, Dieu qui les a nourris avant que vous et moi fussions au monde, les nourrira bien encore, pourvu que nous observions inviolablement ce qu'Il nous ordonne. Et Celui qui a autrefois multiplié cinq pains, peut aussi bien, s'il lui plaît, multiplier par sa bénédiction dix boisseaux de blé qui restent encore dans mes greniers. Ainsi je vous dis, mon fils, ce qui est dit dans les Actes des apôtres, vous n'aurez point de part à cette bonne oeuvre et n'en recevrez point le fruit.

Ayant refusé en cette manière la prière de cet homme et l'ayant renvoyé fort triste, on vint lui dire que deux des grands vaisseaux de l'Église qu'il avait envoyés quérir du blé en Sicile, venaient d'arriver au port. Alors, il se prosterna et rendit grâce à Dieu en ces termes: Je Te remercie très humblement, mon Dieu, de ce que Tu n'as pas permis que j'aie vendu ta Grâce pour de l'argent et as fait voir que ceux qui Te cherchent en vérité et observent inviolablement les règles de ta sainte Église abonderont en toutes sortes de biens.

Deux ecclésiastiques, ayant commis une grande faute en se frappant l'un l'autre, le saint les excommunia pour quelques jours, suivant les canons. L'un d'eux se soumit volontiers à ce châtiment et reconnut son péché, mais l'autre persévéra dans le mal et fut bien aise de cette punition parce que le malheureux ne cherchait qu'un prétexte pour renoncer aux Ordres et d'être ainsi libre de continuer à mal faire. Il était, néanmoins, fort animé contre le saint patriarche et menaçait de lui faire tout le mal qui serait en sa puissance. Quelques-uns disaient aussi que c'était lui qui avait conseillé au sénateur dont j'ai parlé de prendre l'argent de l'Église.

On rapporta donc au saint que cet homme, par ressentiment, persévérait dans sa mauvaise volonté envers lui. Mais ce véritablement bon pasteur qui avait toujours dans l'esprit cette parole de l'Apôtre: 'Lequel d'entre vous peut être malade sans que je le sois aussi ?' voulut le faire venir et lever l'excommunication, après avoir fait la remontrance qu'il méritait, car il voyait bien que le loup infernal voulait dévorer cette brebis. Mais il arriva par la conduite de Dieu qu'il oublia d'envoyer quérir cet homme et de l'absoudre.

Le saint jour du dimanche étant venu, lorsqu'il était à l'autel pour offrir le sacrifice, un peu après l'offertoire et au moment de lever le saint voile, cet ecclésiastique lui revint à l'esprit et aussitôt se ressouvenant de ce précepte de notre Seigneur: Si lorsque tu es prêt d'offrir ton présent à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton présent', il dit au diacre de recommencer la prière, et, après l'avoir achevée, de la recommencer encore jusqu'à ce qu'il fût de retour, feignant que quelque nécessité l'obligeait de quitter l'autel. Étant allé dans la grande sacristie, il envoya vingt de ceux qui étaient en semaine chercher le clerc de mauvaise vie, sa charité le poussant, comme un vrai pasteur qu'il était, de retirer cette brebis de la gueule du lion; et Dieu qui ne peut rien refuser aux désirs de ceux qui Le craignent, fit qu'on trouva cet homme à l'instant même. Dès qu'il fut arrivé, le patriarche fit le premier une métanie et lui dit: Pardonne-moi, mon frère. Ce clerc voyant ce vénérable vieillard prosterné à ses pieds, et redoutant la majesté épiscopale et la vue de tous ceux qui se trouvèrent présents, mais craignant encore davantage le Jugement de Dieu qui le faisait trembler tfi aussi une métanie et demanda pardon et miséricorde. Sur quoi, le patriarche disant: Dieu nous veuille pardonner à tous, ils se levèrent et entrèrent à l'église, où ce clerc tout transporté de joie servit au saint autel et se trouva en état de dire à Dieu avec une conscience pure: Pardonne-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et depuis ce jour, cet ecclésiastique eut un tel sentiment de ses fautes, et vécut dans une telle pureté qu'il mérita d'être ordonné prêtre.

Quelques-uns des saints pères, inspirés de Dieu, ont dit autrefois, que l'une des conditions des anges est de ne se disputer jamais, mais de demeurer toujours dans une entière et perpétuelle paix; que la faiblesse des hommes les porte à avoir souvent des différends ensemble, mais qu'ils doivent se réconcilier aussitôt, et que le propre des démons est de se quereller et de ne mettre jamais de fin à cette division funeste. Je commence par rapporter ceci de ces serviteurs de Jésus Christ, à cause de ce que j'ai à dire ensuite.

Cet illustre patriarche eut un jour une contestation avec ce même sénateur Nicétas dont j'ai déjà parlé à propos d'une affaire publique. Nicétas voulait disposer des places du marché à l'avantage du fisc, et le saint, par le soin qu'il prenait des pauvres, ne voulait pas y consentir. Sur ce sujet, ils eurent une grande contestation, et chacun demeurant ferme de son côté, ils se séparèrent sur la cinquième heure du jour en très mauvaise intelligence. Le patriarche qui avait toujours devant les yeux le commandement de Dieu en ressentait un extrême chagrin, mais celui de Nicétas ne procédait que d'un intérêt d'argent. Enfin, cet homme si juste dit en lui-même: On ne doit pas se mettre en colère, ni sans raison, ni avec raison et à la onzième heure il envoya un archiprêtre, accompagné d'un clerc dire de sa part au sénateur cette parole touchante: Le soleil est prêt de se coucher. Nicétas ne l'eut pas plutôt entendue qu'il en fut si extraordinairement ému que, tout fondant en larmes, il alla aussitôt trouver le saint qui lui dit: Sois le bienvenu, ô véritable enfant de l'Église, qui as si promptement obéi à la voix de ta Mère. Ils se rent ensuite une métanie, l'un devant l'autre, s'embrassèrent, puis s'assirent. Alors, le patriarche lui dit: Je t'assure que si je n'avais remarqué que tu étais extrêmement en colère de cette affaire, je serais allé te trouver moi-même, sachant que notre Seigneur allait Lui-même par les villes, par les châteaux et par les maisons pour visiter les hommes. Tous ceux qui l'entendirent parler de la sorte furent édifiés et remplis d'admiration de son humilité et Nicétas lui répondit: Je te jure, mon père, que je n'écouterai jamais de ma vie les conseils de ceux qui voudront m'engager dans des contestations et des disputes. Ce sage hiérarque lui répartit: Crois-moi, mon fils et mon frère, si nous nous laissions persuader par ces sortes de gens, nous nous rendrions coupables de plusieurs péchés, principalement en ce temps où il y a une grande haine entre la plupart des hommes. Car souvent, lorsque j'ai agi comme me l'avaient conseillé ces donneurs de mauvais conseils, il en venait d'autres qui m'apprenaient que ma bonne foi avait été surprise dans le chapitre: ceci m'étant arrivé deux ou trois fois, je résolus en moi-même de prendre du temps et de ne rien déterminer dans le chapitre de ce que les uns ou les autres désireraient. De même au sujet des délations, si les faits allégués par les dénonciateurs se trouvaient faux, ils seraient punis des peines que ceux qu'ils avaient accusés auraient subies s'ils s'étaient trouvés coupables. Et depuis ce jour, il ne s'est rencontré personne qui ait eu la hardiesse de me faire sans sujet un mauvais rapport. Je t'exhorte et te conjure, mon fils, d'agir de la même façon car il arrive souvent à ceux qui sont revêtus d'une grande autorité de condamner des hommes à mort avec injustice, lorsqu'ils se laissent persuader trop facilement et qu'ils se contentent de mépriser les fausses accusations sans faire punir les faux accusateurs. Nicétas, ayant écouté ces paroles comme il aurait écouté un commandement sorti de la Bouche de Dieu même, promit au saint de suivre ce conseil et de n'y manquer jamais.

Ce célèbre serviteur de Dieu avait un neveu nommé Georges. Celui-ci étant un jour entré en dispute avec un hôtelier de la ville fut injurié par lui, ce qui l'irrita au dernier point, non seulement parce que cela s'était passé en public et qu'il avait reçu cet outrage d'un homme de basse condition, mais surtout parce qu'il était neveu du patriarche. Il vint donc, en larmes, le trouver dans sa chambre où il était en particulier. Le saint qui avait le coeur extrêmement tendre, le voyant si en colère lui demanda la cause de son chagrin, mais comme il ne pouvait parler tant il était affecté, ceux qui s'étaient trouvés présents lorsque l'hôtelier l'avait ainsi outragé lui contèrent la scène et lui dirent: Ce qui le touche si fort, c'est qu'on méprise tellement votre Sainteté que ceux qui ont l'honneur de lui être si proches soient injuriés par des personnes de rien.

Alors, ce véritable médecin des âmes, pour adoucir premièrement ,comme par une espèce d'emplâtre, le transport de colère dans lequel il voyait son neveu, puis par la sagesse de ses paroles ainsi qu'avec une lancette faire une incision qui le guérît entièrement, lui dit: Est-ce possible qu'il y ait eu quelqu'un d'assez hardi pour t'offenser? Sois sûr, mon fils, sur la parole que te donne ton père, que je ferai aujourd'hui une chose qui remplira d'étonnement toute la ville d'Alexandrie.

Voyant que ce remède avait fait l'effet qu'il désirait et qu'il ne restait plus de tristesse dans l'esprit de son neveu parce qu'il s'imaginait sans doute qu'il agirait contre celui qui l'avait outragé et le ferait fouetter publiquement et traiter avec infamie, il lui dit en l'embrassant: Mon fils, si tu es véritablement mon neveu, plutôt qu'à châtier j'espère que tu es prêt à être fouetté toi-même et à souffrir toutes sortes d'injures de n'importe qui? Car la véritable parenté ne dépend pas de la chair et du sang, mais de la vertu qui est en l'âme.

Il envoya chercher en même temps l'officier qui était chargé de la police des hôteliers et lui défendit de percevoir sur celui-ci aucun droit, tant de ceux qu'il lui devait en particulier que de ceux qu'il devait à l'Église, ni même le loyer de son hôtellerie qui en dépendait aussi. Chacun fut touché d'étonnement de cette action qui témoignait que rien n'était capable de décourager son extrême patience et on comprit alors ce qu'il avait voulu dire par ces paroles: Je ferai aujourd'hui une chose qui remplira d'étonnement toute la ville d'Alexandrie, puisque non seulement il ne châtia pas cet homme comme il le méritait, mais au lieu de le punir, lui fit du bien.

On rapporta un jour au saint qu'il y avait un ecclésiastique qui conservait en son coeur une inimitié contre un autre homme et ne voulait point se réconcilier avec lui. Ayant demandé son nom et quelle dignité il avait dans l'Église, il apprit le lendemain qu'il s'appelait Damien et qu'il était diacre. Il commanda à l'archidiacre de le lui montrer quand il viendrait à l'église, et le jour suivant, qui était un dimanche, Damien étant venu à la sainte table, l'archidiacre le montra au patriarche qui était monté à l'autel à cause de cette seule affaire, sans avoir dit à personne quel était son dessein. Lorsque ce fut au tour de Damien de recevoir la sainte communion, le saint lui prit la main et lui dit: Va auparavant te réconcilier avec ton frère, et après avoir oublié l'animosité que tu as contre lui, viens pour recevoir dignement les mystères de Jésus Christ qui sont purs et sans tâche aucune. Damien n'osant contester avec lui en présence de tant d'ecclésiastiques et surtout en un lieu si saint et en un instant si terrible, lui promit d'obéir et alors il lui donna la sainte communion. Depuis ce jour, non seulement tous les ecclésiastiques, mais aussi tous les laïcs se gardaient avec soin d'avoir de la mauvaise volonté contre personne, craignant qu'il ne les confondît et ne les humiliât comme il avait confondu ce diacre.

