1987 Redemptoris Mater 20

3.Voici ta mère

20 L'Evangile de Luc conserve le souvenir du moment où «une femme éleva la voix du milieu de la foule et dit», s'adressant à Jésus: «Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins qui t'ont nourri de leur lait!» (Lc 11,27) . Ces paroles constituent une louange de Marie comme Mère de Jésus selon la chair. La Mère de Jésus n'était peut-être pas connue personnellement de cette femme; en effet, quand Jésus commença son action messianique, Marie ne l'accompagnait pas et continuait à vivre à Nazareth. On pourrait dire que les paroles de cette femme inconnue l'ont fait sortir, en quelque sorte, de son obscurité.

Par ces paroles, se trouve mis en lumière au milieu de la foule, au moins un instant, l'évangile de l'enfance de Jésus. C'est l'évangile où Marie est présente comme la mère qui conçoit Jésus dans son sein, le met au monde et l'allaite maternellement: la mère et nourrice à laquelle fait allusion cette femme au milieu du peuple. Grâce à cette maternité, Jésus -le Fils du Très-Haut (cf. Lc 1,32) - est un véritable fils de l'homme. Il est «chair» comme tout homme: il est «le Verbe (qui) s'est fait chair» (cf. Jn 1,14) . Il est chair et sang de Marie(43).

Mais Jésus répond de manière très significative à la bénédiction prononcée par cette femme à l'égard de sa mère selon la chair: «Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et l'observent!» (Lc 11,28) . Il veut détourner l'attention de la maternité entendue seulement comme un lien de la chair pour l'orienter vers les liens mystérieux de l'esprit, qui se forment dans l'écoute et l'observance de la Parole de Dieu.

Le même passage à la sphère des valeurs spirituelles se dessine plus clairement encore dans une autre réponse de Jésus, rapportée par tous les Synoptiques. Lorsqu'on annonce à Jésus que «sa mère et ses frères se tiennent dehors et veulent le voir», il répond: «Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique» (cf. Lc 8,20-21) . Il dit cela en «promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui» comme nous le lisons dans Marc (3, 34), ou en «tendant sa main vers ses disciples», selon Matthieu (12, 49).

Ces expressions semblent se placer dans la ligne de ce que Jésus, agé de douze ans, répondit à Marie et à Joseph, lorsqu'il fut retrouvé après trois jours dans le temple de Jérusalem.

A présent, alors que Jésus avait quitté Nazareth pour commencer sa vie publique dans toute la Palestine, il était désormais entièrement et exclusivement «occupé aux affaires de son Père» (cf. Lc 2,49) . Il annonçait le Royaume: le «Royaume de Dieu» et les «affaires du Père» qui donnent aussi une dimension nouvelle et un sens nouveau à tout ce qui est humain et, par conséquent, à tout lien humain par rapport aux fins et aux devoirs assignés à chaque homme. Dans cette nouvelle dimension, même un lien comme celui de la «fraternité» prend un sens différent de la «fraternité selon la chair» provenant de la filiation commune par rapport aux mêmes parents. Et même la «maternité», dans le cadre du Règne de Dieu, sous l'angle de la paternité de Dieu lui-même, acquiert un autre sens. Par les paroles que rapporte Luc, Jésus enseigne précisément ce nouveau sens de la maternité.

S'éloigne-t-il par là de celle qui l'a mis au monde selon la chair? Voudrait-il la maintenir dans l'ombre de la discrétion qu'elle a elle-même choisie? Si l'on s'en tient au premier sens de ces paroles, il peut sembler en être ainsi, mais on doit observer que la maternité nouvelle et différente dont Jésus parle à ses disciples concerne précisément Marie de manière toute spéciale. Marie n'est-elle pas la première de «ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique»? Dans ces conditions, la bénédiction prononcée par Jésus en réponse aux paroles de la femme anonyme ne la concerne-t-elle pas avant tout? Assurément Marie est digne d'être bénie, du fait qu'elle est devenue la Mère de Jésus selon la chair («Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins qui t'ont nourri de leur lait!»), mais aussi et surtout parce que dès le moment de l'Annonciation elle a accueilli la Parole de Dieu, parce qu'elle a cru, parce qu'elle a obéi à Dieu, parce qu'elle «conservait» la Parole et «la méditait dans son coeur» (cf. Lc 1,38 Lc 1,45 Lc 2,19 Lc 2,51) et l'accomplissait par toute sa vie. Nous pouvons donc affirmer que la bénédiction prononcée par Jésus ne contredit pas, malgré les apparences, celle que formule la femme inconnue, mais elle la rejoint dans la personne de la Mère-Vierge qui ne s'est dite que «la servante du Seigneur» (Lc 1,38) . S'il est vrai que «toutes les générations la diront bienheureuse» (cf. Lc 1,48) , on peut dire que cette femme anonyme a été la première à confirmer à son insu ce verset prophétique du Magnificat de Marie et à inaugurer le Magnificat des siècles.

