1979 Redemptor Hominis 16

Progrès ou menace?

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Si donc notre temps, le temps de notre génération, ce temps qui est proche de la fin du deuxième millénaire de notre ère chrétienne, se manifeste à nos yeux comme un temps de grand progrès, il apparaît aussi comme un temps de menaces de toutes sortes pour l'homme: l'Eglise doit en parler à tous les hommes de bonne volonté et elle doit toujours dialoguer avec eux à ce sujet. La situation de l'homme dans le monde contemporain semble en effet éloignée des exigences objectives de l'ordre moral, comme des exigences de la justice et, plus encore, de celles de l'amour social. Il ne s'agit ici que de ce qui est exprimé par le premier message adressé à l'homme par le Créateur au moment ou il lui confiait la terre, pour qu'il la "soumette" (100). Ce premier message a été confirmé, dans le mystère de la Rédemption, par le Christ Seigneur. Ceci est exprimé par le Concile Vatican II dans les très beaux chapitres de son enseignement sur la "royauté" de l'homme, c'est-à-dire sur sa vocation à participer au service royal - au munus regale - du Christ lui-même (101). Le sens fondamental de cette "royauté" et de cette "domination" de l'homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l'éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l'esprit sur la matière.

100-
Gn 1,28 IM 6 GS 74 GS 78
101- LG 10 LG 36


C'est pour cela qu'il faut suivre attentivement toutes les phases du progrès moderne: il faut, pour ainsi dire, faire de ce point de vue la radiographie de chacune de ses étapes. Il s'agit du développement des personnes et pas seulement de la multiplication des choses dont les personnes peuvent se servir. Il s'agit moins comme l'a dit un philosophe contemporain et comme l'a affirmé le Concile d'"avoir plus" que d'"être plus" (102). En effet, il existe déjà un danger réel et perceptible: tandis que progresse énormément la domination de l'homme sur le monde des choses, l'homme risque de perdre les fils conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières à ce monde et de devenir ainsi lui-même l'objet de manipulations multiformes pas toujours directement perceptibles à travers toute l'organisation de la vie communautaire, à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale. L'homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l'homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive parfois à l'encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l'homme qu'ont nos contemporains. Il ne s'agit pas ici de donner seulement une réponse abstraite à la question: qui est l'homme? Mais il s'agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation. Il s'agit du sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d'autres.

102- GS 35 ; Paul VI, Discours au Corps diplomatique, 7 janvier 1965 : AAS 57 (1965) 232; PP 14.


Si nous osons définir la situation de l'homme dans le monde contemporain comme éloignée des exigences objectives de l'ordre moral, éloignée des exigences de la justice et, plus encore, de l'amour social, c'est parce que cela se voit confirmé par des faits et des exemples bien connus qui ont déjà trouvé plus d'une fois leur écho dans les documents pontificaux, conciliaires, synodaux (103). La situation de l'homme à notre époque n'est certainement pas uniforme; elle est différenciée de multiples façons. Ces différences ont leurs causes historiques, mais elles ont aussi une forte résonance éthique. On connaît bien en effet le cadre de la civilisation de consommation qui consiste dans un certain excès des biens nécessaires à l'homme, à des sociétés entières et il s'agit ici des sociétés riches et très développées, tandis que les autres sociétés, au moins de larges couches de celles-ci, souffrent de la faim et que beaucoup de personnes meurent chaque jour d'inanition et de dénutrition. Parallèlement il y a pour les uns un certain abus de la liberté, qui est lié précisément à un appétit de consommation non contrôlé par la morale, et cet abus limite par le fait même la liberté des autres, c'est-à-dire de ceux qui souffrent de déficiences importantes et sont entraînés vers des conditions de misère et d'indigence encore plus fortes.

