Vies de saints - CHAPITRE Xl

CHAPITRE Xl

LE FAUX MARTYR OU LE SPECTRE DÉMASQUÉ

J'arrive aux autres miracles de Martin, à ceux qu'il fit étant évêque. Il y avait, non loin de Tours et tout près du monastère, un lieu que l'on considérait à tort comme sacré, et où l'on croyait que des martyrs étaient ensevelis; un autel y avait même été élevé par les évêques antérieurs. Mais Martin ne voulait pas témérairement ajouter foi à des récits incertains. Il interrogeait les anciens de l'Église, prêtres ou clercs, leur demandant de le renseigner sur le nom du martyr; sur le temps de la passion: il éprouvait, disait-il, de grands scrupules, parce que la Tradition n'avait transmis là-dessus rien de certain ni de concordant. En conséquence, il s'abstint quelque temps d'aller en cet endroit, ne voulant ni interdire ce culte, parce qu'il hésitait à le blâmer, ni encourager par son autorité la foi populaire, dans la crainte de fortifier une superstition.

Un jour donc, prenant avec lui quelques-uns des frères, il se rend à l'endroit en question. Debout sur le tombeau même, il prie le Seigneur de faire connaître le nom ou le mérite du défunt. Alors, à sa gauche, il voit se dresser près de lui un spectre hideux, farouche. Il lui commande de révéler son nom et sa qualité. L'autre dit son nom, confesse sa vie criminelle: il était un brigand, il a été exécuté pour ses forfaits, il est honoré indûment par le vulgaire, il n'a rien de commun avec les martyrs, qui sont au ciel dans la gloire, tandis qu'il subit son châtiment dans l'enfer. Chose étrange, les assistants entendaient sa voix sans apercevoir personne. Alors Martin raconta ce qu'il avait vu. Puis il fit enlever l'autel qui avait été dressé en cet endroit. C'est ainsi qu'il éclaira le peuple et le délivra de cette superstition.


CHAPITRE XII

MÉSAVENTURE D'UN CONVOI FUNEBRE

Un peu plus tard, comme Martin était en route, il rencontra par hasard le convoi d'un païen, que l'on conduisait au tombeau en observant les rites superstitieux en usage. Il aperçut de loin une troupe de gens qui s'avançaient; ne sachant ce que c'était, il s'arrêta un peu. Comme il y avait un intervalle d'environ cinq cents pas, il était difficile de distinguer ce qu'on voyait. Cependant, comme c'était une troupe de paysans et qu'au souffle du vent voltigeaient les toiles de lin jetées sur le corps, Martin crut aux rites profanes d'un sacrifice. En effet, les paysans gaulois avaient coutume, dans leur misérable folie, de promener à travers leurs champs des images de démons couvertes de voiles blancs.

Donc, la main levée vers les survenants, Martin fait le signe de la croix, en ordonnant à la troupe de ne plus bouger et de déposer son fardeau. Alors, on aurait pu voir un spectacle étonnant. Les malheureux, tout d'abord, devinrent raides comme des rochers. Puis, quand ils faisaient effort pour aller de l'avant, ne pouvant avancer, ils tournaient sur eux-mêmes en pirouettant d'une façon risible. Enfin, vaincus, ils déposèrent le corps qu'ils portaient. Frappés de stupeur, se regardant les uns les autres, ils se demandaient en silence ce qui leur était arrivé.

Cependant, le bienheureux s'était aperçu qu'il avait affaire à un cortège de funérailles, non de sacrifice. Alors, il leva de nouveau la main, leur rendant la liberté de s'en aller et d'emporter le corps. Ainsi, quand il le voulut, il les força de s'arrêter; et, quand il le trouva bon, il leur permit de s'en aller.


CHAPITRE XIII

DESTRUCTION D'UN ARBRE SACRÉ
CONVERSION DE TOUTE LA POPULATION D'UN BOURG

Autre miracle. Dans un bourg, après avoir détruit un temple très ancien, Martin se disposait à faire abattre aussi un pin qui était tout proche du sanctuaire. Alors, le prêtre du lieu et la foule des païens s'y opposèrent. Ces mêmes hommes qui, par la Volonté du Seigneur, s'étaient tenus tranquilles pendant la démolition du temple, ne voulaient pas permettre que l'on coupât un arbre. Martin eut beau leur représenter énergiquement qu'il n'y avait rien de divin dans un tronc d'arbre; qu'ils feraient mieux de servir le Dieu dont lui-même était le serviteur; qu'on devait couper cet arbre, consacré à un démon. Alors, l'un des païens, plus hardi que les autres: «Si, dit-il, tu as quelque confiance en ce Dieu que tu dis adorer, nous couperons nous-mêmes cet arbre, à la condition que tu sois dessous pour le recevoir dans sa chute. Si ton Seigneur est avec toi, comme tu le prétends, tu échapperas». Intrépide en sa confiance dans le Seigneur, Martin promit de faire ce qu'on demandait. Cet étrange marché rallia toute cette foule de païens, résignés à la perte de leur arbre, dont la chute devait écraser l'ennemi de leur culte.

