1994 Lettre aux Familles - Le bien commun du mariage et de la famille

Le bien commun du mariage et de la famille



Le consentement matrimonial détermine et stabilise le bien qui est commun au mariage et à la famille. " Je te prends pour épouse - pour époux - et je promets de te rester fidèle dans le bonheur et dans l'épreuve, dans la maladie et la bonne santé, pour t'aimer et te respecter tous les jours de ma vie "(22). Le mariage est une communion unique de personnes. Fondée sur cette communion, la famille est appelée à devenir une communauté de personnes. C'est un engagement que les nouveaux époux prennent " devant Dieu et devant l'Eglise ", comme le célébrant le leur rappelle au moment de l'échange des consentements (23). Ceux qui participent à la cérémonie sont témoins de cet engagement ; en eux sont représentées en un sens l'Eglise et la société, milieux de vie de la nouvelle famille.

22- Ritual Romanum, Ordo celebrandi matrimonium, n. 62, ed. cit., p17.
23- Ibid., n. 61, éd. cit., p.17.


Les paroles du consentement matrimonial définissent ce qui constitue le bien commun du couple et de la famille. Avant tout, le bien commun des époux : l'amour, la fidélité, le respect, la durée de leur union jusqu'à la mort, " tous les jours de la vie ". Le bien de tous les deux, qui est en même temps le bien de chacun, doit devenir ensuite le bien des enfants. Le bien commun, par sa nature, tout en unissant les personnes, assure le vrai bien de chacune. Si l'Eglise, comme du reste l'Etat, reçoit le consentement des époux selon les termes indiqués plus haut, elle le fait parce que c'est " inscrit en leur coeur " (Rm 2,15). Ce sont les époux qui se donnent réciproquement le consentement matrimonial en prêtant serment, c'est-à-dire en confirmant devant Dieu la vérité de leur consentement. En tant que baptisés, ils sont, dans l'Eglise, les ministres du sacrement du mariage. Saint Paul enseigne que leur engagement mutuel est un " grand mystère " (Ep 5,32).

Les paroles du consentement expriment donc ce qui constitue le bien commun des époux et elles indiquent ce qui doit être le bien commun de la future famille. Pour le mettre en évidence, l'Eglise leur demande s'ils sont disposés à accueillir et à éduquer chrétiennement les enfants que Dieu voudra leur donner. Cette demande se réfère au bien commun du futur noyau familial, compte tenu de la généalogie des personnes inscrites dans la constitution même du mariage et de la famille. La demande au sujet des enfants et de leur éducation est étroitement liée au consentement conjugal, au serment d'amour, de respect conjugal, de fidélité jusqu'à la mort. L'accueil et l'éducation des enfants, qui sont deux des fins principales de la famille, dépendent de la façon dont on tient cet engagement. La paternité et la maternité représentent une tâche de nature non seulement physique mais spirituelle ; car la généalogie de la personne, qui a son commencement éternel en Dieu et qui doit conduire à lui, passe par elles.

L'Année de la Famille, qui sera une année de prière particulière de la part des familles, devrait rendre chaque famille consciente de tout cela d'une manière nouvelle et profonde. Quelle abondance de thèmes bibliques pourrait nourrir cette prière ! Mais il faut qu'aux paroles de la Sainte Ecriture on joigne toujours la mention personnelle des époux-parents, comme celle des enfants et des petits-enfants. Par la généalogie des personnes, la communion conjugale devient communion des générations. L'union sacramentelle des deux, scellée dans l'alliance contractée devant Dieu, persiste et se consolide dans la succession des générations. Elle doit devenir unité de prière. Mais pour qu'elle puisse rayonner d'une façon significative pendant l'Année de la Famille, il est nécessaire que la prière devienne une habitude enracinée dans la vie quotidienne de chaque famille. La prière est action de grâce, louange à Dieu, demande de pardon, supplication et invocation. Sous chacune de ces formes, la prière de la famille a beaucoup à dire à Dieu. Elle a également beaucoup à dire aux hommes, à commencer par la communion réciproque des personnes qu'unissent des liens de famille.