Si, par la foi, Marie est devenue la mère du Fils qui lui a été donné par le Père avec la puissance de l'Esprit Saint, gardant l'intégrité de sa virginité, dans la même foi elle a découvert et accueilli l'autre dimension de la maternité, révélée par Jésus au cours de sa mi s sion mes si anique. On peut dire que cette dimension de la maternité appartenait à Marie dès le commencement, c'est-à-dire dès le moment de la conception et de la naissance de son Fils. Dès lors, elle était «celle qui a cru». Mais à mesure que se clarifiait à ses yeux et en son esprit la mission de son Fils, elle-même, comme Mère, s'ouvrait toujours plus à cette «nouveauté» de la maternité qui devait constituer son «rôle» aux côtés de son Fils. N'avait-elle pas dit dès le commencement: «Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta parole» (Lc 1,38) ? Dans la foi, Marie continuait à entendre et à méditer cette parole par laquelle la révélation que le Dieu vivant fait de lui-même devenait toujours plus transparente, d'une manière «qui surpasse toute connaissance» (Ep 3,19) . Mère, Marie devenait ainsi en un sens le premier «disciple» de son Fils, la première à qui il semblait dire: «Suis-moi!», avant même d'adresser cet appel aux Apôtres ou à quiconque (cf. Jn 1,43) .

21 De ce point de vue, le texte de l'Evangile de Jean qui nous présente Marie aux noces de Cana est particulièrement éloquent. Marie y paraît comme la Mère de Jésus au commencement de sa vie publique: «Il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples» (Jn 2,1-2) . On pourrait déduire du texte que Jésus et ses disciples furent invités avec Marie, en quelque sorte à cause de la présence de cette dernière à la fête: le Fils semble invité à cause de la Mère. On sait la suite des événements découlant de cette invitation, le «commencement des signes» accomplis par Jésus -l'eau changée en vin-, ce qui fait dire à l'évangéliste: Jésus «manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui» (Jn 2,11) .

Marie est présente à Cana de Galilée en tant que Mère de Jésus et il est significatif qu'elle contribue au «commencement des signes» qui révèlent la puissance messianique de son Fils: «Or il n'y avait plus de vin. La Mère de Jésus lui dit: "Ils n'ont pas de vin". Jésus lui dit: "Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore arrivée"» (Jn 2,3-4) . Dans l'Evangile de Jean, cette «heure» signifie le moment fixé par le Père où le Fils accomplit son oeuvre et doit être glorifié (cf. Jn 7,30 Jn 8,20 Jn 12,23 Jn 12,27 Jn 13,1 Jn 17,1 Jn 19,27) . Même si la réponse de Jésus à sa Mère paraît s'entendre comme un refus (surtout si l'on considère, plus que la question, l'affirmation tranchante: «Mon heure n'est pas encore arrivée»), Marie ne s'en adresse pas moins aux servants et leur dit: «Tout ce qu'il vous dira, faites-le» (Jn 2,5) . Jésus ordonne alors aux servants de remplir d'eau les jarres, et l'eau devient du vin meilleur que celui qui avait été d'abord servi aux hôtes du banquet nuptial.

