1988 Mulieris Dignitatem 27

VIII - LA PLUS GRANDE, C'EST LA CHARITE

FACE AUX CHANGEMENTS

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"L'Eglise croit que le Christ, mort et ressuscité pour tous, offre à l'homme, par son Esprit, lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation"
GS 10. Nous pouvons appliquer ces paroles de la constitution conciliaire Gaudium et spes au thème des présentes réflexions. L'insistance particulière sur la dignité de la femme et sa vocation, caractéristique de l'époque où nous vivons, peut et doit être accueillie dans "la lumière et les forces" que l'Esprit du Christ accorde à l'homme, et cela aussi à notre époque fertile en transformations multiples. L'Eglise "croit (...) que la clé, le centre et la fin" de l'homme, et aussi "de toute l'histoire humaine se trouve en son Seigneur et Maître" et "elle affirme que, sous tous les changements, bien des choses demeurent qui ont leur fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à jamais" GS 10.
Par ces paroles, la constitution sur l'Eglise dans le monde de ce temps nous montre la voie à suivre pour remplir les devoirs concernant la dignité de la femme et sa vocation, dans le cadre des changements significatifs de notre temps. Nous ne pouvons faire face à ces changements de manière juste et appropriée que si nous revenons aux fondements qui se trouvent dans le Christ, aux vérités et aux valeurs "immuables" dont il reste lui-même le "témoin fidèle" Ap 1,5 et le Maître. Une autre manière d'agir conduirait à des résultats douteux, sinon franchement faux et trompeurs.

LA DIGNITE DE LA FEMME ET L'ORDRE DE L'AMOUR

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Le passage déjà cité de la Lettre aux Ephésiens
Ap 5,21-33, où le rapport entre le Christ et l'Eglise est présenté comme le lien entre l'époux et l'épouse, évoque également l'institution du mariage selon les paroles du Livre de la Genèse Gn 2,24. Il rapproche la vérité sur le mariage comme sacrement primordial et la création de l'homme et de la femme à l'image et à la ressemblance de Dieu Gn 1,27 Gn 5,1. Grâce à ce rapport significatif que l'on trouve dans la Lettre aux Ephésiens est mis en pleine lumière ce qui détermine la dignité de la femme au regard de Dieu, Créateur et Rédempteur, et aussi au regard de l'homme, de l'homme et de la femme. Conformément au dessein éternel de Dieu, la femme est celle en qui l'ordre de l'amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement. L'ordre de l'amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même, à la vie trinitaire. Dans la vie intime de Dieu, l'Esprit Saint est l'hypostase personnelle de l'amour. Par l'Esprit, don incréé, l'amour devient un don aux personnes créées. L'amour qui est de Dieu se communique aux créatures : "L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné" Rm 5,5.
L'appel à l'existence de la femme aux côtés de l'homme ("une aide qui lui soit assortie" : Gn 2,18 dans "l'unité des deux" présente dans le monde visible des créatures des conditions particulières pour que "l'amour de Dieu soit répandu dans les coeurs" des êtres créés à son image. Si l'auteur de la Lettre aux Ephésiens appelle le Christ l'Epoux et l'Eglise l'Epouse, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme en tant qu'épouse. L'Epoux est celui qui aime. L'Epouse est aimée: elle est celle qui reçoit l'amour, pour aimer à son tour.
