Le Château intérieur, VI Demeures - CHAPITRE III

CHAPITRE IV

De l'état d'oraison où Dieu suspend l'âme dans le ravissement, ou l'extase, ou le rapt, qui sont, à son avis, une seule et même chose. Du grand courage qui lui est nécessaire pour recevoir de hautes faveurs de Sa Majesté.

Quel repos peut goûter la pauvre petite colombe au milieu de ces peines, et d'autres encore? Toutes ces peines allument en elle un plus ardent désir de posséder son Époux. Le divin Maître, qui connaît notre faiblesse, se sert de ce moyen et de plusieurs autres pour fortifier cette âme, afin qu'elle ait le courage de s'unir à un Souverain tel que lui, et de le prendre pour Époux.

Vous rirez peut-être de m'entendre ici parler de courage, et il vous semblera qu'il n'est nullement nécessaire à cette âme, attendu qu'il n'y a point de femme, de si basse condition qu'elle soit, qui n'en ait assez pour épouser un roi. Cela est vrai à l'égard des princes de la terre, mais non pas à l'égard de ce Roi du ciel. Il y a tant de disproportion entre sa grandeur infinie et notre extrême bassesse, qu'il faut, pour surmonter l'effroi qu'on éprouve plus, de courage que vous ne pensez; et il nous serait impossible de l'avoir, si lui-même ne nous le donnait. Aussi, que fait-il pour conclure ce céleste mariage? Il met l'âme dans des ravissements qui la dégagent des sens, parce qu'elle ne pourrait, en leur demeurant unie, se voir si proche de cette suprême Majesté sans entrer dans une frayeur qui lui coûterait peut-être la vie. Je parle ici de véritables ravissements; et non de ces prétendus ravissements ou extases qui ne sont que des imaginations et des effets de la faiblesse de notre sexe, qui est telle qu'une seule oraison de quiétude est capable, comme je crois l'avoir dit, de mettre quelques-unes de ces âmes dans l'agonie.

Comme j'ai communiqué avec plusieurs personnes spirituelles, je veux rapporter ici ce que j'ai appris des différentes sortes de ravissements. Je ne sais si j'y réussirai comme je l'ai fait ailleurs. Si je répète ici ce que j'ai dit sur certains sujets, c'est, entre autres raisons, pour mettre sous les yeux l'ensemble et la suite des grâces que Dieu accorde dans les diverses demeures de ce château.

L'une de ces. sortes de ravissements arrive sans même que l'âme soit en oraison: une parole de Dieu qu'elle entend, ou qui revient à son souvenir, la touche d'une manière si vive, qu'elle est ravie hors d'elle-même. Il semble que Notre Seigneur, ayant compassion de ce qu'elle souffre depuis si longtemps par le désir de le posséder, fait naître du plus profond de son intérieur cette étincelle dont j'ai parlé plus haut, qui l'embrase de telle façon, qu'elle se renouvelle comme un phénix au milieu des flammes: elle peut croire pieusement que ses offenses lui sont pardonnées; bien entendu qu'auparavant elle a satisfait à tout ce qu'ordonne l'Église pour se purifier de ses taches, et se trouve ainsi disposée à recevoir une telle grâce. Lorsque l'âme est en cet état, Notre Seigneur l'unit à lui d'une manière ineffable. Seuls, Notre Seigneur et l'âme ont le secret de cette union; encore l'âme ne l'entend pas de telle sorte qu'elle puisse ensuite l'expliquer, quoiqu'elle la connaisse par un sentiment intérieur; car ceci n'est pas comme un évanouissement dans lequel on est privé de toute connaissance, tant intérieure qu'extérieure.

Ce que j'ai remarqué en cette sorte de ravissement, c'est que l'âme n'a jamais plus de lumière qu'alors pour comprendre les choses de Dieu. Si l'on me demande comment il peut se faire que toutes nos puissances et tous nos sens étant tellement suspendus qu'ils sont comme morts, nous entendions et comprenions quelque chose, je réponds que c'est un secret que nulle créature peut-être n'entend, et que Dieu s'est réservé ainsi que tant d'autres qui se passent dans cette sixième demeure et dans la septième. J'aurais pu joindre ensemble ces deux dernières demeures, parce que, pour aller de l'une à l'autre, l'âme ne rencontre point de porte fermée; mais comme il y a des choses dans la dernière qui ne sont connues que de ceux qui y sont entrés, j'ai jugé à propos de les diviser.

Quand l'âme est dans cette extase, Notre Seigneur lui fait la grâce de lui découvrir quelques secrets des choses célestes, et de lui donner des visions imaginaires qu'elle peut rapporter, et qui demeurent tellement gravées dans sa mémoire qu'elle ne saurait jamais les oublier. Le divin Maître lui accorde aussi des visions intellectuelles, dont quelques-unes sont si élevées, que l'âme manque de termes pour les exprimer, Dieu le permettant sans doute ainsi, parce qu'il ne convient pas que les créatures qui sont encore sur la terre, en aient connaissance ; quant à la plupart des autres, elle les peut rapporter quand elle est revenue du ravissement. Comme il peut se faire, mes soeurs, que ces visions, et particulièrement les intellectuelles, ne soient pas connues de quelques-unes d'entre vous, j'en parlerai en son lieu, attendu que mes supérieurs m'ont ordonné de le faire. Il paraîtra peut-être déplacé que je m'occupe d'un tel sujet, mais ce ne sera pas, je l'espère, sans utilité pour quelques âmes.

