1979 Redemptor Hominis




LETTRE ENCYCLIQUE

REDEMPTOR HOMINIS


DU SOUVERAIN

PONTIFE JEAN-PAUL II

ADRESSEE A SES FRERES DANS L'EPISCOPAT

AUX PRETRES AUX FAMILLES RELIGIEUSES

A SES FILS ET FILLES DANS L'EGLISE ET

A TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTE

AU DEBUT DE SON MINISTERE PONTIFICAL




Vénérables Frères, chers Fils, salut et Bénédiction Apostolique!


I. HERITAGE

Au terme du deuxième millénaire

1

LE REDEMPTEUR DE L'HOMME, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l'histoire. Vers Lui se tournent ma pensée et mon coeur en cette heure solennelle que l'Eglise et toute la famille de l'humanité contemporaine sont en train de vivre. En effet, le moment ou, après mon très cher prédécesseur Jean-Paul Ier, Dieu m'a confié, dans son dessein mystérieux, le service universel lié au Siège de Pierre à Rome, est déjà bien proche de l'an 2000. Il est difficile de dire dès maintenant comment cette année-là marquera le déroulement de l'histoire humaine, et ce qu'elle sera pour chaque peuple, nation, pays et continent, bien que l'on essaie dès maintenant de prévoir certains événements. Pour l'Eglise, pour le peuple de Dieu qui s'est étendu, de façon inégale il est vrai, jusqu'aux extrémités de la terre, cette année-là sera une année de grand jubilé. Nous sommes désormais assez proches de cette date qui même en respectant toutes les corrections que requiert l'exactitude chronologique nous remettra en mémoire et renouvellera d'une manière particulière la conscience de la vérité centrale de la foi, exprimée par saint Jean au début de son Evangile: "Le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous" (1), et ailleurs encore: "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle" (2).

1-
Jn 1,14
2- Jn 3,16


Nous sommes nous aussi, d'une certaine façon, dans le temps d'un nouvel Avent, dans un temps d'attente. "Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils..." (3), par le Fils-Verbe, qui s'est fait homme et est né de la Vierge Marie. Dans l'acte même de cette Rédemption, l'histoire de l'homme a atteint son sommet dans le dessein d'amour de Dieu. Dieu est entré dans l'histoire de l'humanité et, comme homme, il est devenu son sujet, l'un des milliards tout en étant Unique. Par l'Incarnation, Dieu a donné à la vie humaine la dimension qu'il voulait donner à l'homme dès son premier instant, et il l'a donnée d'une manière définitive, de la façon dont Lui seul est capable, selon son amour éternel et sa miséricorde, avec toute la liberté divine; il l'a donnée aussi avec cette munificence qui, devant le péché originel et toute l'histoire des péchés de l'humanité, devant les erreurs de l'intelligence, de la volonté et du coeur de l'homme, nous permet de répéter avec admiration les paroles de la liturgie: "Heureuse faute qui nous valut un tel et un si grand Rédempteur!" (4).

3- He 1,1-2
4- Exultet de la nuit pascale

Les premières paroles du nouveau Pontificat

2

C'est vers le Christ Rédempteur que j'ai élevé mes sentiments et mes pensées le 16 octobre de l'année dernière lorsque, après l'élection canonique, me fut adressée la demande: "Acceptez-vous?". J'ai alors répondu: "Obéissant, dans la foi, au Christ, mon Seigneur, mettant ma confiance en la Mère du Christ et de l'Eglise, et malgré les difficultés si grandes, j'accepte". Cette réponse, je veux la faire connaître publiquement à tous sans aucune exception, montrant ainsi que le ministère, qui est devenu mon devoir spécifique en ce Siège de l'Apôtre Pierre quand j'ai accepté mon élection comme Evêque de Rome et Successeur de cet Apôtre, est lié à la vérité première et fondamentale de l'Incarnation rappelée ci-dessus.