Quelle entente profonde entre Jésus et sa mère! Comment pénétrer le mystère de leur union spirituelle intime? Mais le fait est éloquent. Il est certain que dans cet événement se dessine déjà assez clairement la nouvelle dimension, le sens nouveau de la maternité de Marie. Elle a un sens qui n'est pas exclusivement compris dans les paroles de Jésus et les divers épisodes rapportés par les Synoptiques (Lc 11,27-28 cf. Lc 8,19-21 Mt 12,46-50 Mc 3,31-35) . Dans ces textes, Jésus entend surtout opposer la maternité relevant du seul fait de la naissance à ce que cette «maternité» (comme la «fraternité») doit être dans le cadre du Royaume de Dieu, sous le rayonnement salvifique de la paternité de Dieu. Dans le texte johannique, au contraire, par la description de l'événement de Cana, se dessine ce qui se manifeste concrètement comme la maternité nouvelle selon l'esprit et non selon la chair, c'est-à-dire la sollicitude de Marie pour les hommes, le fait qu'elle va au-devant de toute la gamme de leurs besoins et de leurs nécessités.

A Cana de Galilée, seul un aspect concret de la pauvreté humaine est montré, apparemment minime et de peu d'importance («Ils n'ont pas de vin») . Mais cela a une valeur symbolique: aller au-devant des besoins de l'homme veut dire, en même temps, les introduire dans le rayonnement de la mission messianique et de la puissance salvifique du Christ. Il y a donc une médiation: Marie se situe entre son Fils et les hommes dans la réalité de leurs privations, de leur pauvreté et de leurs souffrances. Elle se place «au milieu», c'est-à-dire qu'elle agit en médiatrice non pas de l'extérieur, mais à sa place de mère, consciente, comme telle, de pouvoir montrer au Fils les besoins des hommes -ou plutôt d'en «avoir le droit». Sa médiation a donc un caractère d'intercession: Marie «intercède» pour les hommes. Non seulement cela: en tant que Mère, elle désire aussi que se manifeste la puissance messianique de son Fils, c'est-à-dire sa puissance salvifique destinée à secourir le malheur des hommes, à libérer l'homme du mal qui pèse sur sa vie sous différentes formes et dans des mesures diverses. C'est cela précisément qu'avait prédit le prophète Isaïe au sujet du Messie dans le texte célèbre auquel Jésus s'est référé devant ses concitoyens de Nazareth: «Pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, ... annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue ...» (cf. Lc 4,18) .

Un autre élément essentiel de ce rôle maternel de Marie se trouve dans ce qu'elle dit aux serviteurs: «Tout ce qu'il vous dira, faites-le». La Mère du Christ se présente devant les hommes comme porte-parole de la volonté du Fils, celle qui montre quelles exigences doivent être satisfaites afin que puisse se manifester la puissance salvifique du Messie. A Cana, grâce à l'intercession de Marie et à l'obéissance des serviteurs, Jésus inaugure «son heure». A Cana, Marie apparaît comme quelqu'un qui croit en Jésus: sa foi en provoque le premier «signe» et contribue à susciter la foi des disciples.

22 Nous pouvons dire ainsi que dans cette page de l'Evangile de Jean nous trouvons comme une première manifestation de la vérité sur la sollicitude maternelle de Marie. Cette vérité a été exprimée également dans l'enseignement du récent Concile, et il est important de remarquer que le rôle maternel de Marie est illustré dans son rapport avec la médiation du Christ. Nous lisons en effet: «Le rôle maternel de Marie à l'égard des hommes n'offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ: il en manifeste au contraire la vertu», parce qu'«il n'y a qu'un Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même» (1Tm 2,5) . La médiation maternelle de Marie découle, suivant le bon vouloir de Dieu, «de la surabondance des mérites du Christ; elle s'appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d'où elle tire toute sa vertu»(44). C'est précisément dans ce sens que l'événement de Cana en Galilée nous présente comme une première annonce de la médiation de Marie, tout orientée vers le Christ et tendue vers la révélation de sa puissance salvifique.

Du texte johannique il ressort qu'il s'agit d'une médiation maternelle. Comme l'affirme le Concile, Marie «est devenue pour nous, dans l'ordre de la grâce, notre Mère». Cette maternité dans l'ordre de la grâce découle de sa maternité divine elle-même, car, étant en vertu d'une disposition divine la mère du Rédempteur, celle qui l'a nourri, elle a été «associée généreusement à son oeuvre à un titre absolument unique, humble servante du Seigneur» qui «apporta à l'oeuvre du Sauveur une coopération sans pareille par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente charité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle»(45). Et «cette maternité de Marie dans l'économie de la grâce se continue sans interruption jusqu'à la consommation définitive de tous les élus»(46).