Mais, direz-vous, si l'âme ne peut dans la suite rendre compte de ces faveurs si sublimes dont je viens de parler, quel avantage en retire-t-elle? Ô mes filles, il est si grand que l'on ne saurait assez l'estimer; car bien que ces visions ne puissent se rapporter, elles demeurent tellement gravées dans le fond de l'âme, qu'elles ne s'en effacent jamais. Mais comment peut-on s'en souvenir, puisqu'elles n'ont aucune image qui les représente, et que les puissances de l'âme n'en ont point l'intelligence? C'est là encore une chose que je ne comprends pas. Je sais seulement qu'elles impriment si profondément dans l'âme certaines vérités fur la grandeur de Dieu, que quand la foi n'existerait pas pour lui dire qui il est, et lui imposer la loi de le reconnaître pour son Dieu, dès ce moment elle l'adorerait en cette qualité , comme le fit Jacob après la vision. de l'échelle mystérieuse. Ce patriarche connut alors des secrets qu'il ne fut pas ensuite en son pouvoir de déclarer; s'il n'eût vu que des anges monter ou descendre, et s'il n'eût pas été en même temps éclairé d'une lumière intérieure, il n'eût pas compris les grands mystères qui lui étaient montrés dans cette vision. Je ne sais si je m'explique bien, et si je rapporte fidèlement ce que j'ai entendu dire sur ce sujet. Moïse ne put non plus dire tout ce qu'il avait vu dans le buisson, il dit seulement ce que Dieu lui permit d'en rapporter. Si Dieu, par les merveilles qu'il révélait alors à son âme, ne lui eût donné la claire vue et la certitude qu'il lui parlait, Moïse n'aurait jamais osé s'engager dans tant de périls et de travaux; il dut donc voir, au milieu des épines de ce buisson, tant et de si grandes choses, qu'il se sentit assez de courage pour entreprendre de délivrer son peuple. Vous voyez par là, mes soeurs, qu'il ne nous appartient pas de pénétrer les secrets de Dieu , ni de chercher des raisons qui nous en donnent l'intelligence. Croyons, comme nous y sommes obligées, qu'il est tout-puissant, et que des vers de terre tels que nous sommes ne doivent pas prétendre à connaître ses infinies grandeurs; et ne cessons de le bénir de ce que, dans sa bonté, il daigne nous donner la connaissance de quelques-unes.

Je souhaiterais pouvoir tant soit peu expliquer, à l'aide d'une comparaison, ce qui se passe dans le ravissement dont je traite, mais je ne crois pas qu'il y en ait qui puisse bien l'exprimer. Je me servirai de celle-ci, faute d'autre. Représentez-vous, dans le palais d'un roi ou d'un grand seigneur, une de ces salles magnifiques qui renferment des cristaux, des vases de toute espèce , et une infinité d'autres objets rares et précieux, disposés de telle manière qu'on les voit presque tous en entrant. J'ai eu une fois ce spectacle sous les yeux: c'était dans le palais de la duchesse d'Albe, où, dans un de mes voyages, mes supérieurs, sur les instantes prières de cette dame, m'obligèrent de passer deux jours. Dès l'entrée, je demeurai toute surprise; et pensant en moi-même à quoi pouvait servir ce grand amas de curiosité, je trouvai que la beauté et la variété de tant de créatures pouvait me porter à louer le Créateur; et maintenant j'admire comment cela me sert pour le sujet que je traite. Je restai un certain temps dans ce cabinet; mais cette grande multitude d'objets si différents fit qu'à peine sortie j'oubliai tout ce qui avait frappé mes yeux , et il ne m'en resta qu'un souvenir général et confus.

Voilà une faible idée de ce qui se passe dans le ravissement dont je parle. Lorsque dans ces deux dernières demeures Dieu est dans une âme comme dans le ciel empyrée, et tellement uni à elle qu'elle n'est plus qu'une même chose avec lui, cette âme est ravie hors d'elle-même, et se trouve si abîmée dans la joie de le posséder, qu'elle est incapable de comprendre les secrets qu'il expose à sa vue. Mais lorsqu'il lui plaît quelquefois de la tirer de l'ivresse de cette extase pour lui faire voir comme en un clin d'oeil les merveilles de ce cabinet céleste, elle se souvient, après être entièrement revenue à elle, qu'elle les a vues. Elle ne saurait néanmoins rien dire en particulier de chacune d'elles, attendu que, par sa nature, elle ne peut rien comprendre au delà de ce que Dieu a voulu, par une manière surnaturelle, lui faire voir de surnaturel. D'après cette manière de m'exprimer, il semblerait que l'âme voit quelque chose par vision imaginaire; cependant ce n'est point cela que je veux dire, je ne parle ici que de vision intellectuelle. Mais non ignorance et mon peu d'esprit font que je ne puis rien dire comme il le faudrait; et si j'ai rencontré juste dans ce que j'ai dit sur ce ravissement, il m'est bien démontré que cela ne vient pas de moi.

Pour moi, je suis persuadée que si l'âme, dans les ravissements qu'elle croit avoir, n'entend point de ces secrets du ciel, ce ne sont point des ravissements véritables, mais des effets de la faible complexion des femmes, qui, après avoir fait de grands efforts d'esprit, tombent dans une défaillance qui suspend l'usage de leurs sens, ainsi que je l'ai dit dans l'oraison de quiétude. Or, cela n'a rien de commun avec un véritable ravissement; car lorsque c'en est un, je tiens pour certain que Notre Seigneur attire toute l'âme à lui, et que, la traitant comme son épouse, il lui fait voir une petite partie du royaume qu'il a acquis; et pour peu qu'un Dieu si grand se révèle à l'âme, elle voit d'admirables choses. Or, comme il veut que rien alors ne détourne l'âme de jouir du bonheur de sa présence, il fait fermer à ses sens et à ses puissances toutes les portes de ces demeures, et ne laisse ouverte que celle par où elle est entrée pour aller à lui. Qu'il soit loué à jamais d'un tel excès de miséricorde, et que malheureux sont ceux qui, pour ne pas vouloir en profiter, rendent inutile l'amour qu'un si bon Maître leur témoigne!