Le passage de la Genèse, relu à la lumière du symbole sponsal de la Lettre aux Ephésiens nous permet de saisir une vérité qui paraît tout à fait déterminante pour la question de la dignité de la femme et, par suite, également pour celle de sa vocation : la dignité de la femme se mesure dans l'ordre de l'amour qui est essentiellement un ordre de justice et de charité. (S. AUGUSTIN, De Trinitate, L. VIII, VII. 10-X, 14)
Seule la personne peut aimer, et seule la personne peut être aimée. C'est là d'abord une affirmation d'ordre ontologique dont découle ensuite une affirmation de nature éthique. L'amour est une exigence ontologique et éthique de la personne. La personne doit être aimée, parce que seul l'amour correspond à ce qu'est la personne. Ainsi s'explique le commandement de l'amour, déjà connu dans l'Ancien Testament Dt 6,5 Lv 19,18 et placé par le Christ au centre même de l'"ethos" évangélique Mt 22,36-40 Mc 12,28-34. Ainsi s'explique aussi le primat de l'amour qu'expriment les paroles de Paul dans la Lettre aux Corinthiens : "La plus grande, c'est la charité" 1Co 13,13.
Sans recourir à cet ordre et à ce primat, il n'est pas possible de donner une réponse complète et adéquate à la question sur la dignité de la femme et sur sa vocation. Lorsque nous disons que la femme est celle qui reçoit l'amour pour aimer à son tour, nous ne pensons pas seulement ou avant tout au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel, fondé sur le fait même d'être femme dans l'ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manières très diverses la convivialité et la collaboration entre les personnes, hommes et femmes. Dans ce contexte large et différencié, la femme présente une valeur particulière comme personne humaine et, en même temps, comme personne concrète, du fait de sa féminité. Cela concerne toutes les femmes et chacune d'elles, indépendamment du contexte culturel où elles se trouvent, de leurs caractéristiques spirituelles, psychologiques et physiques, comme par exemple leur âge, leur instruction, leur santé, leur travail, le fait d'être mariées ou célibataires.
Le passage de la Lettre aux Ephésiens que nous considérons nous permet de penser à une sorte de "prophétisme" particulier de la femme dans sa féminité. L'analogie de l'Epoux et de l'Epouse évoque l'amour avec lequel tout homme est aimé de Dieu en Christ, tout homme et toute femme. Cependant dans le contexte de l'analogie biblique et en se fondant sur la logique interne du texte, c'est précisément la femme, l'épouse, qui manifeste à tous cette vérité. Ce caractère "prophétique" de la femme dans sa féminité trouve dans la Vierge Mère de Dieu son expression la plus haute. A son sujet est mis en valeur, de la manière la plus pleine et la plus directe, le lien intime qui unit l'ordre de l'amour - qui entre dans le monde des personnes humaines par une Femme - et l'Esprit Saint. Marie entend à l'Annonciation les paroles : "L'Esprit Saint viendra sur toi" Lc 1,35.

