1981 Laborem exercens 8

Solidarité des travailleurs

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S'il s'agit du travail humain, envisagé dans la dimension fondamentale de celui qui en est le sujet, c'est-à-dire de l'homme en tant que personne exécutant ce travail, on doit de ce point de vue faire au moins une estimation sommaire des développements qui sont intervenus, au cours des quatre-vingt-dix ans écoulés depuis l'encyclique Rerum novarum, quant à la dimension subjective du travail. En effet, si le sujet du travail est toujours le même, à savoir l'homme, des modifications notables se produisent dans l'aspect objectif du travail. Bien que l'on puisse dire que le travail, en raison de son sujet, est un (un et tel qu'on n'en trouve jamais d'exactement semblable), un examen de ses conditions objectives amène à constater qu'il existe beaucoup de travaux, un très grand nombre de travaux divers. Le développement de la civilisation humaine apporte en ce domaine en enrichissement continuel. En même temps, cependant, on ne peut s'empêcher de noter que, dans le processus de ce développement, on voit apparaître de nouvelles formes de travail, tandis que d'autres disparaissent. En admettant qu'en principe il s'agisse là d'un phénomène normal, il y a lieu cependant de bien voir si en lui ne se glissent pas, plus ou moins profondément, certaines irrégularités qui peuvent être dangereuses pour des motifs d'éthique sociale.

C'est précisément en raison d'une telle anomalie aux répercussions importantes qu'est née, au siècle dernier, ce qu'on a appelé la question ouvrière, définie parfois comme "question du prolétariat". Cette question comme les problèmes qui lui sont connexes a suscité une juste réaction sociale; elle a fait surgir, on pourrait même dire jaillir, un grand élan de solidarité entre les travailleurs et, avant tout, entre les travailleurs de l'industrie. L'appel à la solidarité et à l'action commune, lancé aux hommes du travail, avait sa valeur, une valeur importante, et sa force persuasive, du point de vue de l'éthique sociale, surtout lorsqu'il s'agissait du travail sectoriel, monotone, dépersonnalisant dans les complexes industriels, quand la machine avait tendance à dominer sur l'homme.

C'était la réaction contre la dégradation de l'homme comme sujet du travail et contre l'exploitation inouie qui l'accompagnait dans le domaine des profits, des conditions de travail et de prévoyance en faveur de la personne du travailleur. Une telle réaction a uni le monde ouvrier en un ensemble communautaire caractérisé par une grande solidarité.

Dans le sillage de l'encyclique Rerum novarum et des nombreux documents du Magistère de l'Eglise qui ont suivi, il faut franchement reconnaître que se justifiait, du point de vue de la morale sociale, la réaction contre le système d'injustice et de préjudices qui criait vengeance vers le Ciel (13) et qui pesait sur le travailleur dans cette période de rapide industrialisation. Cet état de choses était favorisé par le système socio-politique libéral qui, selon ses principes économiques, renforçait et assurait l'initiative économique des seuls possesseurs de capitaux, mais ne se préoccupait pas suffisamment des droits du travailleur, en affirmant que le travail humain est seulement un instrument de production, et que le capital est le fondement, le facteur et le but de la production.

13-
Dt 24,15 Jc 5,4 Gn 4,10


Depuis lors, la solidarité des travailleurs, en même temps que, chez les autres, une prise de conscience plus nette et plus engagée concernant les droits des travailleurs, ont produit en beaucoup de cas des changements profonds. On a imaginé divers systèmes nouveaux. Diverses formes de néo-capitalisme ou de collectivisme se sont développées. Il n'est pas rare que les travailleurs puissent participer, et qu'ils participent effectivement, à la gestion et au contrôle de la productivité des entreprises. Au moyen d'associations appropriées, ils ont une influence sur les conditions de travail et de rémunération, comme aussi sur la législation sociale. Mais en même temps, divers systèmes fondés sur l'idéologie ou sur le pouvoir, comme aussi de nouveaux rapports apparus aux différents niveaux de la vie sociale, ont laissé persister des injustices flagrantes ou en ont créé de nouvelles . Au plan mondial, le développement de la civilisation et des communications a rendu possible un diagnostic plus complet des conditions de vie et de travail de l'homme dans le monde entier, mais il a aussi mis en lumière d'autres formes d'injustice bien plus étendues que celles qui, au siècle passé, ont suscité l'union des travailleurs en vue d'une solidarité particulière dans le monde ouvrier. Il en est ainsi dans les pays qui ont déjà accompli un certain processus de révolution industrielle; il en est également ainsi dans les pays ou le premier chantier de travail continue à être la culture de la terre ou d'autres occupations du même type.