Ô mes soeurs, combien peu considérable est tout ce que nous avons quitté en renonçant au monde, et tout ce que nous faisons et pouvons faire pour un Dieu qui veut bien ainsi se communiquer à de petits vers de terre comme nous! Or, puisqu'il nous est permis d'espérer même dès cette vie de jouir d'un aussi grand bonheur, que faisons-nous? à quoi nous arrêtons-nous? qui peut nous empêcher un seul moment de chercher par les rues et les places publiques notre divin Époux, à l'exemple de l'épouse des Cantiques? Oh! que tout ce qui est sur la terre est inutile, s'il ne nous sert à acquérir un si grand bien! Et quand nous pourrions posséder à jamais tous les plaisirs, toutes les richesses, toutes les joies imaginables du monde, que tout cela est vil et dégoûtant en comparaison des saintes délices et des trésors de gloire dont nous jouirons pendant l'éternité! Et ces trésors de gloire eux-mêmes; que sont-ils, comparés au bonheur de posséder sans fin, comme nôtre, le Créateur et le Maître de tout ce qu'il y a dans le ciel et sur la terre?

Ô aveuglement humain, jusqu'à quand obscurciras-tu nos yeux! Sans doute, mes soeurs, cet aveuglement n'est pas tel en nous qu'il nous empêche de voir tout à fait; j'aperçois néanmoins dans nos yeux de petits grains de sable, dont le nombre pourrait, en s'augmentant, nous nuire beaucoup. C'est pourquoi, je vous en conjure, au nom de Dieu, faisons tourner à notre profit nos fautes mêmes par une connaissance plus intime de notre misère; et qu'elles servent à rendre notre vue plus pénétrante; de même que la boue, entre les mains de Notre Seigneur, servit à guérir l'aveugle né. Ainsi, en nous voyant si imparfaits, redoublons d'ardeur pour supplier notre divin Époux de tirer du bien de nos misères, afin que nous puissions lui plaire en toutes choses.

J'ai fait, sans m'en apercevoir, une grande digression.

Pardonnez le moi, mes soeurs; mais je n'ai pu, en traitant de ces grandes grâces de Dieu, m'empêcher de témoigner ma douleur à la vue de ce que les âmes perdent par leur faute. Il est vrai, ce sont là des faveurs insignes que Notre Seigneur fait à qui il veut; cependant, si nous aimions cet adorable Époux comme il nous aime, il nous les accorderait à toutes; car il ne désire rien tant que de trouver à qui donner, et ses dons ne diminuent point ses richesses, parce qu'elles sont infinies.

Je reviens à mon sujet. Quand le divin Époux veut ravir l'âme, il commande que l'on ferme les portes de ces deux dernières demeures, et même celles du château et de son enceinte. En effet, à peine entre-t-on dans le ravissement, que l'on cesse de respirer; et si quelquefois on garde encore durant quelques moments l'usage des autres sens, on ne peut néanmoins proférer une seule parole. Mais souvent tous les sens sont suspendus à l'instant même; un tel froid gagne les mains et tout le corps, que l'âme semble en être séparée; parfois il est impossible de distinguer si l'on respire encore. Le ravissement, dans un si haut degré, est de courte durée; cette grande suspension ne tarde pas à diminuer, et le corps parait alors reprendre quelque vie pour mourir de nouveau de la même manière, et rendre l'âme plus vivante qu'auparavant. Mais cette grande extase passe vite.

Souvent, après cette extase, durant le reste du jour et quelquefois durant plusieurs jours, la volonté reste comme enivrée, et l'entendement tout occupé de ce qu'il a vu: l'âme est, ce semble, incapable de s'appliquer à autre chose qu'à aimer Dieu; et elle s'y porte avec d'autant plus d'ardeur, qu'elle n'a que du dégoût pour les créatures. Mais lorsque cette âme est entièrement revenue à elle, quelle n'est pas sa confusion de se voir si indigne d'une telle faveur! Quels désirs n'éprouve-t-elle pas de s'employer au service de Dieu de toutes les manières qu'il lui plaira! Car si les faveurs précédentes produisent de si grands effets, quel doit être celui d'un ravissement si sublime! Cette âme voudrait avoir mille vies pour les sacrifier à Dieu; elle souhaiterait que toutes les créatures fussent changées en autant de langues pour l'aider à louer Celui qu'elle aime; elle a soif de pénitence; mais tout ce qu'elle peut faire d'austérités lui semble peu de chose, parce que la force de son amour l'empêche en quelque sorte de les sentir. Elle voit clairement que les tourments étaient légers aux martyrs, à cause de l'assistance qu'ils recevaient de Celui pour l'amour duquel ils les enduraient. Ainsi, ces âmes se plaignent à Notre Seigneur lorsqu'il ne leur présente pas des occasions de souffrir.

Elles considèrent comme une grâce très particulière du divin Maître qu'il leur envoie ces ravissements en secret; si cela leur arrive en présence de quelques personnes, la confusion qu'elles en éprouvent est si grande, qu'elle les arrache en quelque sorte à cette délicieuse ivresse qu'on goûte après une si haute faveur. Connaissant la malice du monde, elles craignent que ceux qui les ont vues en cet état; au lieu de reconnaître une grâce si insigne et d'en louer le. Seigneur, n'en portent des jugements téméraires, et n'en parlent d'une manière désavantageuse.

Cette peine et cette confusion dont ces âmes ne peuvent se défendre, procèdent, en quelque sorte, d'un défaut d'humilité. En effet, si elles souhaitent d'être méprisées, pourquoi se mettre en peine de ce qu'on peut dire? C'est ce que Notre Seigneur fit entendre à une personne qui se trouvait dans cette peine: Ne t'afflige point, lui dit-il, car ceux qui t'ont vue en cet état me donneront des louanges, ou ils en parleront à ton désavantage; et ainsi, d'une manière ou d'une autre, tu y gagneras. J'ai su depuis que ces paroles consolèrent et encouragèrent extrêmement cette personne; et je les rapporte ici, afin que si quelqu'une d'entre vous se voyait dans la même affliction, elle se les rappelle et en fasse son profit.

Notre Seigneur veut, ce me semble, que le monde sache que ces personnes sont à lui, et que nul autre n'a droit d'y prétendre. Pour le corps, l'honneur, les biens, il permet qu'on les attaque, parce qu'il en tirera sa gloire; mais pour l'âme, il ne permet point qu'on y touche. Ainsi, pourvu qu'elles soient fidèles à leur divin Époux, et qu'elles n'aient pas le malheur de s'éloigner de lui, il les protégera contre toutes les puissances du monde et contre toutes les forces de l'enfer.