23 Si le passage de l'Evangile de Jean sur l'événement de Cana présente la maternité prévenante de Marie au commencement de l'activité messianique du Christ, un autre passage du même Evangile confirme la place de cette maternité dans l'économie salvifique de la grâce à son moment suprême, c'est-à-dire quand s'accomplit le sacrifice de la Croix du Christ, son mystère pascal. Le récit de Jean est concis: «Près de la Croix de Jésus se tenaient sa mère et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie de Magdala. Jésus donc, voyant sa mère et, se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: «Femme, voici ton fils». Puis il dit au disciple: «Voici ta mère». Dès cette heure-là, le disciple l'accueillit chez lui» (Jn 19,25-27) .

On reconnaît assurément dans cet épisode une expression de la sollicitude unique du Fils pour la Mère qu'il laissait dans une très grande douleur. Cependant le «testament de la Croix» du Christ en dit plus sur le sens de cette sollicitude. Jésus faisait ressortir entre la Mère et le Fils un nouveau lien dont il confirme solennellement toute la vérité et toute la réalité. On peut dire que, si la maternité de Marie envers les hommes avait déjà été antérieurement annoncée, elle est maintenant clairement précisée et établie: elle résulte de l'accomplissement plénier du mystère pascal du Rédempteur. La Mère du Christ, se trouvant directement dans le rayonnement de ce mystère où sont impliqués les hommes -tous et chacun-, est donnée aux hommes -à tous et à chacun- comme mère. L'homme présent au pied de la Croix est Jean, «le disciple qu'il aimait»(47). Et pourtant, il ne s'agit pas que de lui seul. Selon la Tradition, le Concile n'hésite pas à appeler Marie «Mère du Christ et Mère des hommes»: en effet, elle est, «comme descendante d'Adam, réunie à l'ensemble de l'humanité..., bien mieux, elle est vraiment "Mère des membres (du Christ)... ayant coopéré par sa charité à la naissance dans l'Eglise des fidèles" »(48).

Cette «nouvelle maternité de Marie», établie dans la foi, est un fruit de l'amour «nouveau» qui s'approfondit en elle définitivement au pied de la Croix, par sa participation à l'amour rédempteur du Fils.

24 Nous nous trouvons ainsi au centre même de l'accomplissement de la promesse incluse dans le protévangile: «Le lignage de la femme écrasera la tête du serpent» (cf. Gn 3,15) . De fait, par sa mort rédemptrice, Jésus Christ vainc à sa racine même le mal du péché et de la mort. Il est significatif que, s'adressant à sa Mère du haut de la Croix, il l'appelle «femme» et lui dit: «Femme, voici ton fils». D'ailleurs, il avait aussi employé le même mot pour s'adresser à elle à Cana (cf. Jn 2,4) . Comment douter qu'ici spécialement, sur le Golgotha, cette parole n'atteigne la profondeur du mystère de Marie, en faisant ressortir la place unique qu'elle a dans toute l'économie du salut? Comme l'enseigne le Concile, avec Marie, «la fille de Sion par excellence, après la longue attente de la promesse, s'accomplissent les temps et s'instaure l'économie nouvelle, lorsque le Fils de Dieu prit d'elle la nature humaine pour libérer l'homme du péché par les mystères de sa chair»(49).

Les paroles que Jésus prononce du haut de la Croix signifient que la maternité de sa Mère trouve un «nouveau» prolongement dans l'Eglise et par l'Eglise symbolisée et représentée par Jean. Ainsi celle qui, «pleine de grâce», a été introduite dans le mystère du Christ pour être sa Mère, c'est-à-dire la Sainte Mère de Dieu, demeure dans ce mystère par l'Eglise comme «la femme» que désignent le livre de la Genèse (3, 15) au commencement, et l'Apocalypse (12, 1) à la fin de l'histoire du salut. Selon le dessein éternel de la Providence, la maternité divine de Marie doit s'étendre à l'Eglise, comme le montrent les affirmations de la Tradition, pour lesquelles la maternité de Marie à l'égard de l'Eglise est le reflet et le prolongement de sa maternité à l'égard du Fils de Dieu(50).