Des mouvements de solidarité dans le domaine du travail d'une solidarité qui ne doit jamais être fermeture au dialogue et à la collaboration avec les autres peuvent être nécessaires, même par rapport aux conditions de groupes sociaux qui auparavant n'étaient pas compris parmi ces mouvements, mais qui subissent, dans les mutations des systèmes sociaux et des conditions de vie, une "prolétarisation" effective ou même se trouvent déjà en réalité dans une situation de "prolétariat" qui, même si on ne la connaît pas encore sous ce nom, est telle qu'en fait elle le mérite. Dans cette situation peuvent se trouver plusieurs catégories ou groupes de l'"intelligentsia" du travail, spécialement lorsque l'accès toujours plus large à l'instruction, le nombre toujours croissant des personnes ayant obtenu des diplômes par leur préparation culturelle, vont de pair avec une diminution de demandes de leur travail. Un tel chômage des intellectuels arrive ou augmente lorsque l'instruction accessible n'est pas orientée vers les types d'emplois ou de services que requièrent les vrais besoins de la société, ou quand le travail pour lequel on exige l'instruction, au moins professionnelle, est moins recherché ou moins bien payé qu'un travail manuel. Il est évident que l'instruction, en soi, constitue toujours une valeur et un enrichissement important de la personne humaine; néanmoins, certains processus de "prolétarisation" restent possibles indépendamment de ce fait.

Aussi faut-il continuer à s'interroger sur le sujet du travail et sur les conditions dans lesquelles il vit. Pour réaliser la justice sociale dans les différentes parties du monde, dans les divers pays, et dans les rapports entre eux, il faut toujours qu'il y ait de nouveaux mouvements de solidarité des travailleurs et de solidarité avec les travailleurs. Une telle solidarité doit toujours exister là ou l'exigent la dégradation sociale du sujet du travail, l'exploitation des travailleurs et les zones croissantes de misère et même de faim. L'Eglise est vivement engagée dans cette cause, car elle la considère comme sa mission, son service, comme un test de sa fidélité au Christ, de manière à être vraiment l'"Eglise des pauvres". Et les "pauvres" apparaissent sous bien des aspects; ils apparaissent en des lieux divers et à différents moments; ils apparaissent en de nombreux cas comme un résultat de la violation de la dignité du travail humain: soit parce que les possibilités du travail humain sont limitées c'est la plaie du chômage, soit parce qu'on mésestime la valeur du travail et les droits qui en proviennent, spécialement le droit au juste salaire, à la sécurité de la personne du travailleur et de sa famille.


Travail et dignité de la personne

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En demeurant encore dans la perspective de l'homme comme sujet du travail, il convient que nous abordions, au moins de façon synthétique, quelques problèmes qui définissent de plus près la dignité du travail humain, car ils permettent de caractériser plus pleinement sa valeur morale spécifique. Il faut le faire en ayant toujours sous les yeux l'appel biblique de "soumettre la terre" (14), par lequel s'est exprimée la volonté du Créateur, afin que le travail permette à l'homme d'atteindre cette "domination" qui lui est propre dans le monde visible.