Je ne sais si j'ai donné quelque intelligence de ce qui regarde les ravissements. Je dis quelque intelligence; car de la donner tout entière, c'est une chose impossible; et si j'y ai réussi en quelque sorte, je ne croirai pas mon temps mal employé. A l'aide de ce que j'ai dit, on pourra discerner les véritables ravissements de ceux qui sont faux, et connaître la différence de leurs effets. Je dis ravissements faux, et non pas feints, parce que je suppose que ceux qui les ont, n'ont pas dessein de tromper, mais sont trompés. Comme chez eux les effets ne répondent pas à la faveur qu'ils croient avoir reçue, leurs prétendus ravissements deviennent un sujet de risée; ce qui fait qu'ensuite on a de la peine à ajouter foi même aux ravissements véritables dont Notre Seigneur favorise les âmes. Qu'il soit loué et béni à jamais! Ainsi soit-il.

CHAPITRE V

Suite du même sujet. Comment Dieu élève l'âme, par un rapt de l'esprit différent de ce qui a été décrit. Pourquoi le courage est nécessaire. De cette savoureuse faveur qu'accorde le Seigneur. Enseignement fort profitable.

Il y a une autre sorte de ravissement auquel je donne le nom de vol de l'esprit. S'il est le même, quant à la substance, que le précédent , il en diffère néanmoins beaucoup par la manière dont il agit sur l'intérieur. Quelquefois, en effet, l'âme est ravie par un mouvement si prompt, et l'esprit est emporté avec tant de vitesse, qu'on en éprouve un grand effroi, surtout dans les commencements. C'est ce qui m'a fait dire que ceux à qui Notre Seigneur accorde ces grâces, ont besoin de beaucoup de courage, de foi, de confiance, d'abandon à sa volonté, afin qu'il fasse de l'âme ce qu'il voudra. Pensez-vous; mes filles, qu'une personne qui jouit pleinement de sa raison et de ses sens, n'éprouve qu'un léger trouble lorsqu'elle sent ainsi enlever son âme, et quelquefois son corps avec elle, comme nous le lisons de quelques saints, sans savoir ni où elle va, ni qui l'enlève, ni comment cela se fait? Car au moment où se déclare ce mouvement instantané, on n'est pas encore bien assuré qu'il vient de Dieu. Mais, direz-vous, ne peut-on pas y résister? Non, en aucune manière; et c'est même pis quand on le tente, ainsi que je l'ai appris d'une personne à qui cela est arrivé. Dieu vent alors faire connaître à l'âme qu'après s'être tant de fois pleinement remise entre ses mains, et s'être offerte à lui tout entière, elle ne peut plus en nulle façon disposer d'elle-même. Cette personne ayant reconnu que la résistance ne servait qu'à accroître de beaucoup l'impétuosité du mouvement qui l'enlevait, résolut de ne pas plus résister au ravissement que la paille à l'ambre qui l'attire. Elle s'abandonnait aux mains de Celui qui est tout-puissant, comprenant bien que le mieux pour elle alors était de faire de nécessité vertu: En effet, avec la même facilité qu'un géant enlève une paille, le Fort des forts, notre grand Dieu, enlève l'esprit.

Si ma mémoire est fidèle , j'ai dit, en traitant des goûts spirituels dans la quatrième demeure, que l'âme, dans cette oraison, est comme un bassin de fontaine qui se remplit d'eau d'une manière si douce et si tranquille, qu'on n'y remarque aucun mouvement. Mais ici ce grand Dieu, qui donne un frein aux eaux et qui défend à la mer de franchir ses limites, ouvre les sources de l'eau de la grâce, et en déchaîne le cours impétueux sur cette âme, qui, en un instant, semblable à la nacelle flottant sur la cime des ondes, est emportée jusqu'au ciel. De même qu'au milieu de la tempête tous les efforts du pilote et des matelots ne sauraient empêcher un vaisseau d'aller où le poussent les vagues en furie, de même l'âme ne peut rien contre cet irrésistible mouvement des flots qui l'emportent; tout en elle, les sens, les puissances, et ce qu'il peut y avoir d'extérieur, se trouve contraint de céder.

Ô mes soeurs, si en écrivant seulement ceci je suis épouvantée de voir la puissance de ce Souverain et de ce Maître absolu, combien le devront être ceux qui font éprouvée! Je n'en doute point, s'il plaisait à ce grand Dieu de se montrer avec cette majesté aux personnes du monde les plus abandonnées au péché, elles n'auraient pas la hardiesse de l'offenser; et si elles n'étaient pas arrêtées par l'amour, elles le seraient du moins par la crainte. Quelle obligation n'ont donc pas les âmes qu'il daigne conduire par une voie si sublime, de faire tous leurs efforts pour plaire à ce Maître adorable! C'est pourquoi, je vous en conjure en son nom, vous, mes filles, à qui il accorde de pareilles faveurs, redoublez de fidélité dans son service, et souvenez-vous que plus vous recevez de sa main, plus la dette que vous contractez est grande. L'immensité de cette dette effraye; pour en soutenir la vue, il faut à l'âme un grand courage; et si Notre Seigneur ne le lui donnait, elle serait dans une affliction continuelle. En effet, comment ne serait-elle pas accablée en voyant d'un côté ce que cet adorable Maître fait pour elle, et de l'autre, le faible retour dont elle paye des faveurs si extraordinaires? Liée à son divin Époux par des obligations extrêmes, elle gémit de pouvoir si peu de chose pour lui. Si elle lui rend quelque service, il est si peu digne de lui et accompagné de tant de défauts, d'imperfections, de lâcheté, que le mieux qu'elle puisse faire est de ne point s'en souvenir, et d'avoir seulement devant les yeux la grandeur de ses péchés, de s'abandonner à sa miséricorde, et de demander avec larmes qu'il daigne, vu qu'elle n'a point de quoi acquitter sa dette, y suppléer lui-même, et user envers elle de cette inépuisable bonté dont il use toujours à l'égard des pécheurs. Peut-être cette âme entendra-t-elle de la bouche du Sauveur les paroles qu'il adressa à une personne qui, prosternée devant un crucifix, était en proie à une amère affliction. Comme elle se désolait de n'avoir jamais eu rien à offrir à Dieu, ni à quitter pour l'amour de lui, le même Seigneur crucifié lui dit, pour la consoler, qu'il lui donnait toutes les peines et toutes les douleurs qu'il avait sou souffertes dans sa passion; qu'elle les regardât désormais comme siennes, et les offrît à son Père. Cette personne fut inondée d'une telle joie, et se trouva si riche, ainsi que je l'ai appris d'elle-même, qu'elle ne put jamais oublier cette faveur signalée. Au contraire, toutes les fois qu'elle faisait réflexion sur sa misère, ce souvenir relevait son courage, et la remplissait de consolation. Je pourrais rapporter plusieurs choses particulières sur ce sujet; car ayant communiqué avec diverses personnes d'oraison et fort saintes, j'ai été à même de les connaître. Mais craignant que vous ne pensiez que je parle de moi, je n'en dirai pas davantage. Le trait que je viens de rapporter suffit, mes filles, pour vous montrer quel plaisir cause à Notre Seigneur cet exercice de la connaissance de nous-même la vue constante de notre pauvreté et de notre misère, enfin la conviction profonde que nous n'avons rien que nous ne tenions de lui.