Ce très saint homme connaissait parfaitement les Écritures saintes, mais il évitait d'en citer par vanité plusieurs passages par coeur; il en témoignait seulement sa connaissance dans ses actions par l'observation des commandements et l'accomplissement des préceptes qu'elles nous donnent. Dans ses occupations particulières, on ne lui entendait jamais dire une seule parole inutile à moins qu'il y fût contraint pour s'occuper de quelque affaire séculière, mais il passait son temps à lire ou les écrits des saints pères, ou des questions de l'Écriture sainte, ou des traités de controverse à cause du grand nombre d'hérétiques qui se trouvaient dans son diocèse. Si quelqu'un commençait, en sa présence, à dire du mal d'autrui, il changeait de discours avec une extrême prudence et s'il voyait cette personne continuer, il ne lui disait rien, mais il défendait à celui qui était de semaine auprès de lui de le laisser entrer, afin d'instruire les autres par cet exemple et de les rendre plus retenus.

Il avait appris qu'après le couronnement de l'empereur, les premiers serviteurs qui lui adressent la parole sont les artisans qui travaillent aux enrichissements des tombeaux qui lui présentent quatre ou cinq pièces de marbre de diverses couleurs et lui disent: Lequel de ces marbres plaît-il à votre Majesté impériale que l'on emploie pour son tombeau? afin de lui faire connaître par ces paroles, qu'étant homme et sujet à être dans peu d'années réduit en poussière, il doit prendre soin de son âme et de bien gouverner son empire. Ce saint voulut imiter cette coutume si louable et pour cela il commanda qu'on travaillât à lui faire un tombeau à l'endroit où les patriarches, ses prédécesseurs, étaient enterrés, mais il défendit de l'achever avant sa mort, afin que cet ouvrage demeurant ainsi imparfait, ceux qui en avaient la charge lui vinssent dire tous les ans, en présence de tout son clergé: Monseigneur, votre tombeau demeure inachevé; commandez donc s'il vous plaît qu'on l'achève, puisque vous ne savez pas, ainsi que dit l'Écriture, à quelle heure la mort doit venir. Ce que ce saint homme faisait afin de donner sujet à ses successeurs de l'imiter dans une coutume si utile.

Dieu le permettant ainsi à cause de la multitude de nos péchés, les églises de Jérusalem furent brûlées par les Perses qui auraient bien mérité eux-mêmes de sentir les effets de la vengeance céleste. Le saint qui savait les difficultés dans lesquelles se trouvait saint Modeste, patriarche de Jérusalem, lui envoya pour l'aider à les reconstruire, mille pièces d'argent, mille sacs de blé, mille sacs d'autres grains, mille livres de fer, mille corbeilles de ces poissons que l'on nomme des menomènes, mille barils de vin, et mille ouvriers égyptiens et lui écrivit ces paroles: Véritable serviteur de Jésus Christ, je te supplie de me pardonner si je ne t'envoie rien qui soit digne de son temple, car je t'assure que je souhaiterais, s'il était à propos, aller te trouver moi-même pour travailler à la sainte église de sa Résurrection. Je te conjure donc, par le respect que je te porte, d'excuser la faiblesse de ma contribution et de demander pour moi à Jésus Christ qu'Il me fasse la grâce d'être écrit au livre de Vie.

Il dormait sur un petit lit, tout contre terre et n'était couvert dans sa cellule que d'une méchante couverture. Un des personnages importants de la ville le sut et il vint le trouver, et voyant qu'il n'avait qu'une couverture de laine toute déchirée, il lui en envoya une qui coûtait trente-six pièces d'argent et le conjura de bien vouloir s'en servir pour l'amour de lui. Le saint l'accepta, et à cause de la grande insistance qu'il lui en faisait, il s'en servit durant une nuit.

Mais ceux qui couchaient dans sa chambre racontèrent depuis qu'il passa presque toute cette nuit à dire: Qui croirait que l'humble Jean (car il se nommait toujours ainsi) est couvert d'une couverture qui coûte trente-six pièces d'argent tandis que les frères de Jésus Christ meurent de froid? Combien y en a-t-il maintenant qui tremblent dans cette rude saison? Combien y en a-t-il qui n'ayant sous eux que la moitié d'une natte de jonc et autant au-dessus ne peuvent étendre leurs pieds et dorment ainsi, en peloton, tout transis? Combien y en a-t-il qui ont passé la nuit dans les montagnes sans pain et sans feu, souffrant ainsi un double tourment par la faim et par le froid? Combien y en a-t-il qui voudraient pouvoir tremper leur pain dans l'écume de la graisse que jettent mes cuisiniers? Combien y en a-t-il qui voudraient seulement sentir le vin que l'on répand dans ma cave? Combien à l'heure où je parle y a-t-il de pauvres dans Alexandrie qui ne savent où se retirer et sont couchés sur le pavé après avoir été peut-être transpercés par la pluie? Et toi, qui prétends jouir du bonheur de l'éternité, tu bois du vin, tu manges de grands poissons, tu es bien logé et tu as, de plus, maintenant cela de commun avec les méchants d'être chaudement et à ton aise sous une couverture qui coûte trente-six pièces d'argent. Certes, en vivant de la sorte et dans un tel relâchement, tu ne dois pas t'attendre à jouir en l'autre monde des joies préparées aux saints mais on prononcera sur toi la même sentence qu'à ce riche dont il est parlé dans l'évangile: 'Tu as été dans l'abondance durant ta vie, et les pauvres dans la misère. C'est pourquoi ils sont maintenant dans la joie, et toi, au contraire dans les tourments.' Dieu soit béni. Voici la première nuit et la dernière que l'humble Jean mettra sur lui cette couverture puisqu'il est bien juste et que Dieu le préfère assurément que cent quarante-quatre de ceux qui sont frères de notre Seigneur aussi bien que toi, soient couverts plutôt que toi seul car on peut avec une pièce d'argent avoir quatre petites couvertures.

Le lendemain, il donna charge de vendre cette couverture. L'homme qui lui en avait fait présent l'ayant su, l'acheta trente-six pièces d'argent et la lui donna une seconde fois, puis ayant vu le jour suivant qu'on la mettait encore en vente il la racheta le même prix et la redonna encore au patriarche en le conjurant de consentir à s'en servir. Et comme le saint l'avait remise en vente une troisième fois et lui dit avec un visage qui témoignait sa gratitude: Nous verrons lequel de nous deux se lassera le plus tôt.

Or, cet homme étant fort riche, le bienheureux prélat tirait de lui peu à peu et avec douceur quantité de choses à l'imitation des vendangeurs et il aimait à répéter qu'on peut, dans l'intention de le donner aux pauvres, dépouiller les riches sans commettre un péché, et leur ôter doucement jusqu'à leur chemise. Et il ajoutait que celui qui agit de la sorte fait deux bien à la fois: l'un en ce qu'il est la cause du salut de ces riches, l'autre en ce qu'il se procure à lui-même une grande récompense, et pour autoriser ce sentiment il rapportait ce qui s'était passé entre saint Épiphane et Jean patriarche de Jérusalem, auquel saint Épiphane extorqua beaucoup d'argent pour le distribuer aux pauvres.

Le saint racontait aussi une fois sur le même sujet, en présence de tout le monde, une chose fort remarquable: Lorsque j'étais à Chypre, j'avais un valet de chambre très fidèle et qui se conserva chaste jusqu'à la mort. Celui-ci me conta mot à mot ce que je vais vous rapporter.

Étant, me dit-il, en Afrique, je demeurais chez un receveur des finances de l'empereur, extrêmement riche et qui n'avait aucune compassion des affligés. Il arriva, pendant l'hiver que plusieurs pauvres s'étant mis au soleil pour se chauffer, ils commencèrent à dire du bien des maisons où on leur donnait l'aumône et à prier Dieu pour tous ceux qui leur faisaient la charité; et au contraire à blâmer l'avarice de ceux qui ne leur donnaient rien. Un d'eux ayant nommé cet officier que je servais, ils se demandèrent mutuellement s'il leur avait fait quelque bien, et il ne s'en trouva pas un seul qui en eût jamais reçu la moindre aumône. Alors, il y en eut un qui dit: Que me donnerez-vous si je puis obtenir aujourd'hui quelque chose de lui? Ils se mirent d'accord sur leur gageure et aussitôt il alla se mettre près de la porte de mon maître pour l'attendre à son retour à la maison. Dieu permit qu'il rentrât chez lui en même temps qu'une bête chargée de pain pour sa provision revenait de chez le boulanger et il fut tellement irrité des importunités que lui faisait ce pauvre, que ne trouvant pas de pierre, il prit un de ces pains et le lui jeta à la tête. Le pauvre le ramassa et alla le montrer à ses compagnons pour leur faire voir qu'il avait reçu quelque chose de sa main.

Deux jours après, ce receveur tomba malade d'une maladie mortelle et vit en songe qu'on lui demandait compte de toutes ses actions et qu'elles étaient toutes pesées dans une balance. Il voyait devant lui d'un côté une troupe de Maures extrêmement hideux et de l'autre une troupe d'anges vêtus de blanc dont le regard était terrible; et ces derniers ne pouvant trouver aucune bonne action qu'il eût faite pour équilibrer la balance dans laquelle ces Maures avaient rassemblé toutes les mauvaises, ils étaient pleins de tristesse et se disaient l'un à l'autre avec un chagrin sensible: Ne trouverons-nous donc rien qu'il ait jamais fait de bon? Enfin, il y en eut un qui dit: Je ne vois rien si ce n'est un pain qu'il donna, il y a deux jours à Jésus Christ, mais contre son gré. Ils mirent aussitôt ce pain dans la balance qui fit qu'elle pesa moins de l'autre côté, puis ils dirent au receveur: Ajoute à ce pain, car autrement, tu ne saurais échapper des mains de ces Maures.

Alors comprenant que cette vision était très véritable, parce qu'il voyait ces Maures rassembler et mettre dans la balance toutes les fautes qu'il avait faites depuis sa jeunesse et qu'il avait oubliées lui-même, il se mit à pleurer et dit: Hélas ! si un pain que j'ai jeté par colère m'a été si avantageux, de combien de maux se délivre celui qui donne avec simplicité de coeur ses biens aux pauvres? et depuis ce jour, il se conduisit de telle sorte qu'il n'épargna même pas son propre corps.

Or, le lendemain, comme il allait dès le jour au bureau, il rencontra un matelot qui s'étant sauvé tout nu d'un naufrage se jeta à ses pieds et le supplia de venir à son aide. Croyant que c'était un pauvre, il ôta sa tunique qui était ce qu'il avait de meilleur sur lui et la lui donna en le priant de la mettre. Mais ce pauvre n'osant pas la porter parce qu'elle était trop belle, la vendit à un fripier. Le receveur revenant chez lui et la voyant exposée en vente fut touché d'un grand chagrin et lorsqu'il fut de retour en sa maison, il ne voulut point manger, mais s'enferma dans sa chambre où il s'assit et dit: Je n'ai pas été digne que ce pauvre se souvînt de moi. Comme il était ainsi affligé, il s'endormit et vit en songe un homme aussi éclatant de lumière que le soleil, qui portait une croix sur ses épaules et qui était vêtu de la tunique qu'il avait donnée à ce matelot et il l'entendit lui dire: Pierre (car il se nommait ainsi), pourquoi pleures-tu? Il lui répondit, croyant parler à Dieu: Je pleure, Seigneur, de ce que ceux à qui je fais part des choses qu'il Vous a plu de me donner ont honte de les avoir reçues. Alors, celui qui apparaissait ainsi, lui dit en lui montrant cette tunique: La reconnais-tu bien? Tu vois que je m'en suis servie depuis que tu me l'as donnée, et je te sais gré de ta bonne volonté, car j'étais transi de froid et tu m'as revêtu. Le receveur s'éveilla dans un merveilleux étonnement et dit en admirant le bonheur des pauvres: Vive le Seigneur, puisque Jésus Christ réside en la personne des pauvres, je ne mourrai point sans devenir comme l'un deux. Il fit venir ensuite un esclave qu'il avait acheté et qu'il employait à écrire et lui dit: Je veux te confier un secret, mais si tu en parles à qui que ce soit ou si tu manques d'exécuter ce que je t'ordonnerai, tu peux bien être sûr que je te vendrai à des barbares. Après lui avoir parlé de la sorte il lui donna dix livres d'or et continua ainsi: Va-t-en acheter quelque marchandise et puis prends-moi et mène-moi à Jérusalem. Là, vends-moi à quelque chrétien et donne aux pauvres le prix que tu m'auras vendu. Cet homme refusant d'exécuter un tel commandement, il lui dit une seconde fois: Je te réponds que si tu ne me vends, je te vendrai toi-même à des barbares ainsi que je t'en ai déjà assuré. Et son serviteur résolut donc de lui obéir.