Ce pin penchait d'un côté, et l'on ne pouvait douter qu'une fois coupé, il s'abattrait de ce côté-là. Martin fut placé et attaché à l'endroit, choisi par les paysans, où personne ne doutait que dût tomber l'arbre. Donc, les païens se mirent eux-mêmes à couper leur pin avec une grande joie, avec allégresse, sous les yeux d'une foule de gens qui de loin regardaient, étonnés. Peu à peu, l'on vit le pin vaciller, menacer ruine par sa chute. On voyait pâlir les moines, maintenus à distance: épouvantés par le péril tout proche, ils avaient perdu espoir et confiance, ne croyant plus qu'à la mort de Martin. Mais lui, confiant dans le Seigneur, attendait, intrépide. Quand le pin s'écroulant eut fait entendre son grand fracas, à cet arbre qui tombe, qui va l'écraser, il oppose sa main tendue pour le signe du salut. Alors le pin, comme ramené en arrière à la façon d'un tourbillon, s'abat du côté opposé, si bien que les paysans, qui se croyaient en sûreté sont sur le point d'être écrasés.

Alors, jusqu'au ciel s'élève une grande clameur. Les païens sont frappés de stupeur par le miracle, les moines pleurent de joie, tous s'accordent pour célébrer le Nom du Christ. On vit bien que ce jour-là le salut était venu pour cette contrée; car, dans cette multitude énorme de païens, il n'y eut presque personne qui ne demandât l'imposition des mains pour croire au Seigneur Jésus et abandonner l'erreur de l'impiété. Et vraiment, avant Martin, très peu de gens, presque personne, en ces régions avaient reçu le Nom du Christ. Or, ce Nom s'y répandit tellement grâce aux miracles et à l'exemple de Martin, que maintenant toute la contrée est remplie de nombreuses églises et de monastères. C'est que partout où il avait détruit des temples, il construisait aussitôt des églises ou des monastères.


CHAPITRE XIV

SAINT MARTIN ARRETE UN INCENDIE
IL DÉTRUIT UN TEMPLE PAIEN AVEC LE CONCOURS DE DEUX ANGES

Vers le même temps, en opérant un miracle analogue, Martin montra la même puissance surnaturelle. Dans un bourg, il avait fait mettre le feu à un très ancien et très célèbre sanctuaire. Poussés par le vent, des tourbillons de flamme allaient atteindre une maison qui était voisine, même attenante. Dès que Martin s'en aperçut, il monta, en toute hâte, sur le toit de la maison, à la rencontre des flammes. Alors, on put voir un spectacle merveilleux: le feu aux prises avec la violence du vent et refoulé, une sorte de lutte entre les deux éléments. Ainsi, grâce à la puissance de Martin, le feu ne put exercer ses ravages que dans les limites fixées par lui.

Dans un autre bourg, nommé Leprosum, Martin voulut de même renverser un temple enrichi par la superstition. Il rencontra la résistance d'une multitude de païens, si bien qu'il fut repoussé, non sans recevoir des coups. Il se retira dans un lieu voisin. Là, pendant trois jours, couvert d'un cilice et de cendre, jeûnant toujours et priant, il invoqua le Seigneur: puisque la main de l'homme n'avait pu renverser ce temple, seule la Puissance divine pouvait le détruire. Tout à coup, se présentèrent à lui deux anges, armés de lances et de boucliers, comme dans la milice céleste. Ils lui dirent qu'ils étaient envoyés par le Seigneur pour mettre en fuite la multitude des paysans, porter secours à Martin, empêcher que personne s'opposât à la destruction du temple: l'évêque n'avait donc qu'à retourner, pour achever pieusement l'oeuvre commencée. Martin retourna donc au bourg. Sous les yeux d'une foule de païens qui cette fois se tenaient tranquilles, il fit raser jusqu'aux fondements l'édifice profane, réduire en poussière tous les autels et les statues. A cette vue, les paysans comprirent que la Puissance divine les avait frappés de stupeur et d'épouvante, pour les empêcher de résister à l'évêque. Presque tous crurent au Seigneur Jésus, criant à haute voix et confessant qu'on devait adorer le Dieu de Martin, en délaissant des idoles qui ne pouvaient défendre ni elles-mêmes, ni les autres.