" Qu'est-ce que l'homme pour que tu penses à lui ? " (Ps 8,5), se demande le psalmiste. La prière est le lieu où, de la manière la plus simple, on fait mémoire de Dieu Créateur et Père. Et ce n'est pas seulement, ni tellement, l'homme qui se souvient de Dieu, mais plutôt Dieu qui se souvient de l'homme. C'est pour cela que la prière de la communauté familiale peut devenir le lieu du souvenir commun et réciproque, car la famille est communauté de générations. Tous doivent être présents dans la prière : les vivants, les morts et aussi ceux qui doivent encore venir au monde. Il faut que dans la famille on prie pour chaque personne, en fonction du bien qu'est la famille pour elle et du bien qu'elle apporte à la famille. La prière raffermit davantage ce bien, précisément comme bien familial commun. Mieux, elle fait naître ce bien, d'une manière toujours nouvelle. Dans la prière, la famille se retrouve comme le premier " nous " dans lequel chacun est " je " et " tu " ; chacun est pour l'autre respectivement mari ou femme, père ou mère, fils ou fille, frère ou soeur, grand-père ou petit-fils.

Sont-elles ainsi, les familles auxquelles j'adresse cette Lettre ? Certes, beaucoup le sont ; mais, en ces temps où nous vivons, apparaît la tendance à restreindre le noyau familial à deux générations. Cela est dû souvent aux dimensions modestes des logements disponibles, surtout dans les grandes villes. Mais il n'est pas rare que cela soit dû aussi à la conviction que la cohabitation de plusieurs générations constitue un obstacle à l'intimité et rend la vie trop difficile. Mais n'est-ce pas là une grande faiblesse ? On trouve peu de vie humaine dans les familles d'aujourd'hui. Il n'y a plus que peu de personnes avec qui créer et partager le bien commun ; et pourtant, par nature, le bien demande à être créé et partagé avec d'autres, " bonum est diffusivum sui ", " le bien tend à se communiquer " (24). Plus le bien est commun, plus il est particulier également : mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrinsèque de l'existence dans le bien, dans la vérité et dans la charité. Si l'homme sait accueillir cette logique et la suivre, son existence devient vraiment un " don désintéressé ".

24- S. Thomas I 5,4 ad2.


Le don désintéressé de soi



Quand il affirme que l'homme est l'unique créature sur terre voulue de Dieu pour elle-même, le Concile ajoute aussitôt qu'il " ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même " (25). Cela pourrait sembler contradictoire, mais ce ne l'est nullement. C'est plutôt le grand et merveilleux paradoxe de l'existence humaine : une existence appelée à servir la vérité dans l'amour. L'amour amène l'homme à se réaliser par le don désintéressé de lui-même. Aimer signifie donner et recevoir ce qu'on ne peut ni acquérir ni vendre, mais seulement accorder librement et mutuellement.

25- GS 24


Le don de la personne requiert par nature d'être durable et irrévocable. L'indissolubilité du mariage découle en premier lieu de l'essence de ce don : don de la personne à la personne. Dans ce don réciproque est manifesté le caractère sponsal de l'amour. Dans le consentement matrimonial, les fiancés s'appellent par leur nom : " Moi je te prends pour épouse (pour époux) et je promets de te rester fidèle tous les jours de ma vie " . Un tel don lie beaucoup plus fortement et beaucoup plus profondément que tout ce qui peut être " acquis " de quelque manière et à quelque prix que ce soit. Fléchissant les genoux devant le Père, de qui vient toute paternité et toute maternité, les futurs parents deviennent conscients d'avoir été " rachetés ". En effet, ils ont été acquis à grand prix, au prix du don le plus désintéressé qui soit, le sang du Christ, auquel ils participent par le sacrement. Le couronnement liturgique du rite matrimonial est l'Eucharistie - sacrifice du " corps donné " et du " sang répandu " -, qui trouve en quelque sorte son expression dans le consentement des époux.

Quand, dans le mariage, l'homme et la femme se donnent et se reçoivent réciproquement dans l'unité d'" une seule chair ", la logique du don désintéressé entre dans leur vie. Sans elle, le mariage serait vide, alors que la communion des personnes, édifiée suivant cette logique, devient la communion des parents. Quand les époux transmettent la vie à leur enfant, un nouveau " tu " humain s'inscrit sur l'orbite de leur " nous ", une personne qu'ils appelleront d'un nom nouveau : " Notre fils ; notre fille ". " J'ai acquis un homme de par le Seigneur " (Gn 4,1), dit Ève, la première femme de l'histoire : un être humain, d'abord attendu pendant neuf mois puis " manifesté " aux parents, aux frères et soeurs. Le processus de la conception et du développement dans le sein maternel, de l'accouchement, de la naissance, tout cela sert à créer comme un espace approprié pour que la nouvelle créature puisse se manifester comme " don ", car c'est ce qu'elle est dès le début. Cet être fragile et sans défense, dépendant de ses parents pour tout et entièrement remis à leurs soins, pourrait-il être désigné autrement ? Le nouveau-né se donne à ses parents par le fait même de venir au jour. Son existence est déjà un don, le premier don du Créateur à la créature.