14-
Gn 1,28


L'intention fondamentale et primordiale de Dieu par rapport à l'homme qu'"il créa ... à sa ressemblance, à son image" (15), n'a pas été rétractée ni effacée, même pas lorsque l'homme, après avoir rompu l'alliance originelle avec Dieu, entendit les paroles: "A la sueur de ton front tu mangeras ton pain" (16). Ces paroles se réfèrent à la fatigue parfois pesante qui depuis lors accompagne le travail humain; elles ne changent pas pour autant le fait que celui-ci est la voie conduisant l'homme à réaliser la "domination" qui lui est propre sur le monde visible en "soumettant" la terre. Cette fatigue est un fait universellement connu, parce qu'universellement expérimenté. Ils le savent bien, ceux qui accomplissent un travail physique dans des conditions parfois exceptionnellement pénibles. Ils le savent bien les agriculteurs qui, en de longues journées, s'usent à cultiver une terre qui, parfois, "produit des ronces et des épines" (17), et aussi les mineurs dans les mines ou les carrières de pierre, les travailleurs de la sidérurgie auprès des hauts fourneaux, les hommes qui travaillent dans les chantiers de construction et dans le secteur du bâtiment, alors qu'ils risquent fréquemment leur vie ou l'invalidité. Ils le savent bien également, les hommes attachés au chantier du travail intellectuel, ils le savent bien les hommes de science, ils le savent bien, les hommes qui ont sur leurs épaules la grave responsabilité de décisions destinées à avoir une vaste résonance sur le plan social. Ils le savent bien les médecins et les infirmiers, qui veillent jour et nuit auprès des malades. Elles le savent bien les femmes qui, sans que parfois la société et leurs proches eux-mêmes le reconnaissent de façon suffisante, portent chaque jour la fatigue et la responsabilité de leur maison et de l'éducation de leurs enfants. Oui, ils le savent bien, tous les travailleurs et, puisque le travail est vraiment une vocation universelle, on peut même dire: tous les hommes.

15- Gn 1,26-27
16- Gn 3,19
17- He 6,8 Gn 3,18


Et pourtant, avec toute cette fatigue et peut-être, en un certain sens, à cause d'elle le travail est un bien de l'homme. Si ce bien porte la marque d'un bonum arduum, d'un "bien ardu", selon la terminologie de saint Thomas (18), cela n'empêche pas que, comme tel, il est un bien de l'homme. Il n'est pas seulement un bien "utile" ou dont on peut "jouir", mais il est un bien "digne", c'est-à-dire qu'il correspond à la dignité de l'homme, un bien qui exprime cette dignité et qui l'accroît. En voulant mieux préciser le sens éthique du travail, il faut avant tout prendre en considération cette vérité. Le travail est un bien de l'homme il est un bien de son humanité car, par le travail, non seulement l'homme transforme la nature en l'adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, "il devient plus homme".

18- S. Thomas I-II 40,1 s.c; I-II 34,2 ad 1.


Sans cette considération, on ne peut comprendre le sens de la vertu de l'ardeur au travail, plus précisément on ne peut comprendre pourquoi l'ardeur au travail devrait être une vertu; en effet la vertu, comme disposition morale, est ce qui permet à l'homme de devenir bon en tant qu'homme (19). Ce fait ne change en rien notre préoccupation d'éviter que dans le travail l'homme lui-même ne subisse une diminution de sa propre dignité, alors qu'il permet à la matière d'être ennoblie (20). On sait aussi que, de bien des façons, il est possible de se servir du travail contre l'homme, qu'on peut punir l'homme par le système du travail forcé dans les camps de concentration, qu'on peut faire du travail un moyen d'oppression de l'homme, qu'enfin on peut, de différentes façons, exploiter le travail humain, c'est-à-dire le travailleur. Tout ceci plaide pour l'obligation morale d'unir l'ardeur au travail comme vertu à un ordre social du travail,
qui permette à l'homme de "devenir plus homme" dans le travail, et lui évite de s'y dégrader en usant ses forces physiques (ce qui est inévitable, au moins jusqu'à un certain point), et surtout en entamant la dignité et la subjectivité qui lui sont propres.

19- S. Thomas I-II 40,1c I-II 34,2 ad 1.
20- Pie XI, encyclique Quadragesimo anno : AAS 23 (1931) pp. 221- 222.