Ainsi, mes soeurs, si dans ces ravissements il faut à une âme beaucoup de courage pour soutenir la vue de la majesté de Dieu, il lui en faut plus encore, quand elle est humble, pour soutenir la vue de son impuissance à reconnaître de si sublimes faveurs. Daigne le Seigneur, dans son infinie bonté, nous faire don de ce courage!

Je reviens à ce ravissement si impétueux. Il est tel qu'il semble que véritablement il sépare l'esprit du corps. Néanmoins cette personne dont j'ai parlé plus haut n'en est pas morte; mais elle ne sait, durant quelques instants, si son âme anime ou n'anime plus son corps. Il lui semble qu'elle est dans une autre région entièrement différente de celle où nous sommes; elle y voit une lumière incomparablement plus brillante que toutes celles d'ici-bas; et elle se trouve instruite en un instant de tant de choses merveilleuses, qu'elle n'aurait pu, avec tous ses efforts, s'en imaginer, en plusieurs années, la millième partie. Cela n'est point une vision intellectuelle, mais imaginaire, dans laquelle on voit plus clairement des yeux de l'âme que l'on ne voit des yeux du corps. On comprend aussi alors certaines choses sans qu'il soit besoin de paroles pour les faire entendre; et si l'on voit quelques saints, on les reconnaît comme si l'on avait eu avec eux des rapports intimes dans le monde.

Souvent, outre ce que l'on voit des yeux de l'âme en la manière que je viens de dire, on voit aussi d'autres choses par une vision intellectuelle, et en particulier une grande multitude d'anges qui accompagnent leur Maître. Beaucoup d'autres choses encore que je ne saurais dire, sont représentées à l'âme par une connaissance admirable à laquelle les yeux du corps n'ont point de part. Ceux qui en auront l'expérience et qui seront plus habiles que moi, pourront peut-être les expliquer, mais cela me semble bien difficile. Pendant que tout cela se passe, l'âme est-elle unie au corps ou en est-elle séparée? Je ne sais, je ne voudrais affirmer ni l'un ni l'autre. Voici, à ce sujet, la pensée qui m'est souvent venue: Si le soleil, sans changer de place, envoie en un moment ses rayons sur la terre, pourquoi l'âme, qui n'est qu'une même chose avec l'esprit comme le soleil avec ses rayons, ne pourrait-elle point; sans quitter sa demeure ordinaire, et par la force de cette chaleur qui lui vient du vrai Soleil de justice, sortir de soi et s'élever vers Dieu par quelque partie supérieure d'elle-même?

Je ne sais peut-être ce que je dis; ce qui, est vrai, c'est que ce mouvement qui s'élève alors de l'intérieur, et que j'appelle un vol de l'esprit , ne sachant quel nom plus propre lui donner, n'est pas moins prompt que celui d'une balle de mousquet. Ce vol est sans bruit, mais il se fait sentir à l'âme d'une manière si manifeste, que l'illusion sur ce point lui est absolument impossible. Autant que j'en puis juger, l'âme en est entièrement hors d'elle-même, et Dieu lui découvre alors des choses admirables. Revenue à soi, elle tire tant d'avantages des choses si merveilleuses qu'elle a vues, que toutes celles de la terre ne lui paraissent que de la boue. Ainsi elle conçoit un tel mépris de ce qu'elle estimait auparavant, qu'elle ne souffre plus la vie qu'avec peine. Il semble que Dieu ait voulu lui faire connaître quelque chose de la beauté et des richesses de ce fortuné pays qu'elle doit habiter un jour, ainsi que, par les députés qu'envoyèrent les Israélites, il fit connaître à son peuple la fécondité de la terre promise. Il agit de la sorte envers cette âme; afin qu'elle supporte avec joie les fatigues d'un si pénible voyage, par la vue de ce terme heureux où l'attend un éternel repos. Qu'on ne croie pas qu'on ne tire que peu de profit d'un ravissement qui passe si vite; il produit de si grands avantages, qu'il faut pour le comprendre l'avoir éprouvé. Il est donc clair qu'un tel ravissement ne peut procéder ni de l'imagination, ni du démon; car de cet esprit de ténèbres il ne saurait rien venir qui opère dans l'âme une si grande paix, un calme si pur, ni surtout qui lui donne les trois choses que je vais dire, en un aussi haut degré qu'elle les possède au sortir de ce ravissement.

La première, une admirable connaissance de Dieu qui, à mesure qu'il se découvre à nous, nous donne une idée plus haute de son incompréhensible grandeur. La seconde, la connaissance de nous-même, et un sentiment profond d'humilité, à la seule pensée qu'une créature qui n'est que bassesse et néant en comparaison de l'auteur de tant de merveilles, ait osé l'offenser, et soit encore assez hardie pour le .regarder. La troisième, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre, hormis pour celles qui peuvent être utiles pour le service d'un si grand Dieu.

