1993 Veritatis Splendor 31

Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera (Jn 8,32).

31
Les problèmes humains qui sont les plus débattus et diversement résolus par la réflexion morale contemporaine se rattachent tous, bien que de manière différente, à un problème crucial, celui de la liberté de l'homme.
Il n'y a pas de doute que notre époque est arrivée à une perception particulièrement vive de la liberté. " La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l'objet d'une conscience toujours plus vive ", comme le constatait déjà la déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse (52). D'où la revendication de la possibilité pour l'homme " d'agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d'une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir " (53). En particulier, le droit à la liberté religieuse et au respect de la conscience dans sa marche vers la vérité est toujours plus ressenti comme le fondement des droits de la personne considérés dans leur ensemble (54).

(52)
DH 1, qui se réfère ; Jean XXIII, encycl. Pacem in terris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), p. 279 ; ibid., p. 265, et Pie XII, Radiomessage (24 d,cembre 1944) : AAS 37 (1945), p. 14. (53) DH 1. (54) Cf. RH 17 (4 mars 1979) : AAS 71 (1979), p. 295- 300 ; Discours aux participants au 5 e Colloque international d'études juridiques (10 mars 1984), n. 4 : Insegnamenti VII, 1 (1984), p. 656 ; Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 19 : AAS 79 (1987), p. 561.


Il est donc bien certain que le sens le plus aigu de la dignité de la personne humaine et de son unicité, comme aussi du respect dû au cheminement de la conscience, constitue une acquisition positive de la culture moderne. Cette perception, authentique en elle-même, s'est traduite en de multiples expressions, plus ou moins adéquates, dont certaines toutefois s'écartent de la vérité sur l'homme en tant que créature et image de Dieu et, par conséquent, ont besoin d'être corrigées ou purifiées à la lumière de la foi (55).

(55) Cf. GS 11.


32
Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C'est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. À l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, d'" accord avec soi-même ", au point que l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral.
Comme on peut le saisir d'emblée, la crise au sujet de la vérité n'est pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n'est plus considérée dans sa réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne, qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes, l'individualisme débouche sur la négation de l'idée même de nature humaine.
Ces différentes conceptions sont à l'origine des mouvements de pensée qui soutiennent l'antagonisme entre loi morale et conscience, entre nature et liberté.


33
Parallèlement à l'exaltation de la liberté et, paradoxalement, en opposition avec elle, la culture moderne remet radicalement en question cette même liberté. Un ensemble de disciplines, regroupées sous le nom de " sciences humaines ", ont à juste titre attiré l'attention sur les conditionnements d'ordre psychologique et social qui pèsent sur l'exercice de la liberté humaine. La connaissance de ces conditionnements et l'attention qui leur est prêtée sont des acquisitions importantes, qui ont trouvé des applications dans divers domaines de l'existence, comme par exemple dans la pédagogie ou dans l'administration de la justice. Mais certains, dépassant les conclusions que l'on peut légitimement tirer de ces observations, en sont arrivés à mettre en doute ou à nier la réalité même de la liberté humaine.
Il faut aussi rappeler certaines interprétations abusives de la recherche scientifique dans le domaine de l'anthropologie. Tirant argument de la grande variété des moeurs, des habitudes et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon toujours par nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la morale d'une façon relativiste.

34
" Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? ". La question morale, à laquelle le Christ répond, ne peut faire abstraction de la question de la liberté, elle la place même en son centre, car il n'y a pas de morale sans liberté. " C'est toujours librement que l'homme se tourne vers le bien " (56). Mais quelle liberté ? Face à nos contemporains qui " estiment grandement " la liberté et qui la " poursuivent avec ardeur ", mais qui, souvent, " la chérissent d'une manière qui n'est pas droite, comme la licence de faire n'importe quoi, pourvu que cela plaise, même le mal ", le Concile présente la " vraie " liberté : " La vraie liberté est en l'homme un signe privilégié de l'image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre conseil
Si 15,14 pour qu'il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse plénitude " (57). S'il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l'obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu'elle est connue, d'y adhérer (58). C'est en ce sens que le Cardinal J. H. Newman, éminent défenseur des droits de la conscience, affirmait avec force : " La conscience a des droits parce qu'elle a des devoirs " (59).