103- Cf. Pie XII, Radiomessage pour le cinquantière anniversaire de l'encyclique Reru novarum de Léon XIII (1 juin 1941) : AAS 33 (1941) 195-205 : Radiomessage de noël (24/12/1941) : AAS 34 (1942) 10-21 ; Radiomessage de Noël (24/12/1942) : AAS 35 (1943) 9-24 ; Radiomessage de Noël (24/12/1943) : AAS 36 (1944) 11-24 ; Radiomessage de Noël (24/12/1944) : AAS 37 (1945) 10-23 ; Discours aux cardinaux (24/12/1945) : AAS 38 (1946) 15-25 ; Discours aux cardinaux (24/12/1946) : AAS 39 (1947) 7-17 ; Radiomessage de Noël (24/12/1947) : AAS 40 (1948) 8-16 ; Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra : AAS 53 (1961) 401-464 ; Encyclique Pacem in terris : AAS 55 (1963) 257-304 ; Paul VI, Encyclique Ecclesiam suam : AAS 56 (1964) 609-659 ; Discours à l'Assemblée générale des Nations Unies (4/10/1965) : AAS 57 (1965) 877-885 ; Encyclique Populorum progessio : AAS 59 (1967) 257-299 ; Discours aux Campesinos de Colombie (23/08/1968) : AAS 60 (1968) 619-623 ; Discours à l'assemblée générale de l'épiscopat latino-américain (24/08/1968) : AAS 60 (1968) 639-649 ; Discours à la Conférence de la FAO (16/11/1970) : AAS 62 (1970) 830-838 ; Lettre Octogesima adveniens : AAS 63 (1971) 401-441 ; Discours aux cardinaux (23/06/1972) : AAS 64 (1972) 496-505 ; Jean Paul II, Discours à la troisième Conférence générale de l'épiscopat latino-américain (28/01/1979) : AAS 71 (1979) 187 ss ; Discours aux Indiens à Cuilipan (29/01/1979) : l.c., pp. 207 ss ; Discours aux ouvriers de Guadalajara (30/01/1979) : l.c., pp. 240 ss ; Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae : AAS 58 (1966) 929-941 ; Constitution pastorale sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes : AAS 58 (1966) 1025-1115 ; Synode des Evêques, De iustitia in mundo : AAS 63 (1971) 923-941.


Cet exemple universellement connu et le contraste auquel se sont référés, dans les documents de leur magistère, les Pontifes de notre siècle, plus récemment Jean XXIII et Paul VI (104), représentent en quelque sorte un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare (105).

104- Cf. Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra : AAS 53 (1961) 418 ss ; Encyclique Pacem in terris : AAS 55 (1963) 289 ss ; Paul VI, Encyclique Populorum progressio : AAS 59 (1967) 257-299.
105- Lc 16,19-31


L'ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l'économie mondiale: ils s'avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l'homme aux tensions qu'il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l'environnement géophysique, ces structures font s'étendre sans cesse les zones de misère et avec elles la détresse, la frustration et l'amertume (106).

106- Cf. Jean Paul II, Homélie à Saint-Domingue (25/01/1979), n. 3 : AAS 71 (1979) 157 ss ; Discours aux Indiens et aux Campesinos à Oaxaca (30/01/1979), n. 2 : l.c., pp. 207 ss ; Discours aux ouvrier à Monterrey (31/01/1979), n. 4 : l.c., p. 242.


Nous sommes ici en face d'un drame dont l'ampleur ne peut laisser personne indifférent. Le sujet qui, d'une part, cherche à tirer le profit maximal et celui qui, d'autre part, paye le tribut des dommages et des injures, est toujours l'homme. Le drame est encore exacerbé par le voisinage des couches sociales privilégiées et des pays de l'opulence qui accumulent les biens de manière excessive et dont la richesse devient très souvent, par son excès même, la cause de troubles divers. A cela s'ajoutent la fièvre de l'inflation et la langueur du chômage, autres symptômes de ce désordre moral que l'on remarque dans la situation mondiale et qui appelle des innovations hardies et créatrices, conformes à la dignité authentique de l'homme (107).