CHAPITRE XV

PRÉDICATION ET MIRACLES DE SAINT MARTIN AU PAYS DES ÉDUENS

Je vais rapporter ce qui s'est passé encore au pays des Éduens. Martin y faisait également renverser un temple quand une multitude furieuse de paysans païens se jeta sur lui. L'un des agresseurs, plus hardi que les autres, tira l'épée pour le frapper. L'évêque, rejetant son manteau, présenta au meurtrier son cou nu. Le païen n'hésita pas; mais il leva la main trop haut, ce qui le fit tomber à la renverse. Alors épouvanté, plein d'une frayeur divine, il implora son pardon. Voici un miracle analogue. Comme Martin détruisait des idoles, quelqu'un voulut le frapper avec un couteau: au moment même, le fer lui échappa des mains et disparut.

Mais le plus souvent, lorsque des paysans s'opposaient à la destruction de leurs sanctuaires, Martin par sa prédication apaisait si bien les esprits de ces païens, que bientôt, éclairés par la lumière de la vérité, ils renversaient eux-mêmes leurs temples.


CHAPITRE XVI

GUÉRISON MIRACULEUSE D'UNE PARALYTIQUE A TREVES

Quant au don de guérir, Martin l'avait à un degré tel, que presque aucun malade ne s'est approché de lui sans recouvrer aussitôt la santé. C'est ce que l'on verra notamment par l'exemple suivant:

A Trèves, une jeune fille était immobilisée par une terrible maladie, la paralysie. Depuis bien longtemps, elle ne pouvait plus s'acquitter d'aucune des fonctions du corps pour les nécessités de la vie humaine. Déjà morte dans tous ses membres, elle palpitait à peine d'un souffle de vie. Triste, n'attendant plus que sa mort, ses proches l'entouraient, quand tout à coup on annonça l'arrivée de Martin dans la ville. Dès que le père de la jeune fille en fut informé, il courut à perdre haleine, pour demander la guérison de sa fille. Martin, par hasard, était déjà entré dans l'église. Là, sous les yeux du peuple, en présence de beaucoup d'autres évêques, le vieillard embrassa ses genoux en se lamentant: «Ma fille, disait-il, ma fille se meurt d'une terrible maladie: et ce qui est plus cruel encore que la mort même, elle ne vit plus que par le souffle, elle est déjà morte dans sa chair. Je te demande d'aller la voir et de la bénir, car je suis sûr que tu peux lui rendre la santé.» A ces mots, Martin resta confus, interdit. Il tenta de se dérober, disant que cela ne dépendait pas de lui, que le vieillard déraisonnait: lui, Martin, n'était pas digne que le Seigneur se servît de lui pour manifester sa Puissance. Mais le père insistait encore plus, en pleurant, en le suppliant de visiter la mourante. Enfin, sur les instances des évêques qui l'entouraient, Martin, descendit vers la maison de la jeune fille.

Une grande foule attendait devant la porte, pour voir ce qu'allait faire le serviteur de Dieu. Et d'abord, recourant aux armes qui lui étaient familières dans les choses de ce genre, il se prosterna sur le sol, et pria. Puis, regardant la malade, il demanda de l'huile. Quand il eut béni cette huile, il versa l'élixir du liquide sanctifié dans la bouche de la jeune fille, qui aussitôt recouvra la parole. Ensuite, il toucha l'un après l'autre tous les membres, qui, peu à peu, se ranimèrent, jusqu'au moment où, ferme sur ses pieds, devant le peuple, la jeune fille se leva.