(56) GS 17. (57) GS 17. (58) Cf. DH 2 ; aussi Grégoire XVI, Encycl. Mirari vos arbitramur (15 août 1832) : Acta Gregorii Papae XVI, I, p. 169-174 ; Pie IX, Encycl. Quanta cura (8 décembre 1864) : Pii IX P.M. Acta, I, 3, p. 687-700 ; Léon XIII, Encycl. Libertas praestantissimum (20 juin 1888) : Leonis XIII P.M. Acta, VIII, Rome (1889), p. 212-246. (59) A letter addressed to His Grace the Duke of Norfolk : Certain difficulties felt by Anglicans in catholic teaching, -Uniform edition : Longman, Green and Company, London (1868-1881)-, vol. 2, p. 250.


Sous l'influence des courants subjectivistes et individualistes évoqués ci-dessus, certaines tendances de la théologie morale actuelle interprètent d'une manière nouvelle les rapports de la liberté avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la conscience ; elles proposent des critères inédits pour l'évaluation morale des actes. Malgré leur variété, ces tendances se rejoignent dans le fait d'affaiblir ou même de nier la dépendance de la liberté par rapport à la vérité.
Si nous voulons opérer un discernement critique sur ces tendances pour être en mesure de reconnaître en elles ce qui est légitime, utile et précieux, et d'en montrer en même temps les ambiguïtés, les dangers et les erreurs, nous devons les examiner à la lumière de la dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la manière la plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera " Jn 8,32.


I La liberté et la loi

35
De l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas
Gn 2,17

Nous lisons dans le livre de la Genèse : " Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement : " Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort " " Gn 2,16-17.
Par cette image, la Révélation enseigne que le pouvoir de décider du bien et du mal n'appartient pas à l'homme, mais à Dieu seul. Assurément, l'homme est libre du fait qu'il peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. Et il jouit d'une liberté très considérable, puisqu'il peut manger " de tous les arbres du jardin ". Mais cette liberté n'est pas illimitée : elle doit s'arrêter devant " l'arbre de la connaissance du bien et du mal ", car elle est appelée à accepter la loi morale que Dieu donne à l'homme. En réalité, c'est dans cette acceptation que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. Dieu qui seul est bon connaît parfaitement ce qui est bon pour l'homme en vertu de son amour même, il le lui propose dans les commandements.
La Loi de Dieu n'atténue donc pas la liberté de l'homme et encore moins ne l'élimine ; au contraire, elle la protège et la promeut. Allant pourtant dans un sens bien différent, certaines tendances de la culture actuelle ont suscité de nombreux courants dans l'éthique qui placent au centre de leur réflexion un prétendu conflit entre la liberté et la loi. C'est le cas des doctrines qui attribuent aux individus ou aux groupes sociaux la faculté de déterminer le bien et le mal : la liberté humaine pourrait " créer les valeurs " et jouirait d'une primauté sur la vérité, au point que la vérité elle-même serait considérée comme une création de la liberté. Cette dernière revendiquerait donc une telle autonomie morale que cela signifierait pratiquement son absolue souveraineté.

36
La requête moderne d'autonomie n'a pas manqué d'exercer aussi son influence dans le domaine de la théologie morale catholique. Si celle-ci n'a évidemment jamais entendu opposer la liberté humaine à la Loi divine, ni remettre en question l'existence du fondement religieux ultime des normes morales, elle a cependant été amenée à repenser entièrement le rôle de la raison et de la foi dans la détermination des normes morales qui se rapportent à des comportements précis " dans le monde ", c'est-à-dire envers soi-même, envers les autres et envers le monde des choses.
Il faut reconnaître que, à l'origine de cet effort pour renouveler la réflexion, on trouve certaines requêtes positives qui, d'ailleurs, appartiennent dans une large mesure à la meilleure tradition de la pensée catholique. A l'invitation du Concile Vatican II (60), on a désiré favoriser le dialogue avec la culture moderne, en mettant en lumière le caractère rationnel - et donc universellement intelligible et communicable - des normes morales appartenant au domaine de la loi morale naturelle (61). En outre, on a voulu insister sur le caractère intérieur des exigences éthiques qui en découlent et qui ne s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en vertu de leur reconnaissance préalable par la raison humaine et, concrètement, par la conscience personnelle.

(60) Cf.
GS 40 GS 43. (61) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 71,6 ; voir aussi ad 5.