J'ai voulu porter les noms mêmes qu'avait choisis mon très aimé prédécesseur Jean-Paul Ier. Déjà en effet, le 26 août 1978, lorsqu'il déclara au Sacré Collège qu'il voulait s'appeler Jean-Paul un tel double nom était sans précédent dans l'histoire de la papauté, j'avais vu là un appel éloquent de la grâce sur le nouveau pontificat. Ce pontificat n'ayant duré qu'à peine trente-trois jours, il m'appartient non seulement de le continuer, mais, d'une certaine manière, de le reprendre au même point de départ. Voilà ce que confirme justement le choix que j'ai fait de ces deux noms. En agissant ainsi, suivant l'exemple de mon vénéré prédécesseur, je désire comme lui exprimer mon amour pour l'héritage singulier laissé à l'Eglise par les Pontifes Jean XXIII et Paul VI, et aussi ma disponibilité personnelle à le faire fructifier avec l'aide de Dieu.

Par ces deux noms et ces deux pontificats, je me rattache à toute la tradition du Siège apostolique, avec mes prédécesseurs du XXe siècle et des siècles antérieurs, me reliant toujours plus, à travers les âges et jusqu'aux temps les plus lointains, à cette dimension de la mission et du ministère qui confère au Siège de Pierre une place tout à fait particulière dans l'Eglise. Jean XXIII et Paul VI constituent une étape à laquelle je désire me référer directement comme à un seuil à partir duquel je veux, en compagnie de Jean Paul Ier pour ainsi dire, continuer à marcher vers l'avenir, me laissant guider, avec une confiance sans borne, par l'obéissance à l'Esprit que le Christ a promis et envoyé à son Eglise. Il disait en effet aux Apôtres, la veille de sa Passion: "Il vaut mieux pour vous que je parte; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je pars, je vous l'enverrai" (5). "Quand viendra le Paraclet, que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de vérité, qui provient du Père, il me rendra témoignage. Et vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement" (6). "Quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière; car il ne parlera pas de lui-même; mais tout ce qu'il entendra, il le dira, et il vous annoncera les choses à venir" (7).

5-
Jn 16,7
6- Jn 15,26-27
7- Jn 16,13


Confiance en l'Esprit de Vérité et d'Amour

3

Avec une pleine confiance en l'Esprit de Vérité, j'entre donc dans le riche héritage des récents pontificats. Cet héritage est fortement enraciné dans la conscience de l'Eglise, d'une manière tout à fait nouvelle et inconnue jusqu'à maintenant, grâce au Concile Vatican II, convoqué et commencé par Jean XXIII puis conclu d'une manière heureuse et mis en pratique avec persévérance par Paul VI, dont j'ai pu observer de près l'activité. J'ai toujours admiré sa profonde sagesse et son courage, comme aussi sa constance et sa patience au cours de la difficile période post conciliaire de son pontificat. Comme timonier de l'Eglise, barque de Pierre, il savait conserver un calme et un équilibre providentiels jusque dans les moments les plus critiques, alors que l'Eglise semblait secouée de l'intérieur, et il gardait toujours une espérance inébranlable en sa cohésion. Car ce que l'Esprit a dit à l'Eglise en notre temps par le récent Concile, ce que, dans cette Eglise, il dit à toutes les Eglises (8) ne peut malgré les inquiétudes momentanées servir à rien d'autre qu'à une cohésion encore plus mûrie de l'ensemble du Peuple de Dieu, conscient de sa mission de salut.

8-
Ap 2,7


De cette conscience contemporaine de l'Eglise, Paul VI fit le premier thème de son encyclique fondamentale, qui commence par les mots Ecclesiam suam: qu'il me soit permis de me référer avant tout à cette encyclique et de me relier à elle dans ce premier document, pour ainsi dire inaugural, du présent pontificat. A la lumière et avec le soutien de l'Esprit Saint, l'Eglise a une conscience toujours plus approfondie de son mystère divin, de sa mission humaine, et même de ses faiblesses humaines: c'est cette conscience qui est et doit rester la première source de l'amour de cette Eglise, de même que l'amour, à son tour, contribue à consolider et à approfondir cette conscience. Paul VI nous a laissé le témoignage d'un sens extrêmement aigu de l'Eglise. A travers les multiples composantes, souvent tourmentées, de son pontificat, il nous a enseigné un amour intrépide envers l'Eglise, qui est, comme le dit le Concile, "le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain" (9).