107- Cf. Paul VI, Lettre Octogesima adveniens, n. 42 : AAS 63 (1971) 431.


La tâche n'est pas impossible. Le principe de solidarité, au sens large, doit inspirer la recherche efficace d'institutions et de mécanismes appropriés: il s'agit aussi bien de l'ordre des échanges, ou il faut se laisser guider par les lois d'une saine compétition, que de l'ordre d'une plus ample et plus immédiate redistribution des richesses et des contrôles sur celles-ci, afin que les peuples en voie de développement économique puissent non seulement satisfaire leurs besoins essentiels, mais aussi se développer progressivement et efficacement.

On n'avancera dans cette voie difficile, dans la voie des indispensables transformations des structures de la vie économique, que moyennant une véritable conversion de l'esprit, de la volonté et du coeur. La tâche requiert l'engagement résolu d'hommes et de peuples libres et solidaires. Trop souvent, on confond la liberté avec l'instinct de l'intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l'instinct de lutte et de domination, quelles que soient les couleurs idéologiques dont on le teinte. Il est bien certain que ces instincts existent et agissent, mais il n'y aura de possibilité d'économie vraiment humaine que s'ils sont assumés, orientés et maîtrisés par les forces les plus profondes qui se trouvent dans l'homme et qui déterminent la vraie culture des peuples. C'est précisément de ces sources que doit naître l'effort dans lequel s'exprimera l'authentique liberté humaine et qui sera capable d'assurer celle-ci dans le domaine économique aussi. La croissance économique, avec tout ce qui appartient seulement à son mode d'action propre et adéquat, doit être constamment planifiée et réalisée à l'intérieur d'une perspective de développement plénier et solidaire des hommes et des peuples, comme le rappelait avec force mon prédécesseur Paul VI dans Populorum progressio; sans quoi, la seule catégorie de "progrès économique" devient une catégorie supérieure qui subordonne toute l'existence humaine à ses exigences partiales, étouffe l'homme, disloque les sociétés et finit par s'enliser elle-même dans ses contradictions et ses propres excès.

Il est possible de remplir ce devoir; les faits avérés et les résultats qu'il est difficile d'énumérer ici d'une manière plus analytique en témoignent. Une chose, en tout cas, est certaine: il faut mettre, accepter et approfondir, à la base de cet effort gigantesque, le sens de la responsabilité morale que l'homme doit assumer. Encore et toujours: l'homme. Nous voici encore une fois renvoyés à la responsabilité morale, dont le sujet n'est autre que l'homme. Pour nous chrétiens, une telle responsabilité devient particulièrement évidente, lorsque nous évoquons et il faut toujours la rappeler la scène du jugement dernier, selon les paroles du Christ rapportées par l'Evangile de Matthieu (108).

108- Mt 25,31-46


Cette scène eschatologique doit toujours être appliquée à l'histoire de l'homme, elle doit toujours être prise comme "mesure" des actes humains, comme un schéma essentiel d'examen de conscience pour chacun et pour tous: "J'avais faim, et vous ne m'avez pas donné à manger...; j'étais nu et vous ne m'avez pas vêtu...; j'étais en prison et vous n'êtes pas venu me voir" (109). Ces paroles prennent davantage encore valeur d'avertissement si nous pensons que, au lieu du pain et de l'aide culturelle aux nouveaux Etats et aux nouvelles nations qui s'éveillent à la vie de l'indépendance, on offre parfois en abondance des armes modernes et des moyens de destruction, mis au service de conflits armés et de guerres qui sont moins une exigence de la défense de leurs justes droits et de leur souveraineté qu'une forme de chauvinisme, d'impérialisme, de néo-colonialisme en tout genre. Tout le monde sait bien que les zones de misère ou de faim qui existent sur notre globe auraient pu être "fertilisées" en un bref laps de temps, si les investissements phénoménaux consacrés aux armements pour servir à la guerre et à la destruction avaient été changés en investissements consacrés à la nourriture pour servir à la vie.