Dans le nouveau-né se réalise le bien commun de la famille. De même que le bien commun des époux s'achève dans l'amour sponsal, prêt à donner et à accueillir la nouvelle vie, ainsi le bien commun de la famille se réalise par le même amour sponsal concrétisé dans le nouveau-né. Dans la généalogie de la personne est inscrite la généalogie de la famille, portée sur les registres des baptêmes en perpétuelle mémoire, même si cet enregistrement n'est que la conséquence sociale du fait " qu'un homme est venu au monde " (cf. Jn 16,21).

Mais est-il vrai que le nouvel être humain est un don pour les parents ? Que c'est un don pour la société ? Apparemment rien ne semble l'indiquer. La naissance d'un homme paraît être parfois une simple donnée statistique, enregistrée comme tant d'autres dans les bilans démographiques. Certes, la naissance d'un enfant signifie, pour les parents, des fatigues à venir, de nouvelles charges économiques, d'autres contraintes pratiques : autant de motifs qui peuvent susciter en eux la tentation de ne pas désirer une autre naissance (26). Dans certains milieux sociaux et culturels, cette tentation se fait plus forte. L'enfant n'est donc pas un don ? Vient-il seulement pour prendre et non pour donner ? Voilà quelques questions inquiétantes, dont l'homme d'aujourd'hui a du mal à se libérer. L'enfant vient prendre de la place, alors que dans le monde l'espace semble se faire toujours plus rare. Mais est-il vrai qu'il n'apporte rien à la famille et à la société ? Ne serait-il pas un " élément " du bien commun sans lequel les communautés humaines se désagrègent et risquent la mort ? Comment le nier ? L'enfant fait don de lui-même à ses frères, à ses soeurs, à ses parents, à toute sa famille. Sa vie devient un don pour les auteurs mêmes de la vie, qui ne pourront pas ne pas sentir la présence de leur enfant, sa participation à leur existence, son apport à leur bien commun et à celui de la communauté familiale. C'est là une vérité qui demeure évidente dans sa simplicité et sa profondeur, malgré la complexité, et aussi l'éventuelle pathologie, de la structure psychologique de certaines personnes. Le bien commun de la société entière réside dans l'homme, qui, comme on l'a rappelé, est " la route de l'Eglise " (27). Il est avant tout la " gloire de Dieu " : " Gloria Dei vivens homo ", " la gloire de Dieu, c'est l'homme vivant ", selon la formule bien connue de saint Irénée (28), qui pourrait aussi se traduire : " La gloire de Dieu, c'est que l'homme vive " . Nous sommes ici, pourrait-on dire, en présence de la plus haute définition de l'homme : la gloire de Dieu est le bien commun de tout ce qui existe ; c'est le bien commun du genre humain.

26- SRS 25
27- RH 14
28 Adversus haereses, IV 20,7 : PG 7, 1057; SCh 100/2, pp. 648- 649.


Oui, l'homme est un bien commun : bien commun de la famille et de l'humanité, des divers groupes et des multiples structures sociales. Il faut faire toutefois une distinction significative de degré et de modalité : par exemple, l'homme est le bien commun de la nation à laquelle il appartient ou de l'Etat dont il est le citoyen ; mais il l'est d'une façon bien plus concrète, absolument unique, pour sa famille ; il l'est non seulement comme individu qui fait partie de la multitude humaine, mais comme " cet homme ". Dieu Créateur l'appelle à l'existence " pour lui-même ", et, lorsqu'il vient au monde, l'homme commence, dans la famille, sa " grande aventure ", l'aventure de la vie. " Cet homme ", en tout cas, a le droit de s'affirmer lui-même en raison de sa dignité humaine. C'est précisément cette dignité qui doit déterminer la place de la personne parmi les hommes, et avant tout dans la famille. Car, plus que toute autre réalité humaine, la famille est le milieu dans lequel l'homme peut exister " pour lui-même " par le don désintéressé de soi. C'est pourquoi elle reste une institution sociale qu'on ne peut pas et qu'on ne doit pas remplacer : elle est " le sanctuaire de la vie " (29).