Étant arrivé à Jérusalem, cet homme trouve un orfêvre qui était son ami et qui avait subi de grandes pertes. Comme ils s'entretenaient, il lui dit: Je te conseille, Zoîle, d'acheter un esclave que j'ai, et qui est si bon et si sage qu'on le prendrait pour un sénateur. L'orfèvre fut surpris de voir qu'il avait un esclave et lui répondit: Je t'assure que je n'ai pas un sou pour l'acheter. Il lui répliqua: Emprunte si tu m'en crois et achète-le car il est très bon et Dieu te bénira à cause de lui. Zoîle suivit son conseil et l'acheta trente pièces d'argent tout mal vêtu qu'il était. L'esclave ayant ainsi laissé son maître s'en alla à Constantinople, afin de conserver le secret qu'il lui avait tant recommandé, et de distribuer aux pauvres l'argent de cette vente sans en retenir une obole.

Pierre s'employant à des occupations fort nouvelles pour lui, faisait quelquefois la cuisine de son maître et quelquefois lavait ses habits et il matait aussi son corps par de très grands jeûnes. Zoîle voyait prospérer sa famille au delà de tout ce qu'il eût osé espérer et avait de la révérence pour l'incroyable vertu et l'extrême humilité de Pierre. Sur quoi, un jour, il lui dit que voyant quelle était son humilité, il le voulait affranchir afin qu'il vécut désormais avec lui comme s'il eut été son frère, mais il refusa de recevoir cette grâce.

Son maître avait aussi remarqué qu'il supportait avec patience d'être injurié et frappé par les autres esclaves qui le tenaient pour idiot et ne l'appelaient point autrement. Lorsqu'ils le traitaient de la sorte et qu'il s'endormait tout plein de chagrin, celui qui lui était apparu en Afrique se présentait en songe à ses yeux revêtu de cette tunique et tenant dans sa main ses trente pièces d'argent qui étaient le prix de sa liberté et lui disait: Pierre, mon frère, j'ai reçu l'argent pour lequel tu as été vendu. Ne t'afflige donc point, mais aie patience jusqu'à ce que tu sois reconnu pour tel que tu es.

Peu de temps après, quelques orfêvres de son pays qui venaient visiter les saints lieux furent retenus à dîner par son maître. Pierre en les servant à table les reconnut et eux en le considérant se disaient à l'oreille: Que cet homme ressemble au seigneur Pierre, le receveur des finances! S'apercevant de cela, il se cachait le visage le mieux qu'il pouvait, ce qui ne les empêcha pas de dire à Zoîle: Certes, tu es bienheureux, car si nous ne nous trompons, tu as à ton service un très haut fonctionnaire. Et comme ils ne savaient pas que le travail de la cuisine et les jeûnes lui avaient changé le visage, ils le regardèrent encore fort longtemps et fort attentivement et enfin l'un d'eux dit: C'est assurément le seigneur Pierre. Je m'en vais me lever et l'embrasser et l'empereur est peiné de ce qu'il est absent depuis si longtemps sans qu'on ait de ses nouvelles. Pierre qui était sorti après avoir entendu ces paroles laissa le plat qu'il portait et au lieu d'entrer dans la chambre courut à la porte de la rue; celui qui en avait la clef était sourd et muet depuis sa naissance et n'entendait que par signes: le serviteur de Dieu qui avait hâte de sortir lui dit: Je te commande au Nom de Jésus Christ de m'ouvrir la porte. Le sourd-muet entendit aussitôt et répondit: Oui, seigneur, et aussitôt il se leva et lui ouvrit. Après qu'il fut sorti, ce pauvre homme, transporté de joie de ce qu'il entendait et parlait se mit à crier: Seigneur, seigneur. Tous ceux du logis furent épouvantés de le voir parler et il continua à dire: Celui qui faisait la cuisine est sorti en courant, mais prenez garde qu'il ne se soit enfui, car c'est un grand serviteur de Dieu et lorsqu'il m'a dit: 'Je te commande au nom du Seigneur,' j'ai entendu et j'ai parlé. Ce miracle les ayant tous remplis d'une extrême joie, ils coururent pour trouver Pierre, mais ils ne le retrouvèrent jamais depuis. Toute cette maison et le maître même rent ensuite pénitence pour avoir traité Pierre avec mépris et principalement ceux qui le nommaient l'idiot.

Voilà quels étaient les entretiens du très heureux patriarche si chéri de Dieu. Il disait d'ordinaire: s'il s'est trouvé des hommes qui n'ont pas épargné leur propre sang, mais qui l'ont répandu pour l'amour de Jésus Christ, à combien plus forte raison devons-nous avec joie et humilité donner notre bien aux pauvres, c'est-à-dire à Jésus Christ, afin d'en être récompensés par ce juste distributeur des couronnes dues aux bonnes actions en ce jour terrible et épouvantable du dernier Jugement? Celui qui sème en ce monde avec avarice ne moissonnera qu'à proportion de ce qu'il aura semé. Et celui qui sème avec bénédiction, c'est-à-dire libéralement et avec largesse, moissonnera dans l'abondance et possédera dans le ciel ces biens éternels dont le bonheur est si fort au delà de tout ce que nous saurions imaginer.

Ce saint avait, entre autres bonnes coutumes, celle de prendre plaisir à parler des actions des saints pères et de ceux qui ont été les plus portés à faire l'aumône. Un jour, il lut dans la vie de saint Sérapion surnommé Syndone, qu'ayant rencontré un pauvre, il lui donna son manteau; puis en ayant trouvé un autre qui avait grand froid, il lui donna sa tunique et ainsi demeurant tout nu et s'étant assis en tenant le saint Évangile entre ses mains, comme quelqu'un lui demandait: Mon père, qui vous a dépouillé de la sorte? Il répondit, montrant le saint Évangile: C'est celui-ci. Et il lut aussi qu'une autre fois, il vendit même l'Évangile pour donner l'aumône. Sur quoi, son disciple lui disant: Mon père, où est votre Évangile? Il lui répliqua: En vérité, mon fils, parce que j'ai vu qu'il m'avait dit: 'Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres,' je l'ai vendu lui-même pour le leur donner, afin qu'au jour du jugement, j'aie sujet d'avoir une plus grande confiance en Dieu. Et il trouva encore dans la vie de ce même saint qu'une autre fois, une veuve dont les enfants mouraient de faim lui ayant demandé l'aumône, il se donna lui-même à elle pour le vendre, comme elle le fit à des bateleurs grecs qu'il convertit peu de jours après au christianisme.

Le bienheureux patriarche, après avoir lu ces actions de saint Sérapion fut dans un tel étonnement et dans une telle admiration de le voir si ingénieux à faire la charité qu'il fondit en larmes et fit venir tous ses aumôniers, pour leur dire ce que je viens de vous rapporter. Puis il leur dit: Vous tous qui aimez Jésus Christ,voyez comme il est important de s'entretenir des actions de ces saints pères?

Le saint honorait extrêmement la vie monastique et avait beaucoup d'estime et de compassion pour ceux qui la professaient et en particulier, il ne recevait aucune accusation vraie ou fausse contre ceux qui portaient cet habit, parce que pour avoir ajouté foi aux accusations de quelques-uns, il lui était arrivé ce que je vais dire.

Un certain moine parcourait depuis quelques jours la ville avec une jeune fille et demandait l'aumône; quelques-uns en furent scandalisés, croyant qu'il vivait avec cette fille comme si elle était sa femme, et vinrent, avec de grandes plaintes dire au patriarche: Faut-il souffrir, monseigneur, qu'un tel individu déshonore la vie monastique qui est une vie angélique en gardant ainsi une jeune fille avec lui comme si elle était sa femme? Le serviteur de Dieu, croyant empêcher un péché commis contre sa divine Majesté, comme le devoir de sa charge l'y obligeait, ordonna de les séparer, puis de fouetter la fille et de châtier l'homme et l'enfermer dans un cachot. Ce qui ayant été aussitôt exécuté, ce moine que les défenseurs de l'Église avaient cruellement battu, lui apparut la nuit, en songe et en lui montrant ses épaules toutes déchirées de coups, lui dit: Est-ce ainsi, monseigneur, qu'il t'a plu de me faire traiter? Tu as failli cette fois en ta vie d'homme, mais songe que le jugement et la mort sont proches. Après ces paroles, il disparut.

Le saint se souvenant le matin de cette vision, s'assit sur son lit, fort triste, et ordonna aussitôt à son secrétaire d'aller chercher ce prisonnier et de le lui amener pour voir s'il ressemblait à celui qui lui était apparu la nuit. Lorsqu'il fut arrivé avec une extrême peine à cause de la quantité de plaies qui l'empêchaient presque de remuer, le patriarche ne l'eût pas plutôt dévisagé que, demeurant immobile et sans parole, il put tout juste lui faire signe de la main de s'asseoir sur son lit, auprès de lui.

Lorsqu'il fut revenu à lui, et eut fait le signe de la croix, il pria ce moine de mettre un linge devant lui afin de pouvoir se déshabiller et de lui montrer ses épaules, car il désirait voir s'il était dans le triste état où il lui était apparu en songe. Le moine fit quelques difficultés; comme il se déshabillait, Dieu permit, par une voie remarquable que le linge dont il était ceint se détachât et tombât à terre et les assistants s'aperçurent qu'il était eunuque, mais parce que c'était depuis fort peu, il n'en paraissait rien à son visage. Le saint patriarche ayant vu comme les autres ce que je viens de dire en même temps que les grandes plaies dont son dos était couvert, ordonna à ceux qui l'avaient si cruellement traité de se retirer, puis s'adressant au moine, après lui avoir dit qu'il avait péché par ignorance et contre lui et contre Dieu, il lui fit une petite remontrance en ce peu de mots: Il ne faut pas, mon fils, que ceux qui sont revêtus comme toi d'un habit saint et angélique aillent avec si peu de considération dans les villes et qu'ils y mènent une femme avec eux, puisque cela scandalise ceux qui le voient. Le moine, pour rendre raison au saint lui répondit avec très grande humilité: Vous pouvez, monseigneur, ajouter foi à ce que je vais vous dire, car je ne mentirai pas.

Il y a quelques jours, sortant sur le soir de la ville de Gaza pour aller faire mes dévotions au tombeau de saint Cyr, je rencontrai près des portes de la ville cette jeune fille qui se jeta à mes pieds et me pria d'accepter qu'elle me suive, disant qu'elle était juive et désirait se faire chrétienne. Elle usa de termes si pressants et de paroles si pressantes pour me supplier de l'empêcher de se perdre que je ne me crus pas le droit de rejeter sa prière et je me résolus à l'emmener croyant que le diable ne tentait point les eunuques et ne sachant pas encore comme je le sais maintenant par expérience que sa fureur n'épargne personne. Ainsi, très saint père, nous vînmes en cette ville, où après avoir fait nos prières, je la baptisai auprès du tombeau de saint Cyr et j'allais avec elle par les rues en toute simplicité de coeur pour demander de quoi vivre jusqu'à ce que je l'aie mise dans un monastère.

Le patriarche, après l'avoir entendu parler de la sorte, s'écria:

Hélas ! Combien Dieu a-t-il de serviteurs cachés que nous ne connaissons pas ! Il conta ensuite à ceux qui étaient auprès de lui, la vision qu'il avait eue la nuit précédente à propos de ce moine et prit cent pièces d'argent pour les lui donner. Mais cet ami de Dieu, et qui était un véritable moine, ne voulut jamais les accepter et lui dit, pour s'en excuser, cette parole si admirable: Je ne demande rien, monseigneur, parce qu'un moine n'a pas besoin d'argent s'il a de la foi. Une si sage réponse fit encore plus que tout le reste connaître à ceux qui l'entendirent qu'il était un serviteur de Dieu. Ainsi, après avoir fait une métanie devant le patriarche, il se retira en paix. Depuis ce jour, le saint honorait encore davantage et recevait encore mieux les moines, qu'on les estimât vertueux ou non, et leur fit bâtir un hôpital séparé des autres, qu'on nommait la retraite des moines.