Voilà les joyaux que l'Époux donne d'abord à son épouse; elle y est d'autant plus sensible, qu'ils sont d'une plus grande valeur. Ces visions où il s'est montré à elle demeurent profondément gravées dans sa mémoire, et elles ne cesseront de lui être présentes jusqu'au jour où elle contemplera son Époux dans la gloire. Une grande faute pourrait seule lui faire perdre un tel bonheur; mais ce divin Époux qui lui donne ces joyaux, lui donner a encore le secours de sa grâce, afin qu'elle les garde précieusement, et n'ait pas le malheur de les perdre.

Encore une fois, mes soeurs, ne pensez pas qu'il faille peu de courage lorsque l'âme, tout à coup ravie, se voit privée de tous ses sens et se croit séparée de son corps, sans pouvoir comprendre de quelle sorte cela lui arrive. Veuillez m'en croire, il faut que ce grand Dieu qui a accordé à l'âme une si haute faveur, lui donne encore le courage qui lui est alors nécessaire. Vous me direz peut-être qu'elle est bien récompensée de cet effroi qu'elle éprouve; et j'en demeure d'accord. Que Celui qui a le pouvoir de faire de si grands dons, soit loué à jamais, et nous rende dignes de le servir! Ainsi soit-il.

CHAPITRE VI

D'un autre effet de l'oraison évoquée dans le chapitre précèdent qui prouve que cet état est véritable, et pas un leurre. D'une autre faveur que le Seigneur accorde à l'âme pour l'inciter à le louer.

De si grandes grâces allument dans l'âme le plus ardent désir de posséder entièrement l'Époux divin qui les lui accorde. Sa vie n'est plus qu'un tourment, quoique mêlé de délices, et elle soupire avec une ineffable ardeur après la mort. Aussi ne cesse-t-elle de demander avec larmes à son Dieu de la retirer de cet exil. Tout ce qu'elle y voit, la fatigue; elle ne trouve quelque soulagement que dans la solitude. Mais cette peine revient aussitôt troubler sa joie; et ainsi elle n'est jamais en repos. Enfin, notre mystique papillon ne trouve point de lieu où il puisse s'arrêter. Cette âme brûle d'un amour si tendre, qu'à la moindre occasion qui augmente ce feu, elle prend soudain son vol. Ainsi, les ravissements sont très fréquents dans cette demeure, sans qu'on y puisse résister, lors même qu'ils arrivent en public. A peine ces faveurs sont-elles connues, qu'on parle contre cette âme et qu'on la persécute; tant de personnes, et les confesseurs en particulier, cherchent à lui inspirer des craintes, qu'elle ne peut s'empêcher d'en être émue. Pleine de sécurité à l'intérieur, surtout quand elle est seule avec Dieu, elle ne laisse pas de s'affliger à la pensée que ce n'est peut-être là qu'un artifice du démon pour la porter à offenser son saint Époux. Les murmures l'inquiètent peu; ce qui la peine, c'est quand son confesseur la blâme comme s'il y avait de sa faute. En cet état, elle demande des prières à tout le monde; et sur ce qu'on lui dit que le chemin par où elle marche est plein de dangers, elle conjure Notre Seigneur de la conduire par un autre. Néanmoins, voyant qu'elle avance beaucoup par celui-là; convaincue par ce qu'elle lit, ce qu'elle entend, ce qu'elle connaît, que ce chemin la conduit au ciel par l'observation de la loi de Dieu, elle ne saurait, quelques efforts qu'elle fasse, ne pas désirer de continuer toujours d'y marcher. Tout ce qu'elle peut, c'est de s'abandonner entre les mains de Dieu. Cette impuissance de désirer ce qu'on lui commande, lui cause de la peine, parce qu'il lui semble que c'est désobéir à son confesseur, et qu'elle croit que le seul moyen pour n'être point trompée est de lui obéir, et de ne point offenser Dieu. Elle sent que pour rien au monde elle ne voudrait commettre un péché véniel de propos délibéré, et elle s'afflige extrêmement de ce qu'elle ne peut s'empêcher d'en commettre plusieurs sans s'en apercevoir.

Dieu donne à ces âmes un si ardent désir de lui plaire, et une si vive appréhension de tomber dans les moindres imperfections, que cette seule raison est capable de les porter à fuir le commerce des créatures, et à envier le bonheur de ceux qui passent leur vie dans les déserts. Mais d'un autre côté elles voudraient être au milieu des personnes du siècle pour les exciter à servir Dieu, et leur zèle ne gagnât-il qu'une âme, elles s'estimeraient heureuses. Si c'est une femme , elle s'afflige de ce que son sexe ne lui laisse pas cette liberté, et elle envie aux hommes celle qu'ils ont de publier à haute voix la grandeur du Dieu des batailles.

Ô mystique papillon, lié par tant de chaînes, tu ne peux voler au gré de tes désirs. Ayez compassion de lui, ô mon Dieu! Donnez en fin à cette âme qui ne respire que votre honneur et votre gloire, la liberté de faire quelque chose pour vous. Ne vous souvenez point de son peu de mérite, ni de la bassesse de sa nature. Seigneur, vous êtes tout-puissant; commandez à la mer de se retirer, et au Jourdain d'écarter ses ondes pour laisser passer les enfants d'Israël. N'écoutez pas un sentiment de tendre compassion pour cette âme à la vue de ce qu'elle aura à souffrir, c'est assez qu'elle soit soutenue par vous: avec cet invincible appui, elle est capable de supporter de grandes croix; elle y est résolue, elle les appelle de toute l'ardeur de ses désirs. Déployez la puissance de votre bras, et ne permettez point qu'elle consume sa vie en des choses si petites. Une faible femme est devant vous, malgré toute sa bassesse faites resplendir en elle le pouvoir de votre grâce, afin que le monde, voyant qu'elle n'est pour rien dans ses oeuvres, vous en donne toute la louange jamais, jamais pour elle trop de sacrifices à ce prix. Qu'on vous adore et qu'on vous aime, voilà, Seigneur, son unique désir. Mille vies, si elle les avait, elle vous les immolerait pour obtenir qu'une seule âme, cédant à la voix de son zèle , vous donnât seulement quelques louanges de plus. Oh! qu'à ses yeux ces mille vies ainsi offertes en sacrifice seraient bien employées! Mais hélas! ne méritant pas même d'endurer la plus légère souffrance pour votre service, à combien plus forte raison n'est-elle pas indigne du bonheur de mourir pour vous!