Selon le Concile, le moment même de la naissance de l'Eglise et de sa pleine manifestation au monde laisse entrevoir cette continuité de la maternité de Marie: «Comme il a plu à Dieu de ne manifester ouvertement le mystère du salut des hommes qu'à l'heure où il répandrait l'Esprit promis par le Christ, on voit les Apôtres, avant le jour de la Pentecôte, "persévérant d'une même coeur dans la prière avec quelques femmes dont Marie, Mère de Jésus, et avec ses frères" (Ac 1,14) ; et l'on voit Marie appelant elle aussi de ses prières le don de l'Esprit qui, à l'Annonciation, l'avait déjà elle-même prise sous son ombre»(51).

Il y a donc, dans l'économie de la grâce, réalisée sous l'action de l'Esprit Saint, une correspondance unique entre le moment de l'Incarnation du Verbe et celui de la naissance de l'Eglise. La personne qui fait l'unité entre ces deux moments est Marie: Marie à Nazareth et Marie au Cénacle de Jérusalem. Dans les deux cas, sa présence discrète, mais essentielle, montre la voie de la «naissance par l'Esprit». Ainsi celle qui est présente dans le mystère du Christ comme Mère est rendue présente -par la volonté du Fils et par l'Esprit Saint- dans le mystère de l'Eglise. Et dans l'Eglise encore, elle continue à être une présence maternelle, comme le montrent les paroles prononcées sur la Croix: «Femme, voici ton fils»; «Voici ta mère».

DEUXIEME PARTIE

LA MERE DE DIEU AU CENTRE DE L'EGLISE EN MARCHE

1. L'Eglise, Peuple de Dieu présent

dans toutes les nations de la terre

25 «L'Eglise "avance dans son pèlerinage à travers les persécutions du monde et les consolations de Dieu"(52), annonçant la Croix et la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne (cf. . «Tout comme l'Israel selon la chair cheminant dans le désert reçoit déjà le nom d'Eglise de Dieu (cf. Esd Esd 13,1 Nb 20,4 Dt 23,1 ss.), ainsi le nouvel Israël ... est appelé lui aussi l'Eglise du Christ (cf. Mt 16,18) : c'est le Christ, en effet, qui l'a acheté de son sang (cf. Ac 20,28) , empli de son Esprit et pourvu des moyens adaptés pour son unité visible et sociale. L'ensemble de ceux qui regardent avec la foi vers Jésus, auteur du salut, principe d'unité et de paix, Dieu les a appelés, il en a fait l'Eglise, pour qu'elle soit, aux yeux de tous et de chacun le sacrement visible de cette unité salvifique»(54).

Le Concile Vatican II parle de l'Eglise en marche, établissant une analogie avec l'Israël de l'Ancienne Alliance en marche à travers le désert. Le pèlerinage garde encore un caractère extérieur, visible dans le temps et dans l'espace où il est historiquement réalisé. L'Eglise est destinée, en effet, «à s'étendre à toutes les parties du monde, elle prend place dans l'histoire humaine, bien qu'elle soit en même temps transcendante aux limites des peuples dans le temps et dans l'espace»(55). Cependant le caractère essentiel de son pèlerinage est intérieur: il s'agit d'un pèlerinage par la foi, «par la vertu du Seigneur ressuscité»(56), un pèlerinage dans l'Esprit Saint donné à l'Eglise comme le Consolateur invisible (paraklètos) (cf. Jn 14,26 Jn 15,26 Jn 16,7) . «Marchant à travers les tentations, les tribulations, l'Eglise est soutenue par la vertu de la grâce de Dieu, à elle promise par le Seigneur pour que ... elle se renouvelle sans cesse sous l'action de l'Esprit Saint jusqu'à ce que, par la Croix, elle arrive à la lumière sans couchant»(57).

C'est justement dans ce cheminement, ce pèlerinage ecclésial à travers l'espace et le temps, et plus encore à travers l'histoire des âmes, que Marie est présente, comme celle qui est «heureuse parce qu'elle a cru», comme celle qui avançait dans le pèlerinage de la foi, participant comme aucune autre créature au mystère du Christ. Le Concile dit encore que, «intimement présente ... à l'histoire du salut, Marie rassemble et reflète en elle-même d'une certaine façon les requêtes suprêmes de la foi»(58). Au milieu de tous les croyants, elle est comme un «miroir» dans lequel se reflètent «les merveilles de Dieu» (Ac 2,11) de la manière la plus profonde et la plus limpide.