Travail et société: famille, nation

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La dimension personnelle du travail humain étant ainsi confirmée, on doit en venir à la seconde sphère de valeurs qui lui est nécessairement unie. Le travail est le fondement sur lequel s'édifie la vie familiale, qui est un droit naturel et une vocation pour l'homme. Ces deux sphères de valeurs l'une liée au travail, l'autre dérivant du caractère familial de la vie humaine doivent s'unir et s'influencer de façon correcte. Le travail est, d'une certaine manière, la condition qui rend possible la fondation d'une famille, puisque celle-ci exige les moyens de subsistance que l'homme acquiert normalement par le travail. Le travail et l'ardeur au travail conditionnent aussi tout le processus d'éducation dans la famille, précisément pour la raison que chacun "devient homme", entre autres, par le travail, et que ce fait de devenir homme exprime justement le but principal de tout le processus éducatif. C'est ici qu'entrent en jeu, dans un certain sens, deux aspects du travail: celui qui assure la vie et la subsistance de la famille, et celui par lequel se réalisent les buts de la famille, surtout l'éducation. Néanmoins ces deux aspects du travail sont unis entre eux et se complètent sur différents points.

Dans l'ensemble, on doit se souvenir et affirmer que la famille constitue l'un des termes de référence les plus importants, selon lesquels doit se former l'ordre social et éthique du travail humain. La doctrine de l'Eglise a toujours réservé une attention spéciale à ce problème et, dans le présent document, il faudra que nous y revenions encore. Car la famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme.

La troisième sphère de valeurs que nous rencontrons dans la perspective retenue ici celle du sujet du travail regarde la grande société à laquelle l'homme appartient en vertu de liens culturels et historiques particuliers. Cette société, même si elle n'a pas encore pris la forme achevée d'une nation, est la grande "éducatrice" de tout homme, encore qu'indirectement (car chacun assume dans sa famille les éléments et les valeurs dont l'ensemble compose la culture d'une nation donnée), et elle est aussi une grande incarnation historique et sociale du travail de toutes les générations. Le résultat de tout cela est que l'homme lie son identité humaine la plus profonde à l'appartenance à sa nation, et qu'il voit aussi dans son travail un moyen d'accroître le bien commun élaboré avec ses compatriotes, en se rendant compte ainsi que, par ce moyen, le travail sert à multiplier le patrimoine de toute la famille humaine, de tous les hommes vivant dans le monde.

Ces trois sphères conservent de façon permanente leur importance pour le travail humain dans sa dimension subjective. Cette dimension, c'est-à-dire la réalité concrète de l'homme au travail, l'emporte sur la dimension objective. Dans la dimension subjective se réalise avant tout la "domination" sur le monde de la nature, a laquelle l'homme est appelé depuis les origines selon les paroles du Livre de la Genèse. Si le processus de soumission de la terre, c'est-à-dire le travail sous l'aspect de la technique, est caractérisé au cours de l'histoire, et spécialement ces derniers siècles, par un immense développement des moyens de production, il s'agit là d'un phénomène avantageux et positif, à condition que la dimension objective du travail ne prenne pas le dessus sur la dimension subjective, en enlevant à l'homme ou en diminuant sa dignité et ses droits inaliénables.





III. LE CONFLIT ENTRE LE TRAVAIL ET LE CAPITAL

DANS LA PHASE ACTUELLE DE L'HISTOIRE


Dimension de ce conflit

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L'ébauche de la problématique fondamentale du travail, telle qu'elle a été esquissée ci-dessus, de même qu'elle se réfère aux premiers textes bibliques, constitue, en un certain sens, l'armature de l'enseignement de l'Eglise, qui se maintient inchangé à travers les siècles, dans le contexte des diverses expériences de l'histoire. Toutefois, sur la toile de fond des expériences qui ont précédé la publication de l'encyclique Rerum novarum et qui l'ont suivie, cet enseignement acquiert une possibilité particulière d'expression et un caractère de vive actualité. Le travail apparaît dans cette analyse comme une grande réalité, qui exerce une influence fondamentale sur la formation, au sens humain, du monde confié à l'homme par le Créateur et sur son humanisation; il est aussi une réalité étroitement liée à l'homme, comme à son propre sujet, et à sa façon rationnelle d'agir. Cette réalité, dans le cours normal des choses, remplit la vie humaine et a une forte incidence sur sa valeur et sur son sens. Même s'il est associé à la fatigue et à l'effort, le travail ne cesse pas d'être un bien, en sorte que l'homme se développe en aimant son travail. Ce caractère du travail humain, tout à fait positif et créateur, éducatif et méritoire, doit constituer le fondement des estimations et des décisions qui se prennent aujourd'hui à son égard, même en référence aux droits subjectifs de l'homme, comme l'attestent les Déclarations internationales et aussi les multiples Codes du travail, élaborés par les institutions législatives compétentes des divers pays comme par les organisations qui consacrent leur activité sociale ou scientifico-sociale à la problématique du travail. Il y a un organisme qui promeut de telles initiatives au niveau international: c'est l'Organisation internationale du Travail, la plus ancienne Institution spécialisée de l'Organisation des Nations Unies.