CHAPITRE XVII

GUÉRISON DE DÉMONIAQUES

A la même époque, un esclave d'un certain Taetradius, personnage proconsulaire, était possédé par un démon, qui le torturait par ses sorties lamentables. Prié de lui imposer les mains, Martin demanda qu'on le lui amenât. Mais l'esprit malin résistait. Par aucun moyen, on ne put le tirer de la chambrette où il était: il se précipitait avec rage sur ceux qui approchaient, et les mordait à belles dents. Alors Taetradius se jeta aux genoux du bienheureux, le suppliant de descendre lui-même vers la maison où était le démoniaque. Martin refusait, déclarant qu'il ne pouvait entrer dans la maison d'un profane, d'un païen; car Taetradius, en ce temps-là, était encore engagé dans les erreurs du paganisme. Celui-ci promit donc que, si l'on chassait le démon du corps de l'esclave, il se ferait chrétien. Alors Martin imposa les mains à l'esclave, qu'il débarrassa de l'esprit immonde. A cette vue, Taetradius crut au Seigneur Jésus; il devint aussitôt catéchumène, et peu après fut baptisé. Toujours il honora Martin comme l'auteur de son salut, et lui témoigna une merveilleuse affection.

Vers le même temps, dans la même ville, comme il entrait dans la maison d'un père de famille, Martin s'arrêta sur le seuil même, disant qu'il voyait dans l'atrium un horrible démon. Il lui ordonna de s'en aller. Mais le démon se jeta dans le corps du père de famille, qui s'attardait à l'intérieur de la maison. Aussitôt, le malheureux possédé se mit à mordre avec fureur, à déchirer tous ceux qu'il rencontrait. Alarme dans la maison, affolement des esclaves, fuite éperdue de la population. Martin se jeta au-devant du fou furieux, et d'abord lui ordonna de ne plus bouger. Comme l'autre grinçait des dents, ouvrait la bouche toute grande et menaçait de mordre, Martin lui enfonça ses doigts dans la bouche: «Si tu le peux, dit-il, dévore-les». Alors le possédé, comme s'il avait eu dans la gorge un feu incandescent, écartait toujours les dents pour éviter de toucher les doigts du bienheureux. Le démon, par ce châtiment et ces tortures, se voyait contraint de fuir le corps qu'il avait envahi. Mais il ne pouvait pas sortir par la bouche. Alors, laissant derrière lui des traces immondes, il fut évacué par un flux du ventre.


CHAPITRE XVIII

SAINT MARTIN FORCE UN DÉMON A DÉNONCER LUI-MEME SES MENSONGES
GUÉRISON D'UN LÉPREUX A PARIS

Entre-temps se répandit tout à coup dans la cité (de Trèves) un bruit alarmant: les barbares s'agitaient et allaient faire irruption. Martin se fit amener un démoniaque. Il lui ordonna de déclarer si la nouvelle était vraie. Alors, le démoniaque confessa qu'avec dix autres démons il avait répandu cette rumeur dans le peuple, espérant que du moins, par cette crainte, on chasserait Martin de la ville; d'ailleurs, les barbares ne songeaient à rien moins qu'à faire irruption. Ainsi, par cet aveu de l'esprit immonde, aveu fait au milieu de l'église, on fut délivré de la crainte qui troublait alors la cité.

Arrivé chez les Parisiens, comme il franchissait la porte de leur cité (Lutèce), escorté par une foule immense, Martin vit un lépreux d'aspect lamentable, dont tous avaient horreur: il l'embrassa et le bénit. Aussitôt le mal disparut. Le lépreux était guéri, il avait la peau nette, quand le lendemain il vint à l'église rendre grâces pour la santé qu'il avait recouvrée.

N'omettons pas de dire aussi que les franges, enlevées au vêtement ou au cilice de Martin, ont fait souvent des miracles sur des malades. Attachées aux doigts ou mises au cou des patients, ces franges ont fréquemment chassé leur mal.


CHAPITRE XIX

GUÉRISON OPÉRÉE PAR UNE LETTRE DE SAINT MARTIN
IL GUÉRIT D'UN MAL D'YEUX SON AMI PAULIN (DE NOLE)
LUI-MEME, BLESSÉ DANS UNE CHUTE, EST SOIGNÉ PAR UN ANGE

Arborius, ancien préfet, homme d'honneur et de foi, voyant sa fille consumée par une violente fièvre quarte, prit une lettre de Martin qui lui avait été apportée par hasard, et la glissa dans le sein de la jeune fille au milieu d'un accès de fièvre: aussitôt la fièvre disparut. Ce miracle fit sur Arborius une telle impression que sur l'heure il voua la vierge à Dieu et lui consacra pour toujours sa virginité. Il se rendit auprès de Martin et lui présenta la jeune fille, témoin vivant de sa puissance, qui avait été guérie par lui, quoique absent. Il voulut que Martin lui-même, lui donnât l'habit de vierge et la consacrât.