9- LG 1


Référence à la première Encyclique de Paul VI

4

Pour cette raison même, la conscience de l'Eglise doit aller de pair avec une ouverture universelle, afin que tous puissent trouver en elle "l'insondable richesse du Christ" (10) dont parle l'Apôtre des nations. Cette ouverture, jointe d'une manière organique à la conscience de sa propre nature, à la certitude de sa vérité au sujet de laquelle le Christ disait: "La parole que vous entendez n'est pas de moi, mais du Père qui m'a envoyé" (11), détermine le dynamisme apostolique, c'est-à-dire missionnaire, de l'Eglise, qui professe et proclame intégralement toute la vérité transmise par le Christ. Elle doit en même temps établir le "dialogue" que Paul VI, dans son encyclique Ecclesiam suam appelait le "dialogue du salut", en marquant avec précision chacun des cercles à l'intérieur desquels il devrait être mené (12). En me référant aujourd'hui à ce document qui fixait le programme du pontificat de Paul VI, je ne cesse de remercier Dieu, car ce grand prédécesseur, qui est en même temps un vrai père pour moi, a su malgré les diverses faiblesses internes qui ont affecté l'Eglise dans la période post conciliaire manifester ad extra, au dehors, le visage authentique de cette dernière. Ainsi une grande partie de la famille humaine, dans les différents milieux de son existence complexe, est devenue, à mon avis, plus consciente d'avoir absolument besoin de l'Eglise du Christ, de sa mission et de son service. Cette prise de conscience s'est parfois montrée plus forte que les divers comportements critiques qui attaquaient ab intra, de l'intérieur, l'Eglise, ses institutions et ses structures, les membres de l'Eglise et leur activité. Cette critique croissante a eu évidemment des causes diverses, et nous sommes certains d'autre part qu'il ne lui a pas toujours manqué un authentique amour pour l'Eglise. Sans aucun doute s'est manifestée en elle, entre autres, la tendance à sortir du prétendu triomphalisme dont on avait souvent discuté pendant le Concile. Mais s'il est vrai que l'Eglise, selon l'exemple de son Maître qui était "humble de coeur" (13), est fondée elle aussi sur l'humilité, qu'elle a le sens critique vis-à-vis de tout ce qui constitue son caractère et son activité humaine, qu'elle est toujours très exigeante pour elle-même, la critique, de son côté, doit avoir de justes limites. Autrement, elle cesse d'être constructive, elle ne révèle pas la vérité, l'amour et la gratitude pour la grâce dont nous devenons principalement et pleinement participants dans l'Eglise et par l'Eglise. En outre, l'esprit critique n'exprime pas l'attitude de service, mais plutôt la volonté de diriger l'opinion d'autrui selon sa propre opinion, parfois proclamée d'une façon trop inconsidérée.

10-
Ep 3,8
11- Jn 14,24
12- Paul VI, Encycl. Ecclesiam suam; AAS 56 (1964) 650ss.
13- Mt 11,29


Nous devons de la reconnaissance à Paul VI car, tout en respectant chaque parcelle de vérité contenue dans les diverses opinions humaines, il a conservé en même temps le providentiel équilibre du timonier du navire (14). L'Eglise qui m'a été confiée presque immédiatement après lui à travers Jean-Paul Ier n'est certainement pas exempte de difficultés et de tensions internes. Mais en même temps elle est intérieurement mieux prémunie contre les excès de l'autocritique: on pourrait dire qu'elle est plus critique en face des diverses critiques inconsidérées, plus résistante devant les différentes "nouveautés", plus mûre dans l'esprit de discernement, plus apte à tirer de son trésor éternel "du neuf et du vieux" (15), plus centrée sur son propre mystère et, grâce à tout cela, plus disponible pour la mission de salut de tous: Dieu "veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (16).

14- Il faut rappeler ici les principaux documents du pontificat de Paul VI, dont il a lui-même cité quelques-uns dans l'homélie prononcée au cours de la messe qu'il célébra en la solennité des saints Apôtres Pierre et Paul de 1978 : Encyclique Ecclesiam suam: AAS 56 (1964) 609-659; Lettre Invetigabiles divitias Christi : AAS 57 (1965) 298-301; Encyclique Mysterium fidei : AAS 57 (1965) 753-774; Encyclique Sacerdotalis caelibatus : AAS 59 (1967) 657-697; Sollemnis Professio Fidei : AAS 60 (1968) 433-445 ; Encyclique Humanae vitae : AAS 60 (1968) 481-503 ; Exhortation apostolique Evangelica testificatio : AAS 63 (1971) 497-535 ; Exhortation apostolique Paterna cum benevolentia : AAS 67 (1975) 5-23 ; Exhortation apostolique Gaudete in Domino : AAS 67 (1975) 289-322 ; Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : AAS 68 (1976) 5-76.
15- Mt 13,52
16- 1Tm 2,4