Dans une partie subséquente des présentes considérations, j'ai l'intention de revenir de façon plus détaillée sur ces problèmes importants, en rappelant au moins les éléments fondamentaux de la doctrine de l'Eglise sur ce thème. Auparavant cependant, il convient d'aborder une sphère très importante de problèmes qui ont servi de cadre à la formation de cet enseignement dans la dernière étape, autrement dit dans la période dont le début, en un certain sens symbolique, correspond à l'année de la publication de l'encyclique Rerum novarum.

On sait que, durant toute cette période qui n'est d'ailleurs pas terminée, le problème du travail s'est posé en fonction du grand conflit qui, à l'époque du développement industriel et en liaison avec lui, s'est manifesté entre le "monde du capital" et le "monde du travail", autrement dit entre le groupe restreint, mais très influent, des entrepreneurs, des propriétaires ou détenteurs des moyens de production et la multitude plus large des gens qui, privés de ces moyens, ne participaient au processus de production que par leur travail. Ce conflit a eu son origine dans le fait que les travailleurs mettaient leurs forces à la disposition du groupe des entrepreneurs, et que ce dernier, guidé par le principe du plus grand profit, cherchait à maintenir le salaire le plus bas possible pour le travail exécuté par les ouvriers. A cela il faut encore ajouter d'autres éléments d'exploitation, liés au manque de sécurité dans le travail et à l'absence de garanties quant aux conditions de santé et de vie des ouvriers et de leurs familles.

Ce conflit, interprété par certains comme un conflit socio-économique à caractère de classe, a trouvé son expression dans le conflit idéologique entre le libéralisme, entendu comme idéologie du capitalisme, et le marxisme, entendu comme idéologie du socialisme scientifique et du communisme, qui prétend intervenir en qualité de porte-parole de la classe ouvrière, de tout le prolétariat mondial. De cette façon, le conflit réel qui existait entre le monde du travail et celui du capital s'est transformé en lutte de classe systématique, conduite avec des méthodes non seulement idéologiques mais aussi et surtout politiques. On connaît l'histoire de ce conflit, comme on connaît aussi les exigences de l'une et de l'autre partie. Le programme marxiste, basé sur la philosophie de Marx et d'Engels, voit dans la lutte des classes l'unique moyen d'éliminer les injustices de classe existant dans la société, et d'éliminer les classes elles-mêmes. La réalisation de ce programme envisage tout d'abord de "collectiviser" des moyens de production, afin que, par le transfert de ces moyens des personnes privées à la collectivité, le travail humain soit préservé de l'exploitation.

C'est à cela que tend la lutte conduite par des méthodes idéologiques et aussi politiques. Les regroupements inspirés par l'idéologie marxiste, comme partis politiques, tendent, conformément au principe de la "dictature du prolétariat" et en exerçant des influences de divers types, y compris la pression révolutionnaire, au monopole du pouvoir dans chacune des sociétés, et veulent y introduire le système collectiviste grâce à l'élimination de la propriété privée des moyens de production. Selon les principaux idéologues et les chefs de cet ample mouvement international, le but d'un tel programme d'action est d'accomplir la révolution sociale et d'introduire dans le monde entier le socialisme et, en définitive, le système communiste.

En abordant cette sphère extrêmement importante de problèmes qui constituent non seulement une théorie mais la trame de la vie socio-économique, politique et internationale, de notre époque, on ne peut entrer dans les détails, et d'ailleurs ce n'est pas nécessaire, puisque ces problèmes sont connus aussi bien grâce à une abondante littérature qu'à partir des expériences pratiques. On doit, par contre, remonter de leur contexte au problème fondamental du travail humain auquel sont consacrées avant tout les considérations du présent document. Il est en effet évident que ce problème capital, toujours du point de vue de l'homme problème qui constitue l'une des dimensions fondamentales de son existence terrestre et de sa vocation, ne saurait être expliqué autrement qu'en tenant compte de tout le contexte de la réalité contemporaine.