109- Mt 25,42-43


Peut-être cette considération demeurera-t-elle partiellement "abstraite", peut-être offrira-t-elle l'occasion, à l'une ou à l'autre "partie", de s'accuser réciproquement en oubliant chacune ses propres fautes. Peut-être provoquera-t-elle encore de nouvelles accusations contre l'Eglise. Celle-ci, cependant, ne disposant pas d'autres armes que celles de l'esprit, de la parole et de l'amour, ne peut renoncer à annoncer "la parole... à temps et à contretemps" (110). C'est pourquoi elle ne cesse de demander à chacune des deux parties et de demander à tous au nom de Dieu et au nom de l'homme: ne tuez pas! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère! Respectez la dignité et la liberté de chacun!

110- 2Tm 4,2


Droits de l'homme: "lettre" ou "esprit"?

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Notre siècle a été jusqu'ici un siècle de grands désastres pour l'homme, de grandes dévastations, non seulement matérielles, mais encore morales, et peut-être surtout morales. Certes, il n'est pas facile de comparer sous cet aspect les époques et les siècles, car cela dépend aussi des critères historiques qui changent. Néanmoins, sans appliquer ces comparaisons, il faut pourtant constater que ce siècle a été jusqu'ici un siècle ou les hommes se sont préparés pour eux-mêmes beaucoup d'injustices et de souffrances. Ce processus a-t-il été vraiment freiné? En tout cas on ne peut s'empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d'estime pour le passé et de profonde espérance pour l'avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l'Organisation des Nations Unies, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs et inviolables de l'homme, en obligeant les Etats membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. Cet engagement a été accepté et ratifié par presque tous les Etats d'aujourd'hui, et cela devrait constituer une garantie permettant aux droits de l'homme de devenir, dans le monde entier, un principe fondamental des efforts accomplis pour le bien de l'homme.

L'Eglise n'a pas besoin de réaffirmer à quel point ce problème est lié de façon étroite à sa mission dans le monde contemporain. Il est en effet à la base même de la paix sociale et internationale, comme l'ont déclaré à ce sujet Jean XXIII, le Concile Vatican II, puis Paul VI dans des documents qui ont traité le sujet en détail. En définitive, la paix se réduit au respect des droits inviolables de l'homme opus iustitiae pax, tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci. Si les droits de l'homme sont violés en temps de paix, cela devient particulièrement douloureux; du point de vue du progrès, cela représente un phénomène incompréhensible de lutte contre l'homme, et ce fait ne peut en aucune façon s'accorder avec quelque programme que ce soit qui se définisse "humaniste". Et quel programme social, économique, politique, culturel pourrait renoncer à cette définition? Nous nourrissons la profonde conviction qu'il n'y a aujourd'hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l'homme au premier plan.

Or, si malgré de telles prémisses les droits de l'homme sont violés de différentes façons, si, en fait, nous sommes témoins des camps de concentration, de la violence, de la torture, du terrorisme et de multiples discriminations, ce doit être une conséquence des autres prémisses qui minent ou même souvent annulent en quelque sorte l'efficacité des prémisses humanistes de ces programmes et systèmes modernes. Le devoir s'impose alors nécessairement de soumettre ces programmes à une continuelle révision à partir des droits objectifs et inviolables de l'homme.

