Jean de Damas, 2 Dormition 15

Réalisme de l'Incarnation et de la maternité divine.

15 Eh bien donc, à notre tour, aujourd'hui, célébrons la fête du départ de la Mère de Dieu, non point avec des flûtes ni des chants de corybantes, ni par les thiases orgiaques de celle qu'on appelle la Mère des dieux faussement nommés: les insensés, dans leurs imaginations fabuleuses, lui attribuent beaucoup d'enfants, alors que la vérité montre qu'elle n'en eut aucun. Ce ne sont que des démons, des fantômes vains comme des ombres, qui feignent sottement ce qu'ils ne sont pas, aidés en cela par la folie qui égare les hommes. Un être sans corps peut-il engendrer? Comment s'unirait-il à un autre? Et comment appeler un dieu ce qui n'existe pas auparavant et apparaît par la naissance? Que la race des dieux, en effet, soit incorporelle, c'est l'évidence pour tout homme, même pour ceux dont les yeux spirituels sont aveugles. Car Homère décrit ainsi, en un passage de ses oeuvres, la complexion des dieux qui sont dignes de lui:
Ils ne mangent pas le pain, ni ne boivent le vin couleur de feu; aussi sont-ils exsangues, et appelés immortels (Illiade 5,341-342).
Ils ne se nourrissent pas de pain, dit-il, ils ne boivent pas le vin qui donne la chaleur. Voilà pourquoi ils n'ont pas de sang et on leur donne le nom d'immortels. Il dit très justement: on les appelle. On les dit immortels; mais ils ne sont pas ce que l'on dit, car ils ont péri de male mort.
Quant à nous, comme celui que nous adorons est Dieu, un Dieu qui n'est pas venu du non-être à l'existence, mais qui est éternel engendré de l'éternel, qui dépasse toute cause, parole, idée soit de temps soit de nature, c'est la Mère de Dieu que nous honorons et vénérons. Nous ne voulons pas dire qu'il tienne d'elle la naissance intemporelle de sa divinité la génération du Verbe de Dieu est hors du temps et éternelle comme le Père.- Mais nous confessons une seconde naissance, par incarnation volontaire, et de celle-ci nous connaissons la cause et nous la proclamons il se fait chair, celui qui est éternellement incorporel, " à cause de nous et à cause de notre salut", pour sauver le semblable par le semblable. Et s'incarnant, il naît de cette Vierge sacrée sans union humaine, restant lui-même Dieu tout entier, et tout entier devenu homme; pleinement Dieu avec sa chair, et pleinement homme avec son infinie divinité. C'est en reconnaissant ainsi cette Vierge comme Mère de Dieu que nous célébrons sa dormition: nous ne l'appelons pas une déesse loin de nous ces fables de l'imposture grecque!
puisque nous annonçons aussi sa mort. Mais nous la reconnaissons pour la Mère de Dieu incarné.

16 Célébrons-la aujourd'hui, par des chants sacrés, nous qui avons été enrichis au point d'être le peuple du Christ et de porter ce nom ! Honorons-la par des stations nocturnes ! Réjouissons-la par la pureté de l'âme et du corps, elle qui réellement est plus pure que tous les êtres sans exception après Dieu car le semblable se plaît au semblable. Rendons-lui hommage par notre miséricorde et notre compassion à l'égard des indigents. Si rien ne fait honneur à Dieu comme la miséricorde, qui contestera que sa Mère soit honorée par les mêmes sentiments, elle qui a mis à notre disposition cet abîme ineffable, l'amour de Dieu pour nous?


Médiatrice de tous les biens.

Par elle nos hostilités séculaires avec le Créateur ont pris fin. Par elle notre réconciliation avec Lui fut proclamée (Rm 5,10 2Co 5,18-19), la paix et la grâce nous furent données, les hommes unissent leurs choeurs à ceux des anges, et nous voilà faits enfants de Dieu, nous qui étions auparavant un objet de mépris ! Par elle nous avons vendangé le raisin qui donne la vie; d'elle nous avons cueilli le germe de l'incorruptibilité. De tous les biens elle est devenue pour nous la médiatrice. En elle Dieu s'est fait homme, et l'homme est devenu Dieu.