Priorité du travail

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En face de cette réalité contemporaine, dont la structure porte si profondément inscrits tant de conflits causés par l'homme et dans laquelle les moyens techniques, fruits du travail humain, jouent un rôle de premier plan (on pense également ici à la perspective d'un cataclysme mondial dans l'éventualité d'une guerre nucléaire dont les possibilités de destruction seraient quasi inimaginables), on doit avant tout rappeler un principe toujours enseigné par l'Eglise. C'est le principe de la priorité du "travail" par rapport au "capital". Ce principe concerne directement le processus même de la production dont le travail est toujours une cause efficiente première, tandis que le "capital", comme ensemble des moyens de production, demeure seulement un instrument ou la cause instrumentale. Ce principe est une vérité évidente qui ressort de toute l'expérience historique de l'homme.

Lorsque, dans le premier chapitre de la Bible, nous lisons que l'homme doit soumettre la terre, nous savons que ces paroles se réfèrent à toutes les ressources que le monde visible renferme en lui-même et qui sont mises à la disposition de l'homme. Toutefois ces ressources ne peuvent servir à l'homme que par le travail. Au travail demeure également lié depuis les origines le problème de la propriété, car, pour faire servir à soi et aux autres les ressources cachées dans la nature, l'homme a comme unique moyen son travail. Et afin de pouvoir faire fructifier ces ressources par son travail, l'homme s'approprie des petites parties des diverses richesses de la nature: du sous-sol, de la mer, de la terre, de l'espace. L'homme s'approprie tout cela en en faisant le chantier de son travail. Il se l'approprie par le travail et pour avoir encore du travail.

Le même principe s'applique aux phases successives de ce processus, dans lequel la première phase demeure toujours le rapport de l'homme avec les ressources et les richesses de la nature. Tout l'effort de connaissance qui tend à découvrir ces richesses, à déterminer leurs diverses possibilités d'utilisation par l'homme et pour l'homme, nous fait prendre conscience de ceci: tout ce qui, dans l'ensemble de l'oeuvre de production économique, provient de l'homme, aussi bien le travail que l'ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c'est-à-dire la capacité de mettre en oeuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l'homme trouve, mais qu'il ne crée pas. Il les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de production. En toute phase du développement de son travail, l'homme rencontre le fait que tout lui est principalement donné par la "nature", autrement dit, en définitive, par le Créateur. Au début du travail humain, il y a le mystère de la création. Cette affirmation, déjà indiquée comme point de départ, constitue le fil conducteur de ce document et sera développée ultérieurement, dans la dernière partie de ces réflexions.

La considération qui vient ensuite sur le même problème doit nous confirmer dans la conviction de la priorité du travail humain par rapport à ce que, avec le temps, on a pris l'habitude d'appeler "capital". Si en effet, dans le cadre de ce dernier concept, on fait entrer, outre les ressources de la nature mises à la disposition de l'homme, l'ensemble des moyens par lesquels l'homme se les approprie en les transformant à la mesure de ses besoins (et ainsi, en un sens, en les "humanisant"), on doit alors constater dès maintenant que cet ensemble de moyens est le fruit du patrimoine historique du travail humain. Tous les moyens de production, des plus primitifs aux plus modernes, c'est l'homme qui les a progressivement élaborés: l'expérience et l'intelligence de l'homme. De cette façon sont apparus, non seulement les instruments les plus simples qui servent à la culture de la terre, mais aussi grâce au progrès adéquat de la science et de la technique les plus modernes et les plus complexes: les machines, les usines, les laboratoires et les ordinateurs. Ainsi, tout ce qui sert au travail, tout ce qui constitue, dans l'état actuel de la technique, son "instrument" toujours plus perfectionné, est le fruit du travail.