Collégialité et apostolat

5

L'Eglise d'aujourd'hui est, contre toute apparence, plus unie dans la communion de service et dans la conscience de l'apostolat. Cette union découle du principe de collégialité, rappelé par le Concile Vatican II, dont le Christ lui-même a doté le Collège apostolique des Douze avec Pierre comme chef, et qu'il renouvelle continuellement pour le Collège des Evêques; celui-ci croît sans cesse sur toute la terre, en restant uni au Successeur de Pierre et sous sa conduite. Le Concile ne s'est pas contenté de rappeler ce principe de collégialité des Evêques; il lui a donné une très grande vitalité, notamment en souhaitant l'institution d'un organisme permanent, que Paul VI a établi en instaurant le Synode des Evêques dont l'activité a donné une nouvelle dimension à son pontificat et s'est même reflétée clairement dès les premiers jours sur le pontificat de Jean-Paul Ier et sur celui de son indigne Successeur.

Le principe de collégialité s'est montré particulièrement actuel dans la difficile période post conciliaire, lorsque la position commune et unanime du Collège des Evêques qui a manifesté surtout à travers le Synode son union avec le Successeur de Pierre contribuait à dissiper les doutes et indiquait également le juste chemin du renouveau de l'Eglise, dans sa dimension universelle. C'est du Synode, en effet, qu'a jailli, entre autres, l'impulsion essentielle vers l'évangélisation; et elle a trouvé son expression dans l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (17), accueillie avec tant de joie comme programme de renouveau de caractère à la fois apostolique et pastoral. La même ligne a été suivie également dans les travaux de la dernière session ordinaire du Synode des Evêques, qui a eu lieu environ un an avant la disparition du Souverain Pontife Paul VI et fut consacrée, on le sait, à la catéchèse. Le résultats de ces travaux doivent encore faire l'objet d'une synthèse et d'une formulation de la part du Siège Apostolique.

17- Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nunitandi : AAS 68 (1976) pp5-76.

Puisque nous traitons du développement évident des formes sous lesquelles se manifeste la collégialité épiscopale, il faut au moins rappeler le processus de consolidation des Conférences épiscopales nationales dans toute l'Eglise, et d'autres structures collégiales de caractère international ou continental. En référence à la tradition séculaire de l'Eglise, il convient de souligner l'activité des divers synodes locaux. L'idée du Concile, mise en oeuvre de façon cohérente par Paul VI, était en effet que les structures de ce genre, expérimentées depuis des siècles par l'Eglise, et aussi les autres formes de la collaboration collégiale des Evêques, par exemple la province ecclésiastique, sans parler de chaque diocèse particulier, exercent leur activité avec la pleine conscience de leur identité et en même temps de leur originalité dans l'unité universelle de l'Eglise. Le même esprit de collaboration et de co-responsabilité est en train de se diffuser aussi parmi les prêtres, comme en témoignent les nombreux conseils presbytéraux qui ont vu le jour après le Concile. Cet esprit s'est étendu également aux laïcs, suscitant non seulement la confirmation des organisations d'apostolat des laïcs qui existaient déjà, mais aussi la création de nouveaux organismes ayant souvent un aspect différent et un dynamisme exceptionnel. En outre, les laïcs, conscients de leur responsabilité ecclésiale, se sont engagés volontiers dans la collaboration avec les Pasteurs, avec les représentants des Instituts de vie consacrée, dans le cadre des synodes diocésains ou des conseils pastoraux des paroisses et des diocèses.

Il me faut avoir tout cela à l'esprit au début de mon pontificat, pour remercier Dieu, exprimer de vifs encouragements à tous mes Frères et Soeurs, et aussi rappeler avec une vive gratitude l'oeuvre du Concile Vatican II et de mes grands prédécesseurs qui sont à l'origine de ce nouvel élan de la vie de l'Eglise, bien plus puissant que les symptômes de doute, d'écroulement, de crise.