Paulin, un grand homme qui dans la suite devait servir d'exemple, souffrait douloureusement d'un oeil, dont la pupille était déjà couverte d'un nuage épais. Martin lui toucha l'oeil avec une éponge, le délivra entièrement de la douleur, et lui rendit sa bonne santé d'autrefois.

Un jour, Martin lui-même fit une chute. Il dégringola du haut de l'étage supérieur, roula sur les marches raboteuses d'un escalier, et se fit maintes blessures. Il gisait comme mort dans sa cellule, torturé par d'intolérables douleurs, quand la nuit, il vit un ange laver ses plaies et appliquer sur les meurtrissures de son corps un onguent salutaire. Le lendemain, il était si bien rendu à la santé, qu'il paraissait n'avoir jamais eu aucun mal.

Mais il serait trop long de passer en revue tous les miracles. Que ceux-là suffisent: quelques exemples pris entre cent. En voilà assez: si nous avons raconté les plus remarquables pour ne rien enlever à la vérité, nous risquerions de fatiguer en en racontant trop.


CHAPITRE XX

SAINT MARTIN A LA TABLE DE L'EMPEREUR MAXIME

Après de si grandes choses, en voici de plus petites. - Et encore, étant donné la décrépitude de notre temps, où tout est dépravé et corrompu, c'est un fait presque extraordinaire, que la fermeté d'un évêque n'ait pas cédé à la tentation d'aduler un empereur.

Donc, à la cour de l'empereur Maxime, homme d'un naturel farouche, enorgueilli par sa victoire dans les guerres civiles, s'étaient réunis de nombreux évêques venus des diverses parties de l'empire. Ils se faisaient tous remarquer par leurs flatteries honteuses à l'égard du prince, par leur indigne lâcheté, qui abaissait leur dignité d'évêques au rôle d'une clientèle impériale. Martin seul maintenait les droits de l'autorité apostolique. Malgré la nécessité où il était d'intercéder auprès de l'empereur pour quelques accusés, il commanda plutôt qu'il ne pria. Invité fréquemment à sa table, il refusait, déclarant qu'il ne pouvait partager la table d'un homme qui avait chassé deux empereurs, enlevant à l'un ses états, à l'autre la vie. En réponse, Maxime affirmait qu'il n'avait pas pris volontairement l'empire, mais que ses soldats l'y avaient contraint avec la Volonté de Dieu. Il avait dû ensuite défendre par les armes ce pouvoir qu'on lui avait imposé: d'ailleurs, Dieu ne semblait pas contraire à un homme qui avait remporté la victoire dans des circonstances si incroyables, et aucun de ses adversaires n'avait succombé, si ce n'est sur le champ de bataille. Vaincu enfin par les raisons ou par les prières, Martin vint à la table de l'empereur, qui fut ravi d'être arrivé à ses fins. Les convives, invités là comme pour un jour de fête, étaient de grands personnages, des viri illustres: Evodius, en même temps préfet et consul, le plus juste des hommes, et deux comtes tout-puissants, frère et oncle paternel de l'empereur. Entre les deux comtes, au milieu du lit, avait pris place le prêtre de Martin. Quant à Martin lui-même, il s'était assis sur un petit siège, à côté de l'empereur. Vers le milieu du repas, suivant l'usage, un serviteur présenta une coupe à l'empereur. Celui-ci ordonna de la donner plutôt au très saint évêque, pensant et espérant la recevoir ensuite de sa main. Mais Martin, après avoir fini de boire, tendit la coupe à son prêtre, estimant que personne n'était plus digne de boire immédiatement après lui, et croyant n'avoir pas le droit de préférer à un prêtre ou l'empereur lui-même ou les premiers des gens de sa cour. Cette conduite inspira à l'empereur et à tous les assistants une telle admiration, qu'ils approuvèrent l'évêque de les avoir ainsi dédaignés. On répéta avec enthousiasme, dans tout le palais, que Martin avait fait, au déjeuner de l'empereur, ce que dans les banquets des moindres gouverneurs n'avait fait nul évêque.

Au même Maxime, Martin prédit longtemps avant l'événement, ce qui lui arriverait s'il allait en Italie, où il désirait aller pour faire la guerre à l'empereur Valentinien: Maxime serait vainqueur au premier choc, mais il périrait peu après. C'est ce que nous avons vu arriver. En effet, dès l'arrivée de Maxime, Valentinien prit la fuite; mais, environ un an plus tard, ayant reconstitué ses forces, il fit Maxime prisonnier dans les murs d'Aquilée et le fit tuer.