L'Assomption, mystère de joie.

Quoi de plus paradoxal? Quoi de plus heureux? Troublé par la crainte, je révère en tremblant ce que j'annonce. Avec Mariam la prophétesse, ô jeunes âmes, formons des choeurs de danse avec des tambourins (Ex 15,20), en mortifiant " nos membres terrestres (Col Col 3,5) " car tel est le sens mystique du tambourin. Poussons un cri de guerre, élevons la clameur de nos âmes devant l'arche du Seigneur Dieu, et nous verrons tomber les murs de Jéricho, c'est-à-dire les forteresses hostiles des puissances adverses (Jos 6,20). Avec David bondissons dans l'Esprit: car l'arche du Seigneur aujourd'hui est entrée dans son repos (2S 6,14 1Ch 15,27 Ps 132,8). Avec Gabriel, le chef des anges, écrions-nous: " Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi." Réjouis-toi, inépuisable océan de la joie ! Réjouis-toi, seul remède capable de chasser la tristesse! Sois dans la joie, toi le baume qui apaise la douleur de tous les coeurs! Sois dans la joie, toi par qui la mort est expulsée, tandis que la vie fait son entrée!


Prosopopée du tombeau. Grâces et guérisons.

17 Et toi, le plus saint des tombeaux beaux sacrés, du moins après le tombeau vivifiant du Seigneur, qui fut le berceau de la Résurrection je m'adresserai à toi comme à un être vivant , où est l'or sans alliage que les mains des Apôtres déposèrent en toi comme un trésor? Où est la richesse inépuisable? Où est l'objet précieux reçu de Dieu? Où est la table vivante, le livre nouveau dans lequel, ineffablement, la Parole divine s'est inscrite sans le secours de la main? Où est l'abîme de la grâce, l'océan des guérisons? Où est la source génératrice de vie? Où est le corps de la Mère de Dieu, objet de tant de voeux et de tant d'amour?
Pourquoi cherchez-vous dans un tombeau celle qui fut élevée aux demeures célestes? Pourquoi me demander compte de sa perte? Je n'ai pas le pouvoir de m'opposer aux ordres divins. Laissant son linceul (
Mt 27,59 Mc 15,46 Lc 23,53), le corps saint et sacré, qui m'a communiqué sa sainteté, m'a embaumé de son parfum et a fait de moi un temple divin, ce corps a été enlevé et s'en est allé, escorté des anges, des archanges et de toutes les puissances célestes. Maintenant les anges m'entourent. Maintenant en moi la divine grâce réside. Me voici devenu pour les malades, le remède qui chasse tous les maux. Je suis une source éternelle de guérison; je suis la terreur qui met en fuite les démons; je suis la ville de refuge pour ceux qui recourent à moi (Ex 21,13-14 Nb 35,9-34). Approchez avec foi, ô peuples, venez puiser le flot abondant des grâces. Armez-vous d'une foi sans hésitation (Jc 1,6), et approchez. " Vous qui avez soif, venez vers les eaux", selon l'invitation d' Isaïe, " et vous tous qui n'avez pas d'argent, venez et achetez gratuitement (Is 55,1). " A tous j'adresse l'appel clamé par l'Evangile: Celui qui a soif de la guérison des maladies, de la délivrance des passions de l'âme, de l'absolution de ses péchés, de l'éloignement des épreuves de toutes sortes, du repos du Royaume des Cieux, avec foi qu'il avance vers moi, et qu'il puise les flots tout puissants et tout efficaces de la grâce! De même en effet que la vertu de l'eau, comme celle de la terre, de l'air, de l'éclatant soleil, tout en étant simple et une, s'adapte à la nature différente des objets qui la partagent, et devient dans la vigne le vin, l'huile dans l'olivier: ainsi la grâce, simple et une en elle-même, diversement et analogiquement, fait du bien à ceux qui la reçoivent, suivant les besoins de chacun (1P 4,10). Ce n'est point en vertu de ma nature que je possède la grâce. Tout sépulcre est plein d'odeur fétide, cause de tristesse, ennemi de la joie. Mais j'ai reçu un parfum d'un grand prix, et j'ai eu part à son arôme, parfum si odorant et si puissant qu'un léger contact en procure une participation impérissable. Oui, vraiment, " les dons de Dieu sont sans repentance. " J'ai reçu chez moi une source de joie, et pour toujours j'ai été enrichi de son jaillissement (Rm 11,29).