Chemin vers l'union des chrétiens

6

Et que dire de toutes les initiatives suscitées par la nouvelle orientation oecuménique? L'inoubliable Pape Jean XXIII, avec une clarté évangélique, posa le problème de l'union des chrétiens comme une simple conséquence de la volonté de Jésus-Christ lui-même, notre Maître, affirmée à maintes reprises, et exprimée d'une manière particulière dans la prière du Cénacle, la veille de sa mort: "Père,... je prie... afin que tous soient un" (18). Le Concile Vatican II a répondu à cette exigence sous une forme concise par le Décret sur l'oecuménisme. Le Pape Paul VI, s'appuyant sur l'activité du Secrétariat pour l'unité des chrétiens, fit les premiers pas difficiles sur le chemin de la réalisation de cette unité. Sommes-nous allés assez loin sur ce chemin? Sans prétendre donner une réponse détaillée, nous pouvons dire que nous avons fait de vrais progrès, et des progrès importants. Et une chose est certaine: nous avons travaillé avec persévérance et cohérence, et avec nous ont cheminé aussi les représentants d'autres Eglises et d'autres Communautés chrétiennes; nous leur en sommes sincèrement obligés. Il est certain par ailleurs que, dans la présente situation historique de la chrétienté et du monde, il n'apparaît pas d'autre possibilité d'accomplir la mission universelle de l'Eglise en ce qui concerne les problèmes oecuméniques que celle de chercher loyalement, avec persévérance, humilité et aussi courage, les voies du rapprochement et de l'union, comme le Pape Paul VI nous en a donné personnellement l'exemple. Nous devons donc rechercher l'union sans nous décourager devant les difficultés qui peuvent se présenter ou s'accumuler le long de ce chemin; autrement, nous ne serions pas fidèles à la parole du Christ, nous ne réaliserions pas son testament. Est-il permis de courir ce risque?

18-
Jn 17,21 cf. Jn 17,11 Jn 17,22-23 Jn 10,16 Lc 9,49-50 Lc 9,54.


Il y a des personnes qui, se trouvant devant des difficultés, ou jugeant négatifs les résultats des premiers travaux oecuméniques, auraient voulu revenir en arrière. Certains expriment même l'opinion que ces efforts nuisent à la cause de l'Evangile, mènent à une nouvelle rupture de l'Eglise, provoquent la confusion des idées dans les questions de la foi et de la morale, aboutissent à un indifférentisme spécifique. Il est peut-être bon que les porte-parole de ces opinions expriment leurs craintes, mais, là aussi, il faut maintenir de justes limites. Il est évident que cette nouvelle étape de la vie de l'Eglise exige de nous une foi particulièrement consciente, approfondie et responsable. La véritable activité oecuménique signifie ouverture, rapprochement, disponibilité au dialogue, recherche commune de la vérité au sens pleinement évangélique et chrétien; mais elle ne signifie d'aucune manière, ni ne peut signifier, que l'on renonce ou que l'on porte un préjudice quelconque aux trésors de la vérité divine constamment professée et enseignée par l'Eglise. A tous ceux qui, pour quelque motif que ce soit, voudraient dissuader l'Eglise de rechercher l'unité universelle des chrétiens, il faut répéter encore une fois: nous est-il permis de ne pas le faire? Pouvons-nous malgré toute la faiblesse humaine, toutes les déficiences accumulées au cours des siècles passés ne pas avoir confiance en la grâce de Notre Seigneur, telle qu'elle s'est révélée ces derniers temps par la parole de l'Esprit Saint que nous avons entendue durant le Concile? Ce faisant, nous nierions la vérité qui nous concerne nous-mêmes et que l'Apôtre a exprimée d'une façon si éloquente: "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce à mon égard n'a pas été stérile" (19).