À une époque où la mortalité était grande à Alexandrie, le saint patriarche allait voir passer, tous les jours, les enterrements, et disait que ce spectacle ainsi que celui des tombeaux était une chose utile. Il assistait aussi fort souvent ceux qui demeuraient longtemps à l'agonie et leur fermait les yeux de ses propres mains pour en conserver toujours la mémoire et se préparait lui-même à un moment si important. Il ordonnait aussi qu'on fît avec grand soin des prières pour les morts.

À ce propos, il rapportait que quelque temps auparavant, un captif ayant été emmené en Perse et mis dans une prison, ses parents en demandèrent des nouvelles à quelques-uns de ses camarades qui avaient pu s'évader et étaient venus à Chypre; ceux-ci les assurèrent qu'ils l'avaient eux-mêmes enterré et leur indiquèrent le jour et le mois où il était mort.

Ainsi, ne mettant point la chose en doute, ils faisaient trois fois l'année, faire des prières pour lui. Or, leur parent n'était point mort. Quatre ans après, il se sauva de prison et arriva à Chypre. Ses parents fort surpris de le voir lui dirent: On nous avait assuré que tu étais mort et nous faisions trois fois l'année faire des prières pour toi. Leur ayant demandé en quels jours et en quels mois, ils répondirent que c'était aux saints jours de Noël, de Pâques et de la Pentecôte. Alors cet homme leur apprit qu'en chacune de ces trois fêtes, un homme aussi éclatant de lumière que le soleil venait le déchaîner et lui ouvrir la porte de la prison et qu'après s'être promené pendant tout le jour sans que personne le reconnût, il se retrouvait le lendemain chargé de chaînes de fer comme auparavant. Et nous voyons par là, disait le saint, que les morts reçoivent du soulagement des prières que l'on fait pour eux.

Il arrivait souvent à ce très charitable pasteur ce que nous lisons dans les Actes des apôtres. Car plusieurs, voyant que son incroyable compassion pour les pauvres n'avait point de bornes, en étaient si touchés qu'ils vendaient une grande partie de leur bien pour l'apporter à ce ministre de Dieu. Ainsi il arriva un jour qu'un homme lui apporta sept livres et demie d'or et après lui avoir juré qu'il n'en avait pas davantage, le supplia, en faisant plusieurs métanies, de vouloir prier pour son fils unique âgé de quinze ans afin qu'il plût à Dieu de le sauver dans un voyage qu'il avait entrepris. Le patriarche recevant de lui cette quantité d'or admira qu'il l'eût offerte sans s'en être rien réservé et après avoir beaucoup prié Dieu pour lui en sa présence, il le renvoya, mais à cause de la grandeur de sa foi, il mit sous la table de l'oratoire de sa chambre, le sac dans lequel était cet or et à l'heure même assembla tous ses ecclésiastiques afin de prier Dieu pour celui qui l'avait offert, et lui demander avec instance qu'il lui plût de sauver son fils et le ramener à bon port comme il l'en avait tant prié.

Trente jours n'étaient pas encore passés que le fils de cet homme mourut et trois jours après, son vaisseau, dans lequel était aussi le frère de ce même homme, revint d'Afrique, mais en arrivant, il fit naufrage près du phare sans rien sauver de sa cargaison; l'équipage et une chaloupe échappèrent à l'accident. Ce pauvre homme ayant appris ces deux événements si funestes et l'affliction d'avoir perdu son vaisseau ayant suivi de si près l'extrême douleur qu'il ressentait de la mort de son fils, faillit en perdre la raison.

Ceci ayant été rapporté au patriarche, il en fut encore presque plus touché que lui-même, surtout à cause de ce fils unique. Sur quoi, ne sachant que faire, il supplia le Dieu des miséricordes, de vouloir bien, par son infinie Bonté, assister cet affligé et n'ayant pas la force et le courage de le faire venir pour perdre l'espérance puisque Dieu qui ne fait rien que par un juste jugement, ordonne toutes choses selon ce qui nous est le plus avantageux, bien que nous ne puissions le discerner et qu'ainsi il devait se garder du désespoir et ne pas perdre la récompense qu'il était en droit d'attendre de lui, à cause des sept livres et demie d'or qu'il avait données pour les pauvres, et de la foi qu'il avait eue en celui entre les mains duquel il les avait mises.

Or, pour nous apprendre que lorsque nous avons fait quelque bonne action, nous ne devons pas être troublés par les tentations qui nous arrivent, mais au contraire, demeurer fermes dans la foi et rendre toujours grâces à Dieu, ce serviteur de Jésus Christ, qui avait fait en même temps deux si grandes pertes, vit en songe un homme tout semblable au patriarche qui lui disait: Pourquoi t'affliges-tu, mon frère, et te laisses-tu ainsi accabler par la douleur? Ne m'as-tu pas prié de demander à Dieu de sauver ton fils? Et Il l'a sauvé, car je puis t'assurer que s'il avait vécu, il aurait été un très méchant homme et quant à ton vaisseau, si Dieu ne s'était laissé fléchir par la bonne oeuvre que tu as faite en t'adressant à moi, Il aurait été submergé avec toutes les personnes qui étaient dedans et tu aurais perdu ton fils. Lève-toi donc et rends grâces à Dieu de te l'avoir conservé et d'avoir sauvé ton fils en le retirant à Lui avant qu'il ait été corrompu par les désordres et les vanités du siècle. Cet homme s'étant réveillé se trouva tout consolé et sa tristesse étant entièrement dissipée, il s'habilla aussitôt et vint en hâte chez le patriarche; après s'être jeté à ses pieds et avoir rendu grâce à Dieu, il lui conta la vision qu'il avait eue. Le saint, adressant sa parole à Dieu, s'écria: Gloire te soit rendue à jamais, mon Sauveur et mon Maître qui par ton extrême Bonté et ton infinie Miséricorde daigne écouter ainsi les prières des pécheurs. Et se tournant vers cet homme il lui dit: Garde-toi bien, mon fils, d'attribuer à mes prières cette grâce que tu as reçue, mais attribue-la à Dieu seul et à ta foi, qui a été assez grande pour te faire obtenir toutes ces faveurs. Car ce bienheureux hiérarque avait une très humble opinion de lui-même, ainsi qu'il le montrait par ses discours et par sa conduite.

Un jour, comme le saint allait visiter les pauvres dans un lieu nommé Césarée, où il leur avait fait bâtir de grands baraquements parquetés et couverts avec des nattes et des couvertures afin qu'ils y puissent loger pendant tout l'hiver, il trouva que parmi les évêques de sa suite, il y en avait un qui aimait passionnément l'argent, et le saint ayant appris qu'il faisait porter ce jour même par l'un de ses domestiques, une somme de trente livres d'or, pour acheter un buffet en argent ciselé, lui dit: Mon frère Troîle (c'était son nom), aime et assiste les frères de Jésus Christ. Ces paroles du patriarche l'ayant étonné et touché d'un mouvement passager de charité, il ordonna de donner aux pauvres ces trente livres d'or, ce qui fut exécuté à l'instant même. Lorsque chacun fut rentré chez soi, le chagrin d'avoir donné cet argent remplit l'esprit de Troîle de pensées très préjudiciables à son salut; il se trouva tellement agité de ce détestable amour du bien qui le rendait si cruel et si insensible envers les misérables qu'il lui prit une fièvre extraordinaire qui l'obligea à se mettre au lit. Le patriarche ayant envoyé un de ceux qui étaient de semaine pour l'inviter à dîner, il s'excusa en disant qu'il avait été pris par le frisson et souffrait de la fièvre. Ceci ayant été rapporté au saint, il comprit aussitôt que les trente livres d'or que cet homme si peu enclin à faire l'aumône avait données contre son gré, étaient la cause de sa maladie, car il n'avait comme je l'ai dit, nulle compassion des affligés et aimait l'argent avec ardeur. Le patriarche ne pouvant se résoudre à demeurer à table tandis que l'évêque souffrait dans son lit, alla le trouver sur-le-champ et lui dit avec un visage gai et avec cette humilité qui lui était si naturelle: Mon frère Toîle, lorsque je t'ai exhorté à être charitable, penses-tu que ç'ait été tout de bon que je t'ai dit de donner aux pauvres ce que tu leur as donné? Crois-moi, ce n'était qu'en riant; je leur voulais donner à chacun une pièce d'argent à cause de la bonne fête et mon aumônier n'en avait pas assez sur lui, alors, je t'ai emprunté la somme, et voici ces trente livres d'or que je te rapporte. Quand l'évêque vit cette somme entre les mains de ce sage et charitable pasteur, sa fièvre le quitta aussitôt et il ne sentit plus de frisson, mais les forces et la chaleur lui revinrent, ce qui fit clairement reconnaître quelle était la cause d'un si soudain changement. Lorsqu'il eut, sans faire aucune difficulté, accepté cet or des mains sacrées du patriarche, le saint lui demanda malicieusement une quittance de la récompense qu'il était en droit d'espérer s'il avait donné aux pauvres, ce qu'il lui accorda très volontiers et il la rédigea en ces termes: Mon Dieu, récompense Jean, mon seigneur et très saint patriarche de la grande ville d'Alexandrie des trente livres d'or qu'il T'a données, et qu'il m'a rendues. Le saint prit le papier et le mena dîner chez lui, car, comme je l'ai déjà dit, il avait été guéri sur-le-champ.

Mais Dieu voulant lui faire connaître la faute qu'il avait faite et lui apprendre en même temps à avoir pitié des malheureux, lui montra la même nuit, en songe, de quelle récompense il s'était privé lui-même, car il vit un palais d'une grandeur et d'une beauté si extraordinaires que l'art de tous les hommes ne saurait rien faire qui en approche. Tout le portail était d'or, et il y avait écrit dessus: C'est ici la demeure éternelle et bienheureuse de l'évêque Troîle. Lorsqu'il eut déchiffré cette inscription, il fut pénétré d'une grande joie, sûr que le prince qui tenait sa cour dans ce palais ne l'y laissait manquer de rien. Mais bientôt, un gentilhomme de la chambre de ce prince suivi de quelques autres officiers célestes vint à ce superbe portail et ordonna: ôtez cette inscription. Et quand ce fut fait, il ajouta: Mettez en sa place celle-ci, suivant l'ordre que j'en ai reçu du Monarque de l'univers. Ils mirent alors, en sa présence, une autre inscription qui contenait ces paroles: C'est ici la demeure éternelle et bienheureuse de Jean, archevêque d'Alexandrie qui l'a achetée trente livres d'or. Troîle s'éveilla à l'instant, et ayant conté au patriarche cette vision, il devint, depuis, à cause de l'émotion qu'il en eût, très grand et très charitable aumônier.

Comme Dieu fit perdre autrefois au bienheureux Job toutes ses richesses, il lui plut aussi de traiter de la même façon le saint et charitable patriarche, car une violente tempête ayant surpris, sur la mer Adriatique, tous les vaisseaux de la très sainte Église d'Alexandrie, qui étaient au nombre de treize et davantage et chacun d'une contenance de dix mille boisseaux, on fut contraint de jeter à la mer toute la cargaison qui était d'un grand prix parce qu'elle consistait en étoffes, en argent et d'autres choses encore plus précieuses. Lorsqu'ils furent retournés à Alexandrie, les pilotes des vaisseaux se réfugièrent à l'église pour trouver sûreté dans cet asile. Le saint l'ayant appris en même temps que la catastrophe qui les avait obligés à se cacher, leur envoya un billet écrit de sa main dans lequel étaient ces paroles: Mes frères, ce que le Seigneur vous avait donné, le Seigneur vous l'a ôté parce qu'Il l'a voulu ainsi; ce qu'Il lui a plu est arrivé; son saint Nom soit béni à jamais. Sortez, mes enfants, sans que cette perte vous cause aucune crainte, car il ne manquera pas d'avoir soin de ce qui vous sera nécessaire à l'avenir.