CHAPITRE XXI

LE DIABLE DÉMASQUÉ
SA VENGEANCE

Il est certain que Martin vit souvent jusqu'à des anges, qui même s'entretenaient avec lui. Quant au diable, il était distinctement visible aux yeux de l'évêque: soit qu'il gardât sa substance propre, soit qu'il prît les diverses figures que revêt l'esprit malin, sous toutes ces formes, Martin le reconnaissait. Sachant qu'il ne pouvait se soustraire à ses regards, le diable l'accablait souvent d'injures, parce qu'il ne pouvait le tromper par ses embûches.

Un jour, tenant à la main une corne de boeuf ensanglantée, le diable en rugissant fit irruption dans sa cellule. Il lui montra sa main rouge de sang, et, tout joyeux du crime qu'il venait de commettre: «Eh bien! Martin, dit-il, qu'as-tu fait de ta puissance? Je viens de tuer l'un des tiens». Alors l'évêque convoque les frères et leur révèle la déclaration du diable. Il leur prescrit d'aller en courant de cellule en cellule, pour voir à qui est arrivé ce malheur. On annonce que personne ne manque parmi les moines; mais qu'un paysan, embauché moyennant salaire pour transporter du bois sur un chariot, est parti pour la forêt. L'évêque ordonne donc à quelques moines d'aller à sa rencontre. Non loin du monastère, on trouve le charretier presque inanimé. Cependant, dans son dernier souffle de vie, il indique aux frères la cause de sa blessure mortelle: les courroies de son attelage de boeufs s'étant relâchées, il les resserrait, quand un boeuf a secoué la tête et lui a donné un coup de corne dans le bas-ventre. Peu après, le malheureux rendit l'âme.

A vous de voir pourquoi le Seigneur a donné ce pouvoir au diable. Ce qui était étonnant chez Martin, c'est ce que montrent, non seulement l'histoire de l'accident raconté plus haut, mais bien d'autres analogues: ces accidents, il les voyait longtemps avant qu'on les annonçât, ou les apprenait par des révélations, et il en donnait connaissance aux frères.


CHAPITRE XXII

SAINT MARTIN CHERCHE A CONVERTIR LE DIABLE

Fréquemment, le diable, cherchant par mille artifices malfaisants à se jouer du saint homme, se présentait à ses regards sous les formes les plus diverses. Il se montrait à lui métamorphosé, parfois avec le masque de Jupiter, ordinairement avec celui de Mercure, souvent aussi sous les traits de Vénus ou de Minerve. Contre le diable, sans jamais s'effrayer, Martin s'armait du signe de la croix et de la prière. On entendait le plus souvent des bruits de voix, la clameur des invectives lancées par une troupe d'effrontés démons: mais l'évêque, sachant que tout cela était faux et vain, n'était pas ému des accusations.

Quelques-uns des frères attestaient même avoir entendu le démon invectiver insolemment contre Martin: il demandait pourquoi l'évêque avait reçu dans son monastère, après leur conversion, des frères qui jadis, par diverses fautes, avaient perdu la grâce du baptême, et il exposait les griefs contre chacun. Martin, tenant tête au diable, répondait avec fermeté que les fautes antérieures étaient effacées par le retour à une vie meilleure, que par la Miséricorde du Seigneur devaient être absous de leurs péchés ceux qui avaient cessé de pécher. Le diable soutenait, au contraire, qu'il n'y avait point de pardon pour les criminels, qu'une fois tombé on ne pouvait attendre du Seigneur aucune clémence. Alors Martin s'exclama, dit-on, en ces termes: «Si toi-même, malheureux, tu cessais de poursuivre les hommes, si aujourd'hui du moins, quand le jour du jugement est proche, tu te repentais de tes méfaits, eh bien, j'ai tant de confiance dans le Seigneur Jésus Christ, que je te promettrais miséricorde». Oh, la sainte pensée, que de présumer ainsi de la Clémence du Seigneur! En cela, si Martin n'a pu produire une autorité, il a montré du moins sa charité.

Puisque nous parlons du diable et de ses artifices, il ne semble pas hors de propos, quoiqu'en dehors de mon sujet, de rapporter un autre fait. D'abord, c'est une partie des miracles de Martin. Ensuite, il sera bon de conserver le souvenir de ce fait merveilleux, comme exemple, pour mettre en garde contre les faits analogues qui, à l'avenir, quelque part, pourraient se produire encore.