Cet instrument gigantesque et puissant, à savoir l'ensemble des moyens de production considérés en un certain sens comme synonyme de "capital", est né du travail et porte les marques du travail humain. Au stade présent de l'avancement de la technique, l'homme, qui est le sujet du travail, quand il veut se servir de cet ensemble d'instruments modernes, c'est-à-dire des moyens de production, doit commencer par assimiler, au plan de la connaissance, le fruit du travail des hommes qui ont découvert ces instruments, qui les ont programmés, construits et perfectionnés, et qui continuent à le faire. La capacité de travail c'est-à-dire la possibilité de participer efficacement au processus moderne de production exige une préparation toujours plus grande et, avant tout, une instruction adéquate. Evidemment, il reste clair que tout homme, participant au processus de production, même dans le cas ou il exécute seulement un type de travail qui ne requiert pas une instruction particulière et des qualifications spéciales, continue à être, dans ce processus de production, le vrai sujet efficace, tandis que l'ensemble des instruments, fût-il le plus parfait, est seulement et exclusivement un instrument subordonné au travail de l'homme.

Cette vérité, qui appartient au patrimoine stable de la doctrine de l'Eglise, doit être toujours soulignée en rapport avec le problème du système de travail et aussi de tout le système socio-économique. Il faut souligner et mettre en relief le primat de l'homme dans le processus de production, le primat de l'homme par rapport aux choses. Tout ce qui est contenu dans le concept de "capital", au sens restreint du terme, est seulement un ensemble de choses. Comme sujet du travail, et quel que soit le travail qu'il accomplit, l'homme, et lui seul, est une personne. Cette vérité contient en elle-même des conséquences importantes et décisives.



"Economisme" et matérialisme

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Avant tout, à la lumière de cette vérité, on voit clairement qu'on ne saurait séparer le "capital" du travail, qu'on ne saurait en aucune manière opposer le travail au capital, ni le capital au travail, et moins encore comme on l'expliquera plus loin les hommes concrets, désignés par ces concepts. Le système de travail qui peut être juste, c'est-à-dire conforme à l'essence même du problème ou, encore, intrinsèquement vrai et en même temps moralement légitime, est celui qui, en ses fondements, dépasse l'antinomie entre travail et capital, en cherchant à se structurer selon le principe énoncé plus haut de la priorité substantielle et effective du travail, de l'aspect subjectif du travail humain et de sa participation efficiente à tout le processus de production, et cela quelle que soit la nature des prestations fournies par le travailleur.

L'antinomie entre travail et capital ne trouve sa source ni dans la structure du processus de production ni dans celle du processus économique en général. Ce processus révèle en effet une compénétration réciproque entre le travail et ce que nous sommes habitués à nommer le capital; il montre leur lien indissoluble. L'homme, à quelque tâche qu'il soit attelé, relativement primitive ou, au contraire, ultra-moderne, peut aisément se rendre compte de ce que, par son travail, il hérite d'un double patrimoine: il hérite d'une part de ce qui est donné à tous les hommes sous forme de ressources naturelles et, d'autre part, de tout ce que les autres ont déjà élaboré à partir de ces ressources, avant tout en développant la technique, c'est-à-dire en réalisant un ensemble d'instruments de travail toujours plus parfaits. Tout en travaillant, l'homme "hérite du travail d'autrui" (21). Nous acceptons sans difficulté cette vision du domaine et du processus du travail humain, guidés que nous sommes tant par l'intelligence que par la foi qui reçoit sa lumière de la parole de Dieu. Il s'agit là d'une vision cohérente, à la fois théologique et humaniste. En elle, l'homme apparaît comme le "patron" des créatures, mises à sa disposition dans le monde visible. Si, dans le processus du travail, on découvre quelque dépendance, il s'agit de celle qui lie au donateur de toutes les ressources de la création, et qui devient à son tour dépendance envers d'autres hommes, envers ceux qui, par leur travail et leurs initiatives, ont donné à notre propre travail des possibilités déjà perfectionnées et accrues. De tout ce qui, dans le processus de production, constitue un ensemble de "choses", des instruments, du capital, nous pouvons seulement affirmer qu'il "conditionne" le travail de l'homme. Mais nous ne pouvons pas affirmer qu'il soit comme le "sujet" anonyme qui met en position dépendante l'homme et son travail.