Presque la moitié des habitants de la ville vinrent porter leurs condoléances au patriarche à propos de cet accident. Et quelques jours après, comme ils voulaient le consoler, il les prévint et leur dit: Mes frères et mes enfants, ne vous affligez point, je vous prie, à cause de la perte survenue sur ces vaisseaux. Car, croyez-moi, elle vient de ce que l'humble Jean s'est trouvé coupable devant Dieu, et elle ne serait pas arrivée si je ne m'étais point laissé emporter de vanité, mais comme je m'élevais dans des actions qui procédaient purement de Dieu et croyais faire beaucoup en donnant des biens terrestres, je suis tombé dans cette faute et Dieu l'a permise afin de me rendre plus sage. Car l'aumône donne d'ordinaire une certaine présomption à ceux qui la font sans veiller attentivement sur eux-mêmes, tandis qu'une perte humilie celui qui la subit avec patience suivant cette parole de l'Écriture: 'La pauvreté humilie les hommes.' Et David, qui n'ignorait pas cette vérité, dit en un autre endroit: 'Il m'est avantageux, mon Dieu, d'être humilié par Toi, afin que j'apprenne à l'avenir à garder tes commandements.' Ainsi m'étant rendu coupable puisque je perdais et dissipais plutôt que je ne donnais, chaque fois que je donnais avec un sentiment de vanité et que c'est heureusement par ma faute qu'un si grand accident est venu, je mérite d'être puni à cause de la gêne où tant de personnes sont réduites. Mais, mes très chers enfants, Dieu est le même qu'Il était du temps de Job, cet homme si juste. Et encore que je sois indigne qu'Il m'assiste dans ce besoin, celui de tant d'autres personnes fera qu'Il ne nous abandonnera pas.

Ainsi tous ces habitants qui étaient venus pour consoler le saint patriarche furent consolés par lui et fort peu de temps après, Dieu rendit au double à ce nouveau Job, le bien qu'il avait perdu, et il l'employa au soulagement des pauvres, avec sa libéralité ordinaire et peut-être avec une piété plus grande encore qu'auparavant.

Un de ses domestiques ayant eu de graves ennuis, il lui donna deux livres d'or de sa propre main, afin que personne ne le sût. Sur quoi, cet homme lui ayant dit: Je n'oserai plus, monseigneur, lever les yeux pour vous regarder tant l'excès de votre bonté me rend confus, il lui répondit cette belle parole si pleine de sagesse et que l'on ne saurait trop louer: Mon frère, je n'ai pas encore répandu mon sang pour toi, ainsi que Jésus Christ, mon Maître et notre Dieu à tous l'ordonne.

Un particulier étant forcé d'acquitter une dette et n'ayant pas le moyen de la payer parce que le pays traversait une période de crise, le Nil n'ayant point débordé selon sa coutume, il alla supplier un grand seigneur de lui prêter cinquante livres d'or, sur des gages qui valaient deux fois autant. Le seigneur le lui promit, mais différa de l'exécuter. Cet homme voyant que ses créanciers voulaient le faire contraindre, eut recours comme tous les autres à ce port dont l'entrée n'était fermée à personne, c'est-à-dire à ce patriarche si plein de compassion et si charitable. À peine lui eut-il conté le besoin où il se trouvait que le saint lui répondit: Mon frère, je te donnerai même, si tu veux, l'habit que je porte sur moi, car entre autres qualités, il avait celle de ne pouvoir sans fondre en larmes, voir pleurer ceux qui étaient dans le malheur, et ainsi il lui prêta sur l'heure même ce qu'il lui demanda. La nuit suivante, ce seigneur vit en songe un homme qui était debout sur un autel et à qui plusieurs personnes offraient un présent; pour une offrande qu'ils mettaient sur cet autel, ils en recevaient chaque fois cent fois autant. Il lui sembla aussi qu'il était suivi du patriarche; il y avait devant eux une offrande sur un banc et quelqu'un lui dit: Monseigneur, prenez cette offrande et mettez-la sur l'autel, afin de recevoir cent fois autant. Et comme il avait un peu différé de le faire, le patriarche qui était derrière lui, courut, prit cette offrande, la mit sur l'autel en reçut le centuple comme tous les autres. S'étant éveillé, et ne comprenant rien à ce songe il envoya chercher celui qui lui avait demandé de l'argent à emprunter afin de le lui remettre et lui dit: Voici ce que tu m'as demandé à emprunter reçois-le. L'autre lui répondit: Notre saint patriarche vous a prévenu dans l'accomplissement et la récompense de cette bonne oeuvre, car voyant que vous différiez de me faire ce plaisir et que j'étais contraint d'avoir recours à lui comme au port de tous les affligés. À ces paroles ce seigneur se ressouvint de son songe et lui répondit: Tu as raison de dire qu'il m'a prévenu et a reçu la récompense de cette bonne oeuvre, car il est vrai qu'il l'a reçue et malheur à celui qui use de retardement pour faire le bien.Il conta ensuite ce songe au patriarche et à plusieurs autres.

Une autre fois, le saint allait à l'église des illustres Martyrs-Cyr-et-Jean, afin de faire ses prières sur leur tombeau. Comme il sortait de la ville, une femme se jeta à ses pieds en s'écriant: Faites-moi justice de mon gendre qui me traite mal. À ces mots, quelques personnes de sa suite qui avaient créance auprès de lui, dirent qu'il pourrait à son retour s'occuper des plaintes de cette femme; il leur fit cette sage réponse: Comment Dieu écoutera-t-Il mes prières, si je rejette celle-ci? Qui peut m'assurer que je vivrai jusqu'à demain et que je n'irai pas, dès aujourd'hui, rendre compte à Jésus Christ de la négligence dont j'aurai usé envers cette femme? Ainsi, avant de partir de là, il donna des ordres pour qu'elle fût satisfaite.

Le bienheureux patriarche, ayant appris qu'un homme fort charitable avait laissé en mourant un fils unique et que cet orphelin se trouvait dans une grande gêne parce que son père comme l'assuraient ceux qui avaient assisté à sa mort, n'ayant pour tout bien que dix livres d'or et voulant faire son testament fit venir cet enfant et lui dit: Choisis, mon fils, ce que tu aimes le mieux, ou que je te laisse ces dix livres d'or, ou que je ne te laisse pour tout bien que la protection et l'assistance de la sainte Mère de Dieu, ma Patronne? À ces mots, l'enfant ayant répondu qu'il aimait mieux la protection de la bienheureuse Vierge, il ordonna qu'on distribuât cet or aux pauvres. Et maintenant, très saint père, lui disaient-ils, cet enfant est dans une extrême pauvreté, et ne bouge jour et nuit de l'église de la Vierge.

Le saint patriarche envoya chercher un notaire à l'insu de tous et après lui avoir conté toute l'affaire et lui avoir défendu de la communiquer à personne ce qu'il désirait qu'il fît, il lui dit:

Rédige sur ce vieux parchemin un testament fictif attribué à un nommé Théopente et fais qu'il apparaisse par cet acte que le père de ce garçon et moi, étions cousins germains. Puis, va le lui montrer et dis-lui: 'Tu ne devrais pas, étant parent de notre patriarche, comme tu es, demeurer ainsi dans la pauvreté. Si, tu n'oses pas te présenter à lui, je lui parlerai en ton nom et réfléchis seulement à ce que tu réponds quand il te parlera.' Le notaire ayant exécuté tous les ordres, rapporta au saint que ce jeune garçon après l'avoir fort remercié, l'avait prié de parler à sa place à sa sainteté. Retourne, lui dit-il alors et dis-lui: 'J'ai parlé pour toi au patriarche lequel m'a répondu: Je sais que mon cousin germain a laissé un fils, mais je ne le connais pas de visage, c'est pourquoi je désire le voir; et lorsque tu l'amèneras, apporte avec toi le testament. Quand ils furent arrivés, le saint lui dit, en l'embrassant: Mon cousin, sois le bienvenu. Il lui donna ensuite une maison et tout ce dont il avait besoin et après l'avoir doté, il le maria dans Alexandrie, pressé de faire connaître combien il est véritable que Dieu n'abandonne jamais ceux qui espèrent en Lui.

Cet homme admirable avait aussi un soin continuel de pratiquer ce précepte de l'Évangile: Ne détourne jamais les yeux de celui qui veut emprunter de toi. Et ainsi, il ne refusait son aide à personne. Un homme sans scrupules, était au courant de cette générosité; il lui emprunta vingt livres d'or, puis se moqua du saint comme il s'était moqué de tous ses créanciers. Sur quoi ceux qui avaient le soin du temporel de l'Église voulaient le faire mettre en prison, mais le bienheureux patriarche qui était un véritable imitateur de Celui qui a dit: Soyez miséricordieux comme votre Père céleste qui fait lever son soleil sur les bons et les injustes, ne voulut jamais lui faire infliger cette punition. Mais ses collaborateurs se montraient irrités du mépris avec lequel le patriarche était traité par lui, et lui dirent: Il n'est pas juste, monseigneur, qu'un perdu et un débauché tel que celui-ci jouisse d'un bien qui pourrait être distribué aux malheureux. Ce très saint homme leur répondit: Croyez-moi, mes frères, si vous lui retirez malgré lui l'argent qu'il m'a emprunté, vous n'accomplirez qu'un seul des commandements en le distribuant aux pauvres et vous en violerez deux: le premier en ce que vous vous montrerez impatient à souffrir quelque dommage et le second en ce que vous n'obéirez pas à notre Seigneur, lorsqu'Il dit: 'Ne redemandez point ce qu'on vous a pris.' Il vaut mieux, mes enfants, que nous donnions à tout le monde un exemple de patience. Certes, mes frères, c'est fort bien de donner à tous ceux qui nous demandent, mais c'est incomparablement mieux de donner aussi à ceux qui ne nous demandent point et c'est imiter les anges ou plutôt Dieu même, de donner notre habit à celui qui nous prend notre manteau sans le demander.

Un moine qui était âgé de soixante ans, ayant entendu parler des grandes actions du saint patriarche, voulut éprouver s'il croyait à la légère et si en se scandalisant aisément, il condamnerait quelqu'un avec trop de facilité. Il sortit donc du monastère et fit connaissance avec plusieurs hommes perdus et débauchés. Après quoi, il dressa ensuite une liste de toutes les femmes de mauvaise vie et gagna chaque jour un peu d'argent à copier des livres; le soir, après le coucher du soleil, il mangeait un peu de légumes et allait chez l'une d'elles à qui il donnait tout l'argent qu'il avait gagné à condition qu'elle restât chaste la nuit suivante; il passait cette nuit tout entière auprès d'elle afin de l'écarter des tentations et se tenait dans un coin de sa chambre, chantant des psaumes, priant pour elle à genoux, jusqu'à ce que le jour fût venu et alors, il sortait et lui faisait promettre de ne rien dire à personne de ce qui s'était passé. Il continua ainsi jusqu'à ce que l'une d'elles raconta à quelqu'un de quelles façon il se conduisait, et qu'au lieu de venir les voir pour jouir de leur faveur, il n'y venait que pour travailler à leur salut. Le vieillard l'ayant su se mit en prière et aussitôt cette femme fut tourmentée du démon, afin que les autres touchées de crainte par cet exemple n'osassent plus révéler quelle était la manière de vivre de ce saint homme.

Quand on l'accusait et qu'on le raillait, il répondait: N'ai-je pas un corps comme un autre? N'y a-t-il que les moines que Dieu abandonne, et ne sont-ils pas hommes aussi bien que tous les autres? Sur quoi, quelqu'un lui disant: Mon père, change donc d'habit et prends une femme, afin de n'être pas cause que l'on blasphème le Nom de Dieu et de n'avoir pas à rendre compte au jour du jugement du scandale que tu donnes à tant de personnes. Il leur répartit comme s'il eût été en colère: Laissez-moi tranquille; je n'en ferai rien, car je ne suis nullement résolu pour vous empêcher de vous scandaliser, à prendre une femme qui me rendra misérable en m'embarrassant d'une famille. Que ceux qui veulent se scandaliser se scandalisent si bon leur semble et se frappent la tête contre les murailles. Que voulez-vous de moi? Dieu vous a-t-il fait juge de mes actions? Contentez-vous de veiller sur vous-mêmes; vous ne Lui rendez pas compte pour moi. Il n'appartient qu'à Lui seul de juger et ce sera Lui qui dans le saint jour du jugement rendra à chacun selon ses oeuvres. Il criait ainsi tout haut et quelques-uns des amis de l'Église qui l'entendirent plusieurs fois le rapportèrent au patriarche. Mais Dieu qui savait que le saint n'avait nullement l'intention de faire tort à ce moine, fortifia son coeur pour l'empêcher d'ajouter foi à ces rapports, car il se souvenait du moine eunuque dont j'ai raconté l'histoire et ainsi, au lieu de croire ses accusateurs, il les réprimanda, et leur dit: Cessez d'accuser les moines. Ignorez-vous ce que fit l'empereur Constantin de sainte mémoire? Lors du grand Concile tenu à Nicée, quelques-uns qui ne vivaient pas dans la crainte de Dieu, lui remirent des mémoires diffamatoires contre un moine. Il fit comparaître l'accusateur et l'accusé et les ayant entendu tous deux et trouvé que la plupart des accusations étaient justes, il fit allumer un flambeau et brûler le rapport en disant: Si j'avais vu de mes propres yeux un prêtre de Dieu, ou quelqu'un de ceux qui sont revêtus d'un habit religieux commettre un péché, je le couvrirais de mon manteau afi n qu'il ne fût vu de personne. Et n'est-ce pas par cette même facilité à croire le mal que vous avez eu une si mauvaise opinion de ce moine eunuque et que vous m'avez fait faire une si grande faute dans ma conduite et commettre un si grand péché? Ainsi, le patriarche les renvoya pleins de confusion.