Mais où étais-je, et à quel propos ai-je dit ceci? Je ne sais. Ce qui est certain, mes soeurs, c'est que ces suspensions ou extases allument dans l'âme les désirs que je viens de décrire. Ce ne sont point des désirs qui passent , ils subsistent toujours; et l'âme fait bien voir en toute occasion qu'ils sont sincères. Mais pourquoi dire que ces désirs sont continuels, puisque l'âme se sent quelquefois si lâche et si destituée de courage dans les moindres choses, qu'elle se croit incapable de rien entreprendre. A mon avis, Dieu l'abandonne alors à elle même, pour son plus grand bien; elle reconnaît que si elle a eu quelque courage, c'était lui seul qui le lui donnait; elle le voit à une clarté si vive, qu'elle en demeure anéantie, et elle découvre comme dans un nouveau jour la grandeur de son Dieu et cette miséricorde infinie qu'il a déployée à l'égard de la plus misérable des créatures: Cependant l'état ordinaire de l'âme, après ces extases, est celui que j'ai dit.

Remarquez ici une chose, mes soeurs: Lorsque vous sentez ces grands désirs, quelquefois si impétueux, de jouir de la vue de Notre Seigneur, vous ne devez point vous y laisser aller, mais plutôt, si vous le pouvez, en détourner votre pensée. Je dis si vous le pouvez, parce qu'il est d'autres désirs, comme vous le verrez dans la suite, auxquels il est de toute impossibilité de résister. Dans ceux dont je traite maintenant, la résistance est possible , parce que la raison, demeurant libre , l'âme peut, comme l'exemple de saint Martin nous l'apprend, se conformer à la volonté de Dieu. Elle pourra faire diversion à leur violence en considérant que ces désirs étant le partage de personnes très avancées dans l'amour de Dieu, le démon pourrait les exciter en elle pour la porter à croire qu'elle est de ce nombre; car il est toujours bon de marcher avec crainte. Je suis néanmoins convaincue que cet esprit de ténèbres ne peut répandre dans l'âme le repos et la paix que lui fait goûter cette peine causée par le désir de voir Dieu. Il excitera seulement, à mon avis, quelque mouvement de passion pareil à celui qu'on éprouve pour les choses du siècle. Mais ceux qui n'ont d'expérience ni de l'un ni de l'autre ne sauraient faire ce discernement; et comme ils se persuadent que ce désir de voir Dieu est d'un très grand prix, ils feront tout ce qu'ils pourront pour l'accroître, et cela au grand préjudice de leur santé, parce que la peine qu'il donne est continuelle; ou du moins fort ordinaire.

Remarquez aussi, mes soeurs, que la faiblesse de la complexion est souvent la cause de ces peines, surtout dans les personnes d'un naturel si tendre que la moindre chose les fait pleurer. Elles s'imaginent alors que les larmes qu'elles répandent coulent pour Dieu, quoiqu'il n'en soit point la cause. Et si déjà depuis quelque temps à la moindre pensée de Dieu ou à la moindre parole qu'elles, en entendent dire, elles versent des larmes en abondance sans les pouvoir retenir, il peut arriver que ces larmes procèdent moins de leur amour pour Dieu que de quelque humeur amassée autour du coeur. Ainsi elles ne cessent en quelque sorte de pleurer. Se souvenant de ce qu'elles ont entendu dire sur le prix des larmes, elles ne voudraient faire autre chose que d'en répandre; et loin de les arrêter elles les provoquent de tout leur pouvoir. Le démon, de son côté, les y excite, parce qu'il espère que l'état de faiblesse où elles tomberont les rendra incapables de s'appliquer à l'oraison et d'observer leur règle.

Il me semble que je vous entends me demander avec étonnement ce que vous pouvez donc faire, puisqu'il n'est rien ou je ne trouve du danger, et qu'une chose aussi bonne que les larmes est, selon moi, sujette à l'illusion; ne serais-je pas moi-même dans l'illusion sur ce point? Je puis me tromper, je l'avoue; mais croyez que je ne m'exprime point de la sorte sans avoir vu plusieurs personnes se tromper au sujet de ces larmes. Je ne parle pas de moi, cependant, car je ne suis point tendre, et j'ai, au contraire le coeur si dur, que cela me cause quelquefois de la peine: Sa dureté n'empêche pas néanmoins que lorsque Dieu l'embrase de son amour, il ne distille comme un alambic. Vous n'aurez point de peine à connaître quand vos larmes viendront de cette source divine, parce qu'au lieu de vous mettre dans l'inquiétude et le trouble, elles vous laisseront dans une grande tranquillité et une grande paix, vous donneront de la force, et rarement vous feront mal. Au reste, il y a ceci de bien dans l'illusion par rapport aux larmes, qu'elle nuit au corps seulement, et non à l'âme, pourvu qu'elle soit vraiment humble; mais quand bien même ces larmes ne causeraient aucun dommage, il serait toujours salutaire de craindre l'illusion. Gardons-nous bien de croire que tout est fait lorsqu'on pleure beaucoup. Il faut mettre la main à l'oeuvre, et avancer dans la pratique des vertus. Que si après cela, sans effort de notre part, Dieu nous favorise du don des larmes, nous pouvons les recevoir avec joie. Mais moins nous travaillerons à les attirer, plus elles arroseront et rendront fertile la terre aride de notre coeur; parce que ces larmes sont une eau qui tombe du ciel. Il n'y a nulle comparaison à établir entre cette eau céleste et celle que nos efforts peuvent obtenir; car souvent après nous être bien tourmentées à creuser la terre, loin de trouver une source abondante, nous ne trouvons pas même un petit filet d'eau. Ainsi, mes filles, j'estime que le meilleur est de vous mettre en la présence de Dieu, de vous représenter sa miséricorde; et de considérer quelle est sa grandeur et notre bassesse. Qu'il nous donne ensuite ce qu'il lui plaira, de l'eau ou de la sécheresse; il sait mieux que nous ce qui nous est le plus utile. Par ce moyen, nous jouirons d'un doux repos, et il sera plus difficile au démon de nous tromper.