CHAPITRE XXIII

LA TUNIQUE D'ANATOLE

Un certain Clair, adolescent de haute noblesse, qui plus tard devint prêtre, et dont une mort sainte a fait maintenant un bienheureux, avait tout quitté pour se rendre auprès de Martin. En peu de temps, il s'éleva jusqu'à la perfection la plus éclatante de la foi et de toutes les vertus. Non loin du monastère de l'évêque, il avait aménagé pour lui une cabane et beaucoup de frères demeuraient près de lui. Un jeune homme, qui s'appelait Anatole, et qui se donnait pour moine en jouant à l'humilité et à l'innocence, vint trouver Clair et habita quelque temps en commun avec les autres frères.

Puis, avec le temps, Anatole se mit à prétendre que des anges conversaient fréquemment avec lui. D'abord, personne ne le croyait; pourtant, en alléguant certaines preuves, il réussit à convaincre beaucoup de frères. Enfin, il en vint à proclamer qu'entre lui et Dieu s'échangeaient des messages. Désormais, il voulait qu'on le considérât comme un prophète. Cependant, Clair restait toujours incrédule. Alors, Anatole le menaçait de la Colère du Seigneur et d'un châtiment immédiat, parce qu'il ne voulait pas croire un saint. Enfin Anatole s'écria, dit-on: «Eh bien, cette nuit, le Seigneur me donnera du ciel un vêtement blanc. Revêtu de ce vêtement, je descendrai au milieu de vous. Ce sera pour vous le signe qu'en moi réside une Puissance de Dieu, en moi qui aurai reçu en don un vêtement de Dieu.»

Grande fut l'attente de tous, à cette déclaration. Vers minuit retentit un bruit sourd, un trépignement de danseurs, qui semblait ébranler tout le monastère. Dans la cellule où était le jeune homme, on voyait sans cesse briller des éclairs; on y entendait des bruits de pas allant çà et là, le bourdonnement confus d'une multitude de voix. Puis, le silence se rétablit. Alors Anatole sortit, appela l'un des frères, nommé Sabatius, et lui montra la tunique dont il était revêtu. Stupéfait, Sabatius appela tous les autres. Clair lui-même accourut. A la lumière, tous examinèrent avec soin le vêtement. C'était une étoffe très moelleuse, d'une blancheur éclatante, avec des bandes de pourpre étincelantes; mais on ne pouvait distinguer la nature ni la matière du tissu. Cependant à l'oeil comme au toucher, on reconnaissait que c'était bien une étoffe. Enfin, Clair invita les frères à prier avec ferveur, en demandant à Dieu de leur montrer nettement ce que c'était. Le reste de la nuit se passa en hymnes et en psaumes.

Dès que brilla le jour, prenant Anatole par la main, Clair voulut l'entraîner vers Martin, bien sûr que l'évêque ne pouvait être trompé par un artifice du diable. Alors le malheureux de résister, de se récrier, disant qu'il lui était interdit de se montrer à Martin. Et comme on le forçait d'y aller malgré lui entre les mains de ceux qui l'entraînaient, le vêtement disparut. Peut-on en douter? Telle était ici encore la puissance de Martin, que le diable, devant la perspective de mettre ses fantasmagories sous les yeux de Martin, ne pouvait les dissimuler ou les cacher plus longtemps.