Mais, en oubliant la dépendance de la raison humaine par rapport à la Sagesse divine et, dans l'état actuel de la nature déchue, la nécessité et surtout la réalité effective de la Révélation divine pour pouvoir connaître les vérités morales même d'ordre naturel (62), certains en sont arrivés à faire la théorie de la souveraineté totale de la raison dans le domaine des normes morales portant sur la conduite droite de la vie dans ce monde : ces normes constitueraient le domaine d'une morale purement " humaine ", c'est-à-dire qu'elles seraient l'expression d'une loi que l'homme se donne à lui-même de manière autonome et qui a sa source exclusivement dans la raison humaine. Dieu ne pourrait aucunement être considéré comme l'auteur de cette loi, si ce n'est dans la mesure où la raison humaine exerce sa fonction de régulation autonome en vertu de la délégation originelle et complète que Dieu a donnée à l'homme. Or ces façons de penser ont amené, à l'encontre de la Sainte Ecriture et de la doctrine constante de l'Eglise, à nier que la loi morale naturelle ait Dieu pour auteur et que l'homme, par sa raison, participe de la Loi éternelle qu'il ne lui appartient pas d'établir.

(62) Cf. Pie XII, Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), p. 561-562.


37
Cependant, désirant maintenir la vie morale dans un contexte chrétien, certains théologiens moralistes ont introduit une nette distinction, contraire à la doctrine catholique (63), entre un ordre éthique, qui n'aurait qu'une origine humaine et une valeur seulement terrestre, et un ordre du salut, pour lequel n'auraient d'importance que certaines intentions et certaines attitudes intérieures envers Dieu et le prochain. En conséquence, on en est venu à nier l'existence, dans la Révélation divine, d'un contenu moral spécifique et déterminé, de validité universelle et permanente : la Parole de Dieu se limiterait à proposer une exhortation, une parénèse générale, que la raison autonome aurait seule ensuite le devoir de préciser par des déterminations normatives véritablement " objectives ", c'est-à-dire appropriées à la situation historique concrète. Naturellement, une telle conception de l'autonomie entraîne aussi la négation de la compétence doctrinale spécifique de l'Eglise et de son Magistère sur les normes morales précises concernant ce qu'on appelle le " bien humain " : elles n'appartiendraient pas au contenu propre de la Révélation et ne seraient pas en elles-mêmes importantes pour le salut.

(63) Cf. Concile de Trente, Sess. VI, Décret sur la justification Cum hoc tempore, can. 19-21 :
DS 1569-1571.


On ne peut pas ne pas voir qu'une telle interprétation de l'autonomie de la raison humaine comporte des thèses incompatibles avec la doctrine catholique.
Dans ce contexte, il est absolument nécessaire de clarifier, à la lumière de la Parole de Dieu et de la Tradition vivante de l'Eglise, les notions fondamentales de liberté humaine et de loi morale, de même que les rapports profonds qui les lient étroitement. C'est seulement ainsi que l'on pourra répondre aux requêtes légitimes de la rationalité humaine, en intégrant les éléments valables de certains courants de la théologie morale actuelle, sans porter atteinte au patrimoine moral de l'Eglise par des thèses résultant d'un conception erronée de l'autonomie.

Dieu a voulu laisser l'homme " à son conseil "

38
Reprenant les paroles du Siracide (
Si 15,14), le Concile Vatican II explique ainsi la " vraie liberté " qui est en l'homme " un signe privilégié de l'image divine " : " Dieu a voulu " laisser (l'homme) à son conseil " pour qu'il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse plénitude " (64). Ces paroles montrent à quelle admirable profondeur de participation à la seigneurie divine l'homme a été appelé : elles montrent que le pouvoir de l'homme s'exerce, en un sens, sur l'homme lui-même. C'est là un aspect constamment souligné dans la réflexion théologique sur la liberté humaine, comprise comme une forme de royauté. Grégoire de Nysse écrit, par exemple, que l'âme manifeste son caractère royal " par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De qui ceci est-il le propre, sinon d'un roi ? () Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressem blance avec le Roi universel, a été faite comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité et par le nom " (65).

(64) GS 17. (65) De hominis opificio, ch. 4 : PG 44, 135-136.


La maîtrise du monde constitue déjà pour l'homme un devoir important et une grande responsabilité qui engage sa liberté dans l'obéissance au Créateur : " Emplissez la terre et soumettez-la " Gn 1,28. De ce point de vue, à l'individu humain, de même qu'à la communauté humaine, appartient une juste autonomie, à laquelle la constitution conciliaire Gaudium et spes accorde une attention particulière : il s'agit de l'autonomie des réalités terrestres qui signifie " que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser " (66).