19- 1Co 15,10


Même si c'est d'une autre manière et avec les différences qui s'imposent, il faut appliquer les réflexions précédentes à l'activité qui tend au rapprochement avec les représentants des religions non chrétiennes et qui s'exprime par le dialogue, les contacts, la prière en commun, la recherche des trésors de la spiritualité humaine, car ceux-ci, nous le savons bien, ne font pas défaut aux membres de ces religions. N'arrive-t-il pas parfois que la fermeté de la croyance des membres des religions non chrétiennes effet elle aussi de l'Esprit de vérité opérant au-delà des frontières visibles du Corps mystique devrait faire honte aux chrétiens, si souvent portés à douter des vérités révélées par Dieu et annoncées par l'Eglise, si enclins à laisser se relâcher les principes de la morale et à ouvrir les portes à une morale permissive? Il est noble d'être disposé à comprendre chaque homme, à analyser chaque système, à donner raison à ce qui est juste; mais cela ne signifie nullement perdre la certitude de sa propre foi (20) ou affaiblir les principes de la morale, dont l'absence se fera vite sentir dans la vie de sociétés entières en y provoquant, entre autres, ses déplorables conséquences.

20- cf. Concile Vatican I, Constitution dogmatique sur la foi catholique Dei Filius, can. III De fide, n. 6 : Conciliorum Oecumenicorum Decreta, Ed. Istituto per le Scienze Religiose, Bologna 1973/3, p. 811.



II LE MYSTERE DE LA REDEMPTION

Dans le mystère du Christ

7

Les chemins sur lesquels le Concile de notre siècle a engagé l'Eglise, et que le regretté Pape Paul VI nous a indiqués dans sa première encyclique, resteront pour longtemps ceux que nous devons tous suivre; mais en même temps, en cette nouvelle étape, nous pouvons à juste titre nous demander: comment, de quelle manière faut-il avancer? Que faut-il faire pour que ce nouvel Avent de l'Eglise, lié à la fin, désormais très voisine, du deuxième millénaire, nous rapproche de Celui que la Sainte Ecriture appelle: "Père à jamais", Pater futuri saeculi? (21) Telle est la question fondamentale que le nouveau Pontife doit se poser lorsque, en esprit d'obéissance dans la foi, il accepte l'appel que constitue pour lui le commandement du Christ adressé à plusieurs reprises à Pierre: "Pais mes agneaux" (22) ce qui veut dire: Sois le pasteur de mon troupeau; et ensuite: "... et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères" (23).

21-
Is 9,6
22- Jn 21,15
23- Lc 22,32


C'est précisément ici, Frères, Fils et Filles très chers, que s'impose une réponse fondamentale et essentielle, à savoir: l'unique orientation de notre esprit, l'unique direction de notre intelligence, de notre volonté et de notre coeur est pour nous le Christ, Rédempteur de l'homme, le Christ, Rédempteur du monde. C'est vers Lui que nous voulons tourner notre regard parce que c'est seulement en Lui, le Fils de Dieu, que se trouve le salut, et nous renouvelons la proclamation de Pierre: "Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle" (24).

24- Jn 6,68 cf. Ac 4,8-12


A travers la conscience, si bien développée par le Concile, que l'Eglise a d'elle-même, à tous les niveaux de cette conscience, dans tous les domaines d'activité ou l'Eglise s'exprime, se retrouve et s'affirme, nous devons tendre constamment vers Celui "qui est la tête" (25), Celui "de qui tout provient et pour qui nous sommes" (26), Celui qui est tout à la fois "la voie, la vérité" (27) et "la résurrection et la vie" (28), Celui en qui, en le voyant, nous voyons le Père (29), Celui qui devait s'en aller d'auprès de nous (30) entendons: par sa mort sur la croix et ensuite par son ascension au ciel pour que le Consolateur vienne et continue à venir à nous comme Esprit de vérité (31).En Lui sont "tous les trésors de la sagesse et de la science" (32), et l'Eglise est son Corps (33). L'Eglise est "dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain" (34): et c'est Lui qui en est la source! Lui-même! Lui, le Rédempteur!

25- Ep 1,10 Ep 1,22 Ep 4,25 Col 1,18
26- 1Co 8,6 Col 1,17
27- Jn 14,6
28- Jn 11,25
29- Jn 14,9
30- Jn 16,7
31- Jn 16,7 Jn 16,13
32- Col 2,3
33- Rm 12,5 1Co 6,15 1Co 10,17 1Co 12,12 1Co 12,27 Ep 1,23 Ep 2,16 Ep 4,4 Col 1,24 Col 3,15
34- LG 5.