CHAPITRE XXIV

LE DIABLE APPARAIT A SAINT MARTIN SOUS LA FORME DU CHRIST

On l'a remarqué cependant, il y eut vers le même temps, en Espagne, un jeune homme qui, en multipliant les prétendues preuves, avait réussi à s'accréditer. Il s'enorgueillit au point de se donner pour Élie. Comme bien des gens l'avaient cru à la légère, il alla jusqu'à dire qu'il était le Christ. En cela encore, il fit tellement illusion, qu'un évêque, nommé Rufus, l'adora comme Dieu: ce qui plus tard, nous l'avons vu, le fit déposer de l'épiscopat. Bien des frères nous ont raconté aussi qu'à la même époque, en Orient, un individu se piquait d'être Jean. Nous pouvons donc conjecturer que, si des pseudo-prophètes de ce genre apparaissent, l'avènement de l'Antichrist est proche, l'Antichrist opérant déjà en eux le mystère de l'iniquité. Mais on ne doit pas omettre de raconter, semble-t-il, avec quel art, vers la même époque, le diable tenta Martin. Un jour, il lui apparut précédé et entouré d'une lumière étincelante, pour lui faire plus facilement illusion par le rayonnement d'un éclat emprunté. Revêtu d'un manteau royal, couronné d'un diadème de pierres précieuses et d'or, chaussé de brodequins dorés, le visage serein, la mine joyeuse, il ne ressemblait à rien moins qu'au diable. Tel, il se tenait debout, près de l'évêque priant dans sa cellule. Martin, au premier aspect de son visiteur, fut comme hébété. Longtemps, tous deux gardèrent un profond silence. Alors, le diable prit les devants: «Martin, dit-il, reconnais celui que tu vois: je suis le Christ. Descendant sur la terre, j'ai voulu tout d'abord me révéler à toi.» Martin se taisait toujours, ne répondait rien. Le diable osa répéter son impudente déclaration: «Eh bien! Martin pourquoi hésiter à croire, puisque tu vois? Je suis le Christ». Alors l'évêque, éclairé par une révélation de l'Esprit, comprenant que c'était le diable, non le Seigneur: «Le Seigneur Jésus, dit-il, n'a pas annoncé qu'Il viendrait vêtu de pourpre, avec un diadème étincelant. Pour moi, je ne croirai pas à la venue du Christ, s'Il n'a pas l'aspect et la figure du jour de sa passion, s'Il ne porte pas les stigmates de la croix.» A ces mots, l'autre disparut aussitôt comme une fumée, emplissant la cellule d'une odeur fétide, indice indubitable que c'était le diable.

Ce récit, tel que je viens de le rapporter, je le tiens de la bouche de Martin lui-même. N'allez donc pas croire que c'est une fable.


CHAPITRE XXV

VISITE DE SULPICE SÉVERE A SAINT MARTIN

En effet, comme j'avais depuis Iongtemps entendu parler de la foi, de la vie et de la puissance de Martin, comme je brûlais du désir de le connaître, j'entrepris avec plaisir un long voyage pour aller le voir. En outre, j'étais tout feu, tout flamme, pour écrire sa vie. Je me suis donc renseigné, en partie auprès de lui-même, autant qu'on pouvait l'interroger, en partie auprès de ceux qui l'avaient vu à l'oeuvre ou qui savaient.

A cette époque, il me reçut avec une humilité, une bienveillance incroyable. Il se félicita beaucoup et se réjouit dans le Seigneur de mon estime pour lui, estime si grande que j'avais entrepris un long voyage pour le voir. Un pécheur comme moi - j'ose à peine l'avouer, - il daigna m'inviter à sa table sainte; il versa lui-même l'eau sur mes mains; le soir, il me lava lui-même les pieds. Et je n'eus pas le courage de résister, d'aller contre sa volonté: j'étais tellement écrasé par son autorité, que j'aurais considéré comme un sacrilège de ne pas le laisser faire. Dans ses conversations, il ne me parla que de la nécessité de fuir les séductions du monde et les charges du siècle, pour suivre en toute liberté et sans entrave le Seigneur Jésus. Comme l'exemple le plus éclatant d'aujourd'hui, il nous citait Paulin, ce vir illustris dont j'ai fait mention plus haut: Paulin, qui avait rejeté le fardeau de richesses énormes pour suivre le Christ, et qui, presque seul de notre temps, avait mis complètement en pratique les préceptes évangéliques. Voilà, s'écriait Martin, celui qu'il faut suivre, qu'il faut imiter. Heureuse est la génération présente, d'avoir reçu une telle leçon de foi et de vertu. Selon la sentence du Seigneur, on a vu un riche, un grand propriétaire, vendre tout, donner tout aux pauvres; ce qui semblait impossible à faire, il l'a rendu possible par son exemple.

Et dans les paroles, dans la conversation de Martin, quelle gravité! Quelle dignité! Comme il était pénétrant, fort, prompt, à son aise, pour résoudre les questions sur les Écritures! Je sais que sur ce point il y a beaucoup d'incrédules: je les ai vus, quand moi-même je le disais, ne pas me croire. Eh bien, j'atteste Jésus, notre espérance commune, que moi, de la bouche de personne, je n'ai jamais entendu des paroles si pleines de science, d'une éloquence si généreuse et si pure. Sans doute, à côté des vertus de Martin, c'est là une louange bien mesquine; mais l'étonnant, c'est qu'à un homme illettré n'ait pas manqué même ce mérite.



Vies de saints - CHAPITRE Xl