La Déclaration de ces droits et aussi l'institution de l'Organisation des Nations Unies ne se limitaient certainement pas à vouloir rompre avec les horribles expériences de la dernière guerre mondiale, mais elles visaient aussi à créer la base d'une révision continuelle des programmes, des systèmes, des régimes, précisément à partir de ce point de vue unique et fondamental qu'est le bien de l'homme disons de la personne dans la communauté et qui, comme facteur fondamental du bien commun, doit constituer le critère essentiel de tous les programmes, systèmes et régimes. Dans le cas contraire, la vie humaine, même en période de paix, est condamnée à des souffrances diverses, et en même temps ces souffrances sont accompagnées d'un développement de formes variées de domination, de totalitarisme, de néo-colonialisme, d'impérialisme, qui menacent aussi les rapports entre les nations. En vérité, c'est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expériences de l'histoire, que la violation des droits de l'homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l'homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille agrandie.

Dès la première moitié de ce siècle, dans la période ou se développaient divers totalitarismes d'Etat qui on ne le sait que trop conduisirent à l'horrible catastrophe de la guerre, l'Eglise avait déjà clairement précisé sa position en face de ces régimes qui agissaient apparemment pour un bien supérieur, à savoir le bien de l'Etat, alors que l'histoire devait démontrer au contraire qu'il s'agissait seulement du bien d'un parti déterminé qui s'identifiait avec l'Etat (111). En réalité ces régimes avaient réduit les droits des citoyens en refusant de leur reconnaître les droits inviolables de l'homme qui, au milieu de notre siècle, ont obtenu leur formulation au plan international. En partageant la joie de cette conquête avec tous les hommes de bonne volonté, avec tous les hommes qui aiment vraiment la justice et la paix, l'Eglise, consciente que la "lettre" seule peut tuer, tandis que seul "l'esprit donne la vie" (112), doit s'unir à ces hommes de bonne volonté pour demander sans cesse si la Déclaration des droits de l'homme et l'acceptation de leur "lettre" signifient partout également la réalisation de leur "esprit". Il surgit en effet la crainte fondée que très souvent nous ne soyons encore loin de cette réalisation et que parfois l'esprit de la vie sociale et publique ne se trouve dans une douloureuse opposition avec la "lettre" des droits de l'homme telle qu'elle figure dans la Déclaration. Cet état de choses, lourd de conséquences pour les diverses sociétés, grèverait particulièrement, au regard de ces sociétés et de l'histoire de l'homme, la responsabilité de ceux qui contribuent à l'établir.

111- Pie XI, Encyclique Quadragesimo anno : AAS 23 (1931) 213 ; Encyclique Non abbiamo bisogno : AAS 23 (1931) 285-312 ; Encyclique Divini Redemptoris : AAS 29 (1937) 65-106 ; Encyclique Mitbrennender Sorge : AAS 29 (1937) 145-167 ; Pie XII, Encyclique Summi pontificatus : AAS 31 (1939) 413-453.
112-
2Co 3,6


Le sens fondamental de l'Etat comme communauté politique consiste en ce que la société qui le compose, le peuple, est maître de son propre destin. Ce sens n'est pas réalisé si, au lieu d'un pouvoir exercé avec la participation morale de la société ou du peuple, nous sommes témoins d'un pouvoir imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de cette société. Ces choses sont essentielles à notre époque ou la conscience sociale des hommes s'est énormément accrue et, en même temps qu'elle, le besoin d'une participation correcte des citoyens à la vie de la communauté politique, compte tenu des conditions réelles de chaque peuple et de la nécessité d'une autorité publique suffisamment forte (113). Ce sont là des problèmes de première importance en ce qui concerne le progrès de l'homme lui-même et le développement global de son humanité.

113- GS 31


L'Eglise a toujours enseigné le devoir d'agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque Etat. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l'ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l'homme. Ce bien commun, au service duquel est l'autorité dans l'Etat, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l'opposition des citoyens à l'autorité, ou alors à une situation d'oppression, d'intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. C'est ainsi que le principe des droits de l'homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques.

Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. Le Concile Vatican II a estimé particulièrement nécessaire l'élaboration d'une déclaration plus étendue sur ce thème. C'est le document qui s'intitule Dignitatis humanae (114): on y trouve exprimées non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel, c'est-à-dire d'un point de vue "purement humain", sur la base des prémisses dictées par l'expérience même de l'homme, par sa raison et par le sens de sa dignité. Certes la limitation de la liberté religieuse des personnes et des communautés n'est pas seulement une douloureuse expérience pour elles, mais elle atteint avant tout la dignité même de l'homme, indépendamment de la religion que ces personnes ou ces communautés professent ou de la conception du monde qu'elles ont. La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l'homme et avec ses droits objectifs. Le document conciliaire cité plus haut dit assez clairement en quoi consiste une telle limitation et une telle violation de la liberté religieuse. Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d'une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond dans l'homme, ce qui est authentiquement humain. De fait, même le phénomène de l'incrédulité, de l'attitude areligieuse et de l'athéisme, comme phénomène humain, ne se comprend qu'en relation avec le phénomène de la religion et de la foi. Il est par conséquent difficile, même d'un point de vue "purement humain", d'accepter une position selon laquelle seul l'athéisme a droit de cité dans la vie publique et sociale, tandis que les croyants, comme par principe, sont à peine tolérés, ou encore traités comme citoyens de "catégorie" inférieure et finalement ce qui est déjà arrivé totalement privés de leurs droits de citoyens.

114- Cf. AAS 58 (1966) 929-946.


Il faut, même brièvement, traiter également ce thème, car il rentre lui aussi dans l'ensemble complexe des situations de l'homme dans le monde actuel, et il témoigne lui aussi à quel point cette situation est grevée de préjugés et d'injustices de tout genre. Si nous nous abstenons d'entrer dans les détails en ce domaine et nous aurions un droit et un devoir spécial de le faire, c'est avant tout parce que, unis à tous ceux qui souffrent de la discrimination et de la persécution pour le nom de Dieu, nous sommes guidés par la foi en la force rédemptrice de la croix du Christ. Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m'adresser à ceux dont dépend de quelque manière l'organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l'activité de l'Eglise. On ne demande aucun privilège, mais le respect d'un droit élémentaire. La réalisation de ce droit est l'un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l'homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.



IV LA MISSION DE L'EGLISE ET LE DESTIN DE L'HOMME

La sollicitude de l'Eglise pour la vocation de l'homme

dans le Christ

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Ce regard nécessairement sommaire sur la situation de l'homme dans le monde contemporain nous amène à tourner davantage nos pensées et nos coeurs vers Jésus-Christ, vers le mystère de la Rédemption, dans lequel le problème de l'homme est inscrit avec une force spéciale de vérité et d'amour. Si le Christ "s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme" (115), l'Eglise, en pénétrant dans l'intimité de ce mystère, dans son langage riche et universel, vit aussi plus profondément sa nature et sa mission. Ce n'est pas en vain que l'Apôtre parle du Corps du Christ qu'est l'Eglise (116). Si ce Corps mystique du Christ est le peuple de Dieu comme dira par la suite le Concile Vatican II en se fondant sur toute la tradition biblique et patristique, cela signifie que tout homme est dans ce Corps pénétré par le souffle de vie qui vient du Christ. En ce sens également se tourner vers l'homme, vers ses problèmes réels, vers ses espérances et ses souffrances, ses conquêtes et ses chutes, fait que l'Eglise elle-même comme corps, comme organisme, comme unité sociale, perçoit les impulsions divines, les lumières et les forces de l'Esprit Saint qui proviennent du Christ crucifié et ressuscité, et c'est là précisément la raison d'être de sa vie. L'Eglise n'a pas d'autre vie que celle que lui donne son Epoux et Seigneur. En effet, parce que le Christ s'est uni à elle dans son ministère de Rédemption, l'Eglise doit être fortement unie à chaque homme.