Extrait de l'Histoire euthymiaque.

18 Vous voyez, chers pères et frères, tout ce que nous révèle ce tombeau plein de gloire. Et comme preuve qu'il en est bien ainsi, voici ce qui est écrit en propres termes dans l'Histoire euthymiaque, au troisième discours, chapitre 40:

On a dit plus haut comment sainte Pulchérie éleva dans Constantinople de nombreuses églises au Christ. L'une d'elles est celle qui fut édifiée aux Blachernes au début du règne de Marcien, de divine mémoire. Ces souverains donc, ayant bâti en cet endroit un sanctuaire dédié à la glorieuse et toute sainte Théotokos, Marie toujours Vierge, et l'ayant orné de tout le décor possible, étaient à la recherche de son corps très saint, qui avait reçu Dieu. Ils firent appeler l'archevêque de Jérusalem, Juvénal, et les évêques de Palestine, qui se trouvaient alors dans la capitale à cause du concile qui s'était tenu à Chalcédoine, et ils leur dirent " Nous apprenons qu'il y a, à Jérusalem, la première église de la toute sainte Théotokos et toujours Vierge Marie, magnifique entre toutes, à l'endroit appelé Gethsémani, où le corps de cette Vierge, qui fut le séjour de la vie, fut déposé dans un cercueil. Or nous voulons faire venir ici cette relique pour la sauvegarde de cette capitale."
Prenant la parole, Juvénal répondit: "Dans la sainte Ecriture inspirée de Dieu on ne raconte pas ce qui se passa à la mort de la sainte Théotokos Marie, mais nous tenons d'une tradition ancienne et très véridique qu'au moment de sa glorieuse dormition, tous les saints Apôtres, qui parcouraient la terre pour le salut des nations, furent assemblés en un instant par la voie des airs à Jérusalem. Quand ils furent près d'elle, des anges leur apparurent dans une vision, et un divin concert des puissances supérieures se fit entendre. Et ainsi, dans une gloire divine et céleste, la Vierge remit aux mains de Dieu sa sainte âme d'une manière ineffable. Quant à son corps, réceptacle de la divinité, il fut transporté et enseveli, au milieu des chants des anges et des Apôtres, et déposé dans un cercueil à Gethsémani, où pendant trois jours persévéra sans relâche le chant des choeurs angéliques. Après le troisième jour, ces chants ayant cessé, les Apôtres présents ouvrirent le cercueil à la demande de Thomas qui seul avait été loin d'eux, et qui, venu le troisième jour, voulut vénérer le corps qui avait porté Dieu. Mais son corps digne de toute louange, ils ne purent aucunement le trouver; ils ne trouvèrent que ses vêtements funèbres déposés là, d'où s'échappait un parfum ineffable qui les pénétrait, et ils refermèrent le cercueil. Saisis d'étonnement devant le prodige mystérieux, voici seulement ce qu'ils pouvaient conclure: celui qui dans sa propre personne daigna s'incarner d'elle et se faire homme, Dieu le Verbe, le Seigneur de la gloire, et qui garda intacte la virginité de sa Mère après son enfantement, celui-là avait voulu encore, après son départ d'ici-bas, honorer son corps virginal et immaculé du privilège de l'incorruptibilité, et d'une translation avant la résurrection commune et universelle.
Etaient présents alors avec les Apôtres, le saint apôtre Timothée, premier évêque d'Ephèse, et Denys l'Aréopagite, comme lui-même, le grand Denys, dans ses discours adressés au susdit apôtre Timothée, au sujet du bienheureux Hiérothée, lui-même alors présent, en témoigne en ces termes:
" Même auprès de nos pontifes inspirés, en effet, lorsque nous-mêmes, comme tu le sais, et lui et beaucoup de nos saints frères, nous nous réunîmes pour contempler le corps qui fut principe de vie, en présence aussi de Jacques, frère du Seigneur, et de Pierre, la plus haute et la plus ancienne autorité des théologiens, et lorsqu'on décida, après cette contemplation, que chacun de tous les pontifes célébrerait selon son pouvoir la bonté infiniment puissante de la force théarchique, après les théologiens, tu le sais, il dépassait tous les autres initiateurs sacrés, tout ravi, tout transporté hors de lui-même, subissant l'emprise profonde de l'objet qu'il célébrait et tous ceux qui l'entendaient, qui le voyaient, qui le connaissaient sans qu'il les reconnût, le tenaient pour un inspiré de Dieu et pour un divin auteur d'hymnes. Mais à quoi bon t'entretenir de ce qui fut alors dit de Dieu? Car, si ma propre mémoire ne me trompe, je sais que j'ai entendu souvent de ta bouche des fragments de ces hymnes inspirés (Pseudo-Denys, Noms divins, 3,2). "
A cette réponse, les souverains demandèrent à l'archevêque Juvénal lui-même de leur envoyer, dûment scellé, ce saint cercueil avec les vêtements funèbres de la glorieuse et toute sainte Théotokos Marie, qui s'y trouvaient. L'ayant reçu, ils le déposèrent dans le sanctuaire élevé aux Blachernes en l'honneur de la sainte Théotokos. Tels furent donc les faits.