LA CONSCIENCE D'UNE MISSION

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La dignité de la femme est intimement liée à l'amour qu'elle reçoit en raison même de sa féminité et, d'autre part, à l'amour qu'elle donne à son tour. La vérité sur la personne et sur l'amour se trouve ainsi confirmée. Au sujet de la vérité de la personne, il faut recourir une fois encore au Concile Vatican II: L'homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même".
GS 24 Cela concerne tout être humain, en tant que personne créée à l'image de Dieu, qu'il soit un homme ou une femme. L'affirmation de nature ontologique incluse ici suggère aussi la dimension éthique de la vocation de la personne. La femme ne peut se trouver elle-même si ce n'est en donnant son amour aux autres.
Dès le "commencement", la femme - comme l'homme - a été créée par Dieu et "placée" par lui précisément dans cet ordre de l'amour. Le péché des origines n'a pas détruit cet ordre, il ne l'a pas supprimé d'une manière irréversible. Les paroles du protévangile le prouvent Gn 3,15. Au cours des présentes réflexions, nous avons constaté la place unique de la "femme" dans ce texte clé de la Révélation. Il convient en outre de souligner que la même femme, qui en arrive à être un "paradigme" biblique, se trouve également dans la perspective eschatologique du monde et de l'homme, telle que l'exprime l'Apocalypse (St Ambroise In Apoc. IV, 3-4 ; Pseudo Augustin De symb. Ad catch. Sermo IV ). C'est "une femme enveloppée de soleil", la lune est sous ses pieds et des étoiles couronnent sa tête Ap 12,1. On peut dire : une "femme" à la mesure du cosmos, à la mesure de toute l'oeuvre de la création. En même temps, elle souffre "dans les douleurs et le travail de l'enfantement" Ap 12,2, comme Eve, "la mère de tous les vivants" Gn 3,20. Elle souffre aussi parce que "devant la femme dans le travail de l'enfantement" Ap 12,4 se place "l'énorme Dragon, l'antique Serpent" Ap 12,9, déjà connu dans le protévangile, le Malin, "père du mensonge" et du péché Jn 8,44. Et voici que l'"antique Serpent" veut dévorer "l'enfant". Si nous voyons dans ce texte un reflet de l'Evangile de l'enfance , nous pouvons penser que dans le paradigme biblique de la "femme" s'inscrit dès le commencement et jusqu'au terme de l'histoire la lutte contre le mal et contre le Malin. C'est la lutte pour l'homme, pour son véritable bien, pour son salut. La Bible ne veut-elle pas nous dire que précisément dans la "femme", Eve-Marie, l'histoire connaît une lutte dramatique pour tout être humain, la lutte pour le "oui" ou le "non" fondamental qu'il dit à Dieu et à son dessein éternel sur l'homme ?
Si la dignité de la femme témoigne de l'amour qu'elle reçoit pour aimer à son tour, le paradigme biblique de la "femme" semble montrer aussi que c'est le véritable ordre de l'amour qui définit la vocation de la femme elle-même. Il s'agit ici de la vocation dans son sens fondamental, on peut dire universel, qui se réalise et s'exprime par les "vocations" multiples de la femme dans l'Eglise et dans le monde.
La force morale de la femme, sa force spirituelle, rejoint la conscience du fait que Dieu lui confie l'homme, l'être humain, d'une manière spécifique. Naturellement, Dieu confie tout homme à tous et à chacun. Toutefois cela concerne la femme d'une façon spécifique - précisément en raison de sa féminité - et cela détermine en particulier sa vocation.
A partir de cette prise de conscience et de ce qui est confié, la force morale de la femme s'exprime à travers les très nombreuses figures féminines de l'Ancien Testament, du temps du Christ, des époques suivantes jusqu'à nos jours. La femme est forte par la conscience de ce qui lui est confié, forte du fait que Dieu "lui confie l'homme", toujours et de quelque manière que ce soit, même dans les conditions de discrimination sociale où elle peut se trouver. Cette conscience et cette vocation fondamentale disent à la femme la dignité qu'elle reçoit de Dieu lui-même, et cela la rend "forte" et affermit sa vocation. Ainsi la "femme vaillante" Pr 31,10 devient un soutien irremplaçable et une source de force spirituelle pour les autres qui se rendent compte de l'énergie considérable de son esprit. A ces "femmes vaillantes" sont très redevables leurs familles et parfois des nations entières.
A notre époque, les réussites de la science et de la technique permettent d'arriver à un bien-être matériel d'un degré inconnu jusqu'alors, et cela, tandis que certains en sont favorisés, en conduit d'autres à la marginalisation. Dans ces conditions, un tel progrès unilatéral peut entraîner aussi une disparition progressive de l'attention à l'homme, à ce qui est essentiellement humain. En ce sens, surtout de nos jours, on compte sur la manifestation du "génie" de la femme pour affermir l'attention à l'homme en toute circonstance, du fait même qu'il est homme ! Car "la plus grande, c'est la charité" 1Co 13,13.
C'est pourquoi une lecture attentive du paradigme biblique de la "femme" - du Livre de la Genèse à l'Apocalypse - montre bien en quoi consistent la dignité et la vocation de la femme et ce qui en elles est immuable et ne perd pas son actualité, ayant son "fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à jamais" GS 10. Si l'homme est confié par Dieu à la femme d'une manière spécifique, cela ne signifie-t- il pas que le Christ compte sur elle pour accomplir le "sacerdoce royal" 1P 2,9 qui est la richesse du don qu'il a fait aux hommes ? Cet héritage même, le Christ, unique grand prêtre de l'Alliance nouvelle et éternelle, et Epoux de l'Eglise, ne cesse de le remettre au Père par l'Esprit Saint, afin que Dieu soit "tout en tous" 1Co 15,28 LG 36
Alors parviendra à son accomplissement définitif la vérité que "la plus grande, c'est la charité" 1Co 13,13.