Ce moine qui était un vrai serviteur de Dieu continuait à faire la même chose et priait notre Seigneur de révéler à quelqu'un en songe, après sa mort, la vérité sur ses actions, afin que ceux qui s'en offensaient et les condamnaient comme scandaleuses ne fussent point tenus pour coupables pour avoir rapporté des apparences qui semblaient être exactes. Sa conduite envers ces femmes en avait porté plusieurs à se repentir de leurs péchés, surtout lorsqu'elles l'avaient vu durant la nuit, prier pour elles, les bras étendus, et à cause de ses prières plusieurs renoncèrent à leur mauvaise vie; d'autres se marièrent et vécurent sagement dans le mariage et quelques-unes quittèrent entièrement le monde, pour passer le reste de leurs jours dans la solitude, mais on ne sut qu'après sa mort ce changement arrivé en l'âme de tant de personnes par ses saintes exhortations et par ses ferventes prières.

Comme il sortait une fois, au point du jour, de chez la principale courtisane de la ville, il rencontra un débauché qui venait la voir. Cet homme, le voyant sortir à une heure pareille, lui donna un soufflet et lui dit: Hypocrite, qui te moques de Jésus Christ, ne te corrigeras-tu jamais de tes vices? Il lui répondit: Quelle que soit ma faiblesse, tu recevras de moi un si grand soufflet que toute la ville d'Alexandrie s'assemblera au bruit des cris qu'il t'obligera de jeter. Peu de temps après, le saint homme, à l'insu de tous, rendit l'âme dans la petite cellule qu'il avait à la porte de la ville, tout près de l'église du Saint-Martyr-Ménas. A l'heure même de sa mort, un démon, qui avait pris la figure d'un Éthiopien difforme, se présenta à celui qui avait donné un soufflet au saint et lui dit en lui en donnant un autre: Reçois ce soufflet de l'abba Vital. Cet homme tomba sur le coup, et il fut pris d'une crise pendant laquelle il se mit à écumer et à pousser des hurlements ce qui fit, selon la prédication du saint, que presque toute la ville d'Alexandrie s'assembla pour voir les tourments que les démons lui faisaient subir et aussi parce qu'ils avaient été attirés par le bruit qu'avait fait ce soufflet et qui avait été tel que quelques-uns l'avaient entendu d'une portée de flèche.

Quelques heures après, ce possédé étant revenu en son bon sens, déchira ses habits et courut à la cellule du saint en criant: Vital, serviteur de Dieu, je t'ai offensé mais aie pitié de moi. Tous ceux qui l'entendirent crier coururent avec lui et lorsqu'il fut arrivé à la cellule du saint, le démon sortit tout à fait de son corps et le jeta par terre en la présence de tout le monde. Ceux qui l'avaient suivi étant entrés dans la cellule trouvèrent alors le saint à genoux dans le même état qu'il était lorsqu'il avait rendu son âme à Dieu et virent sur le sol un papier ou était écrit: Habitants d'Alexandrie, ne jugez point avant le temps, mais attendez la venue de notre Seigneur. Alors cet homme avoua l'outrage qu'il avait fait au saint et ce qu'il lui avait dit. Lorsque le bienheureux patriarche eut appris ce qui s'était passé, il vint accompagné de tout son clergé vers ce saint corps et dit en lisant ce papier: Certes l'humble Jean a, par la Grâce de Dieu, évité ce grand soufflet, puisque je l'aurais reçu au lieu de celui qui a été si bien châtié.

À l'enterrement de ce digne moine, toutes les femmes de mauvaise vie qui s'étaient repenties, et celles d'entre elles qui s'étaient mariées, marchaient devant le corps, avec des cierges allumés, en pleurant et en disant: Nous avons perdu toute notre consolation et toutes les instructions qui pouvaient nous conduire au salut, car elles ne craignaient plus de révéler à tout le monde quelle avait été la manière de vivre de ce saint homme et de faire savoir à tous qu'il était si éloigné de mauvaises intentions lorsqu'il venait les voir qu'elles ne l'avaient jamais vu dormir couché par terre, ni prendre par la main une seule d'elles. Sur quoi, quelques-uns leur disant qu'elles avaient eu grand tort de ne l'avoir pas fait savoir à tout le monde et d'avoir souffert, faute de le dire, que toute la ville eût été scandalisée. Elles racontèrent, pour s'excuser, ce qui était arrivé à celle qui avait été tourmentée du démon et dirent que la crainte qu'il ne leur en arrivât autant les avait fait demeurer dans le silence.

Le saint ayant donc été enterré avec beaucoup d'honneur, cet homme qui avait été si justement châtié à cause de l'outrage qu'il avait fait et qui avait été délivré par son intercession, demeura auprès de son tombeau dans des prières continuelles et quelque temps après, il renonça au monde pour entrer au monastère de l'abba Séridon à Gaza. Il y demeura jusqu'à la mort, vivant dans la cellule de saint Vital et ayant beaucoup de foi en son assistance.

Le très saint patriarche rendit de très grandes actions de grâces à Dieu de ce qu'Il n'avait pas permis qu'il l'eût offensé à propos de son serviteur et depuis ce temps, plusieurs personnes d'Alexandrie faisant leur pro fit de cet exemple reçurent chez elles des moines avec beaucoup de bonté et apprirent à ne condamner personne comme elles avaient condamné ce saint. Après sa mort, ses prières rendirent, par la Grâce de Dieu, la santé à plusieurs personnes qui y eurent recours.

Le patriarche ayant un jour ordonné de donner seulement dix pièces à un homme qui lui demandait l'aumône, cet homme lui dit des injures avec une insolence extraordinaire parce qu'il ne lui donnait pas ce qu'il demandait; les officiers qui accompagnaient le patriarche voulurent le battre pour le châtier mais il leur fit des reproches et leur parla en ces termes: Laissez-le dire mes frères; car pourquoi ne voudrais-je pas subir cette injure moi qui depuis soixante ans, en fais de continuelles à Jésus Christ par mes mauvaises actions? et il ordonna à son aumônier d'ouvrir le sac de liards afin d'en laisser prendre à ce pauvre autant qu'il voulait.

Lorsque l'on rapportait à ce sage hiérarque que quelqu'un aimait à faire l'aumône, il le faisait venir avec joie et lui disait: Comment es-tu devenu si charitable? Est-ce par ta propre penchant ou en te faisant violence? Sur quoi, quelques-uns de ceux qu'il interrogeait de la sorte avaient honte de lui avouer la vérité et d'autres la lui disaient tout franchement. L'un deux lui parla en ces termes: En vérité, Monseigneur, je ne fais rien de bien, pas même mes aumônes et ce peu que je fais je ne le fais que grâce à l'assistance que j'ai reçue de Dieu et de vos prières qui m'ont accoutumé à agir comme je le fais car j'étais auparavant cruel et impitoyable envers les pauvres, mais ayant subi une perte qui me mit dans le besoin, je me dis en moi-même: 'Si tu étais charitable, Dieu ne t'abandonnerait pas' et je résolus de donner chaque jour aux pauvres cinq grosses pièces de monnaie de cuivre. Au début, le diable me disait pour m'en détourner: 'Ce que tu donnes suffirait à acheter des légumes pour ta maison ou à couvrir les frais des bains; et je cessai de faire l'aumône comme si en la faisant j'avais ôté le pain de la main à mes enfants. Mais reconnaissant que je me laissais ainsi emporter à un mauvais penchant, je dis à mon serviteur: 'Vole-moi tous les jours cinq pièces de monnaie sans que je le sache et donne-les aux pauvres (car ma profession est d'être changeur). Ce garçon qui était fort charitable en prenait dix au lieu de cinq et quelquefois même une petite pièce d'argent de plus. Puis voyant ensuite que Dieu répandait ses bénédictions sur moi et que je devenais riche, il augmenta ses larcins pour donner aux pauvres. Un jour que j'admirais en moi-même les grâces que Dieu me faisait, je lui dis: 'En vérité, mon ami, ces cinq pièces de monnaie que tu donnes chaque jour aux pauvres nous ont merveilleusement profité; c'est pourquoi je veux qu'à l'avenir tu en donnes dix au lieu de cinq.' Il me répondit en riant: 'Ne vous mettez point en peine, mon maître, mais rendez seulement grâces à Dieu de mes larcins, puisque sans cela nous n'aurions pas de pain à manger; s'il y a dans le monde quelque larron qui soit homme de bien, je puis dire que je le suis.' Il m'avoua ensuite qu'il donnait beaucoup plus que je ne l'avais ordonné, aussi, je pris l'habitude, monseigneur, de faire l'aumône de très bon coeur. Le bienheureux patriarche fut si édifié de ce récit qu'il lui déclara: En vérité, mon fils, je n'ai rien vu de semblable dans tout ce que j'ai lu des actions des saints pères.

Le saint ayant appris qu'un des plus grands personnages de la ville en haïssait extrêmement un autre, il le supplia plusieurs fois de se réconcilier avec lui, mais inutilement. Il ne savait comment y parvenir lorsqu'il eut l'idée suivante: il le pria de venir le trouver sous prétexte de régler quelques affaires publiques et le mena dans sa chapelle, où il dit la Liturgie, n'ayant avec lui qu'une seule personne pour le servir. Quand il eut fait la consécration et commencé l'oraison dominicale, comme ils la disaient tous trois, ils arrivèrent à ces paroles: Pardonne-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. À ce passage, le patriarche se tut et fit signe à celui qui le servait à l'autel de se taire aussi et ce seigneur fut seul à continuer l'oraison et à dire tout haut ces paroles: Pardonne-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Alors, le saint se tournant vers lui, lui dit avec une extrême douceur: Je te supplie de réfléchir à ce que tu viens de dire à Dieu dans un moment et dans un mystère si terrible. Aussitôt ce seigneur, avec une profonde émotion se jeta à terre aux pieds du saint et lui répondit: Votre serviteur est prêt à faire tout ce que vous lui ordonnerez, et sans différer davantage il fit, avec son ennemi, une réconciliation très sincère.

Ce saint parlait toujours avec tant de force de le pensée continuelle que nous devons avoir de la mort et de la séparation de l'âme et du corps, qu'il arrivait souvent que ceux qui venaient le voir avec une contenance altière, un visage riant s'en retournaient avec un esprit d'humilité, un visage modeste et des yeux tout trempés de larmes. Il disait: J'estime que le moyen de faire son salut est de penser continuellement avec douleur à l'heure de notre mort, de songer que nous ne pourrons partager avec personne les peines que nous sentirons alors, et nous trouvant abandonnés de tout le monde au sortir de cette vie, il n'y aura que nos bonnes oeuvres qui ne nous abandonneront pas; de penser dans quel étonnement et dans quel trouble nous serons quand les anges viendront à notre rencontre, s'ils nous trouvent mal préparés pour répondre à Dieu de nos actions; et enfin de considérer que lorsque nous demanderons à cette dernière heure qu'on prolonge notre vie pour un peu de temps afin de pouvoir faire pénitence, on nous répondra: Pourquoi demandez-vous encore du temps après avoir si mal employé celui qui vous avait été donné?