L'Eglise ne cesse d'écouter ses paroles, elle les relit continuellement, elle reconstitue avec la plus grande dévotion tous les détails de sa vie. Ces paroles sont écoutées aussi par les non chrétiens. La vie du Christ parle en même temps à nombre d'hommes qui ne sont pas encore en mesure de répéter avec Pierre: "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant" (35). Lui, le Fils du Dieu vivant, il parle aux hommes en tant qu'Homme aussi: c'est sa vie elle-même qui parle, son humanité, sa fidélité à la vérité, son amour qui s'étend à tous. Sa mort en croix parle, elle aussi, c'est-à-dire la profondeur insondable de sa souffrance et de son abandon. L'Eglise ne cesse jamais de revivre sa mort sur la croix et sa résurrection qui constituent le contenu de la vie quotidienne de l'Eglise. C'est en effet sur mandat du Christ lui-même, son Maître, que l'Eglise célèbre sans cesse l'Eucharistie, trouvant en elle "la source de la vie et de la sainteté" (36), le signe efficace de la grâce et de la réconciliation avec Dieu, le gage de la vie éternelle. L'Eglise vit son mystère, elle y puise sans jamais se lasser, et elle recherche continuellement tous les moyens pour rendre ce mystère de son Maître et Seigneur proche du genre humain, des peuples, des nations, des générations qui se succèdent, de chaque homme en particulier, comme si elle répétait toujours à l'exemple de l'Apôtre: "Je n'ai rien voulu savoir parmi vous sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié" (37). L'Eglise demeure dans la sphère du mystère de la Rédemption, qui est justement devenu le principe fondamental de sa vie et de sa mission.

35- Mt 16,16
36- cf. Litanie du Sacré-Coeur.
37- 1Co 2,2


Rédemption: création renouvelée

8

Le Rédempteur du monde! En Lui s'est révélée, d'une manière nouvelle et plus admirable, la vérité fondamentale sur la création que le livre de la Genèse atteste quand il répète à plusieurs reprises: "Dieu vit que cela était bon" (38). Le bien prend sa source dans la sagesse et dans l'amour. En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l'homme (39) ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité (40), retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l'amour. En effet, "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique" (41). De même que dans l'homme-Adam ce lien avait été brisé, dans l'Homme-Christ il a été de nouveau renoué (42). Peut-être ne sommes-nous pas convaincus, nous, hommes du vingtième siècle, par les paroles de l'Apôtre des nations, prononcées avec une éloquence entraînante, sur "la création (qui) gémit dans les douleurs de l'enfantement jusqu'à maintenant" (43) et qui "attend avec impatience la révélation des fils de Dieu" (44), sur la création qui "a été soumise à la caducité"? Le progrès immense, jusqu'ici inconnu, qui s'est manifesté particulièrement au cours de notre siècle, dans le domaine de la mainmise de l'homme sur le monde, ne révèle-t-il pas lui-même, et à un degré jamais connu, cette soumission multiforme "à la caducité"? Il suffit de rappeler ici quelques faits, tels que la menace de la pollution de l'environnement naturel dans les lieux d'industrialisation rapide, ou les conflits armés qui éclatent et se répètent continuellement, ou encore la perspective de l'autodestruction par l'usage des armes atomiques à l'hydrogène, aux neutrons et d'autres semblables, le manque de respect pour les enfants dans le sein de leur mère. Le monde de l'époque nouvelle, le monde des vols cosmiques, le monde des conquêtes scientifiques et techniques jamais atteintes jusqu'ici n'est-il pas en même temps le monde qui "gémit dans les douleurs de l'enfantement" (45) et qui "attend avec impatience la révélation des fils de Dieu" (46)?

38-
Gn 1,4 Gn 1,10 Gn 1,12 Gn 1,18 Gn 1,21 Gn 1,31
39- Gn 1,26-30
40- Rm 8,20 Rm 8,19-22 GS 2 GS 13
41- Jn 3,16
42- Rm 5,12-21
43- Rm 8,22
44- Rm 8,19
45- Rm 8,22
46- Rm 8,19.