29- CA 39


Le fait que naît un homme, qu'" un être humain est venu au monde " (cf. Jn 16,21), constitue un signe pascal. Jésus lui-même en parle à ses disciples, selon l'évangéliste Jean, avant sa passion et sa mort, comparant la tristesse causée par son départ à la souffrance d'une femme qui enfante : " La femme, sur le point d'accoucher, s'attriste (c'est-à-dire souffre) parce que son heure est venue; mais, lorsqu'elle a donné le jour à l'enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu'un homme soit venu au monde. " (Jn 16,21). L'" heure " de la mort du Christ (cf. Jn 13,1) est ici comparée à l'" heure " de la femme dans les douleurs de l'enfantement ; la naissance d'un nouvel homme se compare à la victoire de la vie sur la mort remportée par la résurrection du Seigneur. Ce rapprochement suscite diverses réflexions. De même que la résurrection du Christ est la manifestation de la Vie au-delà du seuil de la mort, de même la naissance d'un enfant est aussi manifestation de la vie, toujours destinée, par le Christ, à la " plénitude de la Vie " qui est en Dieu même : " Je suis venu pour qu'on ait la vie, et qu'on l'ait surabondante " (Jn 10,10). Voilà révélé dans sa valeur profonde le vrai sens de l'expression de saint Irénée : " Gloria Dei vivens homo ".

C'est la vérité évangélique du don de soi, sans lequel l'homme ne peut " pleinement se trouver ", qui permet de comprendre à quelle profondeur ce " don désintéressé " s'enracine dans le don du Dieu Créateur et Rédempteur, dans " la grâce de l'Esprit Saint " dont le célébrant demande l'effusion sur les époux au cours de la cérémonie du mariage. Sans cette " effusion ", il serait vraiment difficile de comprendre tout cela et de le réaliser comme la vocation de l'homme. Mais bien des personnes comprennent cela ! Beaucoup d'hommes et de femmes accueillent cette vérité et arrivent à entrevoir que c'est en elle seulement qu'ils trouvent " la Vérité et la Vie " (Jn 14,6). Sans cette vérité, la vie des époux et de la famille ne peut parvenir à son sens pleinement humain.

Voilà pourquoi l'Eglise ne se lasse jamais d'enseigner cette vérité et de lui rendre témoignage. Tout en faisant preuve de compréhension maternelle pour les nombreuses et complexes situations de crise dans lesquelles les familles se trouvent impliquées et pour la fragilité morale de tout être humain, l'Eglise est convaincue qu'elle doit absolument demeurer fidèle à la vérité sur l'amour humain ; autrement, elle se trahirait elle-même. S'éloigner de cette vérité salvifique serait en effet comme fermer " les yeux du coeur " (Ep 1,18), qui doivent au contraire rester toujours ouverts à la lumière que l'Evangile projette sur les vicissitudes de l'humanité (cf. 2Tm 1,10). La conscience de ce don de soi désintéressé par lequel l'homme " se trouve lui-même " est à renouveler sérieusement et à garantir constamment, face aux nombreuses oppositions que l'Eglise rencontre de la part des partisans d'une fausse civilisation du progrès (30). La famille exprime toujours une nouvelle dimension du bien pour les hommes, et c'est pourquoi elle crée une nouvelle responsabilité. Il s'agit de la responsabilité pour le bien commun particulier où réside le bien de l'homme, le bien de tout membre de la communauté familiale. Certes, c'est un bien " difficile ", (" bonum arduum "), mais c'est aussi un bien merveilleux.

30- SRS 25


La paternité et la maternité responsables



Dans le développement de la présente Lettre aux Familles, le moment est venu d'évoquer deux questions qui sont liées. L'une, plus générale, concerne la civilisation de l'amour ; l'autre, plus spécifique, porte sur la paternité et la maternité responsables.

Nous avons déjà dit que le mariage entraîne une singulière responsabilité envers le bien commun, celui des époux, d'abord, puis celui de la famille. Ce bien commun est constitué par l'homme, par la valeur de la personne et par tout ce qui donne la mesure de sa dignité. L'homme porte en lui cette dignité dans tous les systèmes sociaux, économiques ou politiques. Cependant, dans le cadre du mariage et de la famille, cette responsabilité " engage " encore plus, pour de nombreux motifs. Ce n'est pas sans raison que la Constitution pastorale Gaudium et spes parle de " mettre en valeur la dignité du mariage et de la famille ". Le Concile considère cette " mise en valeur " comme une tâche qui incombe à l'Eglise et aussi à l'Etat ; mais, dans toutes les cultures, elle reste d'abord le devoir des personnes qui, unies dans le mariage, forment une famille déterminée. " La paternité et la maternité responsables " désignent l'action concrète de mettre en oeuvre ce devoir qui, dans le monde contemporain, présente des caractéristiques nouvelles.