Parmi ces sentiments pénibles et agréables tout ensemble qu'éprouve l'âme, il faut compter une jubilation excessive que Dieu lui envoie de temps en temps, et dont elle ne peut comprendre les étranges transports. Je vous en parle ici afin que vous sachiez que cela arrive de la sorte, et que si Dieu vous fait cette grâce, vous lui en rendiez mille louanges. C'est, à mon avis, une union très intime des puissances de l'âme à Notre Seigneur, durant laquelle elles conservent, ainsi que les sens, une pleine liberté pour savourer le bonheur qui les inonde, sans comprendre néanmoins ni la nature de ce bonheur, ni la manière dont elles en jouissent. Ceci paraît incroyable, et c'est pourtant la pure vérité. Cette joie que l'âme ressent est si excessive, que ne se contentant pas d'en jouir seule, elle voudrait pouvoir la dire et en faire part à tout le monde, afin qu'on l'aidât à en donner à Notre Seigneur des remerciements et des louanges; car c'est là, que tendent tous ses désirs. Oh! si c'était en son pouvoir, que de fêtes elle célébrerait, que de marques de réjouissance elle donnerait, pour faire comprendre au monde entier l'excès du bonheur qui la transporte! Il lui semble qu'elle s'est retrouvée elle-même, et, à l'exemple du père de l'enfant prodigue, elle voudrait convier tout le monde à partager sa joie, et célébrer par de grandes réjouissances l'heureux état où elle se trouve. Elle ne saurait, en effet , douter qu'elle ne soit alors en assurance; et, selon moi, elle a raison de juger de la sorte; car une si grande joie, si intérieure, accompagnée d'une si grande paix, et qui n'aspire qu'à exciter toutes les créatures à louer Dieu, ne saurait venir du démon. En vérité, c'est beaucoup que cette âme, quand elle est saisie par ces impétueux transports d'allégresse, se taise et puisse cacher ce qu'elle ressent; l'effort qu'elle a à faire pour cela ne lui coûte pas une petite peine.

C'est cette jubilation que saint François devait sentir, lorsque jetant de grands cris au milieu de la campagne, et rencontré par des voleurs qui lui en demandaient la raison, il leur répondit qu'il était le héraut du grand Roi. Telle devait être encore la joie intérieure de tant d'autres saints qui s'en allaient dans les déserts, pour pouvoir, comme saint François, publier les louanges de leur Dieu. J'ai connu moi-même un de ces hommes possédé de ces bienheureux transports, un véritable saint, selon moi, si j'en juge par sa vie: c'était le père Pierre d'Alcantara. Il cherchait, lui aussi, les endroits solitaires pour y publier à haute voix les louanges de son Dieu, et plus d'une fois il fut pris pour un insensé par ceux qui l'entendirent. 0 mes soeurs, que souhaitable est cette folie! et que nous serions heureuses s'il plaisait à Dieu de nous la donner à toutes! Que de grâces sont renfermées dans la grâce qu'il vous a faite de vous mettre dans un asile où, s'il vous fait part de ce saint délire, vous pouvez impunément en donner des marques. Que dis-je? ici l'on secondera une si précieuse faveur, tandis que dans le monde vous verriez toutes les langues se déchaîner contre vous. Hélas! de tels cris y sont si rares, qu'il n'est pas étonnant qu'on les prenne pour des marques de folie.

Ô malheureux temps! ô que misérable est la vie de ceux qui se trouvent aujourd'hui engagés dans le siècle! et qu'heureuses sont les âmes qui out pu abandonner le monde pour une retraite si désirable! Qu'il m'est doux, mes soeurs, quand nous sommes ensemble, d'être témoin de votre jubilation intérieure, et de vous voir toutes à l'envi bénir Notre Seigneur de ce qu'il a daigné vous admettre dans sa sainte maison! Je vois clairement que ces actions de grâces partent du fond de votre coeur; ainsi je souhaiterais que cela vous arrivât souvent. Il suffit qu'une de vous commence, pour que toutes les autres suivent. A quoi votre langue peut-elle être mieux employée, quand vous êtes ensemble , qu'à publier les louanges de Dieu , puisque nous avons tant de sujet de le louer? Daigne ce Dieu d'amour nous favoriser souvent de cette sorte d'oraison si avantageuse et si assurée! Je dis nous favoriser; car, comme elle est une faveur très surnaturelle, il n'est pas en notre pouvoir de l'acquérir. Elle dure quelquefois un jour tout entier. L'âme est alors comme une personne qui a beaucoup bu, mais qui néanmoins n'est pas ivre, ou comme une personne mélancolique qui, sans avoir entièrement perdu le sens, a l'imagination tellement frappée d'une idée fixe, qu'il est impossible de l'en tirer. Sans doute, ces comparaisons sont bien grossières pour exprimer une faveur d'un tel prix, mais mon peu de lumière ne m'en fournit point d'autres. Toujours est-il vrai que, par un effet qui procède de l'excès de sa joie, l'âme oublie le reste, s'oublie elle-même, et ne saurait ni s'occuper, ni parler que des louanges de Dieu. 0 mes filles, toutes à l'envi secondons cette âme. Pourquoi voudrions-nous être plus sages qu'elle? Est-il pour nous de plus grand bonheur que de donner des louanges à notre Dieu? Que toutes les créatures unissent leur voix à la nôtre pour l'exalter et le bénir dans les siècles des siècles! Amen, amen, amen.


Le Château intérieur, VI Demeures - CHAPITRE III