Imitation de la très sainte Vierge.

19 Et que dirons-nous, à notre tour au tombeau? Ta grâce est inépuisable et permanente, mais la puissance divine n'est pas limitée par les lieux, ni les bienfaits de la Mère de Dieu. S'ils se bornaient au sépulcre, le don divin n'atteindrait que peu d'hommes. Mais c'est en toutes les régions du monde qu'ils sont libéralement distribués. Ainsi donc, faisons de notre mémoire le trésor de la Théotokos. Comment y parvenir? Elle est vierge, et amie de la virginité; elle est chaste et amie de la chasteté. Si donc avec le corps nous purifions la mémoire, nous obtiendrons sa grâce qui viendra habiter chez nous. Elle évite toute souillure et se détourne de la fange des passions. Elle exècre l'intempérance; elle a horreur des convoitises de la honteuse fornication, dont elle fuit les impurs propos comme une engeance de vipères, elle repousse les paroles et les chants honteux et lascifs, et rejette les parfums des courtisanes.
Elle déteste l'enflure de l'orgueil; elle n'admet pas l'inhumanité ni les querelles. Elle repousse la vaine gloire qui se fatigue pour le néant. Elle s'oppose en adversaire au faste de la superbe. Elle déteste le souvenir des injures, cet ennemi du salut. Tous les vices, elle les tient pour poisons mortels, et prend sa joie dans leurs contraires. Car les contraires se guérissent par les contraires. Le jeûne, la maîtrise de soi, les chants des psaumes lui sont agréables. Avec la pureté, la virginité, la sagesse, elle se plaît, entretient avec elles une paix éternelle, les embrasse avec amour. Elle accueille la paix et l'esprit de douceur, elle reçoit dans ses bras comme ses enfants, la charité, la pitié, l'humilité. Et pour tout dire en un mot, attristée et irritée par tout vice, elle se réjouit de toute vertu comme de sa grâce propre.

Si donc nous évitons avec courage nos vices passés, si nous aimons de toute notre ardeur les vertus et que nous les prenions pour compagnes, elle multipliera ses visites auprès de ses propres serviteurs, avec, à sa suite, l'ensemble de tous les biens; et elle prendra avec elle le Christ son Fils Roi et Seigneur universel, qui habitera en nos coeurs (
Ep 3,17).
A Lui gloire, honneur, force, majesté et magnificence, avec le Père sans principe et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.





Jean de Damas, 2 Dormition 15