Le Concile Vatican II, dans son analyse pénétrante du "monde contemporain", a atteint ce point qui est le plus important du monde visible, à savoir l'homme, en descendant, comme le Christ, au plus profond des consciences humaines, en parvenant jusqu'au mystère intérieur de l'homme qui s'exprime, dans le langage biblique et même non biblique, par le mot "coeur". Le Christ, Rédempteur du monde, est celui qui a pénétré, d'une manière unique et absolument singulière, dans le mystère de l'homme, et qui est entré dans son "coeur". C'est donc à juste titre que le Concile Vatican II enseigne ceci: "En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir (cf. Rm 5,14), le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation". Et encore: ""Image du Dieu invisible" (Col 1,15) il est l'Homme parfait qui a restauré dans la descendance d'Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu'en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme, il a pensé avec une intelligence d'homme, il a agi avec une volonté d'homme, il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché" (47). Il est le Rédempteur de l'homme!

47- GS 22


Dimension divine du mystère de la Rédemption

9

En réfléchissant de nouveau sur ce texte admirable du Magistère conciliaire, nous n'oublions pas, même un instant, que Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, est devenu notre réconciliation avec le Père (48). C'est Lui, et Lui seulement, qui a correspondu pleinement à l'amour éternel du Père, à cette paternité que Dieu a exprimée dès le commencement en créant le monde, en donnant à l'homme toute la richesse de la création, en le faisant "à peine moindre que les anges" (49) en tant que créé "à l'image et à la ressemblance de Dieu" (50). Le Christ a également correspondu pleinement à cette paternité de Dieu et à cet amour, alors que l'homme a rejeté cet amour en rompant la première Alliance (51) et toutes celles que Dieu par la suite a souvent offertes aux hommes (52). La Rédemption du monde ce mystère redoutable de l'amour, dans lequel la création est renouvelée (53) est, dans ses racines les plus profondes, la plénitude de la justice dans un Coeur humain, dans le Coeur du Fils premier-né, afin qu'elle puisse devenir la justice des coeurs de beaucoup d'hommes, qui, dans ce Fils premier-né, ont été prédestinés de toute éternité à devenir fils de Dieu (54) et appelés à la grâce, appelés à l'amour. La croix du Calvaire, sur laquelle Jésus-Christ Homme, fils de la Vierge Marie, fils putatif de Joseph de Nazareth "quitte" ce monde, est en même temps une manifestation nouvelle de la paternité éternelle de Dieu, lequel, dans le Christ, se fait de nouveau proche de l'humanité, de tout homme, en lui donnant "l'esprit de Vérité" (55) trois fois saint.

48-
Rm 5,11 Col 1,20
49- Ps 8,6
50- Gn 1,26
51- Gn 3,6-13
52- cf. la quatrième prière eucharistique
53- GS 37 LG 48
54- Rm 8,29-30 Ep 1,8
55- Jn 16,13


Cette révélation du Père et cette effusion de l'Esprit Saint, qui marquent d'un sceau indélébile le mystère de la Rédemption, font comprendre le sens de la croix et de la mort du Christ. Le Dieu de la création se révèle comme le Dieu de la Rédemption, Dieu "fidèle à lui-même" (56), fidèle à son amour envers l'homme et envers le monde, tel qu'il s'est déjà révélé au jour de la création. Et son amour est un amour qui ne recule devant rien de ce qu'exige sa justice. C'est pourquoi le Fils "qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous" (57). S'il "a fait péché" celui qui était absolument sans péché, il l'a fait pour révéler l'amour qui est toujours plus grand que toutes les créatures, l'amour qu'il est Lui-même, "car Dieu est amour" (58). Et surtout, l'amour est plus grand que le péché, que la faiblesse, que la caducité de la créature (59), plus fort que la mort; c'est un amour toujours prêt à relever et à pardonner, toujours prêt à aller à la rencontre du fils prodigue (60), toujours à la recherche de "la révélation des fils de Dieu" (61), qui sont appelés à la gloire (62). Cette révélation de l'amour est aussi définie comme la miséricorde (63), et cette révélation de l'amour et de la miséricorde a dans l'histoire de l'homme un visage et un nom: elle s'appelle Jésus-Christ.

56- 1Th 5,24
57- 2Co 5,21 Ga 3,13
58- 1Jn 4,8 1Jn 4,16
59- Rm 8,20
60- Lc 15,11-32
61- Rm 8,19
62- Rm 8,18
63- S. Thomas III 46,1 ad 3.



1979 Redemptor Hominis