En particulier, " la paternité et la maternité responsables " se rapportent directement au moment où l'homme et la femme, s'unissant " en une seule chair ", peuvent devenir parents. C'est un moment riche et spécialement significatif pour leurs relations interpersonnelles comme pour le service qu'ils rendent à la vie : ils peuvent devenir parents - père et mère - en communiquant la vie à un nouvel être humain. Les deux dimensions de l'union conjugale, l'union et la procréation, ne peuvent être séparées artificiellement sans altérer la vérité intime de l'acte conjugal même (31).

31- HV 12 CEC 2366


Tel est l'enseignement constant de l'Eglise ; et les " signes des temps " dont nous sommes témoins aujourd'hui nous donnent de nouvelles raisons de le répéter avec une particulière insistance. Saint Paul, si attentif aux nécessités pastorales de son époque, demandait clairement et fermement d'" insister à temps et à contre-temps " (cf. 2Tm 4,2), sans se laisser effrayer par le fait que " l'on ne supporte plus la saine doctrine " (cf. 2Tm 4,3). Ses paroles sont familières à ceux qui, comprenant en profondeur ce qui se produit à notre époque, attendent de l'Eglise non seulement qu'elle n'abandonne pas " la saine doctrine ", mais qu'elle l'annonce avec une énergie renouvelée, recherchant dans les " signes des temps " actuels les raisons providentielles de l'approfondir davantage.

Beaucoup de ces raisons se retrouvent dans les domaines des sciences mêmes qui, à partir de l'ancien tronc commun de l'anthropologie, se sont développées en différentes spécialités, telles que la biologie, la psychologie, la sociologie et leurs ramifications ultérieures. Toutes tournent d'une certaine manière autour de la médecine, en même temps science et art (ars medica), au service de la vie et de la santé de l'homme. Mais les raisons ici évoquées découlent surtout de l'expérience humaine qui est multiple et qui, en un sens, précède et suit la science elle-même.

Les époux apprennent par leur propre expérience ce que signifient la paternité et la maternité responsables ; ils l'apprennent également grâce à l'expérience d'autres couples qui vivent dans des conditions analogues, et ils sont ainsi plus ouverts aux données des sciences. On pourrait dire que les " savants " reçoivent en quelque sorte un enseignement de la part des " époux ", pour être à leur tour en mesure de les instruire de façon plus compétente sur le sens de la procréation responsable et sur les manières de la pratiquer.

Ce thème a été amplement traité dans les documents conciliaires, dans l'encyclique Humanae vitae, dans les " Propositions " du Synode des évêques de 1980, dans l'exhortation apostolique Familiaris consortio, et dans des interventions du même ordre, jusqu'à l'instruction Donum vitae de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. L'Eglise enseigne la vérité morale sur la paternité et la maternité responsables, en la défendant face aux conceptions et aux tendances erronées répandues aujourd'hui. Pourquoi l'Eglise le fait-elle ? Serait-ce qu'elle ne saisit pas le point de vue de ceux qui, dans ce domaine, conseillent des accommodements et qui cherchent à la convaincre même par des pressions indues, si ce n'est même par des menaces ? En effet, on reproche souvent au Magistère de l'Eglise d'être maintenant dépassé et fermé aux requêtes de l'esprit des temps modernes, de mener une action nocive pour l'humanité et, plus encore, pour l'Eglise elle-même. En s'obstinant à rester sur ses positions - dit-on -, l'Eglise finira par perdre de sa popularité et les croyants s'éloigneront d'elle.

Mais comment soutenir que l'Eglise, et spécialement l'Episcopat en communion avec le Pape, est insensible à des problèmes si graves et si actuels ? Paul VI y percevait précisément des questions si vitales qu'elles le poussèrent à publier l'encyclique Humanae vitae. Le fondement sur lequel repose la doctrine de l'Eglise concernant la paternité et la maternité responsables est on ne peut plus ample et solide. Le Concile le montre avant tout dans son enseignement sur l'homme, lorsqu'il affirme que celui-ci est la " seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même " et qu'il " ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même " (32) ; et cela parce qu'il a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, et racheté par le Fils unique du Père fait homme pour nous et pour notre salut.

32- GS 24


Le Concile Vatican II, particulièrement attentif au problème de l'homme et de sa vocation, déclare que l'union conjugale, " una caro ", " une seule chair " selon l'expression biblique, ne peut être totalement comprise et expliquée qu'en recourant aux valeurs de la " personne " et du " don ". Tout homme et toute femme se réalisent pleinement par le don désintéressé d'eux-mêmes et, pour les époux, le moment de l'union conjugale en constitue une expérience tout à fait spécifique. C'est alors que l'homme et la femme, dans la " vérité " de leur masculinité et de leur féminité, deviennent un don réciproque. Toute la vie dans le mariage est un don ; mais cela devient particulièrement évident lorsque les époux, s'offrant mutuellement dans l'amour, réalisent cette rencontre qui fait des deux " une seule chair " (Gn 2,24).