IX CONCLUSION

"SI TU SAVAIS LE DON DE DIEU"

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"Si tu savais le don de Dieu"
Jn 4,10, dit Jésus à la Samaritaine au cours d'un de ces dialogues admirables qui montrent toute son estime pour la dignité de chaque femme et pour la vocation qui permet à chacune de participer à sa mission de Messie.
Les présentes réflexions, désormais parvenues à leur terme, sont orientées vers la reconnaissance, à l'intérieur du "don de Dieu", de ce que Lui, Créateur et Rédempteur, confie à la femme, à chaque femme. Dans l'Esprit du Christ, en effet, elle peut découvrir tout le sens de sa féminité et ainsi se disposer au "don désintéressé d'elle-même" aux autres, et, par là, "se trouver" elle-même.
En l'Année mariale, l'Eglise désire remercier la Très Sainte Trinité pour le "mystère de la femme" et pour toute femme, pour ce qui constitue la dimension éternelle de sa dignité féminine, pour les "merveilles de Dieu" qui, dans l'histoire des générations humaines se sont accomplies en elle et par elle. En définitive n est-ce pas en elle et par elle que s'est accompli ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire de l'homme sur terre, l'événement que Dieu lui-même se soit fait homme ?
C'est pourquoi l'Eglise rend grâce pour toutes les femmes et pour chacune d'elles : pour les mères, pour les soeurs, pour les épouses ; pour les femmes consacrées à Dieu dans la virginité ; pour les femmes dévouées à tant d'êtres humains qui attendent l'amour gratuit d'une autre personne ; pour les femmes qui veillent sur l'être humain dans la famille, ce signe fondamental de la communauté humaine ; pour les femmes qui exercent une profession, celles sur qui pèse parfois une grande responsabilité sociale ; pour les femmes "vaillantes" et pour les femmes "faibles" : pour toutes, telles qu'elles sont sorties du coeur de Dieu dans toute la beauté et la richesse de leur féminité, telles qu'elles ont été entourées de son amour éternel ; telles qu'avec l'homme elles accomplissent le pèlerinage de cette terre, "patrie" temporelle des hommes, parfois transformée en "vallée de larmes" ; telles qu'elles portent, avec l'homme, la responsabilité commune du destin de l'humanité, selon les nécessités quotidiennes et suivant la destinée finale que la famille humaine a en Dieu, au sein de l'ineffable Trinité.
L'Eglise rend grâce pour toutes les manifestations du "génie" féminin apparues au cours de l'histoire, dans tous les peuples et dans toutes les nations ; elle rend grâce pour tous les charismes dont l'Esprit Saint a doté les femmes dans l'histoire du Peuple de Dieu, pour toutes les victoires remportées grâce à leur foi, à leur espérance et à leur amour : elle rend grâce pour tous les fruits de la sainteté féminine.
L'Eglise demande en même temps que ces inestimables "manifestations de l'Esprit" 1Co 12,4 ss., données avec une grande générosité aux "filles" de la Jérusalem éternelle, soient attentivement reconnues, mises en valeur, afin qu'elle concourent au bien commun de l'Eglise et de l'humanité, spécialement à notre époque. Méditant le mystère biblique de la "femme", l'Eglise prie pour que toutes les femmes se retrouvent elles-mêmes dans ce mystère, pour qu'elles retrouvent leur "vocation suprême".
Puisse Marie qui "précède toute l'Eglise dans l'ordre de la foi, de la charité et de la parfaite union au Christ", LG 63 obtenir aussi ce "fruit" pour nous tous en l'Année que nous lui avons consacrée, au seuil du troisième millénaire après l'avènement du Christ.
En exprimant ces voeux, j'accorde à tous les fidèles, et spécialement aux femmes, nos soeurs dans le Christ, la Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 15 août 1988, solennité de l'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, en la dixième année de mon pontificat.


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