39
Ce n'est pas seulement le monde, mais aussi l'homme lui- même qui a été confié à ses propres soins et à sa propre responsabilité. Dieu l'a " laissé à son conseil "
Si 15,14, afin qu'il cherche son Créateur et qu'il parvienne librement à la perfection. Y parvenir signifie construire personnellement en soi cette perfection. En effet, de même que l'homme façonne le monde par son intelligence et par sa volonté en le maîtrisant, de même l'homme confirme, développe et consolide en lui-même sa ressemblance avec Dieu en accomplissant des actes moralement bons.
Toutefois, le Concile demande d'être attentif à une fausse conception de l'autonomie des réalités terrestres, celle qui consiste à considérer que " les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur " (67). En ce qui concerne l'homme, cette conception de l'autonomie produit des effets particulièrement dommageables, car elle finit par avoir un sens athée : " La créature sans Créateur s'évanouit (..). Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même " (68).

(66) GS 36. (67) GS 36. (68) GS 36.


40
L'enseignement du Concile souligne, d'un côté, le rôle rempli par la raison humaine pour la détermination et pour l'application de la loi morale : la vie morale suppose de la part de la personne créativité et ingéniosité, car elle est source et cause de ses actes délibérés. D'un autre côté, la raison puise sa part de vérité et son autorité dans la Loi éternelle qui n'est autre que la Sagesse divine elle-même (69). A la base de la vie morale, il y a donc le principe d'une " juste autonomie " (70) de l'homme, sujet personnel de ses actes. La loi morale vient de Dieu et trouve toujours en lui sa source : à cause de la raison naturelle qui découle de la Sagesse divine, elle est, en même temps, la loi propre de l'homme. En effet, la loi naturelle, comme on l'a vu, " n'est rien d'autre que la lumière de l'intelligence mise en nous par Dieu. Grâce à elle, nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données par la création " (71). La juste autonomie de la raison pratique signifie que l'homme possède en lui-même sa loi, reçue du Créateur. Toutefois, l'autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle- même (72). Si cette autonomie impliquait la négation de la participation de la raison pratique à la sagesse du Créateur et divin Législateur, ou bien si elle suggérait une liberté créatrice des normes morales en fonction des contingences historiques ou de la diversité des sociétés et des cultures, une telle prétention d'autonomie contredirait l'enseignement de l'Eglise sur la vérité de l'homme (73). Ce serait la mort de la liberté véritable : " Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort "
Gn 2,17.

(69) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 93,3, ad 2, cit, par Jean XXIII, encycl. Pacem in terris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), p. 271. (70) GS 41. (71) S. Thomas d'Aquin, In duo praecepta caritatis et in decem legis praecepta. Prologus : Opuscula theologica, II, n. 1129, Turin, Marietti (1954), p. 245. (72) Cf. Discours à un groupe d'évêques des états-Unis d'Amérique à l'occasion de leur visite ad limina (15 octobre 1988), n. 6 : Insegnamenti, XI, 3 (1988), p. 1228. (73) Cf. GS 47.


41
L'autonomie morale authentique de l'homme ne signifie nullement qu'il refuse, mais bien qu'il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : " Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement "
Gn 2,16. La liberté de l'homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s'interpénétrer, c'est-à-dire qu'il s'agit de l'obéissance libre de l'homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l'homme. Par conséquent, l'obéissance à Dieu n'est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d'une toute-puissance absolue, extérieure à l'homme et contraire à l'affirmation de sa liberté. En réalité, si l'hétéronomie de la morale signifiait la négation de l'autodétermination de l'homme ou l'imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l'Alliance et de l'Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu'une forme d'aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine. Certains parlent, à juste titre, de théonomie, ou de théonomie participée, parce que l'obéissance libre de l'homme à la Loi de Dieu implique effectivement la participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la providence de Dieu. En défendant à l'homme de manger " de l'arbre de la connaissance du bien et du mal " Gn 2,17, Dieu affirme qu'à l'origine l'homme ne possède pas en propre cette " connaissance ", mais qu'il y participe seulement par la lumière de la raison naturelle et de la révélation divine qui lui manifestent les exigences et les appels de la Sagesse éternelle. On doit donc dire que la loi est une expression de la Sagesse divine : en s'y soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C'est pourquoi il convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l'image et la proximité de Dieu qui est présent en tous Ep 4,6; de même, il faut confesser la majesté du Dieu de l'univers et vénérer la sainteté de la Loi de Dieu infiniment transcendante. Deus semper maior (74).

(74) S. Augustin, Enarratio in psalmum LXII, 16 : CCL 39, 804.