Ce bienheureux patriarche disait aussi comme s'il eut parlé de lui-même: De quelle façon l'humble Jean pourra-t-il éviter la fureur de tant de démons, lorsqu'il verra devant lui ceux qui lui demanderont un compte exact de ses actions? Et dans quelle crainte se trouvera mon âme quand il lui faudra répondre aux questions de ces esprits cruels et impitoyables? Car cet homme de Dieu avait toujours présente en sa mémoire cette vision de saint Siméon le Stylite dans laquelle il vit que lorsque l'âme se sépare du corps et qu'elle veut passer de la terre au ciel, elle trouve sur son chemin des troupes de démons de l'orgueil qui l'examinent sur les fautes que l'orgueil lui a fait commettre; celle des esprits de calomnie recherche toutes les paroles de médisance qui sont sorties de sa bouche et dont elle n'a pas fait pénitence, et celle des démons de l'impureté relève toutes les voluptés impudiques où elle est tombée, et pendant cet examen aucun des anges ne l'accompagne, mais seules ses bonnes oeuvres marchent à ses côtés.

Cet homme excellent se remettant devant les yeux cette vision ne pouvait sans appréhension penser à cette heure si terrible et avait toujours dans la mémoire cette parole de saint Hilarion au moment où se trouvant touché de crainte quand il fut prêt de rendre l'esprit, il dit à son âme: mon âme, il y a soixante ans que tu sers Jésus Christ et tu as peur de quitter ce corps? Sors et ne crains point puisque le Seigneur est plein de miséricorde. Si celui qui a servi Jésus Christ pendant tant d'années, qui a ressuscité les morts et fait d'autres miracles, a redouté cette heure si épouvantable, que pourras-tu dire et que pourras-tu faire quand tu te trouveras en présence de ces cruels et impitoyables examinateurs de tes actions? Comment pourras-tu répondre à ceux de ces esprits qui t'examineront sur la médisance; à ceux qui t'examineront sur la dureté de coeur; à ceux qui t'examineront sur le souvenir des offenses; à ceux qui t'examineront sur la haine et à ceux qui t'examineront sur le parjure? Ces pensées le touchant avec une telle force qu'il semblait transporté d'émotion, il disait: Seigneur arrête par ta Puissance, les efforts de ces ennemis de mon salut auxquels tous les hommes ensemble ne seraient pas capables de résister et puisque leur haine contre nous nous donne tant de sujets de trembler et nous fait courir de si grands périls dans ce passage de la terre au ciel, donne-nous pour guides tes saints anges, afin de nous assister et de nous conduire. Car si, lorsque nous allons d'une ville à une autre, nous recommandons avec soin à nos guides d'éviter les précipices, les lieux remplis de bêtes sauvages et dangereuses, les rivières non guéables, les montagnes inaccessibles ou les déserts vastes et arides, de peur que quelqu'un de ces dangers ne nous fasse périr, de combien d'excellents guides et de divins conducteurs avons-nous besoin dans ce long et éternel voyage que fait notre âme lorsqu'en sortant de ce corps, elle entreprend de monter au ciel? C'étaient là les sages enseignements que ce saint donnait chaque jour; c'étaient là les soins qu'il prenait sans cesse du salut d'autrui et du sien propre et c'étaient là ses méditations continuelles.

Le saint tenait beaucoup à ce que durant le service, le peuple demeurât dans l'église, et voyant un jour que plusieurs en étaient sortis après la lecture du saint évangile et qu'au lieu de prier Dieu, ils s'amusaient à s'entretenir de choses futiles, il quitta l'autel pour les suivre et alla s'asseoir au milieu d'eux. Et comme ils étaient extrêmement étonnés, il leur dit: Mes enfants, le pasteur ne doit point abandonner son troupeau, c'est pourquoi, ou rendez-vous avec moi à l'église ou je demeurerai ici avec vous, car n'est-ce pas pour vous seuls que je viens dans l'église? Le bienheureux patriarche fit deux fois la même chose et ce moyen fut si puissant pour instruire le peuple de son devoir qu'ils ne retombèrent plus dans une semblable faute tant ils eurent d'appréhension qu'il ne leur fît encore cet affront.

Il ne supportait jamais qu'on parlât dans l'église, mais il chassait en présence de tout le monde ceux qui commettaient cette irrévérence et leur disait: Si vous êtes venus ici pour prier, n'employez à rien d'autre votre esprit et votre langue, et si vous y êtes venus pour parler de choses inutiles et profanes, écoutez ce que dit notre Seigneur dans l'évangile: 'La maison de Dieu sera nommée la maison de prière; gardez-vous donc bien d'en faire une caverne de larrons'.

Ce très saint homme était en cela d'autant plus admirable que n'ayant point été moine et n'ayant pas toujours été ecclésiastique, puisqu'il avait été autrefois marié, il maintint avec tant de vigueur la discipline ecclésiastique après qu'il eut été élevé à la haute dignité de patriarche, qu'il surpassa même plusieurs anachorètes par l'austérité de ses moeurs.

Et le désir qu'il avait de participer à la perfection de la vie monastique lui fit trouver pour cela une idée excellente. Il assembla deux troupes de saints anachorètes, auxquels il fit bâtir des cellules dans deux chapelles consacrées à la bienheureuse Vierge et à saint Jean; il ordonna qu'on leur portât chaque jour, de ses métairies dans la ville tout ce qui leur était nécessaire, puis il leur dit: Je veux prendre soin après Dieu de tous les besoins de votre corps et je vous prie de prendre soin de votre côté de tous les besoins de mon âme. Ainsi, nous partagerons ensemble vos saints exercices. Vous offrirez à Dieu pour moi toutes vos prières du soir et de la nuit et vous lui offrirez pour vous-mêmes toutes celles que vous ferez dans vos cellules. Voilà de quelle façon le saint en soulageant ces moines de tout ce qui regarde le temporel, voulut les rendre encore plus attentifs à s'unir à Dieu; et cette sainte institution parut si commode et si profitable à tous que non seulement elle continua de la sorte, mais à leur imitation la plus grande partie des gens d'Alexandrie passaient en divers endroits les nuits entières à chanter les louanges de Dieu.

J'estime devoir rapporter aussi cette autre institution du saint hiérarque qu'il conjurait tout le monde d'observer inviolablement. N'ayez jamais, disait-il, aucun rapport avec les hérétiques, ou pour mieux dire, ne prenez jamais part à leurs impiétés quand même vous vous trouveriez pendant toute votre vie dans une impossibilité absolue de participer aux mystères de l'Église catholique. Car si les lois divines et humaines défendent à celui qui est uni par un mariage légitime à une femme de la quitter pour en prendre une autre, même s'il demeure très longtemps séparé d'elle dans un pays lointain et le châtient s'il en épouse une autre, de quelle façon croyez-vous que Dieu nous doive punir, lorsqu'après avoir été uni à Lui par la foi orthodoxe dans l'Église catholique, nous sommes assez malheureux pour violer la foi que nous lui avions engagée dans cette union par un adultère spirituel en nous engageant dans la communion des hérétiques? Et si nous le faisions, ne serait-il pas juste que nous soyons condamnés à partager avec eux les tourments qu'ils subiront dans une autre vie? Car que veut dire ce mot de communion, sinon qu'elle rend les choses communes entre ceux qui communient ensemble? C'est pourquoi, mes enfants, n'entrez jamais là où les hérétiques font leurs prières.

Entre tant d'autres excellentes qualités, le saint, comme je l'ai dit, avait celle de ne jamais condamner personne et de ne point ajouter foi aux rapports de ceux qui condamnaient les autres. À ce propos, je rapporterai une de ses instructions qui peut être fort utile.

Un homme ayant enlevé une religieuse, s'était enfui à Constantinople. Le saint fut extrêmement affligé d'apprendre cette nouvelle, et quelque temps après, comme il était assis dans la sacristie avec quelques ecclésiastiques et qu'il faisait un discours de piété plein d'utilité, on en vint à parler de ce jeune homme qui avait enlevé cette servante de Jésus Christ et à le charger d'anathèmes, parce qu'il avait été la cause de la perte de deux âmes à la fois: celle de la moniale et la sienne. Mais il les arrêta en disant: Mes enfants, ne parlez pas de la sorte, car vous commettez en cela un double péché, l'un en ce que vous transgressez le commandement qui dit: 'Ne jugez point a n de n'être pas jugés' et l'autre en ce que vous ne savez pas certainement si ces personnes persévèrent dans leur péché, et si elles n'en ont point fait pénitence.

Car j'ai lu dans la vie d'un père que deux moines s'en allant à Tyr pour le service de leurs frères, comme l'un d'eux passait dans la rue, une courtisane lui cria: Sauve-moi, mon père, ainsi que Jésus Christ sauva la pécheresse. À ces mots, ce moine, sans se soucier de la médisance à laquelle il s'exposait, lui répondit:

Suis-moi, et la prenant par la main, sortit avec elle de la ville à la vue de tout le monde. On ne manqua pas de faire courir le bruit que ce père avait pris pour femme Porphyre (car elle se nommait ainsi). Comme ils continuaient leur chemin pour aller au monastère où il la voulait mettre, elle trouva dans une église un enfant abandonné et le recueillit.

Un an après, quelques voyageurs de Tyr vinrent dans le pays où elle habitait. Ils virent Porphyre avec cet enfant et lui dirent: En vérité, tu as eu un beau garçon de ce bon père. Ces gens, étant retournés à Tyr, racontèrent partout qu'elle avait un enfant de lui, qu'il lui ressemblait extrêmement et qu'ils l'avaient vu de leurs propres yeux. Lorsque Dieu eut fait connaître à ce moine qu'il voulait le rappeler à Lui, il dit à Pélagie (nom qu'il avait donné à Porphyre, en lui donnant l'habit monastique). Il se produit une affaire qui m'oblige à aller à Tyr et je te prie d'y venir avec moi. Cette femme ne pouvant se résoudre à lui désobéir, le suivit en ce voyage et ainsi ils arrivèrent tous deux à Tyr, emmenant avec eux, cet enfant qui était alors âgé de sept ans. Ce bon père étant tombé malade de la maladie dont il mourut, un grand nombre de personnes de la ville, presque une centaine, vinrent le visiter. Devant toute cette assistance, il se fit apporter des charbons ardents, et lorsqu'on lui en eut apporté un plein encensoir, il les répandit sur ses habits et dit à tous les assistants: Croyez-moi, mes frères, ainsi que le buisson que Dieu fit voir à Moïse ne fut point consommé par le feu dont il était environné, ainsi que ces charbons ardents n'ont point brûlé ma tunique, de même, je n'ai jamais, en toute ma vie, commis aucun péché avec quelque femme que ce puisse être. Tous ceux qui virent que le feu n'avait pu endommager ses habits, furent touchés d'admiration et glorifièrent la Puissance de Dieu qui a des serviteurs cachés, dont les vertus ne sont pas connues des hommes. L'exemple de Pélagie fit une telle impression dans l'esprit de plusieurs autres courtisanes, qu'elles renoncèrent au monde pour la suivre dans le monastère où ce serviteur de Dieu l'avait mise. Et lui, après avoir détrompé tout le monde de la mauvaise opinion qu'on avait conçue de ses actions, rendit en paix son âme à Dieu.

C'est pourquoi, continua le saint patriarche, je vous exhorte, mes enfants, à n'être pas si prompts à juger et à condamner votre prochain, puisque souvent nous ne voyons pas la pénitence que fait en secret celui que nous avons vu tomber dans un péché d'impureté; nous ne voyons pas les soupirs et les larmes qu'il répand en présence de Dieu seul et celui que nous tenons pour un larron, pour un adultère ou pour un parjure, est quelquefois agréable aux yeux de Dieu qui a reçu satisfaction de ses offenses par la confession et la pénitence qu'il en a faites en secret.