26 L'Eglise, établie par le Christ sur le fondement des Apôtres, a pris une pleine conscience de ces merveilles de Dieu le jour de la Pentecôte, lorsque ceux qui étaient rassemblés dans le Cénacle «furent tous remplis de l'Esprit Saint et commencèrent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer» (Ac 2,4) . A ce moment commence aussi le cheminement de la foi, le pèlerinage de l'Eglise à travers l'histoire des hommes et des peuples. On sait qu'au début de ce cheminement Marie est présente, nous la voyons au milieu des Apôtres dans le Cénacle «appelant de ses prières le don de l'Esprit»(59).

Son cheminement de foi est, en un sens, plus long. L'Esprit Saint est déjà descendu sur elle; elle est devenue son épouse fidèle à l'Annonciation, elle accueille le Verbe du vrai Dieu et rend «"un complet hommage d'intelligence et de volonté à Dieu qui révèle" dans un assentiment volontaire à la révélation qu'il fait», et même s'en remet tout entière à Dieu par «l'obéissance de la foi»(60), ce pourquoi elle répond à l'ange: «Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ta parole!». L'itinéraire de la foi de Marie, que nous voyons en prière au Cénacle, est donc plus long que celui des autres rassemblés là: Marie les «précède», «occupe la première place»(61). Le moment de la Pentecôte à Jérusalem a été préparé par la Croix mais aussi par le moment de l'Annonciation à Nazareth. Au Cénacle, l'itinéraire de Marie croise le cheminement de l'Eglise dans la foi. De quelle manière?

Parmi ceux qui étaient assidus à la prière au Cénacle, se préparant à aller «dans le monde entier» après avoir reçu l'Esprit Saint, certains avaient, les uns après les autres, été appelés par Jésus depuis le début de sa mission en Israël. Onze d'entre eux avaient été établis comme Apôtres, et Jésus leur avait confié la mission qu'il avait lui-même reçue du Père: «Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie» (Jn 20,21) , avait-il dit aux Apôtres après la Résurrection. Et quarante jours plus tard, avant de retourner vers le Père, il avait ajouté: quand «l'Esprit Saint descendra sur vous, vous serez mes témoins... jusqu'aux extrémités de la terre» (cf. . Ac 1,8) . Cette mission des Apôtres commence dès qu'ils sortent du Cénacle de Jérusalem. L'Eglise naît et grandit alors grâce au témoignage que Pierre et les autres Apôtres rendent au Christ crucifié et ressuscité (cf. Ac 2,31-34 Ac 3,15-18 Ac 4,10-12 Ac 5,30-32) .
Marie n'a pas reçu directement cette mission apostolique. Elle n'était pas parmi ceux que Jésus envoya pour «faire des disciples de toutes les nations» (cf. Mt 28,19) , lorsqu'il leur conféra cette mission. Mais elle était dans le Cénacle où les Apôtres se préparaient à assumer cette mission grâce à la venue de l'Esprit de Vérité: elle était avec eux. Au milieu d'eux, Marie était «assidue à la prière» en tant que «Mère de Jésus» (cf. Ac 1,13-14) , c'est-à-dire du Christ crucifié et ressuscité. Et le premier noyau de ceux qui regardaient «avec la foi vers Jésus auteur du salut»(62) savait bien que Jésus était le Fils de Marie et qu'elle était sa Mère, et que, comme telle, elle était depuis le moment de la conception et de la naissance, un témoin unique du mystère de Jésus, de ce mystère qui s'était dévoilé et confirmé sous leurs yeux par la Croix et la Résurrection. Dès le premier moment, l'Eglise «regardait» donc Marie à travers Jésus, comme elle «regardait» Jésus à travers Marie. Celle-ci fut pour l'Eglise d'alors et de toujours un témoin unique des années de l'enfance de Jésus et de sa vie cachée à Nazareth, alors qu'«elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son coeur» (Lc 2,19 cf. Lc 2,51) .