Heureux l'homme qui se plaît dans la

Loi du Seigneur (Ps 1,1-2).

42
La liberté de l'homme, formée sur le modèle de celle de Dieu, n'est pas supprimée par son obéissance à la Loi divine, mais elle ne demeure dans la vérité et elle n'est conforme à la dignité de l'homme que par cette obéissance, comme l'écrit clairement le Concile : " La dignité de l'homme exige de lui qu'il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d'une contrainte extérieure. L'homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s'en procurer réellement les moyens par son ingéniosité " (75).

(75)
GS 17.


En tendant vers Dieu, vers Celui qui " seul est le Bon ", l'homme doit accomplir le bien et éviter le mal librement. Mais, pour cela, l'homme doit pouvoir distinguer le bien du mal. Et cela s'effectue surtout grâce à la lumière de la raison naturelle, reflet en l'homme de la splendeur du visage de Dieu. Dans ce sens, saint Thomas écrit en commentant un verset du Psaume 4 : " Quand le Psaume disait : " Offrez des sacrifices de justice" Ps 4,6, il ajoutait comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces oeuvres de justice : " Beaucoup disent : Qui nous montrera le bien ? " et il leur donnait cette réponse : " Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous ", c'est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal - ce qui relève de la loi naturelle - n'est autre qu'une impression en nous de la lumière divine " (76). On voit là pourquoi cette loi est appelée loi naturelle : elle est appelée ainsi non pas par rapport à la nature des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui la promulgue est précisément celle de la nature humaine (77).

(76) Somme théologique, I-II, q. 91, a. 2. (77) Cf. CEC 1955.


43
Le Concile Vatican II rappelle que " la norme suprême de la vie humaine est la Loi divine elle-même, éternelle, objective et universelle, par laquelle Dieu, dans son dessein de sagesse et d'amour, règle, dirige et gouverne le monde entier, ainsi que les voies de la communauté humaine. De cette Loi qui est sienne, Dieu rend l'homme participant de telle sorte que, par une heureuse disposition de la providence divine, celui-ci puisse toujours davantage accéder à l'immuable vérité " (78).

(78)
DH 3.


Le Concile renvoie à la doctrine classique sur la Loi éternelle de Dieu. Saint Augustin la définit comme " la raison ou la volonté de Dieu qui permet de garder l'ordre naturel et interdit de le troubler " (79) ; saint Thomas l'identifie avec " la raison de la sagesse divine qui meut toute chose à la fin requise " (80). Et la sagesse de Dieu est providence, amour qui veille. C'est donc Dieu lui-même qui aime et qui veille, dans le sens le plus littéral et fondamental, sur toute la création Sg 7,22 Sg 8,11. Dieu prend soin des hommes autrement que des êtres non personnels : non pas " de l'extérieur " par les lois de la nature physique, mais " de l'intérieur " par la raison qui, du fait qu'elle connaît la Loi éternelle de Dieu par une lumière naturelle, est en mesure de montrer à l'homme la juste direction de son agir libre (81). De cette manière, Dieu appelle l'homme à participer à sa providence, voulant, par l'homme lui-même, c'est-à-dire par son action raisonnable et responsable, conduire le monde, non seulement le monde de la nature, mais encore celui des personnes humaines. La loi naturelle se situe dans ce contexte, en tant qu'expression humaine de la Loi éternelle de Dieu : " Parmi tous les êtres - écrit saint Thomas -, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est cette participation de la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle " (82).

(79) Contra Faustum XXII, 27 : PL 42,418. (80) Somme Théologique, I-II 93,1. (81) Cf. ibid., I-II 90,4, ad 1. (82) Ibid., I-II 91,2.