115-
GS 22
116- 1Co 6,15 1Co 11,3 1Co 12,12-13 Ep 1,22-23 Ep 2,15-16 Ep 4,4-5 Ep 5,30 Col 1,18 Col 3,15 Rm 12,4-5 Ga 3,28


Cette union du Christ avec l'homme est en elle-même un mystère dont naît l'"homme nouveau", appelé à participer à la vie de Dieu (117), créé à nouveau dans le Christ et élevé à la plénitude de la grâce et de la vérité (118). Son union avec le Christ fait la force de l'homme et est la source de cette force, selon l'expression incisive de saint Jean dans le prologue de son Evangile: "Le Verbe a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu" (119). Voilà la force qui transforme intérieurement l'homme, comme principe d'une vie nouvelle qui ne disparaît ni ne passe, mais qui dure pour la vie éternelle (120). Cette vie promise et offerte à chaque homme par le Père en Jésus-Christ, Fils unique et éternel, incarné et né de la Vierge Marie "quand vint la plénitude du temps" (121), est l'accomplissement final de la vocation de l'homme. C'est en quelque sorte l'accomplissement de ce "destin" que Dieu lui a préparé de toute éternité. Ce "destin divin" suit son cours par-delà toutes les énigmes, les inconnues, les méandres, les détours du "destin humain" dans le monde temporel. Si en effet tout ceci conduit par une nécessité inévitable, malgré la richesse de la vie temporelle, jusqu'aux confins de la mort et à la destruction du corps humain, le Christ nous apparaît au-delà de cette frontière. "Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi... ne mourra pas pour toujours" (122). En Jésus-Christ crucifié, déposé dans le sépulcre et ensuite ressuscité, "resplendit pour nous l'espérance de la résurrection bienheureuse..., la promesse de l'immortalité future" (123), vers laquelle s'en va l'homme à travers la mort du corps, en partageant avec toutes les créatures visibles cette nécessité à la quelle la matière est soumise. Nous cherchons à approfondir toujours davantage le langage de cette vérité que le Rédempteur de l'homme a enfermée dans cette phrase: "C'est l'Esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien" (124). Ces paroles, malgré les apparences, expriment la plus haute affirmation de l'homme: l'affirmation du corps, que l'Esprit vivifie!

117- 2P 1,4
118- Ep 2,10 Jn 1,14 Jn 1,16
119- Jn 1,12
120- Jn 4,14
121- Ga 4,4
122- Jn 11,25-26
123- Première préface des défunts
124- Jn 6,63


L'Eglise vit cette réalité, vit de cette vérité sur l'homme qui lui permet de franchir les frontières de la temporalité et en même temps de penser avec une sollicitude et un amour particuliers à tout ce qui, dans les dimensions de cette temporalité, a une répercussion sur la vie de l'homme, sur la vie de l'esprit humain ou s'exprime l'inquiétude permanente dont parle saint Augustin: "Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en Toi" (125). Dans cette inquiétude créative palpite tout ce qui est profondément humain: la recherche de la vérité, l'insatiable nécessité du bien, la faim de la liberté, la nostalgie du beau, la voix de la conscience. L'Eglise, cherchant à regarder l'homme comme "avec les yeux du Christ lui-même", prend toujours davantage conscience d'être la gardienne d'un grand trésor qu'elle n'a pas le droit de gaspiller, mais qu'elle doit continuellement accroître. De fait le Seigneur Jésus a dit: "Qui n'amasse pas avec moi dissipe" (126). Ce trésor de l'humanité, enrichi de l'ineffable mystère de la filiation divine (127), de la grâce d'"adoption de fils" (128) dans le Fils Unique de Dieu par lequel nous disons à Dieu "Abba, Père" (129), est en même temps une force puissante qui unifie l'Eglise surtout de l'intérieur, et donne un sens à toute son activité. Par cette force, l'Eglise s'unit à l'Esprit du Christ, à cet Esprit Saint que le Rédempteur avait promis, qu'il communique sans cesse et dont la venue, manifestée le jour de la Pentecôte, dure toujours. Ainsi se révèlent dans les hommes les forces de l'Esprit (130), les dons de l'Esprit (131), les fruits de l'Esprit Saint (132). Et l'Eglise de notre temps semble répéter avec une ferveur toujours plus grande et une sainte insistance: "Viens, Esprit Saint!". Viens! Viens! "Lave ce qui est souillé! Baigne ce qui est aride! Guéris ce qui est blessé! Assouplis ce qui est raide! Réchauffe ce qui est froid! Rends droit ce qui est faussé!" (133).