Ils vivent alors un moment de responsabilité spéciale, notamment du fait de la faculté procréatrice de l'acte conjugal. Les époux peuvent, à ce moment, devenir père et mère, engageant le processus d'une nouvelle existence humaine qui, ensuite, se développera dans le sein de la femme. Si c'est la femme qui se rend compte la première qu'elle est devenue mère, l'homme avec qui elle s'est unie en " une seule chair " prend conscience à son tour, sur sa parole, qu'il est devenu père. Tous deux ont la responsabilité de la paternité et de la maternité potentielles, et ensuite effectives. L'homme ne peut pas ne pas reconnaître, ou ne pas accepter, le résultat d'une décision qui a été aussi la sienne. Il ne peut pas se réfugier dans des paroles comme : " je ne sais pas ", " je ne voulais pas ", " c'est toi qui l'as voulu ". Dans tous les cas, l'union conjugale implique la responsabilité de l'homme et de la femme, responsabilité potentielle qui devient effective lorsque les circonstances l'imposent. Cela vaut surtout pour l'homme qui, tout en étant lui aussi agent de l'engagement du processus de génération, en reste biologiquement à l'écart, puisque c'est dans la femme qu'il se développe. Comment l'homme pourrait-il n'en faire aucun cas ? Il faut que tous deux, l'homme et la femme, prennent en charge ensemble, vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis des autres, la responsabilité de la vie nouvelle qu'ils ont suscitée.

C'est là une conclusion qui est adoptée par les sciences humaines elles-mêmes. Il convient cependant d'aller plus à fond et d'analyser le sens de l'acte conjugal à la lumière des valeurs déjà mentionnées de la " personne " et du " don ". L'Eglise le fait par son enseignement constant, en particulier celui du Concile Vatican II.

Au moment de l'acte conjugal, l'homme et la femme sont appelés à confirmer de manière responsable le don mutuel qu'ils ont fait d'eux-mêmes dans l'alliance du mariage. Or la logique du don total de soi à l'autre comporte l'ouverture potentielle à la procréation : le mariage est ainsi appelé à se réaliser encore plus pleinement dans la famille. Certes, le don réciproque de l'homme et de la femme n'a pas pour seule fin la naissance des enfants, car il est en lui-même communion d'amour et de vie. Il faut que soit toujours préservée la vérité intime de ce don. " Intime " n'est pas ici synonyme de " subjective ". Cela signifie plutôt l'harmonie fondamentale avec la vérité objective de celui et de celle qui se donnent. La personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d'atteindre une fin, et surtout jamais comme une source de " jouissance ". C'est la personne qui est et doit être la fin de tout acte. C'est ainsi seulement que l'action répond à la véritable dignité de la personne. En concluant notre réflexion sur ce sujet si important et si délicat, je voudrais vous adresser un encouragement particulier, à vous d'abord, chers époux, et à tous ceux qui vous aident à comprendre et à mettre en pratique l'enseignement de l'Eglise sur le mariage, sur la maternité et la paternité responsables. Je pense en particulier aux pasteurs, aux nombreux savants, théologiens, philosophes, écrivains et publicistes qui ne se soumettent pas au conformisme culturel dominant et qui sont courageusement prêts à " aller à contre-courant ". Cet encouragement s'adresse en outre à un groupe toujours plus nombreux d'experts, de médecins et d'éducateurs, vrais apôtres laïcs, qui ont fait de la mise en valeur de la dignité du mariage et de la famille une tâche importante de leur vie. Au nom de l'Eglise, je dis à tous mes remerciements ! Sans eux, que pourraient faire les prêtres, les évêques et même le Successeur de Pierre ? Je m'en suis convaincu de plus en plus depuis les premières années de mon sacerdoce, à partir du moment où j'ai commencé à m'asseoir dans le confessionnal pour partager les préoccupations, les craintes et les espoirs de nombreux époux : j'ai rencontré des cas difficiles de rébellion et de refus, mais en même temps tant de personnes responsables et généreuses de manière impressionnante ! Tandis que j'écris cette lettre, tous ces époux me sont présents, ils ont mon affection et je les porte dans ma prière.