21-
Jn 4,38


La rupture de cette vision cohérente, dans laquelle est strictement sauvegardé le principe du primat de la personne sur les choses, s'est réalisée dans la pensée humaine, parfois après une longue période de préparation dans la vie pratique. Elle s'est opérée de telle sorte que le travail a été séparé du capital et opposé à lui, de même que le capital a été opposé au travail, presque comme s'il s'agissait de deux forces anonymes, de deux facteurs de production envisagés tous les deux dans une même perspective "économiste". Dans cette façon de poser le problème, il y avait l'erreur fondamentale que l'on peut appeler l'erreur de l'"économisme" et qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. On peut et on doit appeler cette erreur fondamentale de la pensée l'erreur du matérialisme en ce sens que l'"économisme" comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu'il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l'agir de l'homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée à la réalité matérielle. Cela ne constitue pas encore le matérialisme théorique au sens plénier du mot; mais c'est déjà certainement un matérialisme pratique qui, moins en vertu des prémisses dérivant de la théorie matérialiste qu'en raison d'un mode déterminé de porter des jugements de valeur et donc en vertu d'une certaine hiérarchie des biens, fondée sur l'attraction forte et immédiate de ce qui est matériel, est jugé capable de satisfaire les besoins de l'homme.

L'erreur de penser selon les catégories de l'"économisme" est allée de pair avec l'apparition de la philosophie matérialiste et avec le développement de cette philosophie depuis sa phase la plus élémentaire et la plus commune (encore appelée matérialisme vulgaire parce qu'il prétend réduire la réalité spirituelle à un phénomène superflu) jusqu'à celle de ce qu'on nomme matérialisme dialectique. Il semble pourtant que, dans le cadre des considérations présentes, pour le problème fondamental du travail humain et, en particulier, pour cette séparation et cette opposition entre "travail" et "capital", comme entre deux facteurs de la production envisagés dans la même perspective "économiste" dont nous avons parlé, l'"économisme" ait eu une importance décisive et ait influé sur cette manière non humaniste de poser le problème, avant le système philosophique matérialiste. Néanmoins il est évident que le matérialisme, même sous sa forme dialectique, n'est pas en état de fournir à la réflexion sur le travail humain des bases suffisantes et définitives pour que le primat de l'homme sur l'instrument-capital, le primat de la personne sur la chose, puissent trouver en lui une vérification adéquate et irréfutable et un véritable soutien. Même dans le matérialisme dialectique, l'homme n'est pas d'abord sujet du travail et cause efficiente du processus de production, mais il reste traité et compris en dépendance de ce qui est matériel, comme une sorte de "résultante" des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque donnée.

Evidemment, l'antinomie, envisagée ici, entre le travail et le capital antinomie dans le cadre de laquelle le travail a été séparé du capital et opposé à lui, en un certain sens de façon ontique, comme s'il était un élément quelconque du processus économique a son origine, non seulement dans la philosophie et les théories économiques du XVIIIe siècle, mais plus encore dans la pratique économico-sociale de cette époque qui fut celle de l'industrialisation naissant et se développant de manière impétueuse et dans laquelle on percevait en premier lieu la possibilité de multiplier abondamment les richesses matérielles, c'est-à-dire les moyens, mais en perdant de vue la fin, c'est-à-dire l'homme à qui ces moyens doivent servir. Cette erreur d'ordre pratique a touché d'abord le travail humain, l'homme au travail, et a causé la réaction sociale éthiquement juste dont on a parlé plus haut. La même erreur, qui a désormais son aspect historique déterminé, lié à la période du capitalisme et du libéralisme primitifs, peut encore se répéter en d'autres circonstances de temps et de lieu si, dans le raisonnement, on part des mêmes prémisses tant théoriques que pratiques. On ne voit pas d'autre possibilité de dépassement radical de cette erreur si n'interviennent pas des changements adéquats dans le domaine de la théorie comme dans celui de la pratique, changements allant dans une ligne de ferme conviction du primat de la personne sur la chose, du travail de l'homme sur le capital entendu comme ensemble des moyens de production.



1981 Laborem exercens 8