Mais dans l'Eglise d'alors et de toujours, Marie a été et demeure avant tout celle qui est «heureuse parce qu'elle a cru»: elle a cru la première. Dès le moment de l'Annonciation et de la conception, dès le moment de la Nativité dans la grotte de Bethléem, Marie, au long de son pèlerinage maternel dans la foi, suivait Jésus pas à pas. Elle le suivait au cours des années de sa vie cachée à Nazareth, elle le suivait aussi dans la période de l'éloignement apparent, lorsqu'il commença à «faire et enseigner» (cf. Ac 1,1) en Israël, elle le suivit surtout dans l'expérience tragique du Golgotha. Et maintenant, alors que Marie se trouve avec les Apôtres au Cénacle de Jérusalem à l'aube de l'Eglise, sa foi, née dans les paroles de l'Annonciation, reçoit sa confirmation. L'ange lui avait dit: «Tu concevras et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. Il sera grand...; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin». Les événements récents du Calvaire avaient enveloppé de ténèbres cette promesse; et pourtant, même au pied de la Croix, la foi de Marie n'avait pas défailli. Elle était encore celle qui, comme Abraham, «crut, espérant contre toute espérance» (Rm 4,18) . Et voici qu'après la Résurrection, l'espérance avait dévoilé son véritable visage et la promesse avait commencé à devenir réalité. En effet, Jésus, avant de retourner vers le Père, avait dit aux Apôtres: «Allez donc, de toutes les nations faites des disciples... Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde» (cf. Mt 28,19 Mt 28,20) . Telles étaient les paroles de celui qui s'était révélé, par sa Résurrection, comme le vainqueur de la mort, comme le détenteur du règne qui «n'aura pas de fin» ainsi que l'ange l'avait annoncé.

27 A l'aube de l'Eglise, au commencement du long cheminement dans la foi qui s'ouvrait par la Pentecôte à Jérusalem, Marie était avec tous ceux qui constituaient le germe du «nouvel Israël». Elle était présente au milieu d'eux comme un témoin exceptionnel du mystère du Christ. Et l'Eglise était assidue dans la prière avec elle et, en même temps, «la contemplait dans la lumière du Verbe fait homme». Et il en serait toujours ainsi. En effet, quand l'Eglise «pénètre plus avant dans le mystère suprême de l'Incarnation», elle pense à la Mère du Christ avec une vénération et une piété profondes(63). Marie appartient au mystère du Christ inséparablement, et elle appartient aussi au mystère de l'Eglise dès le commencement, dès le jour de sa naissance. A la base de ce que l'Eglise est depuis le commencement, de ce qu'elle doit constamment devenir de génération en génération au milieu de toutes les nations de la terre, se trouve celle «qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur» (Lc 1,45) . Précisément cette foi de Marie, qui marque le commencement de l'Alliance nouvelle et éternelle de Dieu avec l'humanité en Jésus Christ, cette foi héroïque «précède» le témoignage apostolique de l'Eglise et demeure au coeur de l'Eglise, cachée comme un héritage spécial de la révélation de Dieu. Tous ceux qui participent à cet héritage mystérieux de génération en génération, acceptant le témoignage apostolique de l'Eglise, participent, en un sens, à la foi de Marie.

Les paroles d'Elisabeth, «heureuse celle qui a cru», continuent encore à suivre la Vierge à la Pentecôte; elles la suivent d'âge en âge, partout où se répand la connaissance du mystère salvifique du Christ, par le témoignage apostolique et l'oeuvre de l'Eglise. Ainsi s'accomplit la prophétie du Magnificat: «Tous les ages me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles; Saint est son nom!» (Lc 1,48-49) . En effet, de la connaissance du mystère du Christ découle la bénédiction de sa Mère, sous la forme d'une vénération spéciale pour la Théotokos. Mais dans cette vénération est toujours comprise la bénédiction de sa foi, car la Vierge de Nazareth est devenue bienheureuse surtout par cette foi, selon les paroles d'Elisabeth. Ceux qui à chaque génération accueillent avec foi le mystère du Christ, Verbe incarné et Rédempteur du monde, dans les différents peuples et nations de la terre, non seulement se tournent avec vénération vers Marie et recourent à elle avec confiance comme à sa Mère, mais ils cherchent dans sa foi un soutien pour leur foi. Et c'est précisément cette vive participation à la foi de Marie qui détermine sa présence particulière dans le pèlerinage de l'Eglise comme nouveau Peuple de Dieu sur toute la terre.