Les deux civilisations



Chères familles, la question de la paternité et de la maternité responsables s'inscrit dans l'ensemble de la question de la " civilisation de l'amour " dont je désire vous parler maintenant. De ce qui a été dit jusqu'ici, il résulte clairement que la famille se trouve à la base de ce que Paul VI a appelé la " civilisation de l'amour " (33), expression entrée depuis dans l'enseignement de l'Eglise et devenue désormais familière. Il est difficile aujourd'hui d'évoquer une intervention de l'Eglise, ou sur l'Eglise, qui ne comporte la mention de la civilisation de l'amour. L'expression se rattache à la tradition de l'" Eglise domestique " dans le christianisme des origines, mais elle se rapporte aussi précisément à l'époque actuelle. Etymologiquement, le terme " civilisation " vient de "civis ", " citoyen ", et il souligne la dimension politique de l'existence de tout individu. Le sens le plus profond du mot " civilisation " n'est cependant pas seulement politique : il est plutôt proprement " humaniste ". La civilisation appartient à l'histoire de l'homme, parce qu'elle correspond à ses besoins spirituels et moraux : créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, il a reçu le monde des mains du Créateur avec la mission de le modeler à sa propre image et ressemblance. C'est de l'accomplissement de cette tâche que naît la civilisation qui n'est rien d'autre, en définitive, que l'" humanisation du monde ".

33- Cf. Homélie pour la cérémonie de clôture de l'Année Sainte (25 décembre 1975); AAS 68 (1976), p. 145.


La civilisation a donc, d'une certaine manière, le même sens que la " culture ". Par conséquent, on pourrait dire aussi " culture de l'amour ", bien qu'il soit préférable de s'en tenir à l'expression devenue désormais familière. La civilisation de l'amour, au sens actuel du terme, s'inspire d'un passage de la Constitution conciliaire Gaudium et spes : " Le Christ (..) manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation (34) ". On peut donc dire que la civilisation de l'amour prend son essor à partir de la révélation de Dieu qui " est Amour ", comme le dit Jean (1Jn 4,8 1Jn 4,16), et qu'elle est décrite avec justesse par Paul dans l'hymne à la charité de la première Lettre aux Corinthiens (1Co 13,1-13). Cette civilisation est intimement liée à l'amour " répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné " (Rm 5,5) et elle se développe grâce à la culture constante dont parle, de manière si suggestive, l'allégorie évangélique de la vigne et des sarments : " Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l'enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, pour qu'il porte encore plus de fruit " (Jn 15,1-2).

34- GS 22


A la lumière de ces textes du Nouveau Testament et d'autres encore, il est possible de comprendre ce qu'on entend par " civilisation de l'amour ", et aussi pourquoi la famille est organiquement intégrée dans cette civilisation. Si la première " route de l'Eglise " est la famille, il faut ajouter que la civilisation de l'amour est, elle aussi, la " route de l'Eglise " qui avance dans le monde et appelle les familles et les autres institutions sociales, nationales et internationales, à prendre cette route, précisément pour les familles et par les familles. La famille dépend en effet, pour bien des raisons, de la civilisation de l'amour dans laquelle elle trouve les raisons d'être de son existence comme famille. En même temps, la famille est le centre et le coeur de la civilisation de l'amour.

Il n'y a pas de véritable amour, toutefois, sans conscience que " Dieu est amour " et que l'homme est la seule créature sur la terre appelée par Dieu à l'existence " pour elle-même ". L'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu ne peut " se trouver " pleinement que par le don désintéressé de lui-même. Sans cette conception de l'homme, de la personne et de la " communion des personnes " dans la famille, la civilisation de l'amour ne peut exister ; réciproquement, sans la civilisation de l'amour, cette conception de la personne et de la communion des personnes est impossible. La famille constitue la " cellule " fondamentale de la société. Mais on a besoin du Christ - la " vigne " dont les " sarments " reçoivent la sève - pour que cette cellule ne soit pas menacée d'une sorte de déracinement culturel, qui peut provenir de l'intérieur comme de l'extérieur. En effet, s'il existe d'un côté la " civilisation de l'amour ", d'un autre côté demeure la possibilité d'une " contre-civilisation " destructrice, comme le confirment aujourd'hui tant de tendances et de situations de fait.