Il y avait deux clercs qui étaient voisins et travaillaient à faire des souliers; l'un qui avait un père, une mère et plusieurs enfants, et qui servait à l'église avec une assiduité extrême, les nourrissait tous après Dieu, de son travail et l'autre qui, bien qu'il fût beaucoup plus habile que lui et travaillât même le dimanche, ne pouvait pas se nourrir lui-même, car il était peu assidu au service de l'église. Ce dernier conçut une telle envie contre son voisin, que ne la pouvant dissimuler, il lui dit avec colère: Comment est-il possible que tu es si riche et moi si pauvre, puisque je travaille beaucoup plus que toi? Son voisin lui répondit, dans le dessein de l'amener à donner davantage de temps au service de l'église: Je trouve en allant à l'église, quelques pièces d'argent qui m'enrichissent peu à peu, et si tu veux, je te ferai signe toutes les fois que j'irai, afin que nous y allions ensemble, et partagions tout ce que nous trouverons. L'autre ayant accepté et l'accompagnant toujours, Dieu répandit sa bénédiction sur lui et le mit fort à son aise. Alors, celui qui l'avait si bien conseillé lui dit: Tu vois, mon frère, combien l'idée dont la charité m'a fait aviser, a tout ensemble été utile et à ton intérêt et à ton âme, car en vérité, je n'ai jamais trouvé d'argent par terre ainsi que tu l'as cru, mais parce que notre Seigneur a dit: 'Cherchez premièrement le royaume de Dieu et tout le reste vous sera donné.' J'ai usé de cet artifice qui ne t'a pas peu profité, puisque tu as trouvé beaucoup plus que tu n'avais osé l'espérer.Le saint patriarche ayant appris la sage conduite de ce clerc qui était lecteur, le jugea digne d'être fait prêtre.

Tout ce que j'ai rapporté jusqu'ici, me fut dit par Ménas, ce saint prêtre dont j'ai déjà parlé et qui avait été économe de l'Église d'Alexandrie. Et quant aux choses que je vais encore écrire, je les ai aussi apprises de personnes dignes de foi.

Le saint patriarche et le sénateur Nicétas, étaient unis ensemble par les liens d'une amitié étroite. Lorsque pour le châtiment de nos péchés, Dieu permit que la ville d'Alexandrie fut sur le point de tomber entre les mains des Perses, le saint, se souvenant de cette parole de Jésus Christ: 'Quand on vous poursuivra dans cette ville, fuyez en une autre', résolut de retourner à Chypre, sa chère patrie. Alors Nicétas lui dit: Si mes prières ont quelque pouvoir sur toi, je te conjure de vouloir bien prendre la peine d'aller jusqu'à Constantinople pour y prier Dieu pour les empereurs, dont la piété mérite bien que tu leur rendes ce témoignage d'affection. Le saint ne pouvant rien refuser à un homme si plein de foi et qui prenait plaisir à lui rendre tout l'honneur qui était en sa puissance, se disposa à lui accorder ce qu'il désirait. Or, le vaisseau dans lequel ils s'embarquèrent fut agité par une violente tempête et prêt à faire naufrage. Nicétas et plusieurs autres personnes qui l'accompagnaient virent plusieurs fois durant la nuit le patriarche avec des pauvres, tantôt courir de tous côtés, et tantôt élever les mains au ciel, jusqu'à ce qu'il en eût obtenu du secours.

Lorsqu'ils furent arrivés à Rhodes, le saint eut une vision: il vit un eunuque éclatant de lumière, et qui tenait un sceptre d'or à la main, s'approcher de lui et lui dire: Viens, le Roi des rois te demande. Aussitôt, sans perdre de temps, il fit prier Nicétas de venir le trouver et ayant le visage tout trempé de larmes, lui dit: Tu voulais me mener vers l'empereur de la terre, mais Celui du ciel me fait la grâce, quelque indigne que je sois, de m'ordonner d'aller vers Lui. Il lui conta ensuite comment un ange lui était apparu sous la forme d'un eunuque. Cet illustre sénateur se trouvant touché en même temps et de douleur et de joie, le laissa libre de faire ce qu'il lui plairait et après la bénédiction qu'il lui donna avec une extrême affection, il consentit avec de très grands témoignages d'honneur et de respect à lui laisser prendre la route de Chypre.

Aussitôt que le saint fut arrivé à Amathonte, sa ville natale, il se fit apporter du papier et une plume et dicta son testament en ces termes: Jean, qui ne suis autre chose par moi-même qu'un esclave du péché, mais qui ai été affranchi et rendu libre par la grâce qu'il a plu à Dieu de me faire en m'élevant à la dignité du sacerdoce, je Te remercie humblement, Seigneur, de ce que, quelque misérable que je sois, Tu as daigné exaucer la prière que je T'ai faite de n'avoir en ma possession, le jour de ma mort, qu'une seule pièce de monnaie et de ce que lorsque par ta Bonté, j'ai été consacré évêque et élevé à la dignité de patriarche de la très sainte ville d'Alexandrie, où j'ai eu à ma disposition une très grande quantité d'or et d'argent, Tu m'as fait la faveur de reconnaître que tous ces biens T'appartenaient comme au Créateur de l'univers, et de reprendre ces richesses qui étaient déjà à Toi. Et comme cette seule pièce de monnaie que j'ai encore ne T'appartient pas moins que tout le reste, je veux qu'elle Te soit donnée en la donnant aux pauvres.

N'est-ce pas là une dévotion merveilleuse de ce saint? Il n'a point pensé à ses proches, comme il semble qu'il l'aurait dû faire et comme font la plupart des riches, qui, au lieu de donner libéralement aux pauvres, les biens qu'ils ont reçus de Dieu ou acquis par injustice, les amassent pour en faire des trésors, comme s'ils leur appartenaient ou qu'ils pussent les emporter avec eux. Mais ce saint, au contraire, ne voulait pas d'autres biens que ceux qui durent toujours et ne peuvent recevoir de diminution, ni par les changements de la fortune, ni par le long cours des siècles. Aussi a-t-il éprouvé l'effet des promesses de Dieu lorsqu'il dit dans l'Écriture: 'Je glorifierai ceux qui Me glorifient', puisqu'ayant toujours glorifié son Maître, en donnant pour l'amour de Lui, tout ce qu'il avait de fortune, il a été glorifié par Lui d'une manière admirable. Dans la ville d'Alexandrie, l' oeuvre qu'il a laissée fut digne de sa bonté: il bâtit des hôpitaux pour les étrangers, d'autres hospices pour les vieillards, et des monastères qu'il remplit de saints moines, et il reçut ainsi les louanges continuelles que mérite sa véritable piété, grâce aux bonnes oeuvres qui se font dans toutes ces maisons si saintes. De même que l'Apôtre dit, lorsqu'il parle des méchants, qui, en mourant, laissent après eux, en cette vie, des successeurs de leurs méchancetés: Il y a des péchés si manifestes, qu'ils précèdent au jugement de Dieu ceux qui les commettent, et d'autres qui ne font que les suivre. On peut dire tout au contraire du saint dont je parle: il y a des bonnes oeuvres si évidentes qu'elles précèdent au royaume du ciel ceux qui les font et d'autres qui ne font que les suivre.

Or, pour montrer que toutes ces choses que j'ai dites ne sont ni des contes faits à plaisir, ni des hyperboles, le miracle, qui arriva après sa mort, servira de témoignage à la vérité de mes paroles.

Lorsqu'il fut mis au tombeau, il y avait dans le sépulcre où il devait être enseveli, deux corps de saints évêques qui étaient morts longtemps auparavant. Or, comme on voulait placer son corps avec les leurs, ces évêques révélant les mérites de cet illustre patriarche et son pouvoir dans le ciel, se reculèrent miraculeusement chacun de leur côté sur l'ordre de Dieu, pour lui faire place au milieu d'eux, afin de témoigner à tout le monde, par cet hommage qu'ils lui rendaient, à quel haut degré de gloire il avait plu à Dieu de le lever, et ce miracle si glorieux et si extraordinaire, ne fut pas seulement vu par une, par dix, ou par cent personnes, mais par toute l'immense foule qui s'était assemblée à ses funérailles.

Un autre miracle, non moins étonnant, suivit de près sa mort. Une femme qui était de la même ville que le patriarche et qui avait commis un péché si horrible qu'elle disait qu'il n'y avait point d'homme au monde à qui on osât le révéler, avait appris l'arrivée du saint et entendu dire qu'un ange qui lui était apparu à Rhodes, lui avait fait savoir que notre Seigneur voulait l'appeler à lui. Elle vint en hâte se jeter à ses pieds, les embrassa et lui dit en particulier avec beaucoup des larmes: Très heureux serviteur de Dieu, vous voyez devant vos yeux une malheureuse qui a commis un si énorme péché qu'il n'y a personne au monde à qui je puisse le révéler, mais vous pouvez, si vous voulez, me le remettre, puisque notre Seigneur a dit à ceux de qui vous tenez la place: 'Tout ce que vous délierez sur la terre, sera délié dans le ciel.'

Quand le saint eut entendu ces paroles, il craignit d'être responsable de le perte de cette femme s'il rejetait sa prière, puisque la grandeur de sa foi et la confiance qu'elle avait dans les ministres de Dieu pouvaient lui faire obtenir le pardon de son péché. Alors, il lui répondit avec humilité: Si tu crois que quelque misérable que je sois, Dieu pourra te pardonner ce crime par mon entremise, n'appréhende point de me le confesser.
- Je ne le puis, monseigneur, répondit-elle car ce n'est pas une chose que les oreilles des hommes puissent entendre.
- Si tu as honte de me le dire, et que tu sais écrire, va me l'écrire.
- Non, monseigneur, je ne pourrais pas m'y résoudre.
Le saint, après avoir pensé quelque temps, lui répartit: - Ne peux-tu pas l'écrire, le cacheter, et me l'apporter ?
- Je le peux, monseigneur, répliqua-t-elle, et le ferai, mais je vous conjure par cette âme si sainte et si angélique qu'il a plu à Dieu de vous donner, de ne point ouvrir ce papier et de donner ordre qu'il ne puisse jamais tomber entre les mains de personne.

Le saint le lui ayant promis, elle alla écrire sa confession sur un papier et le lui apporta cacheté. Il mourut cinq jours après sans en avoir parlé à qui que ce fût et sans avoir indiqué ce qu'on en ferait.

Le jour où le patriarche passa en paix de cette vie à une meilleure, il arriva par hasard que cette femme était hors de la ville. Le lendemain de son enterrement, cette femme étant de retour et ayant appris qu'il était mort, faillit devenir folle en songeant que le papier qu'elle lui avait remis était demeuré à l'évêché et ferai connaître à tout le monde l'horreur de son crime. Mais étant bientôt après revenue à elle-même, et rentrant par une vive et ferme foi dans l'espérance de son salut, elle embrassa le cercueil du saint et toute troublée, lui parla en ces termes, comme s'il eût été vivant: Serviteur de Dieu, la grandeur inimaginable de mon crime m'a empêchée de pouvoir vous le révéler et peut-être maintenant, personne ne l'ignore. Plût à Dieu que je ne vous en eusse jamais parlé! Hélas, malheureuse que je suis, en voulant éviter une honte, je me trouve maintenant déshonorée dans l'esprit de tout le monde et ne reçois pour tout remède à mon mal qu'une opprobre publique. Quel besoin avais-je donc de vous découvrir le secret de mon coeur ainsi que j'ai fait? Je ne tomberai pas néanmoins dans le désespoir, et je ne cesserai d'arroser votre tombeau de mes larmes, jusqu'à ce que vous ayez exaucé mes prières. Car je sais, grand saint, que vous n'êtes nullement mort, mais au contraire, plein de vie, puisqu'il est écrit que 'les justes vivront éternellement.'

Après s'être tue quelque temps, elle ajouta: Serviteur de Jésus Christ, je ne Te demande rien d'autre que de me faire savoir ce qu'est devenu le papier que je vous ai confié.

Étant demeurée en cet état trois jours entiers auprès du sépulcre du patriarche, sans boire et sans manger, lorsque la troisième nuit, elle répétait à ce grand saint cette même prière et accompagnait ses plaintes d'une grande quantité de larmes, elle vit ce serviteur de Dieu se lever du tombeau avec les deux évêques enterrés avec lui, qui se tinrent debout à ses côtés, et elle l'entendit lui dire: femme, troubleras-tu longtemps notre repos par tes plaintes? En achevant ces paroles, il lui mit entre les mains, tout cacheté, le papier qu'elle lui avait donné et lui dit: Le reconnais-tu bien? Prends-le, ouvre-le et regarde-le. Ayant repris ses esprits après cette apparition, elle vit ces saints se recoucher comme auparavant dans le tombeau; et après avoir ouvert le papier, elle trouva ce qu'elle y avait écrit effacé et vit qu'il y avait écrit au-dessous: En considération de Jean, mon serviteur, je te pardonne ton péché.



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