125- Confessions I,1 : CSEL, 33,1.
126- Mt 12,30
127- Jn 1,12
128- Ga 4,5
129- Ga 4,6 Rm 8,15
130- Rm 15,13 1Co 1,24
131- Is 11,2 Ac 2,38
132- Ga 5,22-23
133- Séquence de la messe de la Pentecôte.

Cette supplication à l'Esprit Saint, visant à obtenir l'Esprit, est la réponse à tous les "matérialismes" de notre époque. Ce sont eux qui font naître tant de formes d'insatiabilité du coeur humain. Cette supplication se fait sentir de divers côtés et elle semble porter des fruits de bien des manières. Peut-on dire que l'Eglise n'est pas seule dans cette supplication? Oui, on peut le dire, parce que "le besoin" de ce qui est spirituel est exprimé également par des personnes qui se trouvent hors des frontières visibles de l'Eglise (134).

134- LG 16


Cela n'est-il pas confirmé par cette vérité sur l'Eglise, mise en évidence avec tant d'acuité par le récent Concile dans la constitution dogmatique Lumen gentium, là ou il enseigne que l'Eglise est "sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain" (135)? Cette invocation à l'Esprit et par l'Esprit n'est autre qu'une façon constante de pénétrer dans la pleine dimension du mystère de la Rédemption, selon lequel le Christ, uni au Père et avec tout homme, nous communique continuellement cet Esprit qui met en nous les sentiments du Fils et nous tourne vers le Père (136). C'est pour cette raison que l'Eglise de notre époque particulièrement affamée d'Esprit parce qu'affamée de justice, de paix, d'amour, de bonté, de force, de responsabilité, de dignité humaine doit se concentrer et se réunir autour de ce Mystère, en retrouvant en lui la lumière et la force indispensable à sa propre mission. Si en effet, comme il a été dit précédemment, l'homme est la route de la vie quotidienne de l'Eglise, il est nécessaire que l'Eglise elle-même soit toujours consciente de la dignité de l'adoption divine que l'homme obtient dans le Christ par la grâce de l'Esprit Saint (137), et consciente de sa destination à la grâce et à la gloire (138). En reprenant toujours la réflexion sur tout ceci, en l'acceptant avec une foi toujours plus consciente et avec un amour toujours plus ferme, l'Eglise se rend dès lors plus capable de ce service de l'homme auquel le Christ Seigneur l'appelle quand il dit: "Le Fils de l'homme... n'est pas venu pour être servi, mais pour servir" (139). L'Eglise exerce ce ministère en participant à "la triple fonction" qui est proprement celle de son Maître et Rédempteur. Cette doctrine, avec son fondement biblique, a été mise en lumière par le Concile Vatican II, au grand profit de la vie de l'Eglise. Lorsque, en effet, nous devenons conscients de la participation à la triple mission du Christ, à sa triple fonction sacerdotale, prophétique et royale (140), nous devenons également plus conscients de ce à quoi doit servir toute l'Eglise, en tant que société et communauté du peuple de Dieu sur la terre, et nous comprenons aussi quelle doit être la participation de chacun d'entre nous à cette mission et à ce service.

135- LG 1
136- Rm 8,15 Ga 4,6
137- Rm 8,15
138- Rm 8,30
139- Mt 20,28
140- LG 31-36



1979 Redemptor Hominis 16