Qui pourrait nier que notre époque est une époque de grave crise qui se manifeste en premier lieu sous la forme d'une profonde " crise de la vérité " ? Crise de la vérité, cela veut dire d'abord crise des concepts. Les termes " amour ", " liberté ", " don désintéressé ", et même ceux de " personne ", de " droits de la personne ", expriment-ils vraiment ce que par nature ils signifient ? Voilà pourquoi l'encyclique sur la " splendeur de la vérité " (Veritatis Splendor) s'est révélée si significative et si importante pour l'Eglise et pour le monde, surtout en Occident. C'est seulement si la vérité sur la liberté et la communion des personnes dans le mariage et dans la famille retrouve sa splendeur, qu'avancera réellement l'édification de la civilisation de l'amour et que l'on pourra parler de manière constructive - comme le fait le Concile - de " mise en valeur de la dignité du mariage et de la famille " (35).

35- GS 22


Pourquoi la " splendeur de la vérité " est-elle si importante ? Elle l'est d'abord par différence : le développement de la civilisation contemporaine est lié à un progrès scientifique et technologique réalisé de manière souvent unilatérale, présentant par conséquent des caractéristiques purement positivistes. Le positivisme, on le sait, produit comme fruits l'agnosticisme dans les domaines théoriques et l'utilitarisme dans les domaines éthiques et pratiques. A notre époque, l'histoire se répète, en un sens. L'utilitarisme est une civilisation de la production et de la jouissance, une civilisation des " choses " et non des " personnes ", une civilisation dans laquelle les personnes sont utilisées comme on utilise des choses. Dans le cadre de la civilisation de la jouissance, la femme peut devenir pour l'homme un objet, les enfants, une gêne pour les parents, la famille, une institution encombrante pour la liberté des membres qui la composent. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner certains programmes d'éducation sexuelle, introduits dans les écoles souvent malgré l'avis contraire et même les protestations de nombreux parents ; ou bien les tendances à favoriser l'avortement qui cherchent en vain à se dissimuler sous le soi-disant " droit de choisir " (" pro choice ") de la part des deux époux, et particulièrement de la part de la femme. Ce ne sont là que deux exemples parmi tous ceux que l'on pourrait évoquer.

Dans une telle situation culturelle, il est évident que la famille ne peut que se sentir menacée, car elle est attaquée dans ses fondements mêmes. Tout ce qui est contraire à la civilisation de l'amour est contraire à la vérité intégrale sur l'homme et devient pour lui une menace : cela ne lui permet pas de se trouver lui-même et de se sentir en sécurité comme époux, comme parent, comme enfant. Le soi-disant " sexe en sécurité ", propagé par la " civilisation technique ", en réalité, du point de vue de tout ce qui est essentiel pour la personne, n'est radicalement pas en sécurité, et il est même gravement dangereux. En effet, la personne s'y trouve en danger, de même que, à son tour, la famille est en danger. Quel est le danger ? C'est de perdre la vérité sur la famille elle-même, à quoi s'ajoute le danger de perdre la liberté et, par conséquent, de perdre l'amour même. " Vous connaîtrez la vérité - dit Jésus - et la vérité vous libérera " (Jn 8,32) : la vérité, et seule la vérité, vous préparera à un amour dont on puisse dire qu'il est " beau ".

La famille contemporaine, comme celle de toujours, est à la recherche du " bel amour ". Un amour qui n'est pas " beau ", c'est-à-dire réduit à la seule satisfaction de la concupiscence (cf. 1Jn 2,16), ou à un " usage " mutuel de l'homme et de la femme, rend les personnes esclaves de leurs faiblesses. A notre époque, certains " programmes culturels " ne mènent-ils pas à un tel esclavage? Ce sont des programmes qui " jouent " sur les faiblesses de l'homme, le rendant ainsi toujours plus faible et sans défense.

La civilisation de l'amour appelle à la joie : entre autres, la joie qu'un homme soit venu au monde (cf. Jn 16,21) et donc, pour les époux, la joie d'être devenus parents. La civilisation de l'amour signifie " mettre sa joie dans la vérité " (cf. 1Co 13,6). Mais une civilisation inspirée par une mentalité de consommation et anti-nataliste n'est pas et ne peut jamais être une civilisation de l'amour. Si la famille est si importante pour la civilisation de l'amour, c'est parce qu'en elle s'instaurent des liens étroits et intenses entre les personnes et les générations. Elle reste cependant vulnérable et peut aisément être atteinte par tout ce qui risque d'affaiblir ou même de détruire son unité et sa stabilité. A cause de ces écueils, les familles cessent de rendre témoignage à la civilisation de l'amour et peuvent même en devenir la négation, une sorte de contre-témoignage. Une famille disloquée peut, à son tour, renforcer une forme particulière d'" anti-civilisation ", en détruisant l'amour dans les différents domaines où il s'exprime, avec des répercussions inévitables sur l'ensemble de la vie sociale.



1994 Lettre aux Familles - Le bien commun du mariage et de la famille