28 Comme le dit le Concile, «intimement présente à l'histoire du salut, Marie ... appelle les fidèles à son Fils et à son sacrifice, ainsi qu'à l'amour du Père, lorsqu'elle est l'objet de la prédication et de la vénération»(64). C'est pourquoi, en se fondant sur le témoignage apostolique de l'Eglise, en quelque manière, la foi de Marie devient constamment la foi du Peuple de Dieu en marche, des personnes et des communautés, des milieux et des assemblées, et finalement des différents groupes qui se trouvent dans l'Eglise. C'est une foi qui est transmise en même temps par la connaissance et par le coeur; elle s'acquiert ou se renouvelle sans cesse par la prière. «C'est pourquoi, dans l'exercice de son apostolat, I'Eglise regarde à juste titre vers celle qui engendra le Christ, conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge précisément afin de naître et de grandir aussi par l'Eglise dans le coeur des fidèles»(65).

Aujourd'hui, alors que dans ce pèlerinage de la foi nous nous approchons du terme du second millénaire chrétien, l'Eglise, par l'enseignement du Concile Vatican II, attire l'attention sur ce qu'elle découvre en elle-même, «l'unique Peuple de Dieu présent à tous les peuples de la terre», et sur la vérité que tous les fidèles, même «dispersés à travers le monde, sont, dans l'Esprit Saint, en communion avec les autres»(66), au point de pouvoir dire que dans cette union se réalise en continuité le mystère de la Pentecôte. En même temps, les Apôtres et les disciples du Seigneur, dans toutes les nations de la terre, «sont assidus à la prière avec Marie, la mère de Jésus» (
Ac 1,14) . Constituant de génération en génération le «signe du Royaume» qui n'est pas de ce monde(67), ils ont aussi conscience de ce qu'au milieu de ce monde ils doivent se rassembler autour du Roi auquel les nations ont été données pour héritage (cf. Ps 2,8) , auquel le Père a donné «le trône de David, son père», afin qu'il «règne sur la maison de Jacob pour les siècles et que son règne n'ait pas de fin».

En cette période de vigile, par la foi même qui l'a rendue bienheureuse, spécialement depuis le moment de l'Annonciation, Marie est présente dans la mission de l'Eglise, présente dans l'action de l'Eglise qui fait entrer dans le monde le Règne de son Fils(68). Cette présence de Marie connait de multiples modes d'expression à l'heure actuelle comme dans toute l'histoire de l'Eglise. Son action rayonne aussi de multiples manières: par la foi et la piété des fidèles individuellement, par les traditions des familles chrétiennes ou des «églises domestiques», des communautés paroissiales et missionnaires, des instituts religieux, des diocèses, par la force d'attraction et de rayonnement des grands sanctuaires où non seulement les individus ou les groupes locaux, mais parfois des nations et des continents entiers cherchent la rencontre avec la Mère du Seigneur, avec celle qui est bienheureuse parce qu'elle a cru, celle qui est la première parmi les croyants et pour cela est devenue Mère de l'Emmanuel. C'est là ce qu'évoque la Terre de Palestine, patrie spirituelle de tous les chrétiens, parce qu'elle est la patrie du Sauveur du monde et de sa Mère. C'est là ce qu'évoquent les innombrables sanctuaires que la foi chrétienne a élevés au cours des siècles à Rome et dans le monde entier. C'est là ce qu'évoquent des centres comme Guadalupe, Lourdes, Fatima et d'autres dispersés dans différents pays, parmi lesquels comment pourrais je ne pas rappeler celui de ma terre natale, Jasna Gora? On pourrait parler peut-être d'une véritable «géographie» de la foi et de la piété mariale, qui comprend tous ces lieux de pèlerinage particulier du Peuple de Dieu à la recherche d'une rencontre avec la Mère de Dieu pour trouver, dans le rayonnement de la présence maternelle de «celle qui a cru», l'affermissement de sa propre foi. En effet, dans la foi de Marie, dès l'Annonciation et de manière achevée au pied de la Croixs s'est rouvert en l'homme l'espace intérieur dans lequel le Père éternel peut nous combler «de toutes sortes de bénédictions spirituelles»: l'espace «de l'Alliance nouvelle et éternelle»(69). Cet espace subsiste dans l'Eglise, qui est en Jésus Christ «un sacrement de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain»(70).

Dans la foi que Marie professa à l'Annonciation comme «servante du Seigneur» et dans laquelle elle «précède» sans cesse le Peuple de Dieu en marche sur toute la terre, I'Eglise, «perpétuellement, tend à récapituler l'humanité entière... sous le Christ chef, dans l'unité de son Esprit»(71).


1987 Redemptoris Mater 20