44
L'Eglise s'est souvent référée à la doctrine thomiste de la loi naturelle, l'intégrant dans son enseignement moral. Mon vénéré prédécesseur Léon XIII a ainsi souligné la soumission essentielle de la raison et de la loi humaine à la Sagesse de Dieu et à sa Loi. Après avoir dit que " la loi naturelle est écrite et gravée dans le coeur de chaque homme, car elle est la raison même de l'homme lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher ", Léon XIII renvoie à la " raison plus haute " du Législateur divin : " Mais cette prescription de la raison humaine ne pourrait avoir force de loi, si elle n'était l'organe et l'interprète d'une raison plus haute, à laquelle notre esprit et notre liberté doivent obéissance ". En effet, l'autorité de la loi réside dans son pouvoir d'imposer des devoirs, de conférer des droits et de sanctionner certains comportements : " Or tout cela ne pourrait exister dans l'homme, s'il se donnait à lui- même en législateur suprême la règle de ses propres actes ". Et il conclut : " Il s'ensuit que la loi naturelle est la Loi éternelle elle-même, inscrite dans les êtres doués de raison et les inclinant à l'acte et à la fin qui leur sont propres ; et elle n'est que la raison éternelle du Dieu créateur et modérateur du monde " (83). L'homme peut reconnaître le bien et le mal grâce au discernement du bien et du mal que lui-même opère par sa raison, en particulier par sa raison éclairée par la Révélation divine et par la foi, en vertu de la Loi que Dieu a donnée au peuple élu, à commencer par les commandements du Sinaï. Israël a été appelé à recevoir et à vivre la Loi de Dieu comme don spécial et signe de l'élection et de l'Alliance divines, et en même temps comme attestation de la bénédiction de Dieu. Moïse pouvait ainsi s'adresser aux fils d'Israël et leur demander : " Quelle est la grande nation dont les dieux se fassent aussi proches que le Seigneur notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous l'invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les lois et coutumes soient aussi justes que toute cette Loi que je vous prescris aujourd'hui ? "
Dt 4,7-8. C'est dans les Psaumes que nous trouvons l'expression de la louange, de la gratitude et de la vénération que le peuple élu est appelé à nourrir envers la Loi de Dieu, en même temps que l'exhortation à la connaître, à la méditer et à la mettre en oeuvre dans la vie : " Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des égarés ne s'arrête, ni au siège des rieurs ne s'assied, mais se plaît dans la Loi du Seigneur, mais murmure sa Loi jour et nuit ! " Ps 1,1-2. " La Loi du Seigneur est parfaite, réconfort pour l'âme ; le témoignage du Seigneur est véridique, sagesse du simple. Les préceptes du Seigneur sont droits, joie pour le coeur ; le commandement du Seigneur est limpide, lumière des yeux " Ps 19,8-9.

(83) Encycl. Libertas praestantissimum (20 juin 1888) : Leonis XIII P.M. Acta, VIII, Rome (1889), p. 219.


45
L'Eglise accueille avec reconnaissance tout le dépôt de la Révélation et le conserve avec amour ; elle le considère avec un respect religieux quand elle remplit sa mission d'interpréter la Loi de Dieu de manière authentique à la lumière de l'Evangile. En outre, l'Eglise reçoit comme un don la Loi nouvelle qui est l'" accomplissement " de la Loi de Dieu en Jésus Christ et dans son Esprit : c'est une loi " intérieure "
Jr 31,31-33, " écrite non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les coeurs " 2Co 3,3 ; une loi de perfection et de liberté 2Co 3,17; c'est " la Loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus " Rm 8,2. Saint Thomas écrit au sujet de cette loi: " On peut dire que c'est une loi (..) dans un premier sens : la loi de l'esprit est l'Esprit Saint (..) qui, habitant dans l'âme, non seulement enseigne ce qu'il faut faire en éclairant l'intelligence sur les actes à accomplir, mais encore incline à agir avec rectitude (..). Dans un deuxième sens, la loi de l'esprit peut se dire de l'effet propre de l'Esprit Saint, c'est-à-dire la foi opérant par la charité Ga 5,6 et qui, par là, instruit intérieurement sur les choses à faire (..) et dispose l'affection à agir " (84).

(84) In Epistulam ad Romanos, ch. VIII, lect. 1.


Même si, dans la réflexion théologique et morale, on a pris l'habitude de distinguer la Loi de Dieu positive et révélée de la loi naturelle, et, dans l'économie du salut, la loi " ancienne " de la loi " nouvelle ", on ne peut oublier que ces distinctions utiles et d'autres encore se réfèrent toujours à la Loi dont l'auteur est le Dieu unique lui-même et dont le destinataire est l'homme. Les différentes manières dont Dieu veille sur le monde et sur l'homme dans l'histoire non seulement ne s'excluent pas, mais, au contraire, se renforcent l'une l'autre et s'interpénètrent. Toutes proviennent du dessein éternel de sagesse et d'amour par lequel Dieu prédestine les hommes " à reproduire l'image de son Fils " Rm 8,29 et elles le manifestent. Ce dessein ne comporte aucune menace pour la liberté authentique de l'homme ; au contraire, l'accueil de ce dessein est l'unique voie pour affirmer la liberté.


1993 Veritatis Splendor 31